Souveraineté numérique américaine ? - Bernard Benhamou

Les grandes entreprises américaines du digital grignotent le monde à pleines dents.
En effet, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et aujourd’hui les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) bousculent nos souverainetés politiques, économiques et individuelles. Au-dessus des États, ces richissimes entreprises privées dictent leur loi, puisque que, aujourd’hui, « la loi est le code ».
Quelles stratégies les États doivent-ils adopter face à ces géants américains ?

Sarah Dirren : Bonjour Michèle Durand-Vallade, très en forme ce matin.

Michèle Durand-Vallade : On peut dire ça comme ça.
Dernier volet de cette semaine américaine. On parle de plus en plus, mais je suppose que ça échappe encore à pas mal de personnes, de ces très grandes entreprises, ces énormes entreprises du digital qui sont en train, petit à petit, de grignoter, voire de dévorer le monde. Ce sont des géants américains du numérique qui bousculent à la fois nos souverainetés politiques, nos souverainetés économiques et, pire encore, nos libertés individuelles.

Sarah Dirren : Effectivement. Et ces géants, Michèle, nous les appelons les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – et les derniers-nés…

Michèle Durand-Vallade : Parce qu’il y en de nouveaux évidemment.

Sarah Dirren : Oui, ce sont les NATU : Netflix, Airbnb, Tesla, Uber. La capitalisation boursière de ces géants est devenue supérieure à celle de la totalité des entreprises du CAC 40.

Michèle Durand-Vallade : Quand j’ai lu ça je me suis dit que ce n’était pas possible !

Sarah Dirren : Mais si, bien sûr, pire encore, ces richissimes entreprises privées dictent leur loi. Récemment, Eric Schmidt qui est le patron de Google affirmait : « Nous allons remplacer les États, car nous sommes plus efficaces que les États. » Quelle stratégie les gouvernements doivent-ils adopter face à ces géants américains ? C’est ce que nous allons voir avec vous, Bernard Benhamou. Bonjour.

Bernard Benhamou : Bonjour.

Michèle Durand-Vallade : Bonjour.

Sarah Dirren : Vous êtes en direct de nos studios parisiens. Vous êtes vraiment un fervent défenseur de la neutralité du réseau [1]. Vous avez été délégué ministériel aux usages de l’Internet, c’était, je crois, en 2007 jusqu’à cette année ?

Bernard Benhamou : Jusqu’à fin 2013.

Sarah Dirren : Jusqu’à fin 2013, donc la parole est libre, totalement libre.

Bernard Benhamou : Oui, absolument.

Sarah Dirren : Vous avez créé l’Institut de la souveraineté numérique [2], on y reviendra. Mais avant d’évoquer la gouvernance d’Internet que vous enseignez à l’Université de Paris Panthéon-Sorbonne, est-ce que la question du numérique, des enjeux du numérique sont abordés dans cette campagne présidentielle ?

Bernard Benhamou : Oui, évidemment, en particulier les enjeux économiques, puisque maintenant, c’est le cas de le dire, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur le changement au niveau du travail. Vous citiez effectivement les nouveaux grands entrants comme Uber dont on parle beaucoup en Europe à l’heure actuelle, qui essaye de « pousser », entre guillemets, son avantage pour quasiment redéfinir, à son avantage, le contrat de travail. Par définition, l’évolution tant sur le travail que sur l’innovation, la création économique sont présentes. Mais c’est vrai, comme vous le disiez : la particularité de ces sociétés c’est qu’elles ont un impact sur quasiment tous les secteurs d’activité et cette réflexion un peu transversale, celle-là, est encore à développer pour les temps qui viennent.

Michèle Durand-Vallade : En même temps, on voit bien que le politique est de moins en moins opposé parce que j’écoutais l’autre jour, en France donc, Emmanuel Macron dire qu’il préférait voir un type conduire que tenir les murs et dealer du shit, conduire un taxi Uber par exemple.

Bernard Benhamou : Tout à fait et Uber a beaucoup communiqué sur le fait d’être le premier employeur du 9–3, comme on dit, c’est-à-dire de la Seine-Saint-Denis. Le problème c’est que ce n’est malheureusement pas leur plan dans la durée, parce qu’ils sont déjà en train de réfléchir, et plus que réfléchir, déjà en train de concevoir des voitures sans pilote : le prochain élément de l’équation qui risque de sortir d’Uber c’est bien le pilote, donc l’emploi.

Sarah Dirren : Vous parlez d’économie, mais que veulent les deux candidats, Clinton et Trump ? Rapatrier ces grandes sociétés sur le territoire américain, parce que, quand même, il y beaucoup d’évasion fiscale ?

Bernard Benhamou : Oui. Ça a été un point de friction entre la Silicon Valley et ses grands représentants et, évidemment, l’administration Obama, c’était effectivement le fait de dire « nous voulons que les filiales d’Apple, de Google et autres, réintègrent aux États-Unis, donc re-fiscalisent aux États-Unis leurs bénéfices », ce à quoi le patron d’Apple, par exemple, Tim Cook a répondu clairement : « Non, nous le ferons pas ! »
Vous voyez, là il y a une demande de patriotisme fiscal qui émanait de la Maison-Blanche mais qui n’a absolument pas été suivie d’effets par ces sociétés qui, par définition, chercheront toujours, et c’est compréhensible de leur part, le chemin de moindre friction. Le problème c’est qu’effectivement, à un moment donné, ça peut constituer un vrai handicap pour un pays et même pour les États-Unis.

Sarah Dirren : Lorsque les entreprises disent non, que fait le gouvernement ?

