Je vous propose qu’on commence parce que, de toute façon c’est le jeu, c’est enregistré, les gens le savent. Comme c’est dense, une fois de plus, même si cette conférence va être un peu particulière, je vous propose qu’on commence.
Bonjour à toutes et à tous.
N’hésitez pas à utiliser le chat pour réagir, c’est toujours possible.
Peut-être juste un mot pour rappeler que ce cycle est un cycle de trois conférences, qui est parti d’une envie personnelle de discuter un peu plus du numérique en tant qu’objet politique, donc reprendre un peu un triptyque qui est comprendre le numérique pour pouvoir le critiquer et le transformer. Pour moi ce sont les trois étapes qui permettent d’avoir un débat sérieux, que ce soit entre nous, entre amis, entre membres d’une association, entre salariés d’une entreprise et en tant que citoyens et citoyennes bien sûr.
La phrase qui symbolise un peu l’état dans lequel on est, c’est ce moment où effectivement, pour trop, beaucoup trop de gens, le numérique est devenu cette chose magique, qu’il n’y a plus besoin vraiment de comprendre, qu’il n’y a plus besoin vraiment de critiquer, qui est là, qu’on n’a pas vraiment désiré, qu’on n’a pas vraiment choisi. On est un petit peu dans ce moment où, à la fois, la techno-critique est à un état de maturité et, en même temps, on a encore beaucoup de travail pour démonter un certain nombre de mythes autour de cette technologie.
Je ne vais pas refaire les deux premières conférences. Dans la première c’était un peu un rattrapage pour comprendre ce qu’est le numérique et, dans la deuxième, un moment de critiques. Là on est sur la troisième. Je rappelle que, sur mon site, une page est dédiée à cette conférence, qu’elle sera alimentée de ressources et des supports de présentation, l’idée c’est que ça vive après, évidemment.
Qui je suis ?
Je suis un acteur indépendant et militant de l’éducation au numérique, donc l’éducation des citoyens et des citoyennes pour comprendre la chose numérique, un peu comme on le fait ici. Je m’intéresse aussi de plus en plus à la question de ce que j’appelle la transformation alternumérique des organisations et plus largement de la société. Ça va être un peu le sens d’aujourd’hui : transformer le numérique c’est aller vers quoi finalement ? C’est aller vers ce que j’appelle un numérique alternatif.
Avertissements
Quelques avertissements comme d’habitude.
Cette conférence est un exercice de vulgarisation et non pas d’expertise. D‘ailleurs, je ne me prétends pas expert, vous allez voir qu’on va notamment aborder pas mal de sujets, pas mal d’enjeux, il serait donc difficile, de toute façon, de prétendre à une expertise de tous ces domaines. En revanche, c’est un exercice d’analyse, on peut donc en discuter, on peut en débattre, c’est d’ailleurs l’objectif. Enfin, c’est un propos engagé, je l’ai dit, je suis militant, là encore mes vues sont évidemment biaisées, comme pour chacun d’entre nous, on peut donc aussi débattre de ça.
Je ne sais pas si j’ai dit que c’est un cycle en trois conférences. Ce cycle se termine aujourd’hui, mais il va être poursuivi par des débats, le premier sera dans deux semaines pour débattre justement de ce qu’est un numérique acceptable, je vais en reparler aujourd’hui. N’hésitez pas à vous inscrire à ce débat, on sera sur un autre modèle puisque tout le monde pourra participer. On pourra être quatre participants sur scène en même temps, l’idée sera de reprendre le principe des débats en cercle samoan : être au maximum quatre sur scène, dès que la quatrième personne arrive, la première qui était arrivée s’en va pour qu’on fasse tourner un petit peu la discussion.
Ces trois conférences sont tout public. L’idée, comme je disais, c’est de faire un travail de vulgarisation. On va évidemment voir beaucoup de choses, peut-être que certaines d’entre elles vous seront déjà familières ou peut-être, au contraire, qu’on verra des choses trop techniques, plus poussées que ce que vous auriez voulu voir et qu’on n’aura pas le temps de voir. Il y aura donc forcément de la frustration, je vous préviens.
Les trois rencontres sont partagées sous licence libre Creative Commons Attribution et Partage à l’identique, c’est rappelé sur mon site. Donc n’hésitez pas à réutiliser ces matériaux, que ce soit le support de présentation, les ressources, ou la vidéo elle-même en rediffusion.
Enfin, elles sont proposées à prix libre, j’y reviendrai, c’est quelque chose que je teste : permettre aux personnes qui ont suivi ces conférences de me soutenir par un don parce que, évidemment, c’est un travail qui a été très important mais absolument bénévole, très important, je le redis maintenant que j’arrive au bout et je n’ai pas encore fini de documenter, je confirme que ça aura été un énorme travail.
Lançons-nous maintenant sur cette troisième conférence : transformer le numérique.
Transformer le numérique - Avant de commencer
Conclusion précédente
Je vais rappeler rapidement, notamment pour celles et ceux qui n’étaient pas là, ce qu’avait été la conclusion de la conférence précédente sur la critique du numérique.
On est sur un ensemble de technologies qui sont protéiformes, c’est un des éléments essentiels : il faut toujours rappeler que quand on parle de numérique on parle d’énormément de choses très différentes, c’est donc difficile, d’ailleurs, de critiquer, de débattre, de choisir quel numérique sans ensuite détailler de ce dont on parle : est-ce qu’on parle de terminal, d’équipement, de logiciel, d’un service, etc. ? On est donc sur un ensemble de technologies protéiformes, par forcément méga-complexes, en tout cas individuellement, mais dont l’ensemble présente un parcours atypique, donc un certain nombre d’effets sur la société et les humains qui, eux, sont complexes.
La conclusion c’était qu’aujourd’hui cet ensemble de technologies est largement confisqué par ceux qu’on appelle les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – ou BATIX [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi], les géants chinois et asiatiques, et plus généralement les Big Tech qui composent ce que j’appelle un numérique dominant et largement toxique.
Elles sont aussi confisquées de plus en plus par des gouvernements technocratiques dans le sens où une « dématérialisation », entre guillemets, est en œuvre. Une modernisation, une simplification, une numérisation – il y a plusieurs termes – de la société sont mises en place par des personnes, des experts, des technocrates, des technologues, etc., mais qui se fait sans suffisamment, en tout cas à mon sens, de débats et de discussions citoyennes.
La conclusion c’est que le problème ce n’est pas le numérique – le numérique ça ne veut pas dire grand-chose –, en revanche le problème c’est une absence criante de démocratie technique, on y reviendra. On est face à un numérique, à un ensemble de choses, de plateformes numériques largement dominantes et toxiques et c’est largement inacceptable, une sorte d’absence de limites actuellement, même si on commence à parler de numérique responsable, et j’y reviens, et on est toujours face à un très gros solutionnisme technologique dans le sens où on se dit que les problèmes que peuvent poser certaines technologies numériques, même, de manière générale, les problèmes auxquels on fait face en tant qu’humains, vont être résolus par des solutions numériques et technologiques. Ce mythe, cette croyance, est tenace.
Il y a deux niveaux de critique et de débat, je l’avais dit il y a deux semaines : un premier niveau où on pourrait débattre de transformer le numérique en étant un peu déconnecté et philosophe, en ignorant les limites économiques, environnementales et sociales qui s’imposent à nous. Il y a un second niveau, et c’est celui sur lequel je vais être aujourd’hui, plus réaliste et politique puisqu’il s’avère que nous sommes dans un état d’urgence environnemental et social, je lisais encore à l’instant un article du Monde sur le fait qu’on commence à se planifier pour des hausses de température de plus 4 degrés en France et que ça impose un grand débat démocratique, on est en plein dedans. C’est pareil pour le numérique qui joue là-dedans et qui va devoir, il me semble suivre, en fait, et bénéficier du même genre de débat.
