Smartphones : éloge de la réparation

Sans que ce soit discuté, sans qu’on nous ait demandé notre avis, toute une série d’activités très quotidiennes sont devenues presque impossibles sans smartphone. Le mouvement était lancé avant le Covid, mais, nécessité faisant loi, il s’est accéléré.

Xavier de La Porte : Il est arrivé à une dame que je connais une histoire qui pourrait tenir lieu de parabole. Cette dame a 90 ans, elle est tout à fait autonome, très active, mais bon, elle porte malgré tout son âge. Elle n’a pas complètement raté le tournant technologique : elle a un smartphone, un ordinateur sur lequel elle regarde pas mal de choses, et notamment des vidéos de concert sur YouTube, parce qu’elle aime la musique classique et particulièrement Debussy.

Mais sa passion, ce sont les musées. Elle y va souvent. Enfin, elle y allait souvent avant la pandémie parce que, comme beaucoup de vieilles personnes, elle a cessé de s’y rendre pendant de longs mois. Il faut dire qu’elle a attrapé le Covid pendant une des vagues, qu’elle a été très mal et ça l’a échaudé. Donc elle a arrêté de faire la maligne, elle est restée chez elle. Quand elle a eu reçu toutes ses doses de vaccin, que l’épidémie s’est calmée, elle a voulu retourner dans un des musées qu’elle préfère et quand elle est arrivée, elle a voulu acheter un billet à la caisse, comme elle l’avait toujours fait. On lui a dit : « Madame, avez-vous réservé par Internet ? » Non, elle n’avait pas réservé. Alors on lui a dit : « Vous pouvez le faire là, depuis votre smartphone ». On lui a donné le site, mais on n’avait pas le temps de lui montrer comment faire. Elle a essayé, elle était un peu stressée, un peu agacée aussi, ce n’est pas facile de manipuler un smartphone avec ses vieux doigts, et puis elle ne voit pas très bien l’écran, donc elle a renoncé. Elle est rentrée chez elle. Et depuis elle va beaucoup moins au musée.

Cette histoire, c’est le résumé de ce qui nous est arrivé ces deux dernières années : soudainement, sans que ce soit discuté, sans qu’on nous ait demandé notre avis, toute une série d’activités très quotidiennes est devenue presque impossible sans smartphone. Bon !, le mouvement était lancé avant le Covid mais, nécessité faisant loi, il s’est accéléré au point que certaines relations administratives, l’achat de certains biens, la fréquentation de certains lieux suppose qu’on soit équipé d’un smartphone et qu’on sache l’utiliser.

Moi, pour des raisons assez évidentes, ça me rend dingue ! Pas parce que je déteste les smartphones, mais parce que ça laisse de côté plein de gens pour lesquels c’est compliqué, que ces gens ne soient pas équipés, ou rétifs, ou vieux. Et même pour des gens qui sont équipés, qui ne sont pas technophobes et dans la fleur de l’âge, ça crée plein de situations stressantes. Tout à coup, pour un acte naguère banal, on dépend d’un objet technique, de notre aptitude à le manipuler, de son bon fonctionnement ou du chargement d’une batterie. Que cette dépendance logistique vienne s’ajouter aux relations compliquées qu’on avait déjà avec cet outil, ça me rend encore plus dingue ! En fait, pour le dire vite, j’ai l’impression d’être coincé dans une relation que je me suis d’abord imposée moi-même et que maintenant on m’impose, une relation que je n’ai jamais eue, jusque-là, avec aucun objet technique. J’ai l’impression qu’à part le choix du modèle et quelques petites décisions éthiques et personnelles, je n’ai presque plus de marge de manœuvre. Ma vie sera avec smartphone. Ma vie sera rythmée par les mises à jour, par l’angoisse de devoir changer mon téléphone quand il commence à flancher, par l’agacement contre l’appli de la SNCF, par la mauvaise conscience de participer à la surconsommation énergétique avec mon truc qu’il faut sans cesse renouveler, etc.