Bernard Benhamou : Dans notre cas c’est un peu différent puisque pour nous, Européens, le processus je dirais d’optimisation fiscale — je ne dirais pas d’évasion fiscale, puisqu’il ne s’agit pas de choses illégales, il s’agit de se fonder et de s’appuyer sur un avantage qu’ont ces sociétés à se baser par exemple en Irlande ou dans d’autres pays à moindre fiscalité —, c’est quelque chose que nous, Européens, avons laissé faire. Je crois qu’aujourd’hui il est question, pour nous, d’harmoniser nos régimes fiscaux, ça fait maintenant l’objet d’une réflexion et, pour citer la phrase de l’organisme économique OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], « de siffler la fin de la récréation fiscale », c’est-à-dire de dire « maintenant il faut que tout cela rentre dans des cadres qui soient homogènes », pour éviter que, effectivement, des sociétés aussi géantes qu’Apple, Google ou d’autres ne payent quasiment rien sur le territoire national comme c’est pratiquement le cas ces derniers mois et ces dernières années pour ce qui est de Google et d’Apple, par exemple.

Sarah Dirren : Bernard Benhamou, plus largement, quels liens entretiennent les deux candidats, Trump et Hillary, avec la Silicon Valley, plus largement ?

Bernard Benhamou : Bizarrement ce sont des liens assez contrastés, en particulier pour Trump. Le seul, c’est assez remarquable, le seul patron de la Silicon Valley qui se soit déclaré pour lui, s’appelle Peter Thiel [3]. Il a été l’un des cofondateurs de PayPal et il s’occupe actuellement d’une société d’analyse de données pour les services de renseignement qui s’appelle Palantir [4]. Hormis cette personne un peu singulière, la quasi-totalité de la Silicon Valley s’est déclarée foncièrement hostile à Trump comme la plupart, je dirais, des grands acteurs économiques aux États-Unis. À chaque fois qu’il remonte dans les sondages cela fait plonger la bourse, ce qui s’est produit encore récemment suite aux révélations, aux nouvelles révélations du FBI sur Hillary Clinton et ses e-mails.
De l’autre côté, Hillary Clinton a une tradition d’être particulièrement ouverte et allante par rapport à la Silicon Valley. Elle l’a montré quand elle était au Département d’État, elle l’a montré à plusieurs reprises. Son mari a été lui-même très proche du développement, parfois même effectivement de ses excès, en particulier la bulle Internet à l’époque. Mais fondamentalement, je crois que le parti démocrate, là-dessus, a un avantage historique autour, effectivement, des Californiens de la Silicon Valley.

Sarah Dirren : Donc une Silicon Valley plutôt démocrate. Je pense à Obama, Obama qui, lorsqu’il a été candidat, et c’était dans sa campagne, voulait des citoyens numériques, voulait que les enfants, les élèves apprennent à coder. Dans les entreprises, c’était une vraie volonté de sa part. Sent-on aussi cette même volonté de la part d’Hillary Clinton ?

Bernard Benhamou : Oui. Je dirais que sur les grandes lignes de l’importance pour les États-Unis de maintenir leur leadership sur ces questions il est évident qu’ils sont totalement en phase. Je citais, effectivement je dirais la continuité. La chose a un petit peu changé depuis Snowden [5]. Pour dire les choses, maintenant il y a une tension entre la Silicon Valley et le politique autour des enjeux sécuritaires. Et on a vu, effectivement récemment, les différents candidats prendre parti, parfois de façon un petit peu rapide ou abrupte pour, par exemple, le fait qu’on puisse imposer des portes dérobées dans les téléphones, dans les smartphones. La Silicon Valley s’est tout d’un coup redressée pour dire : « Là vous ne comprenez pas que c’est votre propre sécurité que vous mettez en cause en faisant ça ».
Là-dessus, Trump a été caricatural en disant : « Il faut boycotter Apple », donc là c’était simple. Mais Hillary Clinton a plutôt pris parti pour la demande de l’administration Obama, a été solidaire de l’administration Obama là-dessus, et pratiquement tous les experts et tous les industriels du secteur disent que ce serait une erreur terrible que d’imposer par la loi que l’ensemble des fabricants insère dans les dispositifs techniques une fragilité qui serait nécessairement découverte par qui des groupes terroristes, qui des groupes de hackers, qui des États malveillants, ce qui pourrait rendre transparentes nos infrastructures et pourrait créer de vrais dangers pour les temps à venir.
Sur les enjeux sécuritaires, la Silicon Valley a encore, je dirais, des zones de friction avec l’État et le gouvernement américain. Mais en dehors de ça, je dirais que les stratégies industrielles sont clairement en phase.

Sarah Dirren : Oui. Une Silicon Valley qui est plutôt libertarienne plus que démocrate.

Bernard Benhamou : Oui. Je vous citais Peter Thiel qui se réclame de ce mouvement libertarien, mais je dirais que ce n’est pas le cas de tous. C’est-à-dire que moins d’État radical, au point même de dire que l’éducation ne relève pas de l’État, ce que disent les libertariens, est une chose qui n’est pas entièrement partagée par la Silicon Valley. Vous avez quand même beaucoup de gens qui se reconnaissent dans un discours modéré, je dirais libéral au sens américain, qui serait effectivement qu’il faut quand même qu’il y ait un arbitre, sous-entendu il ne faut pas qu’il y a trop de monopoles, parce que, hormis celles qui sont en situation de monopole, toutes les autres sociétés ont vocation à essayer, je dirais, de rattraper ces grandes sociétés monopolistiques. S’il n’y a pas d’arbitre, s’il n’y a pas suffisamment d’autorité pour réguler le marché, alors oui, les monopoles seraient en théorie quasiment infinis.