Enfin, il y avait un peu la critique d’un terme que je vais reprendre ici, le terme « numérique responsable » qui, je pense, a fait son temps, a été très utile pour commencer à sensibiliser aux impacts du numérique, mais qui, aujourd’hui, malheureusement sémantiquement est pris au piège du fait que, d’une part, c’est un oxymore : le numérique ne peut pas être responsable au sens où il n’aurait pas d’impact environnemental, il serait respectueux. Quand on comprend la chaîne de vie de nos objets numériques c’est juste pas possible, en fait ça n’a aucun sens d’y faire croire.
Pareil cet oxymore rentre dans un imaginaire plus global : la croissance verte, le développement durable, l’énergie propre, le capitalisme vert et on voit bien, en tout cas d’un point de vue politique, que ces choix se questionnent : aujourd’hui on parle plutôt de post-croissance, voire de décroissance. C’est donc plutôt dans ces angles-là que, pour ma part, je me positionne. Je pense que le terme « numérique responsable » reste trop flou, reste sur une question de jugement moral – être responsable –, masque le caractère radical. Par ailleurs, quand on parle du numérique et de l’environnement, je trouve souvent qu’on rentre un peu dans l’idée qu’en ayant un numérique responsable, le numérique sera, au contraire, une solution aux problèmes environnementaux et là on revient au problème du solutionnisme technologique que je viens d’évoquer qui, à mon sens, est très dangereux et peut occasionner pas mal d’effets rebonds. Je viens de finir un article sur cette critique du numérique responsable, que je partagerai un peu plus tard dans la semaine, qui revient un peu sur mes arguments là-dessus et, encore une fois, l’idée c’est d’ouvrir le débat. C’est pour cela que je propose le numérique acceptable. Je vais y revenir sur l’heure. Je vais aller assez vite.
Numérique acceptable
Le numérique acceptable c’est déjà l’idée que, finalement le numérique a beaucoup d’impacts, mais, s’il a un certain nombre de bénéfices, on peut estimer qu’on peut l’accepter, on peut accepter ses impacts environnementaux, humains, cette pollution, etc.
Comment l’accepter ? C’est un début de proposition d’une grille de lecture.
Il faut, a minima, que ce numérique soit émancipateur et non aliénant ; il faut qu’il soit choisi et non subi et il faut qu’il soit soutenable humainement et environnementalement.
Soutenable est aussi un terme qui peut dire ce qu’on veut : ça veut dire qu’on accepte qu’on va détruire notre environnement pour avoir des objets numériques, mais la question c’est qu’est-ce qui est soutenable ? Par exemple, est-ce que c’est soutenable d’avoir des smartphones pour tous les humains ou pas ? Est-ce qu’il est soutenable, en revanche, d’avoir des ordinateurs qu’on peut louer ou mutualiser et ce à l’échelle de la planète ? Est-ce que c’est soutenable ? Il y a aura beaucoup de travail, des calculs d’ingénieur, que je ne suis pas, pour savoir, compte-tenu des terres rares qui nous restent, des minerais, de l’énergie, qu’est-ce qui est soutenable.
Transformer le numérique : quelques tensions
Il y a certain nombre de tensions sur lesquelles je vais essayer de revenir. Il y a l’éternelle tension entre le geste individuel et le geste collectif, les écogestes et les gestes plus politiques. Je trouve que là-dessus il y a pas mal d’analogies avec la situation environnementale, entre écogestes individuels et gestes plus collectifs, plus politiques, qui auraient plus d’effet levier.
Il y a la question de l’incitation versus la régulation, le fait d’inciter les gens versus passer par la régulation, par la loi.
Il y a évidemment les tensions entre le local et le global, sachant que le numérique est évidemment quelque chose d’intrinsèquement global.
Il y a les tensions entre l’économie et le politique, l’économie étant aussi beaucoup de lobbies et, en matière de numérique, on sait qu’ils sont très puissants.
Transformer le numérique à l’échelle individuelle
Commençons à l’échelle individuelle. Là on va entrer dans la galaxie des petits gestes. Pour transformer le numérique ça en fait partie d’autant que l’impact environnemental du numérique se fait beaucoup sur nos terminaux et sur nos pratiques plus que sur les infrastructures réseau puisqu’il y a énormément de terminaux numériques en circulation. Donc, de fait, nos actions individuelles ont quand même beaucoup d’impact.
Émancipateur et non aliénant
Je vais reprendre le triptyque. Si on veut un numérique émancipateur et non aliénant, je pense qu’il faut commencer par développer ce qu’on appelle son hygiène numérique. Je n’étais pas très fan de ce terme au début, je le reconnais, là encore on peut peut-être débattre de ce terme. En fait, en y réfléchissant et en lisant quelques auteurs, je me suis rendu compte qu’en matière de santé publique – là, pareil, s’il y a des experts ou expertes de la santé publique, j’espère que je ne dis pas de bêtises –, ils constatent que ce qui a produit des effets incroyables sur la santé des gens ce n’est pas tant la médecine, mais c’est l’hygiène, c’est le fait d’avoir popularisé des règles d’hygiène de base : se laver les mains, mieux manger, mieux s’alimenter, en fait une hygiène de vie. Du coup, je trouve que le fait de reprendre ça dans l’hygiène numérique, pourquoi pas !
Développer son « hygiène numérique »
Qu’est-ce que c’est une hygiène numérique du coup ? C’est pareil, c’est un peu reprendre le contrôle sur nos outils. L’hygiène de manière générale, c’est reprendre le contrôle de son corps pour éviter de ne faire confiance qu’à un corps de professionnels que seraient les médecins. L’hygiène numérique c’est pareil, c’est essayer de reprendre un peu de pouvoir sur les experts du numérique que seraient les développeurs, les techniciens, les informaticiens. Comme on dit « le numérique est devenu trop important pour le laisser aux seules mains des informaticiens ». Il faut donc reprendre le contrôle.
Comprendre la machine, mais la question c’est jusqu’où on doit aller ? C‘est vrai qu’utiliser un outil dont on ne comprend même pas les bases, je pense que ça doit nous interroger. Je pense qu’utiliser aujourd’hui ChatGPT [1] sans comprendre les bases de ce que c’est, ce que c’est que ce language learning model, de ce que c’est une « intelligence artificielle », entre guillemets, je pense que ça se questionne, car, si on ne comprend la base de ce qu’est une machine, on n’en est plus du tout le maître, on en est plutôt l’esclave.
Dans l’hygiène numérique il y a souvent, aussi, la question de maîtriser ses données, faire attention à où vont ses données. C’est pareil, reprendre une sorte de maîtrise un peu intellectuelle, mais aussi concrètement au quotidien : où vont mes données, quelles sont un peu les règles des plateformes sur lesquelles je les héberge et où que je les partage ? Est-ce que je les connais ou pas du tout ?
Il y a question de chiffrer et sécuriser, notamment quand on a des risques liés à ses activités. Ça peut être le cas quand on est journaliste, militant, quand on travaille dans une entreprise : sécuriser ses informations en fonction de son niveau de risque.
Enfin, il y a la question de la sauvegarde. Je trouve très intéressant de réfléchir à la sauvegarde de ses données numériques. On a un peu cette chose bizarre avec le numérique : d’un côté on a l’impression que c’est un peu dans les nuages, un peu éthéré, et, en même temps, c’est très physique et c’est très éphémère parce que si vous avez toutes vos données dans un ordinateur sans sauvegarde, vous pouvez tout perdre si vous perdez l’ordinateur. Il y a une question de rapport à la sauvegarde des données que je trouve être passionnante. Il y a même des gens qui vont jusqu’à faire trois sauvegardes, une sur un nuage, une sur un disque dur externe, bref !, ça peut aller assez loin, en se disant sauvegarder ce qui doit l’être et sauvegarder pour qui ? Pour transmettre quoi ? Il y a aussi une question de transmission. On va commencer à arriver à des générations qui vont se transmettre des choses numériques là où les générations de nos grands-parents ne nous transmettaient que des affaires physiques. Comment on transmet les mots de passe. Je trouve qu’il va y avoir un certain nombre de choses très intéressantes.