Donc, la question que je me pose, c’est : est-ce que c’est une fatalité, est-ce qu’il était possible que ça se passe autrement ? Mais surtout, est-ce que dans l’avenir ça pourrait se passer autrement ?

Quand j’ai su que je croiserai Nicolas Nova [1], je me suis dit que c’était un signe. Avec Nicolas, on se connaît depuis longtemps. Depuis des années, il travaille à Genève, aux confins de la sociologie et l’anthropologie, sur nos pratiques numériques. Par exemple, il y a dix ans pile, il avait écrit un très beau livre intitulé Curious Rituals, dans lequel il décrivait la manière dont on incorpore nos outils, c’est-à-dire comment on tient notre téléphone dans la main, comme on le caresse, la manière dont on marche quand on est en conversation, etc. C’était très simple et très parlant.

J’ai suivi les travaux qu’il a menés depuis sur le smartphone, sur le coût écologique de cet outil et puis sur les boutiques de réparation. Mais ça fait longtemps qu’on n’a pas vraiment discuté. Alors là, il me semble que c’est le moment où j’ai besoin de quelqu’un comme lui pour m’éclairer sur ce qui se joue avec l’imposition du smartphone dans tous les aspects de nos vies. J’ai commencé par une question à la fois simple et difficilement soluble.

Partant du constat qu’aujourd’hui, dans un pays comme la France, les trois quarts des plus de 15 ans sont équipés d’un smartphone, qu’ils y passent en moyenne cinq heures par jour, qu’il suffit de prendre n’importe quel transport en commun — le métro à Paris, un car au fin fond de la cambrousse ou le train partout en France — pour constater que tout le monde est rivé sur son téléphone pour se livrer à des activités aussi diverses que discuter, écouter de la musique, regarder une série, consulter son compte en banque, lire le journal, trier des photos de vacances, prendre rendez-vous chez le médecin et j’en passe.
Partant donc de ce constat, je lui demande si c’était prévisible quand le smartphone est apparu. Bref, si ce qu’il est devenu dans nos vies était en germe dans l’objet quand il est né, au milieu des années 2000.

Nicolas Nova : Est-ce que tout ça est prédéterminé dans l’objet ? Il faut aller regarder les brevets, les propos des gens qui les ont conçus et quand on regarde particulièrement le cas de l’iPhone — c’est quand même l’objet qui a lancé le smartphone — il y a effectivement cette idée, ce que dit à un moment Steve Jobs : « C’est l’objet magique qui va transformer notre relation au quotidien, une interface facile à utiliser ».

Steve Jobs, voix off : An iPod, a phone and an internet communicator and now the iPhone. It works like magic !

Nicolas Nova : Et là, quand on écoute ce genre de choses, on se dit que les personnes qui ont conçu cet objet, ce n’est pas une conspiration de gens qui veulent nous transformer, c’est plutôt une espèce d’idéologie de l’utilitarisme, de l’instrument qui va nous servir dans toutes sortes d’activités, toutes sortes de tâches du quotidien. Autour de 2006/2007, c’était un pari, c’était une hypothèse. Mais en fait, aujourd’hui, on voit que c’est quand même une réalité dans les pratiques.

Xavier de La Porte : Intéressant ! Nous ne sommes pas les victimes d’une conspiration, OK, mais plutôt d’une idéologie qui s’est, en quelque sorte, accomplie avec le smartphone, dans le smartphone. Nicolas appelle cette idéologie utilitariste. Je ne sais pas si les spécialistes de ce courant philosophique seraient d’accord avec lui, mais si on s’en réfère à la maxime bien connue de Jeremy Bentham [2], le philosophe anglais du 18e qui a été un des promoteurs de cette idéologie, l’utilitarisme c’est, dit-il, la maximisation du bien-être. C’est vrai, il y a peut-être de ça dans le smartphone : créer l’outil qui maximise le bien-être.
Donc, au départ, il y aurait une quête : la recherche de l’objet ultime. Je crois que c’est Steve Jobs, encore lui, qui a utilisé cette expression quand il a présenté le premier iPhone : objet ultime. Et peut-être qu’il l’est devenu, au fil des années, ultime. Mais est-ce que ça signifierait pour autant qu’il est inédit ? Qu’il n’y ait jamais eu d’objets rassemblant autant de fonctions ? Je demande à Nicolas si c’est le cas.