Michèle Durand-Vallade : Bernard Benhamou, pour aller un tout petit plus loin dans la réflexion sur la philosophie fondamentale, politique, de ce genre d’entreprise, vous disiez tout à l’heure qu’elles seront à terme, en citant Uber — on pourrait citer Amazon et toutes les autres —, responsables de la fin relative du travail, d’une certaine manière, à terme, est-ce qu’elles y pensent ? Est-ce que, par exemple, puisqu’elles génèrent une économie considérable, elles s’investiraient dans quelque chose qui serait, par exemple, de l’ordre du salaire universel ?

Bernard Benhamou : C’est une excellente question. Je n’ai pas connaissance que des sociétés comme celles que nous venons de citer aient déjà commencé à y réfléchir. Vous disiez que ces entreprises sont sur le point de précipiter la fin du travail. Non ! On dit, on cite toujours ce chiffre qui est difficile à prouver, que dans dix ans la moitié des activités existantes auront cessé et auront été remplacées par d’autres qui ne sont pas encore créées. Disons surtout que la nouveauté de ces dernières années c’est que là où on pensait, un peu à l’image de la robotique dans les années 70, 80, que seul le travail peu qualifié allait être mécanisé, automatisé, robotisé.

Michèle Durand-Vallade : C’est tout le contraire !

Bernard Benhamou : Aujourd’hui vous avez des fonctions de très haut niveau, d’analyse financière, d’aide au diagnostic et de beaucoup d’autres choses qui sont sur le point d’être, effectivement, très utilement, pour l’instant, complétées par des systèmes, mais rien ne dit qu’à terme votre conseiller financier dans une banque, voire l’analyse qui sera faite de votre scanner, ne sera pas faite directement par un algorithme et plus par un humain. Ça peut être inquiétant pour certains. Aux États-Unis, une phrase qui a beaucoup choqué, c’était l’un des fondateurs de Sun, Monsieur Vinod Khosla, l’Indien, qui disait : « À terme, 80 % des médecins pourra être remplacé par des technologies. »

Michèle Durand-Vallade : Par Watson [6], par exemple.

Bernard Benhamou : Entre autres, oui bien sûr, le système d’IBM. Mais globalement, nous sommes face à des révolutions en série. C’est-à-dire là où auparavant nous avions une industrie qui était essentiellement concentrée autour des télécoms et des médias, nous avons maintenant — vous l’avez cité avec les quelques noms, AirbnB, Uber, Tesla, etc. — des acteurs qui sont capables de réclamer une hégémonie sur tous les secteurs de l’activité humaine. C’est ça la nouveauté, c’est la vraie nouveauté.
Donc aujourd’hui ils ont forcément à accompagner, peut-être pas dans le détail, le politique, puisque vous citiez le revenu minimum universel. Mais, de toute manière, le politique se saisit de ces questions parce qu’il sait que l’essentiel, effectivement, de ce sur quoi les gens se sont appuyés dans le passé, c’est-à-dire un contrat à durée indéterminée, donc un contrat de longue durée auprès d’une entreprise, parfois même certains, comme on le disait souvent de Toyota ou d’autres, même de Renault un temps, peuvent commencer leur carrière à un endroit et la finir à cet endroit. Ceci est une vision du passé. Donc le politique s’en est évidemment saisi, en France et évidemment aux États-Unis, mais la résistance aujourd’hui, c’est que même la très libérale Californie a jugé que Uber était un employeur qui ne disait pas son nom et donc a sanctionné les pratiques entre guillemets « limites » de Uber qui consistent à dire « nous n’avons que des prestataires, nous n’avons pas de salariés ».
Je dirais qu’il y a les deux mouvements. Il y a un mouvement de fond au niveau politique qui dit : « Il faudra se préoccuper du fait que le travail ne sera pas le même, que les gens travailleront sur de multiples activités simultanées », on a même un nom aux États-Unis pour ça, on parle des slashers, c’est-à-dire des gens qui sont /quelque chose/autre chose, ça, c’est un fait. Mais il est vrai aussi qu’il faudra éviter que la casse sociale, comme on dit parfois, ne soit trop intense, trop lourde, parce que, à l’évidence, ça constituerait des risques pour la cohésion des pays, y compris même aux États-Unis.

Sarah Dirren : Est-ce que le projet derrière, Bernard Benhamou, le projet de ces grands GAFA, NATU, c’est une privatisation de tout ? Privatisation de l’État ?

Bernard Benhamou : Vous le citiez en exemple, le bouquin d’Eric Schmidt et de Jared Cohen [The new digital age], pour être précis, était assez révélateur de cela. Il disait effectivement : « Nous avons vocation, à un moment donné, à remplacer les États parce que nous avons montré que nous étions plus efficaces. » Il y a 20 ans ce propos, par une société quelle qu’elle soit, même de grande taille, aurait fait sourire. Aujourd’hui, quand vous entendez Google avec toute la puissance qu’ils sont capables de déployer, et quand je dis puissance je n’entends pas simplement puissance économique mais bien puissance politique, sur l’ensemble des territoires dans lesquels ils sont présents, ce propos a de quoi faire peur. Vraiment !
En fait, ce que disent les uns et les autres face à ce genre de propos, c’est de dire « nous n’élisons pas le président de Google ; c’est une assemblée d’actionnaires qui élit le président de Google, donc, par définition, il n’est pas comptable de l’intérêt général comme peut l’être un politique qui est élu par l’ensemble d’une population ». Donc la vraie question c’est : quel sera le rapport de puissance entre ces GAFAM, NATU et encore d’autres à venir et, effectivement, les pouvoirs existants ? Comment les représentants élus pourront-ils intégrer une stratégie qui ne les fasse pas devenir, je dirais, une fonction marginale dans la société et que l’essentiel des fonctions ne soit assumé, y compris dans l’éducation, y compris dans la santé, y compris dans l’ensemble des activités, par ces sociétés. Et c’est vrai que c’est une nouveauté, parce qu’auparavant, aucune société, aussi puissante soit-elle, même IBM aux plus grandes heures de son monopole, ne pouvait, effectivement, déclarer des phrases de ce genre.