Enfin, il y a la question de penser ses besoins et sa résilience. Qu’est-ce que je fais si, demain, je ne peux plus accéder à des services américains parce que tensions commerciales avec les États-Unis, donc quelle est ma résilience par rapport à cela ? Qu’est-ce qui se passe si, demain, je suis tagué par un GAFAM qui n’a pas aimé ce que j’ai fait et hop !, je perds mon compte, c’est arrivé à des gens. Je trouve que c’est intéressant et ça fait partie de cette hygiène numérique.
(Re)découvrir le logiciel libre
Il y a la question, évidemment, du logiciel libre : liberté, égalité, fraternité, comme le dit Richard Stallman [2]. Je pense que c’est intéressant, pour les individus, de redécouvrir le logiciel libre. Je ne vais pas pouvoir rentrer dans le détail parce qu’il y a trop de choses à voir. Globalement, ce sont quatre libertés pour un principe qui est encore révolutionnaire, le copyleft [3], l’inverse du copyright. En fait, c’est dire qu’un logiciel ou une œuvre est laissée à la disposition de ses utilisateurs avec, en revanche, des limites, en tout cas par défaut elle est partageable, réutilisable, modifiable, avec un choix de restrictions, a minima, par exemple dans le cas du copyleft, le fait de partager à l’identique ce qui a été fait, le programme initial. C’est, du coup, ce qu’on appelle une licence virale qui invite à plus de partage.
Autour du logiciel libre il y a ces quatre libertés : exécuter le logiciel, ça paraît logique, mais surtout les trois autres, l’étudier, donc faire preuve de transparence, le redistribuer, l’améliorer, pour pouvoir être le maître, là encore, du logiciel qui alimente ces machines.
Je suis obligé d’aller assez vite là-dessus, mais comme je le dirai souvent dans cette conférence, comme d’habitude soyez curieux, allez plus loin.
Le logiciel libre c’est une philosophie et un projet politique passionnant, mais ce sont aussi des limites et je trouve important de les dire ici.
Je me suis un peu amusé à reprendre ce genre d’image. Aurélien Barrau [4] disait qu’en fait, aujourd’hui, on a beaucoup un accent sur le climat, sur l’urgence climatique, donc sur le problème des énergies fossiles. Il dit, à juste titre je pense, que le problème ce n’est pas l’énergie, c’est ce qu’on fait de cette énergie. Le pire serait de trouver une énergie parfaitement propre et de continuer le business as usal. J’ai pris cette image que je trouve caractéristique d’une déforestation en cours et on pourrait imaginer que dans 20/30 ans ce tracteur ou cette machine tourne effectivement à l’énergie propre, donc que d’un coup ce serait mieux. J’ai gardé la logique en disant « je tourne à l’énergie propre et au logiciel libre » et là, vous voyez bien qu’on a une limite parce que le logiciel libre ne peut être qu’un moyen pour transformer le numérique mais pas une fin puisqu’on voit bien qu’un logiciel libre peut être utilisé pour nous espionner, un logiciel libre peut être imposé massivement à la population sans qu’elle l’ait choisi. On voit clairement que c’est une partie de la solution, mais ce n’est pas la solution à elle toute seule.
Là j’ai une slide pas très visible [5], c’est s’intéresser aussi aux formats ouverts. Je vais la passer assez vite, vous pourrez y revenir à tête reposée. Il y a la question, un peu en lien avec le logiciel libre, d’avoir la maîtrise de ses formats. Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé d’aller sur des vieux documents que vous aviez mis du temps à écrire, à dessiner, à créer en fait, et de ne plus pouvoir les ouvrir parce que le format n’était plus compatible avec une nouvelle mise à jour de votre éditeur de texte, etc., ou de les partager avec quelqu’un qui n’a pas exactement le même que vous. Là on parle de formats fermés. Il va y avoir un enjeu de transformation du numérique sur le fait de penser des formats ouverts et les plus interopérables possibles. C’est aussi une plus grande facilité pour pouvoir changer de services.
De la consommation à la contribution
Je pense que s’il y a un très grand enjeu de transformation du numérique à l‘échelle individuelle, c’est d’essayer de pousser de plus en plus à passer d’un numérique où on consomme à un numérique où on contribue et, de cette manière, revenir finalement à l’utopie des débuts. Aujourd’hui, quand on regarde les usages d’Internet et des objets numériques tels qu’ils se sont massifiés, en fait c’est en très grande partie de la consommation et très peu de contributions ou alors des contributions qui arrivent sur des niveaux qu’on peut estimer être très bas : je donne un like très rapidement, je retweete en deux secondes sans avoir lu l’article que j’ai retweeté.
On voit bien qu’il se passe quelque chose quand même sur le niveau de contribution. Ça se voit quand on étudie des sites contributifs comme Wikipédia. L’immense majorité des Wikipédiens sont des lecteurs et les gros contributeurs ou contributeurs réguliers sont une très petite partie des lecteurs de Wikipédia et, par ailleurs, ce sont des personnes qui ne sont pas du tout représentatives de la population : ce sont massivement des hommes, majoritairement plutôt jeunes, diplômés. On voit qu’on a un numérique auquel ne contribue qu’une partie de la population, donc qui contribue aussi à façonner ce numérique.
Ça va être un des enjeux de transformation de revenir à un numérique beaucoup plus contributif. Donc allez éditer du Wikipédia, allez sur des plateformes collaboratives. Si vous aimez raconter des histoires, créez des blogs ou créez des sites pour partager des choses petites ou grandes, rigolotes ou intellectuelles, partagez des photos, bref ! Il y a vraiment de quoi partager sur tous les plans, sans doute en sortant de l’immense facilité que représentent aujourd’hui les réseaux sociaux. Quand on se dit que ce n’est pas possible, les gens ne le font pas, etc., il faut quand même qu’on se souvienne que ça a existé. Il y a eu une effervescence de blogs avec Skyblog [6], ça a été un moment de créativité immense et très loin de ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Il y a eu ce moment, il n’était évidemment pas parfait, en tout cas il a existé.
Je pense que ce côté de passer de la consommation à la contribution c’est notamment un enjeu éducatif.
De l’algorithme efficace à la recherche consciente
Transformer le numérique c’est aussi se demander si on a toujours besoin de plus d’algorithmes très efficaces, comme Spotify qui a des playlists de plus en plus biberonnées à l’IA pour nous proposer des choses qu’on est supposé aimer.
Une recherche plus consciente qui, à chaque fois, ramène à une question sur notre temps, vous verrez que c’est un fil conducteur et j’y reviendrai à la fin.
Il faut peut-être prendre le temps de chercher de la musique sur d’autres médias que juste une playlist qui nous est toute faite, d’un coup, avec des exemples comme Mailtape [7] où, toutes les semaines, il y aune curation de musiques faite par des humains avec une intention, une éditorialisa ton, etc.
Apprendre à héberger ses propres services web ou passer par des hébergeurs éthiques
Sans doute la question d’apprendre ou de réapprendre à héberger ses propres services web. Quand on a envie d’avoir une présence web, peut-être que c’est intéressant de reprendre le pouvoir avec la capacité de s’auto-héberger ou alors de passer par des hébergeurs éthiques, plus locaux, décentralisés. Là on pense évidemment au CHATONS [8], dont vous pourrez, évidemment, aller parcourir le site, qui est un collectif d’hébergeurs alternatifs qui vous permet d’avoir un cloud, un système de messagerie familial, etc., près de chez vous, à des tarifs raisonnables et, surtout, avec un rapport éthique et respectueux des utilisateurs et utilisatrices.