Nicolas Nova : Il y a toutes sortes d’objets qui, dans l’histoire de l’humanité, ont plusieurs rôles. Ça va de certaines pierres qui servent à couper et à faire du feu, mais, ce qui est inédit, c’est la quantité de fonctions, de tâches complexes qu’il y a dans cet objet. On pourrait dire que l’ordinateur était déjà, quand même, quelque chose d’assez touffu, mais là, il est, en fait, tout le temps dans la main, pour toutes sortes de raisons qui interagissent les unes avec les autres. C’est-à-dire, j’utilise telle app’ pour prendre une photo, mais pour envoyer ensuite sur Twitter ou à quelqu’un d’autre par SMS, et puis je l’utilise pour des souvenirs de vacances, ça c’est vraiment nouveau. Cette espèce d’interaction des fonctions entre elles en fait une espèce de passage obligé du quotidien aujourd’hui.

Xavier de La Porte : C’est l’évidence, ce que dit Nicolas, mais je ne me l’étais jamais formulé comme ça. Ce qui fait la force du smartphone, c’est pas seulement l’accumulation des fonctions, mais la manière dont elles interagissent entre elles. D’ailleurs, ce qu’il dit sur la photo est hyper-convaincant. Il faudrait, évidemment, ajouter les interfaces ; l’écran tactile a été beaucoup et très souvent mentionné. Mais bon, il faut dire qu’il profite aussi de 20 ans pendant lesquels les ordinateurs nous ont appris à cliquer sur des icônes, sauf que le smartphone ajoute le toucher, ce qui rend le contact plus direct, plus sensible. Et puis, évidemment, il faudrait parler aussi des applications qui permettent de contourner le côté touffu de la navigation web pour aller directement au but. Bref !, tout ça, ce sont les conditions qui permettent de créer cet objet dont Nicolas dit qu’il est vraisemblablement inédit dans l’histoire de l’humanité.

Mais ça soulève une autre interrogation : est-ce que le fait que cet objet soit inédit induit que notre rapport à lui est aussi un rapport inédit ? Est-ce que le rapport qu’on a au smartphone est comparable à celui qu’on entretenait avec d’autres objets techniques comme la voiture ou le téléphone ?

Nicolas Nova : Il n’y a pas d’équivalent. Cette espèce de nouveauté dans la relation à l’objet est fascinante et terrifiante parce qu’on a l’impression, comme le disent les utilisateurs et utilisatrices, d’être dépendant de cet objet, d’induire, en fait, une espèce de relation de médiation avec le monde qui prend de l’ampleur et qui amène aussi à des formes de rejet.

Xavier de La Porte : Donc à objets inédits, rapport inédit. Et ce rapport, si j’en crois Nicolas, serait caractérisé par un mélange de dépendance et de rejet. Bon !, en vrai, il faudrait remonter très finement toute l’histoire des objets techniques et de leur insertion dans nos vies pour déterminer si ce rapport est totalement inédit. Mais j’ai l’impression, comme ça, que Nicolas ne se trompe pas vraiment. Pour autant que je sache, il y a eu plein de discussions autour de la voiture ou même du téléphone, mais la dépense n’était pas du même ordre, donc le rejet non plus n’était pas du même ordre. On peut adorer sa bagnole, en avoir besoin pour plein de choses : le soir, quand on va se coucher, on la laisse, on ne l’a pas dans la main quand on est au lit, on ne l’emmène pas aux chiottes ! On pouvait être énervé par son môme qui occupait la ligne de téléphone pendant une heure chaque soir pour discuter avec un copain, mais ça ne ressemblait pas à ce qu’on peut ressentir à voir ce même môme aujourd’hui continuellement avec son smartphone dans la main, comme si c’était une sorte de pacemaker externe, comme si le lâcher allait entraîner sa mort immédiate. Je dis ça pour le môme, mais c’est évidemment valable pour nous aussi.
Donc, rapport inédit d’accord, mais pourquoi a-t-on l’impression qu’on n’en sortira jamais ? Est-ce qu’il faut en remettre la faute sur les gens qui ont créé cet outil merveilleux et diabolique ? Et diabolique parce que merveilleux ?