Sarah Dirren : D’autant plus que ces GAFA, ces géants de l’Internet, bénéficient d’infrastructures publiques, un réseau de télécoms.

Bernard Benhamou : Absolument ! Le réseau des télécoms n’est pas toujours public, il est régulé par le public, en particulier aux États-Unis. Disons que fondamentalement l’un des impensés comme on dit, en tout cas l’un des non-dits les plus évidents, c’est que l’essentiel de ces grandes fortunes, de ces patrons, y compris par exemple le très remarquable patron de Tesla, se sont construits parfois sur des exemptions fiscales très importantes, sur des aides et des contrats fédéraux ou des contrats locaux avec les autorités ou les gouverneurs locaux ; par définition, l’intervention de l’État a été permanente. On le rappelle souvent pour l’histoire de l’Internet, on rappelle que ce sont des travaux militaires des départements de la recherche, le DARPA [Defense Advanced Research Projects Agency], qui ont abouti aux premières émanations de l’Internet, aux premières incarnations du réseau, mais, de fait, c’est vrai de beaucoup de technologies. La robotique n’aurait pas pu se développer telle qu’elle s’est développée, aux États-Unis en particulier, sans la commande militaire. L’ensemble des acteurs de l’économie de l’Internet fonctionne effectivement en osmose avec les grands contrats et les grandes commandes publiques américaines.
Je pense que pour peu qu’on gratte un tout petit peu on voit bien que cette vision un peu mythique du libéralisme où seule l’entreprise détermine son destin, n’est, je dirais, qu’une fonction publicitaire ou une fonction de communication de ces grands groupes, mais que ça ne recouvre pas la réalité.

Michèle Durand-Vallade : Quel est le degré de collusion, d’ailleurs, de ces grands groupes entre eux ? Ils sont à la fois concurrentiels, est-ce qu’ils ont conscience à la fois du pouvoir qu’ils détiennent et de leur capacité à réunir tous les pans de ce pouvoir et à le discuter, à le négocier ?

Bernard Benhamou : Est-ce qu’il y a un Yalta des GAFAM et des NATU ?

Michèle Durand-Vallade : Une sorte de Yalta des GAFAM, oui !

Bernard Benhamou : Je ne sais pas. En tout cas ce que je sais, c’est que par principe toutes les sociétés qui sont arrivées à ce niveau de pouvoir ont vocation à essayer, effectivement, de s’y préserver et d’éviter que d’autres n’y rentrent.
En revanche, les uns et des autres ont des modèles économiques différents. Regardons, par exemple, les GAFAM puisque vous y intégriez, ce qu’on ne fait pas toujours d’ailleurs, Microsoft à la fin. Il est remarquable de voir qu’entre Google et Apple vous avez par exemple des relations qui sont très différenciées par rapport à la donnée personnelle : la donnée est le modèle économique dominant de Google, tandis qu’Apple vend des terminaux, des technologies, vend des services, en particulier maintenant bancaires, mais ne fait que très marginalement, pas tout à fait pas, mais très marginalement commerce de la donnée. Donc par définition leur vision du monde est totalement différente. Quand vous avez justement le même Eric Schmidt qui disait « la vie privée est une chose du passé », vous avez à l’opposé Tim Cook qui dit : « Il faut à tout prix que nous puissions préserver la vie privée. Nous ferons tout pour assurer effectivement un niveau de chiffrement, un niveau de sécurité qui préservera la vie privée ». Et quand, par exemple, les appareils d’Apple transmettront des données de santé, Apple dit qu’à aucun moment elle ne pourra accéder à ces données. Et c’est aussi vrai de Microsoft qui s’est fait un petit peu le chevalier blanc anti-Google en disant « nous, Microsoft, nous ne vendons pas », là encore ce n’est pas tout à fait vrai, ils le font un peu, en tout cas l’essentiel de leur activité n’est pas de vendre de la publicité, puisque vendre de la donnée aux États-Unis ça veut dire vendre de la publicité aux gens pour essayer de les cibler.
Donc, par définition, je dirais que l’entente n’est pas totalement possible entre des gens qui ont des modèles qui sont quasiment à front renversé.
Le modèle d’Apple c’est d’assurer la sécurité et la confiance. Le modèle de Google c’est d’aller le plus loin possible dans la connaissance de ses utilisateurs/clients.

Sarah Dirren : Et nous sommes. nous Européens, les plus grands exportateurs de données.

Bernard Benhamou : Ça a fait l’objet de grands débats européens sur le fait, justement, que, suite à l’affaire Snowden, il nous fallait être un petit peu vigilants sur la manière dont elles étaient traitées aux États-Unis, d’où le fait qu’on a invalidé, cassé l’accord entre les États-Unis et l’Europe qui s’appelait le Safe Harbor, qui a été reconstruit, qui s’appelle maintenant Privacy Shield [7], et qui pourrait de nouveau être attaqué parce que pas encore assez protecteur. Je dirais donc que l’Europe est en train de se réveiller par rapport à ces questions.

Michèle Durand-Vallade : On va voir un petit peu plus tard s’il y a un contre-pouvoir possible à ces géants du numérique. On va faire une petite pause musicale. Sarah Dirren, vous auriez souhaité qu’un algorithme la choisisse. Eh bien oui, c’est un algorithme qui l’a choisie, c’est mon algorithme personnel, à savoir mon cerveau qui existe encore.