Réinventer l’exploration du Web
Il y a aussi la question, toujours à l’échelle individuelle, de réinventer l’exploration du Web. Aujourd’hui, 91 % des personnes en Europe et globalement dans le monde passent par Google et 60 % cliquent sur les trois premiers liens. Il faut peut-être qu’on interroge notre rapport à l’exploration. À ses débuts, le Web était un espace de grandes recherches, de foisonnement, d’ailleurs, quand on repense au champ lexical, on parle d’un site internet, un site comme si on allait débarquer sur une île ; il y avait le fait de surfer, un imaginaire maritime ; le fait de naviguer, un navigateur internet, naviguer sur le Web. On voit qu’on est sur un champ lexical qui rappelle l’exploration, le maritime, le spatial.
Peut-être qu’il faut revenir à plus de sérendipité, ce mot sur lequel je resterai bref, qui veut dire à la fois la découverte par hasard, mais surtout l’art de découvrir en prêtant attention à l’inattendu et en l’interprétant. Le fait de sauter de clic en clic, de se laisser un peu bercer par des liens qu’on aurait, de blog en blog, de site en site, qui nous sortiraient peut-être des trois premiers résultats du moteur de recherche.
Peut-être revenir à une autre manière de s’informer autrement que par des réseaux sociaux qui nous donnent un fil d’actualité sous pression algorithmique et sous modèle économique publicitaire, donc revenir aux flux RSS qui permettent de choisir les sites et blogs auxquels on veut s’abonner, être sûr de recevoir leurs informations ; c’est pareil pour les newsletters. Donc réinventer l’exploration du Web, retrouver le plaisir de l’exploration et reprendre le contrôle de son information.
Il existe aussi plein de moteurs de recherche alternatifs, des généralistes privés au sens de la vie privée, je pense à DuckDuckGo [9], Qwant [10], SearX [11] ; un moteur de recherche scientifique, WolframAlpha [12] ; un moteur qui cherche exclusivement dans des forums, Boardreader [13] ; un moteur qui cherche des ressources libres, Creative Commons Search [14]. Là encore, il y a beaucoup de choix.
Refuser la pub
À l’échelle individuelle, je pense qu’il y a aussi une action claire qui est de refuser la pub, on y reviendra, c’est quelque chose que vous pouvez faire très facilement sur votre PC et sur votre smartphone, surtout si vous êtes sur Android : il suffit d’installer Firefox [15] et uBlock Origin [16]et, sur votre PC, uBlock Origin et Privacy Badger [17] et ce sera mieux pour vous, mieux pour votre cerveau, mieux pour la planète parce que ça vous évitera peut-être un peu de consommation. Un geste simple, mais je reviendrai sur la publicité plus tard.
Chercher des alternatives numériques
Après, il y a un océan d’alternatives numériques. Pour tous les logiciels et services que vous utilisez il existe des alternatives numériques. Qu’est-ce qu’une alternative numérique ? C’est éthique, soutenable environnementalement et humainement, convivial au sens d’Illich, donc qui ne crée pas de maître et d’esclave, qui laisse de la liberté d’action, qui étend le périmètre de l’action individuelle, etc.
Un modèle économique juste, donc qui rémunère aussi la structure, qui propose une alternative numérique juste et, là-dessus, on voit qu’on est encore dans une recherche. Il y a beaucoup d’alternatives numériques qui ont du mal à avoir des modèles économiques stables, elles ont donc aussi besoin de notre soutien, d’une certaine manière, donc nous nous intéressons à transformer le numérique.
Elles doivent certainement être en partie au moins libres. Pour moi ce n’est pas un prérequis, mais je pense que ça fait clairement partie du sujet, a minima transparentes et avec des formats ouverts et protectrices de la vie privée.
Pour trouver des alternatives, il y a plein de sites. Je vais en lister, vous pourrez revenir sur cette conférence et surtout sur les ressources de cette page :
- le site Dégooglisons Internet [18] de l’association Framasoft [19], qui liste des services que eux maintiennent ou pour lesquels ils proposent des hébergeurs alternatifs ;
- le site Privacy Tools [20], en anglais, qui, pour le coup, fait un focus vie privée : une alternative qui respecte et qui protège votre vie privée ;
- Framalibre [21], toujours par Framasoft [19], qui est un catalogue d’alternatives libres ;
- Alternatives numériques [22], un média que j’ai contribué à lancer, qui n’a pas pour but d’être un catalogue mais plus un média, qui est complémentaire, qui va essayer de présenter de manière un peu éditorialisée des alternatives numériques, ce qui n’empêche pas de passer sur des catalogues si vous avez une recherche un peu plus précise ;
- il y a la question du fédivers [23], fediverse en anglais, avec, pareil, une galaxie d’alternatives numériques qui ont la particularité de fonctionner en réseau, décentralisées, c’est donc hyper-intéressant d’un point de vue technique et hyper-émancipateur. Je vous invite à creuser.
Soutenable – Les 5 R
Il y a ensuite la dimension soutenable. À l’échelle individuelle, on est un peu, malheureusement, au niveau des écogestes, mais il y a les fameux 5 R : refuser, c’est le plus important, surtout en matière numérique où sait que le gros des impacts c’est la fabrication. Donc refuser, je suis désolé de revenir sur ces banalités, refuser des gadgets, refuser des outils dont on n’a pas besoin. La réalité là-dessus c’est que, malheureusement, on ne peut vraiment pas se le permettre et la question c’est quel sera le bon niveau, non pas de radicalité mais de sérieux sur le niveau d’objets numériques qu’on pourra maintenir, ne serait-ce que d’un point de vue des ressources. Je ne parle même pas ici de pollution ou d’impact environnemental, je parle vraiment simplement d’un point de vue des ressources disponibles et accessibles – minerais, énergie – pour construire du numérique.
Après il y a réduire, réparer, recycler et rendre à la terre. Celui-là est moins pertinent pour le numérique, mais vous voyez l’idée des 5 R.
Il existe déjà des alternatives. Là encore j’en prends vraiment quelques-unes.
Framework [24], un ordinateur modulaire, modulable, qui permet très facilement de réparer et surtout d’upgrader sa machine, donc à suivre.
Il y en a d’autres : Why ! Computing [25], PC Vert [26] qui font des ordinateurs avec une attention à la réparabilité, à la durabilité.
Fairphone [27], évidemment, qui est, pour le moment, assez seul sur le créneau des smartphones à faire l’office du petit David contre Goliath, qui veut faire changer l’industrie en montrant que c’est possible et, la preuve, ils le font. Pareil, smartphone modulaire, modulable, pas parfait en tout cas impressionnant vu ses moyens.
Il y a maintenant des forfaits qui permettent aussi de revenir à des limites en termes d’usage : quitter les forfaits qui ont 100 gigas, 150 gigas de données et se dire qu’en fait ces données ne sont pas immatérielles mais ont aussi des incidences, ça permet donc aussi d’y revenir.
Changer d’OS pour faire durer
Enfin, quelque chose de très important au-delà du matériel : le logiciel permet aussi de faire durer le matériel, notamment le système d’exploitation. L’obsolescence logicielle est quelque chose de très puissant, un des meilleurs moyens de faire durer son matériel c’est souvent de passer sur des logiciels libres. Je pense à Linux sur PC, notamment, dans le monde GNU/Linux [28], passer sur des distributions qui sont légères. Si vous cherchez sur Internet vous les trouverez, vous aurez certainement des amis pour vous aider là-dessus. Sur Android je pense notamment à /e/OS [29] qui est, pour le moment, le plus facile à installer pour des néophytes, même s’il y en a d’autres.