Nicolas Nova : Les économistes parlent de dépendance du sentier. C’est l’idée, en fait, qu’on est sur un sentier qui a été établi, soit volontairement en marchant dessus, soit en définissant des bornes, en définissant une signalétique et, une fois qu’on est sur le sentier, on a l’impression qu’on ne peut plus en sortir. C’est donc une forme de déterminisme mou parce que ce n’est pas la technique elle-même. Il y a des possibilités techniques découvertes par des humains qui se disent « on va pouvoir faire de cette manière-là, parce que c’est pratique » et on a l’impression de ne pas en sortir. Un exemple qui n’est pas le smartphone, le clavier de l’ordinateur, qui a été repris des machines à écrire — clavier azerty en français, qwerty en anglais —, on a l’impression que ce truc est un déterminisme. Un choix a été fait à un moment donné par rapport à certains types de langue pour pouvoir taper pas trop rapidement pour que les baguettes ne s’emmêlent pas, c’est la même chose : c’est une possibilité technique et un choix humain d’utiliser un système et on a l’impression qu’on ne peut plus en sortir.

Xavier de La Porte : Ne jamais oublier que les usages ne sont pas seulement le déploiement de fonctionnalités techniques, mais des choix, des normes qui sont décidées par nous autres, les humains et ces normes sont édictées parce qu’elles sont en accord avec une société. Pour le dire autrement — et c’est Nicolas qui l’explique très bien dans un de ses livres —, il y a une coévolution de la technique et la société. Si je le dis un peu grossièrement, ce n’est pas le smartphone qui a créé une société individualiste, mais il y a eu une rencontre entre une société qui s’individualise et un outil qui permet de le faire, un outil qui va progressivement se configurer en fonction de cette individualisation croissante, pour des raisons commerciales, pour plaire, etc., et qui va, en retour, participer à accentuer l’individualisation, donc c’est une boucle.
C’est d’ailleurs hyper-flagrant avec ce qui s’est passé autour du Covid et de la pandémie. La numérisation de toute une partie de notre vie a répondu à une demande sociale et politique ; d’ailleurs beaucoup d’outils existaient déjà avant, à commencer par la visioconférence, ils ont juste été généralisés à cette occasion. La société a réalisé là une possibilité offerte par la technique.

Pour autant, ça ne va pas de soi. J’y reviens parce que c’est central, à mon avis. Tout à l’heure, on a rapidement évoqué ce rapport inédit, fait de dépendance et de rejet, mais j’aimerais que Nicolas précise un peu. Il a mené pendant des années des enquêtes à Genève, à Tokyo, à Los Angeles et ailleurs. Il a regardé des gens utiliser leur smartphone, il les a interrogés. Comment caractériserait-il globalement notre rapport au smartphone ?

Nicolas Nova : Ce qui ressort tout le temps, c’est une ambivalence et une réflexivité de la part des utilisateurs et utilisatrices, dans toutes classes sociales, toutes nationalités, toutes classes d’âge, même chez des gens plus jeunes et là, je ne saurais pas forcément expliquer. L’hypothèse est peut-être de dire que c’est tellement présent que les utilisateurs et les utilisatrices construisent, en fait, cette relation critique, mais c’est assez fascinant en fait.