Sarah Dirren : Qui est encore là.

Michèle Durand-Vallade : Si vous étiez au casino de Montbenond hier soir, vous auriez pu entendre une star, une vraie star, David Sanborn, saxophoniste extraordinaire qui sévissait au moment où la Valley commençait à réunir un peu trop d’entreprises de semi-conducteurs et d’informatique, ce qu’un journaliste local à l’époque surnomme, on est en 1971, la Silicon Valley. À cette époque, sur la côte Ouest où les informaticiens vont fêter leurs premiers succès et leurs premiers contrats, David Sanborn est un roi, c’est le roi d’une musique légère mais sensuelle, le smooth jazz ou le jazz West Coast, « pas de drame, pas d’embrouille à l’horizon, seul le ciel éternellement bleu de la Californie et le plomb transformé en or du soleil qui se couche à l’horizon ». Je suis poète !

Sarah Dirren : Oui, Oui.

Pause musicale : Hideaway par David Sanborn.

Michèle Durand-Vallade : Vous n’étiez pas née, Sarah Dirren, ne vous moquez pas.

Sarah Dirren : Mais si, bien sûr, j’ai acheté tous les disques de David Sanborn.

Michèle Durand-Vallade : Voilà ! C’est toute une époque, David Sanborn, Hideaway, un album qui était sorti en 1987, il est assez tardif celui-là. Vous n’étiez décidément pas née.
Bernard Benhamou, je rappelle que vous êtes secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, ce qui est déjà un titre en soi, et enseignant sur la gouvernance de l’Internet à l’Université Paris 1. Voilà, tout un vocabulaire qu’il va falloir apprendre.

Sarah Dirren : Oui, et surtout un fervent défenseur de la neutralité du Net. C’est ça ?

Bernard Benhamou : Oui. Disons que c’est un combat ancien qui maintenant est devenu, je dirais, une chose intégrée dans la communauté de l’Internet : il faut que le Net soit neutre, c’est-à-dire, en clair, qu’il ne discrimine pas le type de contenu qui est distribué et que l’ensemble des utilisateurs ait accès à l’ensemble des ressources et aux mêmes ressources où qu’ils puissent se trouver, ce qui est loin d’être évident dans certains pays du monde.

Sarah Dirren : C’est un rêve !

Bernard Benhamou : Ce n’est pas un rêve, je dirais que c’est un objectif.

Sarah Dirren : Par exemple, dans la campagne d’Hillary Clinton, elle veut de l’Internet haut débit pour tous, pour tous les Américains.

Bernard Benhamou : Tous les pays développés ont cet objectif. Simplement les Américains ont de particulier qu’ils ont laissé se développer, justement, un monopole local sur la diffusion d’Internet au travers des câblo-opérateurs, ce qui est un peu différent pour nous Européens, enfin la situation est un peu plus contrastée en Europe qu’aux États-Unis, et ils ont des prix. Pour vous donner une idée, lors de la première campagne d’Obama, Obama citait en exemple Free, l’opérateur de Télécoms français, en disant « regardez à quoi vous auriez droit avec Free si vous étiez Français, avec ce qu’on appelle l’offre quadruple play, c’est-à-dire la télé, l’Internet, etc. » Et il s’est trouvé, effectivement, que nous avons eu historiquement un paysage télécoms plus concurrentiel que ne l’était le paysage américain. C’est donc normal que les politiques essayent de rattraper la chose parce que ça a effectivement posé problème en termes de diffusion, en particulier pour les zones non urbaines, en tout cas les plus éloignées.

Sarah Dirren : Et pour comprendre, Bernard Benhamou, où se trouvent les contre-pouvoirs, il faut peut-être, face à ces grands géants d’Internet, comprendre comment fonctionne Internet. Qui décide quelle est son architecture ? Qui décide des protocoles et des standards d’Internet ?

Bernard Benhamou : C’est une vraie question et je dirais que c’est peut-être la plus importante de toutes. Pour avoir participé aux négociations aux Nations-Unies sur ces questions depuis une bonne quinzaine d’années maintenant, la question c’est qu’on a laissé les États-Unis, au départ, créer les normes et les standards de l’Internet, ce qui était normal puisqu’il a été créé au départ chez eux avec des technologies qui, et nos amis Britanniques l’ont reconnu récemment, avaient été inspirées par un Français, monsieur Louis Pouzin [8], le très remarquable Louis Pouzin. Disons que, globalement, l’Internet s’est développé d’abord là-bas.
Lorsqu’il s’est internationalisé, à un moment donné l’ensemble des États aurait dû se préoccuper du devenir des technologies.
Vous me demandiez : où sont-elles élaborées ? Elles sont d’abord géographiquement élaborées aux États-Unis et elles sont beaucoup élaborées dans des enceintes qui ont été créées par les États-Unis, c’est le cas, par exemple, de l’IETF [Internet Engineering Task Force] [9] pour tout ce qui est des ingénieurs réseau, c’est le cas de beaucoup d’autres organismes américains comme le NIST [National Institute of Standards and Technology] [10] qui est l’organisme fédéral sur les technologies et les standards.

Sarah Dirren : Et l’ICANN ?

Bernard Benhamou : L’ICANN c’est un peu particulier. L’ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers] [11], pour y avoir travaillé aussi et avoir beaucoup contesté son mode de fonctionnement, a été créée comme association de droit californien qui, effectivement par la suite, a voulu évoluer pour s’autonomiser à la demande même de l’administration Clinton, je parle de la première administration Clinton.