Numérique choisi et non subi – Choisir son numérique
Numérique choisi, non subi. C’est celui qui m’a posé le plus question à l’échelle individuelle : le fait est qu’aujourd’hui, à l’échelle individuelle, choisir son numérique ce n’est pas évident comme vous voyez sur cette image où quelqu’un reçoit des codes d’accès à l’ENT [Espace numérique de travail] par courrier, sachant qu’il n’est peut-être pas équipé d’outil numérique. On voit bien qu’on a une injonction à l’équipement numérique.
Il y a la question de la simplification administrative : est-elle subie ? Est-elle choisie ? Probablement pas par tout le monde, d’ailleurs on le voit avec ce qu’on appelle aujourd’hui l’exclusion numérique.
J’avais noté et j’ai changé d’avis au dernier moment, je vais donc faire un peu un entre-deux de ce que j’ai écrit. Je pense qu’il est encore possible de choisir son numérique à l’échelle individuelle avec beaucoup d’efforts, c’est-à-dire que vous pouvez vraiment, en quelques jours, vous « dégoogliser », entre guillemets, passer à des alternatives numériques éthiques, j’en ai cité quelques-unes, ou aller dans les catalogues et, petit à petit, passer sur des alternatives numériques. Pour certaines c’est assez dur. Je pense que quitter Facebook, quitter WhatsApp pour Signal, on voit qu’on a les fameux effets réseau qui sont très puissants, mais c’est possible.
Par contre c’est de plus en plus difficile, voire impossible, de refuser le numérique parce qu’il y a une pression sociale, cette pression sociale s’applique pour choisir son numérique. Quand on n’est pas sur WhatsApp aujourd’hui ce n’est clairement pas facile socialement, dans plein de situations et pareil pour d’autres outils, mais c’est encore plus difficile quand on refuse le numérique avec la pression sociale, pour des obligations liées à son travail, liées à sa banque, liées à plein de choses et parce qu’on a une numérisation subie de la société. C’est là que je botte en touche sur l’échelle individuelle parce que la réalité c’est que ce choix individuel est souvent une affaire collective et politique. Ce qui m’amène à avancer vers la suite, donc les limites de l’action individuelle. Vous connaissez le mythe du colibri.
Les limites de l’action individuelle
Les gestes individuels ne suffiront pas. Je pense que pour le numérique comme pour l’environnement, l’essentiel de la question est politique, évidemment, en termes à la fois d’impacts, mais aussi en termes de capacité. En revanche, il y a plein d’intérêts à l’action individuelle avant d’attendre l’action collective, déjà parce qu’on peut aller plus vite, parce que ça nous permet d’augmenter notre résilience et de moins subir quand la décision politique et collective finira par tomber, qu’il y aura des restrictions, qu’il y aura une sorte de sobriété forcée, parce que, comme je le disais, à un moment il y a un certain nombre d’impacts environnementaux et humains que j’ai cités, qui sont non négociables : la question d’accès aux terres rares, aux minerais qui font notre infrastructure et nos équipements numériques, c’est non négociable.
Il y a pas mal d’intérêts. Je pense aussi qu’il y a toujours une question de cohérence et on se sent bien avec soi-même quand a commencé à mettre en cohérence sa vision politique de la société et ses outils.
Par ailleurs, comme je le disais, contrairement à l’environnement, le gros de l’impact du numérique se fait au niveau des équipements. Quand on prend notamment l’impact environnemental et humain, ça se fait vraiment à la fabrication des équipements. On a donc une assez grosse marge d’action nous-mêmes en réduisant fortement et en passant à des alternatives.
Transformer le numérique à l’échelle collective
Maintenant passons à l’échelle collective.
J’ai voulu distinguer l’échelle collective de l’échelle politique, je vais aller assez vite sur l’échelle collective.
À l’échelle collective, vous pouvez vous engager dans des associations technocritiques, alternuméristes libristes. Si vous voulez transformer le numérique, ces associations ont besoin de vous.
Aujourd’hui le monde, entre guillemets, « numérique » se divise en un énorme ventre mou et deux extrêmes : d’un côté des technophiles, techno-béats, technolâtres, et de l’autre côté des technophobes qui veulent refuser absolument toute technologie avec des arguments plus ou moins intéressants et plus ou moins acceptables, pour certains ils sont très intéressants, pour d’autres moins.
La frange des technocritiques qui proposent un autre numérique, surtout quand cet autre numérique se veut un peu radical, est, en vrai, ténue. C’est pour cela qu’on a besoin, à l’échelle collective, de s’organiser, de proposer des discussions, des débats citoyens, de transformer des entreprises, de transformer des associations, de transformer des villes.
Vous pouvez passer à l’échelle collective depuis l’individu.
Il y a la question de la mutualisation des outils numériques. Comme je l’ai évoqué, le gros de l’impact c’est la fabrication, c’est l’équipement individuel, donc on peut réfléchir à le mutualiser en famille, entre amis, dans un quartier, dans un village. Je pense qu’il y a plein des choses intéressantes qu’on peut tester avant, peut-être, de les passer à grande échelle. On peut être inventif là-dessus, on peut imaginer revenir aux cybercafés à l’ancienne. Il y a vraiment beaucoup de choses à imaginer.
Enfin, organiser une sorte de reprise de pouvoir local dans des fab labs, des tiers-lieux qui sont, je pense, particulièrement pensés pour faire comprendre les enjeux dont on parle sur ce cycle de conférences.
Entretenir son matériel numérique.
Revenir à cette hygiène numérique dont je parlais au début.
Réparer. On voit bien que c’est un enjeu de puissance, de pouvoir, mais aussi un enjeu environnemental.
Recycler ou valoriser également.
Transformer le numérique à l’échelle politique
Et enfin, la partie la plus intéressante, l’échelle politique.
Transformer les modèles économiques
Il va falloir qu’on transforme les modèles économiques, notamment de ce numérique dominant dont j’ai parlé.
Il va falloir se défaire de l’emprise de la publicité. Là-dessus vous aller voir que j’ai beaucoup de questions, en tout cas beaucoup de sujets, mais, évidemment, je n’ai pas de réponses parce que tout cela ce sont des choses à réinventer collectivement. Chaque sujet va demander des expertises, des maîtrises, mais aussi des gens que ça va intéresser. En tout cas, il va falloir se défaire de l’emprise de la publicité, peut-être aller vers d’autres modèles : prix libre et conscient, le don, les abonnements, etc.
Ce changement de modèle peut aussi s’atténuer par le fait de transformer les processus de production et d’aller, c’est le cas de Wikipédia par exemple, vers beaucoup plus de crowdsourcing ou ce qu’on appelle les Wikinomics [30], c’est un peu l’économie de Wikipédia qui est basée exclusivement sur le modèle du don d’un côté et, en même temps, le gros, l’essentiel de la production de valeur se fait par les utilisateurs du service. C’est un système qui fonctionne. Il est exceptionnel, d’ailleurs c’est le seul contre-exemple « dominant », entre guillemets, qui soit à la fois dominant et alternatif. On voit qu’on peut tester des choses comme ça.
On peut passer, en termes de modèle économique, de l’économie de vente à celle de la fonctionnalité. Là je suis obligé de penser, d’ailleurs j’ai oublié de mettre le en slide, c’est mal, à Commown [31] qui est une coopérative qui loue le matériel informatique, à la fois des Fairphone mais aussi des ordinateurs. Là, on va encore un peu plus loin que du matériel durable qu’on achète, on le loue donc on est sur une économie de la fonctionnalité où l’entreprise est incitée économiquement à faire durer son matériel, à le réparer, à faire en sorte que vous n’ayez pas besoin d e le remplacer.