Xavier de La Porte : Ce rapport inédit que nous entretenons avec notre smartphone, fait de dépendance et de rejet, crée une réflexivité, c’est-à-dire que tout le monde réfléchit à l’usage de son smartphone. Il est tellement présent dans nos vies qu’on est obligé d’y réfléchir et, ce qui est très intéressant, c’est que Nicolas l’a relevé partout où il a enquêté. C’est très important, parce qu’il y a plein d’objets techniques auxquels on réfléchit assez peu, parce qu’ils sont peu présents dans nos vies ou, en tout cas, pas aussi intimement, alors même qu’ils sont carrément problématiques. Par exemple les caméras de surveillance : le fait qu’elles soient si peu visibles, qu’elles nous gênent si peu dans notre quotidien, eh bien ça nous empêche presque d’y réfléchir.

On en arrive donc à un moment bizarre du raisonnement où on peut considérer que l’omniprésence du smartphone, la diversité de ses usages sont peut-être une bonne chose dans la mesure où elles nécessitent qu’on pense. D’accord, on pense le smartphone, mais est-ce que ça produit des effets ? Ça, c’est une autre question.

Nicolas Nova : Là où il y a, après, des nuances, c’est, en fait, la capacité de faire quelque chose de cette réflexivité et là on voit que ça n’est pas uniformément répartie dans la population. C’est souvent une question de classe sociale, d’éducation soit de la part des parents, soit de faire des études. Ça montre donc que la réflexivité ne suffit pas ; changer ses usages pour faire attention à certaines limites n’est pas donné à tout le monde.

Xavier de La Porte : Et bim !, un peu de Marx ça ne fait jamais de mal. Les copains, vous aurez beau faire, la classe sociale et le niveau d’éducation sont toujours des critères discriminants. Donc, tout le monde réfléchit, mais pas grand monde n’agit.
Néanmoins, là, j’ai une opposition. Quand il explique ça, Nicolas fait comme s’il était encore possible de se passer du téléphone, de le laisser chez soi pour aller faire des courses, de l’oublier quand on prend le train ou je ne sais pas quoi. Or, c’est ça qu’il n’est plus possible de faire aujourd’hui. C’est ça qui a changé depuis quelques années. C’est ça notre situation aujourd’hui.

Nicolas Nova : La question de construire un rapport peut-être plus sain et équilibré aux objets techniques, elle est encore présente, mais ça ne veut pas dire être complètement technophobe. D’ailleurs, quand le président français parlait de pas être comme des Amish !

Emmanuel Macron, voix off : « La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. Et j’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile, je ne crois pas au modèle amish. »

Nicolas Nova : C’est une drôle de métaphore, parce que, en fait les Amish, ne sont pas des gens anti-technologie : ils débattent collectivement, au sein de leur communauté, de ce qui est utilisable ou non. Le problème dont on discute là, c’est où est-ce qu’on débat de ça, en fait ?

Xavier de La Porte : Je suis content de l’entendre dire parce que, depuis le début qu’on discute, c’est ça, en fait, qui me trotte dans la tête, le fait que ces usages ne soient jamais collectivement discutés. Quand a-t-on discuté du fait qu’un musée ne serait quasiment plus accessible sans téléphone ? Quand a-t-on discuté collectivement du fait que je ne puisse plus rien faire avec ma banque sans mon smartphone ? Quand a-t-on discuté collectivement du fait que quand je suis un parent, parent d’un collégien, il est présupposé que je puisse télécharger Pronote [3] ? En fait, il y a là quelque chose que je ne comprends pas ! Je ne comprends pas comment des directeurs d’administration qui en ont marre, eux-mêmes, d’être pendus à leur smartphone, qui luttent avec leurs enfants ados pour qu’ils arrêtent d’être pendus à leur smartphone, peuvent, par ailleurs, penser qu’il est bon qu’un service public nécessite désormais un smartphone. Il me semble qu’il y a là une dissonance cognitive. En gros, deux messages sont contradictoires, il faut en supprimer un. Ces gens préfèrent supprimer ce qu’ils ressentent eux-mêmes, ce qu’ils vivent eux-mêmes, pour garder l’autre message qui dit que c’est la marche du monde. C’est quand même super bizarre ! Ça m’intrigue du côté des décideurs politiques ou chefs d’entreprise et je demande à Nicolas s’il a observé la même dissonance du côté des ingénieurs eux-mêmes, ceux qui fabriquent l’objet.