Sarah Dirren : L’ICANN qui gère tous les noms de domaine.

Bernard Benhamou : Excusez-moi, effectivement j’aurais dû préciser. L’ICANN, puisqu’on parlait de Yalta tout à l’heure, c’est l’organisme qui assure la cartographie générale de l’Internet, c’est-à-dire celui qui dit que telle société ou telle organisation gère le .com, le .us, le .fr, le .de, le .ch, etc.

Sarah Dirren : Le .vin ?

Bernard Benhamou : Le .vin, exactement, toutes les extensions nouvelles qui ont été créées depuis quelques années, ce qu’on appelle les extensions génériques et qui ont été, pour beaucoup, l’objet d’un énorme apport financier des sociétés du monde entier à l’ICANN, qui est parfois un peu controversée puisqu’on pense que l’ICANN, pour certains dont je suis, est en voie de « fifaisation » ; je ne sais pas si le terme parlera forcément.

Sarah Dirren : La FIFA [Fédération internationale de football].

Bernard Benhamou : Oui, exactement.

Sarah Dirren : Oui ça nous parle !

Bernard Benhamou : Un peu comme le CIO a souvent été décrié, le Comité international olympique, ou la FIFA avec les affaires et les scandales que l’on sait. Par définition, le risque d’une organisation internationale c’est aussi d’évoluer de cette manière et de devenir un monstre auto-entretenu. Donc c’est vrai que l’ICANN a ce risque puisqu’elle a acquis, effectivement, un statut financier qui est quasiment inédit dans l’histoire des technologies.
Donc oui, je dirais qu’il y a des organismes qui ont évolué, mais ce que l’on peut dire aujourd’hui et ce qu’a démontré véritablement l’affaire Snowden, c’est que nous sommes fragiles, nous Européens, parce que nous ne participons pas assez, voire parfois pas du tout, à l’élaboration des normes que nous utilisons quotidiennement pour protéger notre vie privée, pour protéger les échanges commerciaux ou la confidentialité des données pour les entreprises, au point même, comme on l’a vu, qu’un groupe comme Airbus, le très important groupe Airbus, a été obligé de porter plainte contre la NSA pour espionnage. Vous voyez, on va très loin aujourd’hui, il donc est important de recentrer notre activité, ce que disent très bien nos voisins allemands. Par exemple Sigmar Gabriel, le vice-chancelier en charge justement de l’économie, disait : « Il faut que nous soyons là où s’élaborent les normes et standards des technologies de demain ». Et pour nous tous, Européens, c’est une réflexion que nous devons avoir et ne pas considérer que les données, puisqu’on en parlait tout à l’heure, et les standards doivent être élaborés ailleurs, parce que là, pour le coup, ce serait se départir de l’essentiel de nos instruments de souveraineté pour les temps qui viennent.

Sarah Dirren : Parce que nous sommes consommateurs et non pas producteurs de données et de standards.

Bernard Benhamou : Nous sommes consommateurs et producteurs de données et le problème est que globalement elles sont traitées avec des instruments qui sont extra-européens pour l’essentiel.
Nous avons des sociétés européennes, très nombreuses, mais, dans les sociétés clefs que nous citions, nous n’avons pas de sociétés qui puissent faire pièce, qui puissent être de taille égale avec les GAFAM ou les NATU. Nous avons donc là un besoin impératif de susciter, d’aider et d’accompagner la création et le développement. En France, par exemple, vous avez certainement entendu de BlaBlaCar pour le covoiturage, qui est devenue une société internationale, mais parmi l’écosystème français, c’est pratiquement une exception. Il y a eux, il y a OVH [12] pour ce qui est des hébergements et des datacenters, mais globalement, il nous faut effectivement accompagner les grands secteurs de l’industrie qui vont être révolutionnés. On parlait de la santé, l’énergie, les transports, la maîtrise de l’environnement, tout cela va générer potentiellement de nouveaux géants et nous devons impérativement aider à ce qu’ils soient créés de ce côté-ci de l’Atlantique.

Sarah Dirren : Vous êtes confiant ?

Bernard Benhamou : Confiant non, mais résolu, militant. Je ne suis pas un observateur, je suis acteur, formateur, donc par définition le but c’est de convaincre le politique qu’il ne pourra pas, là encore, faire l’économie d’une stratégie industrielle, d’une politique industrielle à l’échelle du continent, ce qu’il n’a pas fait. L’Europe a été, là-dessus, d’un grave aveuglement. Regardez comment Nokia, qui était le géant mondial des téléphones, a été désintégré en cinq ans suite à la sortie de l’iPhone parce que, justement, il ne se remettait pas en cause et parce que, globalement, on ne voyait pas à quel point le paysage industriel était sur le point de changer.
Je dirais qu’il nous faut de nouveau convaincre, cette fois-ci dans les nouveaux secteurs, je vous le disais, la santé, l’énergie, le transport, parce que c’est là que sont les nouveaux combats. Il ne faut donc pas s’arc-bouter sur les combats d’arrière-garde, essayer de refaire un Google ou essayer de refaire un Apple, ce que personne ne pourrait faire. Ce qu’il faut c’est essayer de susciter le développement d’entreprises de taille internationale, de taille mondiale, autour de ces enjeux. Je dirais que pour l’environnement, par exemple, l’Europe qui a été motrice sur ces questions depuis très longtemps et qui a été à l’origine, effectivement, des interrogations sur l’émission carbone, sur la limitation effectivement des émissions, devrait, j’emploie bien le conditionnel, devrait être à l’origine de ces nouveaux géants.

Sarah Dirren : Devrait-on aussi envisager une gouvernance d’Internet déléguée aux Nations-Unies ?