Enfin, il va falloir transformer les modèles puisqu’on va devoir passer peu à peu d’un modèle de rentabilité à un modèle de soutenabilité post-croissance.
Transformer les interfaces et les fonctionnalités
Il va falloir transformer les interfaces et les fonctionnalités, aller vers des interfaces loyales. C’est un terme qu’on utilise pour, en gros, dire que ce sont des interfaces qui ne servent pas le modèle économique exclusivement de la plateforme mais qui servent l’utilisateur et son besoin : pour ralentir et refroidir les échanges, pour faciliter la déconnexion. En fait, pour changer ce paradigme d’une interface dont le but est de retenir le plus possible notre attention à une interface dont le but est de servir le plus efficacement le besoin, y compris de le servir très vite.
Je trouve qu’il y a des exemples d’interfaces qui sont très intéressantes : ici c’est l’application Flus [32], développée par un indépendant, qui permet de s’abonner à des flux RSS, donc de s’abonner à des sites et des blogs, et là, en arrivant sur son journal, de remplir le journal avec trois liens de moins de 10 minutes, un lien de plus de 10 minutes et vous avez une interface qui vous permet d’avoir accès, selon votre choix, à seulement trois liens de moins de 10 minutes, du coup vous contrôlez beaucoup plus le temps que vous allez passer sur l’application.
Ce sont tous ces genres de design d’interfaces sur lesquels il faut qu’on aille et c’est une transformation politique et au niveau global qu’il faudra engager.
Redonner du pouvoir d’agir
Il va falloir redonner du pouvoir d’agir en général aux individus. Je rappelle que le numérique, à la base, c’était pour augmenter le pouvoir d’agir individuel. Le fait est que l’utopie, en tout cas ce qu’on pensait être l’utopie des débuts, s’est petit à petit verrouillée autour des utilisateurs et utilisatrices.Il faut redonner du pouvoir d’agir.
J’ai parlé des formats, il faut peut-être obliger des formats ouverts et interopérables, il faut probablement proposer à chaque citoyen et citoyenne des services numériques de base, une adresse mail et un service cloud, peut-être que ça doit faire partie du service public.
D’ailleurs, je ne l’ai pas mentionné, mais un outil comme Google Search est tellement puissant aujourd’hui, tellement omniprésent, que certains réfléchissent à le nationaliser, en tout cas le socialiser, le remettre au niveau sociétal, social et pas capitaliste.
La question de supprimer les DRM [Digital Rights Management] et tous les autres outils de contrôle qui bloquent le partage, qui complexifient la vie des utilisateurs et utilisatrices pour des raisons économiques et qui, souvent, ne sont pas forcément tenables.
S’intéresser aux low-tech ?
Il y a la question des low-techque j’ai voulu évoquer. Pareil, c’est une invitation à aller creuser. Quand on parle de transformer le numérique certains parlent des low-tech. Selon la définition du Low-tech Lab [33], les low-tech sont des technologies qui sont utiles, accessibles durables. Il faut dire que ce terme est un peu galvaudé, notamment quand on prend le monde en global et pas notre franco-France à nous qui, quand elle parle de low-tech, a un peu un côté bizarre par rapport à ce qui se passe d’un point de vue technologique dans le reste du monde.
Il y a peut-être une limite intrinsèque au fait que le numérique est, par nature, high tech dans le sens où — je fais un lien avec ma première conférence — il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, en réalité, une carte mère est gravée en nanomètres, donc, clairement, vous ne pouvez pas bricoler ça dans votre garage.
De la même manière je trouve intéressant de voir comment le vélo, qui est souvent pensé comme l’objet low-tech, réparable, convivial par excellence est devenu aujourd’hui quelque chose de beaucoup moins low-tech, beaucoup moins réparable, beaucoup moins récupérable facilement par son utilisateur et, encore une fois, ça peut nous questionner si on va vers plus de résilience et plus de sobriété.
Socialiser le numérique
Si on veut transformer le numérique, peut-être qu’il va falloir en socialiser une partie. Je ferai un lien dans les ressources de cette conférence vers un article [34] que j’ai traduit d’un Sud-Africain, Michael Kwet, qui a écrit sur l’écosocialisme numérique avec un pacte, en tout cas un plan pour socialiser un certain nombre des infrastructures du numérique, par exemple les câbles sous-marins qui, aujourd’hui, sont détenus de plus en plus par les GAFAM et d’autres acteurs Big Tech.
La question des nœuds centraux d’Internet. Là encore on parle résilience, on parle de souveraineté, on parle de capacité à maîtriser des questions liées à la surveillance puisque tout passe par les câbles sous-marins, y compris nos données.
On peut imaginer qu’il faut socialiser des briques logicielles indispensables, ce qui réduirait le pouvoir de certaines grandes entreprises sur des briques logicielles qui, aujourd’hui, sont indispensables et des services essentiels.
Quand on parle de socialiser, on a plusieurs options, ce n’est pas que le communisme, c’est nationaliser, c’est municipaliser, ça peut être une ville qui décide de nationaliser des services numériques. Ça peut être aussi un passage dans le commun porté par des acteurs locaux qui créeraient une gouvernance partagée, qui créeraient un commun numérique à définir.
(Re)décentraliser le numérique
Pour transformer le numérique il va probablement falloir le re-décentraliser. Là encore c’est une question de résilience, c’est une question de limiter le pouvoir aux niveaux centraux. Quand on pense à la centralisation du numérique, là encore on pense beaucoup aux GAFAM qui, de fait, sont tellement dominants qu’ils ont re-centralisé le numérique. Aujourd’hui vous rendez Google inaccessible quelques heures, vous avez des pans entiers de l’économie qui ne fonctionnent plus, des populations entières qui ne savent plus s’organiser et c’est pareil pour les autres GAFAM, je pense notamment à Amazon Web Services qui héberge l’immense majorité, enfin une bonne partie, des sites web.
Éduquer AU numérique
Pour transformer le numérique, il faut éduquer AU numérique.
Là aussi je suis obligé d’aller assez vite. C’est un schéma que j’ai proposé, sur lequel j’ai un peu écrit, vous pouvez revenir sur mes articles.
Éduquer au numérique, c’est éduquer les futures générations à l’école, c’est faire de la médiation numérique, et ce n’est pas éduquer à ce que je place en bas de mon schéma, des employés qui auraient des compétences numériques, c’est aller au-delà. Ce n’est pas que savoir programmer, ce n’est pas que savoir utiliser un traitement de texte, cela fera de vous un bon employé, un bon utilisateur de la machine. Ce qui est important c’est d’aller former le citoyen et la citoyenne d’un monde qui est numérique, dont il faut qu’on débatte, c’est vraiment le sens de ce cycle encore une fois. Pour moi, il faut monter plus haut, il faut aller vers ce qu’on appelle la littératie numérique en mobilisant les humanités numériques. Il faut aller encore plus haut, ce que je nomme les questions de citoyenneté, c’est-à-dire non seulement comprendre l’histoire du numérique, les enjeux économiques, les enjeux scientifiques, philosophiques, mais il faut être capable de les débattre, il faut être capable de faire preuve de réflexion critique, il faut aller vers des alternatives en se disant que c’est possible.
Il y a quelque chose qui me marque beaucoup quand j’enseigne à des étudiants c’est que, pour eux, Google, OK, ça pose problème, mais ils n’ont pas du tout de capacité à penser d’alternative au modèle économique de la publicité sur Google. Impossible ! Du coup il faut travailler ça, d’où l’éducation au numérique.