Nicolas Nova : Quand je fais des entretiens avec des gens dans les départements d’innovation, il y a cette idée que c’est un fait établi, il y a cet objet, on ne se pose pas de questions. Ce qui est assez fascinant, c’est que quand on parle avec ces personnes, elles vont tenir ce discours, mais si on les fait parler de leur téléphone, si on les prend non pas dans leur organisation, mais pour elles-mêmes, tout ça va ressortir.

Xavier de La Porte : Voilà !, c’est bien ce que je soupçonnais. Donc, ce n’est pas que ces gens qui fabriquent les outils n’ont pas les mêmes problèmes que nous, c’est juste qu’ils sont fatalistes et qu’ils pensent que c’est la marche du monde. J’aime assez imaginer les mecs du ministère de la Culture qui, le dimanche, pètent un câble parce que le téléphone est déchargé quand ils arrivent devant une salle de spectacle et qu’ils ne peuvent pas montrer leur billet, ou alors le cadre d’une startup qui bosse à la numérisation de la billetterie des trains et qui galère avec Ouigo [Nom du service commercial ferroviaire, NdT].

En même temps, il ne faut pas être naïf non plus : la numérisation de tout sert des intérêts économiques manifestes. C’est là où l’idéologie utilitariste à l’œuvre dans le monde de la technique rejoint les intérêts économiques. Tout ce monde a une idée assez convergente de ce que doit être la vie moderne, la bonne vie moderne. Et tout ça confine à nous faire accepter que le smartphone soit l’interface pour tout.

Se pose alors une nouvelle question : et quand ça ne marche pas ? La batterie qui se recharge mal, l’écran qui est pété au point qu’on voit plus rien, le bouton qui ne répond plus, pour quelle part ces accidents entrent-ils dans le rapport qu’on entretient avec notre smartphone ?

Nicolas Nova : Ces espèces de petits micro-drames du quotidien, qui vont d’aspects très légers à d’autres qui sont beaucoup plus problématiques, en fait sont hyper-présents. La vie de l’objet, la vie avec le smartphone, il y a là aussi une réflexivité incroyable pour se rendre compte que le téléphone, le smartphone, joue une place démesurée au quotidien, que s’il n’y a plus de batterie on ne parle plus à ses amis ou on ne peut plus se déplacer. Je mets cette réflexivité sur le plan d’une espèce de connaissance un peu spontanée, je ne veux pas dire naïve, mais amateur, en fait, de comment fonctionnent les objets techniques.

Xavier de La Porte : Si je comprends bien, on est à tel point dépendant de ces outils dans notre vie la plus quotidienne qu’on est obligé de s’intéresser un peu à comment ils marchent, surtout quand ils se mettent à mal marcher justement. Ce n’est pas faux. C’est vrai qu’on développe une sorte de petite expertise un peu chaotique. Par exemple, si on veut bien placer ses bornes relais wifi dans une maison, eh bien il faut s’intéresser un peu à la manière dont se diffusent les ondes, et ça uniquement parce qu’on veut pouvoir lire sa tablette au fond du jardin, ou aller sur Insta depuis sa chambre qui est perchée au grenier. C’est vrai qu’on se met à s’intéresser aux infrastructures télécoms parce qu’on voudrait savoir pourquoi telle antenne ne marche pas, qui est responsable du fait que dans ma rue la fibre ne soit pas arrivée, parce que mon réseau est vraiment trop lent pour bosser depuis chez moi, etc. On pourrait multiplier les exemples. C’est-à-dire que deux choses à priori négatives — dépendance et dysfonctionnements — engendrent un truc assez positif qui est l’intérêt urgent de comprendre comment ça marche. C’est intéressant !