Bernard Benhamou : Ça a été l’objet de longs débats. Je ne suis pas favorable, pour tout dire, à une reprise en main par les Nations-Unies, parce que, malheureusement, il faut avoir en tête que les Nations-Unies fonctionnent sur le régime de un pays, un vote. Or, dans ce régime, l’essentiel des pays qui votent ne sont pas démocratiques. Donc si c’est pour donner les clefs, comme ça a failli être le cas dans certaines réunions internationales de l’ONU, à des pays non-démocratiques sur le futur de l’Internet, ce serait une catastrophe. Je n’ai pas envie que l’Internet du monde soit un internet chinois, pour être tout à fait transparent.

Sarah Dirren : C’est clair, oui.
Bernard Benhamou, on parle d’institutions, d’ONU, etc., on peut aussi compter, peut-être, sur les utilisateurs tout à fait individuels. Il y a des gens qui réfléchissent dans ce sens-là, qui sont plutôt des personnes pessimistes, je pense évidemment à Bernard Stiegler [13].

Bernard Benhamou : Que je connais bien, qui fait partie de notre conseil scientifique.

Sarah Dirren : J’imagine et c’est très souhaitable, mais qui, en même temps, ne veut pas du tout tourner la clef, ça va de soi, mais veut imaginer une autre manière d’utiliser Internet, une manière infiniment plus participative, par exemple.

Bernard Benhamou : Absolument, mais Bernard Stiegler n’est pas un technophobe comme certains le pensent.

Sarah Dirren : Pas du tout, absolument pas !

Bernard Benhamou : Exactement. C’est un véritable connaisseur, qui a très longuement travaillé au Centre Georges Pompidou sur les questions de technologie et de création. C’est un expert de ces questions depuis très longtemps, dont nous respectons les avis et les opinions, même s’il a bousculé en parlant des barbares, parfois, qui venaient modifier le champ de notre vie sociale, politique et économique surtout. Je dirais une chose que l’on oublie souvent, puisqu’on fait parfois la comparaison entre l’environnement et les technologies, c’est que les technologies sont une création de l’homme et que, par définition, elles sont ce que nous en faisons. Il n’y a pas de déterminisme technologique, il n’y a pas de sens de l’histoire qui serait dicté par les technologies, aucunement. Nous pouvons aussi bien faire des technologies de libération que des technologies d’oppression, des technologies d’émancipation que des technologies d’asservissement, donc, par définition, c’est ce que nous en ferons.
Je vous suis totalement quand vous dites « ça dépend aussi des citoyens », alors des citoyens via leurs représentants aussi, c’est-à-dire via leurs décisions politiques, comme on a pu le voir en Islande où le Parti pirate, par exemple, a fait récemment un score honorable lors des dernières élections même s’il n’a pas été élu. Par définition, je dirais que l’intégration de ces questions dans le champ du politique est une chose absolument nécessaire. Pas simplement d’un point de vue comptable en disant « il faut de la fiscalité, etc. », non !, mais bien de où devons-nous aller ? Quelle est notre vision de la société numérique à 10 ans, à 20 ans qui sait, peut-être même à 50 ans, même si c’est un peu compliqué de le définir aujourd’hui, mais au moins où est-ce que nous voulons aller ?
Et c’est en fonction de ça qu’on intégrera, je dirais, des évolutions nécessaires dans les technologies sur, par exemple, la protection de la vie privée, comme, on en a beaucoup parlé en Europe il y a quelques années, le fait d’intégrer une possibilité de déconnexion des objets connectés, ces objets qui seront présents dans notre environnement par milliards d’ici quelques années et il faudra, par exemple, établir un nouveau droit. On parle de droit au silence des puces. Le droit à pouvoir être effectivement certain que les objets ne parlent pas de vous contre votre volonté.
Il y a globalement une réflexion de fond sur le mode de société, parce que, pour dire les choses de façon un peu imagée, nous pouvons aboutir à Minority Report très facilement, Minority Report, le film de Spielberg, qui montrait une surveillance totale, absolue, quasiment un régime totalitaire, ou Gattaca, le très remarquable film sur un avenir dicté par la génétique. Ce sont typiquement des possibilités techniques franches, possibles. Nous devons éviter cela.

Sarah Dirren : Pour éviter cela, Bernard Benhamou, ou va-t-on ? Vers de l’open source, vers une transparence du code ?

Michèle Durand-Vallade : Vers un apprentissage réel, apprendre à lire, ne serait-ce que cela ?

Bernard Benhamou : Ne nous trompons pas. Je suis totalement d’accord qu’il faut que le code soit de plus en plus transparent. Ça fera même l’objet, effectivement, de réunions internationales à Paris bientôt. Par définition, l’ouverture des données publiques et l’ouverture du code informatique sont des instruments de la démocratie numérique moderne. Ne pas croire, pour autant, que tout un chacun pourra aller farfouiller dans des millions de lignes de code pour les comprendre. Non ! On l’a vu par exemple en France sur l’algorithme, vous citiez le terme d’algorithme tout à l’heure, l’algorithme qui gère les inscriptions post-bac. C’est un service du ministère de l’Éducation qui gère effectivement les demandes pour les différentes universités, les différentes écoles et qui après, effectivement, répond aux préconisations des élèves. Par définition, à un moment donné, les citoyens ont demandé et obtenu la transmission de l’algorithme tout entier et du code de l’application qui permet cette affectation des futurs étudiants, parce que c’est un impératif démocratique.
Je pense qu’à l’avenir de plus en plus de transparence sera nécessaire. Regardez ce qui s’est passé aux États-Unis.