Et j’insiste, pas seulement éduquer avec et pour le numérique, parce que là on revient sur les questions de soutenabilité, de numérique choisi, etc. Éduquer seulement avec le numérique et pour le numérique pour former des gentils travailleurs du numérique, des gentils utilisateurs et des futurs clients, ce n’est plus acceptable.
Plus largement éduquer au numérique c’est éduquer aux cultures scientifiques. On l’a vu avec le Covid, on le voit avec l’ensemble des technologies de manière générale, ce serait peut-être pas mal qu’on renforce la culture technologique et scientifique à l’école et ailleurs et les questions d’esprit critique et de débat d’idées. J’attire votre attention sur l’excellent livre Civilisation numérique - Ouvrons le débat ! du CNNum [Conseil national du Numérique] qui proposait justement à l’école d’être beaucoup plus ambitieuse sur les questions de culture numérique.
Repenser la propriété intellectuelle
Un autre gros dossier ça va être de voir comment repenser la propriété intellectuelle. Là aussi c’est immense monde sur lequel je vais être obligé de passer vite, d’autant que je vois que le temps passe.
On a la propriété intellectuelle qui comporte la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique et on a d’autres modèles déjà existants. Ce ne sont pas des choses qui n’existent pas, elles sont aujourd’hui de l’ordre des alternatives qui, pour certaines, ont montré qu’elles fonctionnent comme modèle.
On peut donc inventer d’autres modèles de rémunération de la propriété intellectuelle des artistes ou des chercheurs qui travailleraient. On peut penser au revenu universel, à des systèmes de bourses, à du salariat.
J’aime beaucoup le rappel que font des tenants des licences libres en disant que certains chercheurs qui travaillent pour des labos de recherche publics ont un salaire qui d’ailleurs, en général, n’est pas mirobolant, ils n’ont pas de propriété intellectuelle quand ils trouvent quelque chose. Pourtant, certains chercheurs qui travaillent dans des entreprises ont un salaire et l’entreprise place tout de suite l’objet de recherche en propriété intellectuelle avec des systèmes de brevets. Pourquoi est-ce ainsi alors qu’on voit bien qu’on a des systèmes où des chercheurs sont payés, ont un salaire pour ensuite publier des livres, faire des conférences en étant payés par ce salaire ? Donc on a d’autres systèmes que le modèle de « rente », entre guillemets, que constituent le brevet, les droits d’auteur.
Évidemment qu’il faut rémunérer les auteurs et autrices, les artistes en général, mais on voit bien qu’il existe d’autres modèles déjà en fonctionnement et on peut aussi être audacieux, on peut financer ça des systèmes de redevance. Des calculs très sérieux avaient été faits là-dessus, on peut imaginer des impôts et taxes, d’ailleurs il y a déjà aujourd’hui des impôts et taxer. On peut imaginer des systèmes de mécénat, de dons, bref !, là encore on peut être très inventif.
(Re)instaurer le principe de précaution
Pareil, pour transformer le numérique à l’échelle politique, je pense qu’il faut qu’on réinstaure, en tout cas qu’on martèle à nouveau le principe de précaution.
Je suis frappé de voir à quel point on a des lancements à grande échelle de technologies comme ChatGPT [1], encore une fois, et les IA de même type, génératives, sans qu’il y ait eu d’organisme de contrôle comme il y en aurait dans toute industrie : les industries pharmaceutiques, les industries agroalimentaires qui sortent de nouveaux produits suivent des batteries de contrôles. Même pendant le Covid, où on était en urgence totale, les vaccins ont quand même suivi des procédures de contrôle méthodique et très sérieux. Je trouve ça incroyable ! Qu’il y ait un peu eu cette période d’effervescence autour du numérique, comme je le disais, on est sur quelque chose qui a été fulgurant, mais aujourd’hui on n’en est plus là. C’est vrai que c’est incroyable que, encore en 2023, Elon Musk puisse quasiment sans prévenir envoyer des satellites dans l’espace et que OpenIA puisse quasiment sans prévenir envoyer ChatGPT [1] dans la nature alors qu’on voit qu’il y a énormément d’enjeux et de dangers potentiels pour nos démocraties, pour l’humain, pour l’environnement, etc.
Interdire la publicité ciblée et le tracking
Peut-être interdire la publicité ciblée et le tracking ! Peut-être ! Pensez à ce que serait le numérique sans publicité ciblée : vous n’avez plus de modèle économique pour Google, plus de modèle économique pour Meta, Facebook, Instagram, WhatsApp et compagnie. En même temps, ce serait intéressant de voir ce que ça générerait.
Peut-être qu’on peut aller encore plus loin et interdire la publicité tout court. Je force le trait, mais c’est vrai que la publicité, quand on va un peu au bout du raisonnement, c’est quelque chose qui a pour but de nous faire désirer des objets dont on n’a, à priori, pas un besoin vital, donc elle nuit au climat, donc, en urgence environnementale la question se pose.
La pub a un lien intriqué avec le numérique puisque la publicité, aujourd’hui, est très largement numérique. Des écrans numériques arrivent de plus en plus, maintenant il y a même des questions de pistage de données de géolocalisation, c’est donc un sujet qui s’aborde par plein d’enjeux, en tout cas on peut se poser cette question au niveau politique.
Transformer le numérique à l’échelle philosophique
Enfin, je voudrais aborder quelques enjeux à l’échelle philosophique sur les quelques minutes qui me restent.
Repenser notre rapport au temps
Peut-être repenser notre rapport au temps. Ça va être des questions que je vais poser sur lesquelles je vais vous laisser pour les débats et peut-être pour un petit peu de temps si vous avez quelques minutes après l’heure que nous nous allouons. C’est vrai que le numérique c’est cet outil d’efficacité, de productivité sur lequel on veut toujours aller plus vite, on ne veut pas perdre de temps, on veut avoir l’information tout de suite. Il y a un rapport au temps qu’il faudra peut-être qu’on questionne en lien avec l’urgence environnementale, en lien avec le rapport au travail qu’on veut réinventer, en lien avec les questions qu’on s’est posées pendant le Covid et les confinements.
Je trouve cette question prégnante sur les questions de GPS : on refuse aujourd’hui de se perdre et on a totalement intégré cette outil technologique que, pour autant, qu’on n’a pas désiré, encore une fois, d’un point de vue philosophie. Personne n’a un jour désiré avoir un GPS, pourtant, aujourd’hui, on ne supporte plus l’idée de pouvoir se perdre, de perdre quelque temps. On fait une confiance aveugle à son GPS en se disant que lui sait. D’ailleurs, quand on pense juste à des alternatives numériques, on se dit qu’elles seront moins performantes que Google Maps. D’une part c’est incroyable de ne pas vouloir perdre cinq ou dix minutes de temps, c’est incroyable de faire confiance à ce point à Google Maps, je pense qu’il y a vraiment une question là-dessus.
Repenser notre équilibre liberté/sécurité
Il va falloir qu’on repense notre équilibre liberté/sécurité.
Il y a cette fameuse citation apocryphe qui est un peu abusivement attribuée à Benjamin Franklin, un peu hors contexte, mais elle reste belle : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux ». Là-dessus on a vraiment une question : est-ce que réellement on n’a rien à cacher ? Est-ce que réellement notre sécurité vaut toutes les compromissions sur notre vie privée ?
Je ne vais pas lancer un argumentaire sur le fait que tout le monde a quelque chose à cacher, mais rappeler que les assurances santé pourraient bientôt se servir de nos données, les services publics qui peuvent maintenant aller chercher sur nos réseaux sociaux des preuves, des adéquations par rapport à nos impôts. Bref, en gros, on a toujours des choses à cacher. Comme le dit Snowden [35] : « Prétendre que notre droit à une sphère privée n’est pas important parce que nous n’aurions rien à cacher, ce n’est rien d’autre que de dire que la liberté d’expression n’est pas essentielle parce qu’on n’a rien à dire ». Ou dire que la liberté de la presse n’est pas importante que nous nous n’avons rien à écrire. Ça n’a pas de sens.