Sarah Dirren : Un petit instant. C’est intéressant cette histoire, parce que, effectivement, les lycéens ont reçu du ministère de l’Éducation une vingtaine de pages, pas de charabia mais de code, code qui est en ce moment décrypté.

Bernard Benhamou : Plus que 20 ; je crois que c’était une centaine. Effectivement c’est assez gros.

Sarah Dirren : C’est assez gros et c’est décrypté par de l’open source ; c’est décrypté en réseau, aujourd’hui.

Bernard Benhamou : Oui. C’est-à-dire que les experts informatiques se sont saisis de ce logiciel, n’ont pas été contents parce qu’ils n’avaient pas tous les éléments de documentation du code source en question, je ne veux pas être technique. En tout cas globalement, c’est un pas qui est quand même fondateur. C’est-à-dire qu’à un moment donné face pas simplement à la donnée publique, puisqu’on parle beaucoup des données publiques, des données détenues par les administrations, c’est l’informatique publique qui doit être, là, transparente pour les citoyens.
Donc c’est vrai que de plus en plus il y a une demande pas simplement d’ailleurs pour l’État, pour les entreprises, de devenir transparentes. Quand Facebook met dans les profondeurs de son classement les informations concernant Donald Trump pour mettre en avant les informations concernant Hillary Clinton, il modifie son algorithme de façon totalement occulte, de façon cachée, et il influence effectivement le milliard et demi d’utilisateurs. Donc par définition, à un moment donné la transparence par rapport à ces questions sera une exigence démocratique évidente. Et on en est très loin, parce que ces sociétés n’ont pas du tout envie de devenir transparentes. Par exemple, les mécanismes de classement de Google dans son algorithme de recherche sont des choses ultra-secrètes. Mais à un moment donné, je pense que nous ne pourrons pas nous abstenir de demander des comptes y compris aux GAFAM et aux NATU de tout bord.

Michèle Durand-Vallade : Exigence démocratique pour autant que ces GAFA, NATU et autres ne soient pas la loi !

Bernard Benhamou : De fait nous n’en sommes pas encore au fait qu’ils puissent.

Michèle Durand-Vallade : Pas encore !

Bernard Benhamou : Pas encore. Mais je dirais que la privatisation de pans entiers de la souveraineté c’est effectivement un des risques pour les temps à venir, ce qu’on appelait, dans le jargon technocratique d’il y a quelques années, le démembrement de l’État. Je pense qu’il y a effectivement un risque et il y a un risque d’autant plus grand que les États se reposent de plus en plus sur leurs infrastructures techniques et donc, à un moment donné, ils deviennent effectivement une fonction marginale de la décision. Que l’ensemble de la décision soit prise par des algorithmes, donc dirigée par des sociétés de cette nature, c’est un vrai risque. C’est pour cela qu’il faut en parler. C’est pour cela que notre entretien, je l’espère en tout cas, a aussi pour but, justement, de faire remonter ces questions parce que c’est vrai que pour l’instant ce sont des débats d’experts. Il faut que ça devienne, pourquoi pas effectivement en France et en Europe, un débat politique.

Michèle Durand-Vallade : Un débat public. Un vrai débat public.

Sarah Dirren : Et citoyen.
Bernard Benhamou, très rapidement, mardi prochain, Hillary ou Trump, qu’est-ce que ça va changer pour la Silicon Valley, pour les GAFA et les NATU ?

Bernard Benhamou : Énormément de choses.

Sarah Dirren : Ah oui ?

Michèle Durand-Vallade : Flûte, on pensait que vous diriez non !

Bernard Benhamou : Parce que la Silicon Valley repose sur l’utilisation optimale des talents. Je dirais que le message envoyé par Trump sur la glaciation des mouvements des personnes et du blocage d’une certaine forme d’immigration, est un message très inquiétant envoyé à la Silicon Valley qui n’existe que parce qu’elle est capable d’attirer vers elle les talents du monde entier.

Michèle Durand-Vallade : Du monde entier.

Bernard Benhamou : Et voilà ! Si effectivement Trump, qui fait déjà peur à Wall Street, donc le côté Est des États-Unis, fait aussi peur à la Silicon Valley de l’autre côté – je vous le disais, il n’y a qu’un seul patron de la Silicon Valley qui s’est déclaré pour lui, officiellement – par définition, je dirais que là-dessus le résultat de l’élection pourrait être sensible.

Michèle Durand-Vallade : Merci infiniment, Bernard Benhamou. On continuerait très volontiers cette conversation avec vous parce que c’est absolument passionnant et d’extrême urgence.

Bernard Benhamou : Merci à vous.

Michèle Durand-Vallade : Finalement, bien plus urgent qu’on ne le croit. Mais on aura probablement l’occasion de vous retrouver une fois ou l’autre.
Je rappelle que vous êtes secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, enseignant sur la gouvernance de l’Internet à l’université Paris 1. Y a-t-il un ouvrage que vous auriez signé ou cosigné et que vous nous recommanderiez pour introduire, pour s’introduire à ces questions ?

Bernard Benhamou : Il y a beaucoup de choses. Parmi les recommandations que je fais souvent, le sociologue Manuel Castels a écrit une trilogie remarquable qui s’appelle L’ère des réseaux et aussi, malheureusement non traduit pour l’essentiel de ses travaux, un très grand juriste américain qui s’appelle Lawrence Lessig [14], qui a été effectivement à l’origine quasiment des premières théories générales du droit des réseaux et de la régulation des réseaux et qui est passionnant.

Sarah Dirren : Et citons le dernier livre d’Eric Sadin, La silicolonisation du monde.

Bernard Benhamou : Absolument.

Michèle Durand-Vallade : Merci Bernard Benhamou. Passez une très belle journée.