Il faut donc qu’on repense notre équilibre quand on voit cette surenchère de surveillance de masse qui est mise en œuvre grâce ou à cause des technologies numériques. On l’a vu encore récemment, en 2015, avec un projet de loi de renseignement [36], massivement approuvé à l’Assemblée, c’est-à-dire que politiquement ce n’était pas un sujet qui faisait l’objet de nuances, de subtilités.
Il y a très peu de temps la surveillance massive et intelligente a été entérinée pour les Jeux olympiques, donc des caméras qui vont pouvoir utiliser des algorithmes pour pouvoir automatiquement taguer des personnes, visualiser des comportements. Là aussi un argumentaire que je vous invite à aller regarder si ce sujet vous intéresse. Toujours est-il qu’il y a une question à se poser.
Repenser notre rapport au progrès
Il y a le fait de repenser notre rapport au progrès. On voit que le progrès technique et technologique revient un peu la question du choix. En tout cas, aujourd’hui, on ne le choisit pas trop, on a plutôt tendance à le subir.
Et un peu la question de quel est notre rapport au progrès ? Qu’est-ce qu’on souhaite en fait ? Est-ce qu’on souhaite des IA qui écrivent à notre place ? Est-ce qu’on souhaite des IA qui dessinent à notre place ? Est-ce qu’on souhaite des IA qui remplacent des jobs pénibles ? Il faut qu’on se pose de questions sur ce que serait un progrès technique uniquement et ce que serait un progrès humain.
Je vais citer d’abord un ancien et une ancienne.
Hannah Arendt disait : « Ce que nous avons devant nous c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Il faut aussi comprendre ça dans le sens où Hannah Arendt parlait de travail, d’œuvre, et d’un troisième [D’action, entendue notamment comme la participation à la vie politique et que Hannah Arendt propose de revaloriser, Note de l’intervenant]. Elle disait que l’œuvre avait déjà été détruite par l’industrialisation de la société, donc il ne restait plus aux gens que le travail. Si on enlève aux travailleurs le travail on leur a tout enlevé.
George Orwell, lui, disait et c’est intéressant de voir cette citation très puissante et, en même temps, si proche de nous sur certains aspects : « La fin logique du progrès technique est de réduire le cerveau humain à quelque chose qui ressemble à un cerveau dans une bouteille ». C’est vrai que quand on voit les IA génératives et quand on voit certaines volontés des technologues, on peut s’interroger sur le rapport au progrès : qu’est-ce qu’on va chercher dans ce progrès ? Est-ce qu’on ne mettrait pas plus notre énergie, notre intelligence et nos moyens qui, à nouveau, sont limités. Encore une fois je m’inscris dans le niveau de débat où on est en urgence, en urgence environnementale, on n’a pas des dizaines d’années, n’y a-t-il pas une question de priorisation qu’il faudrait faire ?
Plus proche de nous, Paula Forteza disait à propos de StopCovid : « Ce n’est pas parce que quelque chose est technologiquement faisable qu’il fait qu’on le fasse ». Je suis totalement d’accord avec ça.
François Ruffin, dans son livre Leur progrès est le nôtre notait qu’en fait il y avait eu un découplage entre les avancées techniques et le progrès humain, je ne sais plus exactement quand il le situe, je pense que c’est au milieu du 20e siècle. Il dit qu’avant les gens mangeaient mieux grâce au progrès technique, vivaient mieux, qu’il y a eu un découplage et que maintenant on voit bien que les gens ne vivent pas mieux avec le progrès technique, voire, d’une certaine manière, il y a des effets négatifs.
Ce rapport au progrès c’est évidemment toujours cette question de solutionnisme technologique. J’aime beaucoup cette image : « Un jour, mon fils tout ceci sera à toi » [Avec des lunettes de réalité augmentée, NdT]. Pour celles et ceux qui auraient accès à la série Extrapolations de Apple, qui va un peu dans le futur explorer l’urgence environnementale, dans un futur réaliste, on retrouve ces thèmes, mais quel est le sens d’une high tech qui nous permette de revenir à l’existant plutôt que de le sauver ? Il y a vraiment ce rapport au progrès.
Transformer le numérique – Conclusion
Pour conclure. Vous avez compris que j’ai lancé des questions et des pistes mais pas de réponses.
La transformation, évidemment, se fera à plusieurs niveaux, elle se fera collectivement. Elle se décidera et elle se mêlera par nous toutes et nous tous, mais elle peut se faire à plusieurs niveaux.
Au niveau individuel vous avez vu qu’il y a plein de choses qu’on peut faire.
On peut aller de l’individuel au collectif en engageant au niveau d’après nos réflexions, nos craintes, nos espoirs, nos méthodes, nos outils, ce qu’on a appris en termes d’hygiène numérique.
Il y a évidemment la question du domaine politique qui sera le cœur du sujet, notamment en matière de régulation.
Il y a un certain nombre de questions philosophiques qu’il faut qu’on se pose puisque, ensuite, ces questions philosophies réatterriront dans le domaine politique.
Pour débattre, on a besoin de grilles de lecture : il y a le numérique responsable, on parle de numérique éthique, on parle de numérique soutenable. Moi je parle de numérique alternatif et de numérique acceptable.
Numérique alternatif - Numérique acceptable
Le numérique alternatif c’est ce qui s’oppose au numérique dominant.
Vous l’aurez compris, le numérique dominant c’est aujourd’hui ce qui représente l’immense majorité des usages numériques. C’est un numérique qui a un comportement prédateur, qui repose massivement sur la publicité, qui capte nos données personnelles, qui se nourrit de nos attentions et lui opposer un numérique alternatif qui serait éthique, émancipateur, qui reposerait sur des modèles économiques vertueux, qui serait respectueux de nos données et qui serait acceptable au sens du numérique acceptable qui est la grille de lecture que je propose et que je mets maintenant au débat puisque ce sera l’objet de notre premier débat dans deux semaines : qu’est-ce qu’un numérique acceptable et est-ce que cette grille de lecture est bonne, est-ce qu’elle est insuffisante ?
Whole Earth Catalog - Stay hungry. Stay foolish
Pour conclure, je rependrais cette phrase du Whole Earth Catalog [37] qui était cet objet de la contre-culture américaine qui a amené vers les technologies notamment numériques et qui a vachement inspiré les pionniers du numérique. C’est un peu un aller-retour avec cette histoire complexe, utopique, qui n’a jamais été une utopie parfaite, évidemment, qui est une utopie déchue comme dirait Félix Tréguer. Stay hungry. Stay foolish, « Restez affamés. Restez fous » et du coup, pour moi, soyez curieux et continuez de creuser même si le numérique a parfois tendance à saper notre curiosité, notamment le numérique dominant.
Merci pour votre attention
Il y a une page dédiée, l’URL c’est url.derrac/transformer et une page de soutien que je vais repartager, sur laquelle vous pouvez soutenir ce cycle de conférences s’il vous a été utile, d’ailleurs soutenir mon travail en général, puisqu’une partie non négligeable n’est pas rémunérée puisqu’il s’agit d’articles, il s’agit de partage de réflexions.
C’est la fin de ce cycle.
Comme d’habitude, s’il y en parmi vous qui veulent rester un peu, on peut prendre des questions, des interventions, des remarques, des critiques.
Je dirais juste, pour finir, que les crédits images, icônes, sont sur la page dédiée.
On a fini ce cycle. Il y a une page pour cela donc le débat dans deux semaines.
Merci beaucoup tout le monde. Je vais aussi mettre le lien vers premier débat, comme cela tout aura été fait dans les règles.
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