Je fais une remarque et je la soumets à Nicolas. D’accord pour le fait qu’on se crée une petite expertise, mais en quoi est-ce que c’est différent de ce qui se passait avec d’autres technologies plus anciennes ? Prenons la voiture : des générations de gens ont acquis des compétences en mécanique parce qu’ils avaient besoin de leur bagnole et qu’elle était pourrie. Bref, ils étaient un peu obligés d’ouvrir le capot. Pourquoi est-ce que ce qui se passe avec le smartphone est un peu différent ?

Nicolas Nova : C’est aussi lié aux questions algorithmiques et ça, c’est hyper-intéressant. Je ne veux pas dire par là que les gens deviennent des experts de ces choses-là, mais ça devient un sujet de conversation de personnes qui vont débattre au repas de famille de, je ne sais pas, l’ordonnancement des photos sur Instagram, faire des hypothèses sur Siri qui ne comprend pas tel accent de tel coin, que la façon dont Spotify suggère des contenus est bête. C’est comme si l’usage amenait une forme de questionnement, on revient sur cette question de la réflexivité dont on a parlé tout à l’heure. Il y a quelque chose d’assez sain : cet objet est tellement présent qu’il ne peut pas ne pas être interrogé avec des hypothèses et des questions, et ça, ça pourrait être un peu un ferment intéressant à travailler.

Xavier de La Porte : C’est drôle, cette référence au repas de famille où on se met à débattre des algos, parce que ça me fait penser à un roman d’une écrivaine que j’aime bien, qui s’appelle Emmanuelle Pireyre [4]. Dans Féerie générale elle notait : « On laisse tomber les repas du dimanche midi. Tout le monde somnole. Les gens ne parlent plus qu’informatique, appareil, téléphonie mobile. Le paysage devient flou. On dirait qu’il y a du brouillard, en bout de table. » Elle racontait ça en 2012 ; aujourd’hui, elle dirait que les discussions sur les algos sont en train de remplacer les discussions sur l’objet lui-même. Ça, c’est peut-être un saut encore. Et encore une fois, c’est dû à notre dépendance. Quand c’est un algo qui décide des études supérieures de son gamin, eh bien on se met à s’intéresser à l’algorithmique. Quand on constate la part que prennent les réseaux sociaux dans la manière dont nous arrive l’information, eh bien on peut avoir envie de discuter de la manière dont sont constitués nos fils d’actualités sur Facebook, sur Insta ou sur Twitter. Et, même de manière plus pragmatique : n’importe quel TikTokeur de 15 ans, même s’il ne produit rien, même s’il ne fait que regarder, constate que l’algo de TikTok est diabolique dans sa capacité à savoir très exactement et très vite ce qui va lui plaire comme vidéo. Bref !, on discute tout le temps des algos.

D’ailleurs, pourquoi ces discussions n’ont-elles jamais vraiment lieu en dehors des cercles privés, quelquefois dans les journaux ou alors dans des grandes déplorations un peu réacs ? Mon hypothèse est que c’est parce qu’elles ne débouchent sur pas grand-chose et elles donnent l’impression de n’avoir aucun effet sur la marche du monde. On peut dire ce qu’on veut sur la recommandation sur Spotify ou sur la manière dont Insta construit son fil d’actualités, quoi qu’on en pense, ça ne changera rien. Je soumets cette hypothèse à Nicolas, il n’est pas tellement d’accord avec moi.

Nicolas Nova : La plupart des entreprises essaient de comprendre ce que sont ces formes d’anxiété algorithmique qui apparaissent, les idées que les gens ont de manière spontanée sur le fonctionnement des algorithmes, et elles utilisent ça comme forme d’inspiration pour produire des nouveaux services, de nouvelles idées. Je ne veux pas défendre ça non plus, mais quand tu dis que ça ne change pas, je pense que ça peut changer en renforçant aussi ces aspects-là. Là où ça ne change pas, c’est sur l’aspect : est-ce que ça pourrait servir des formes de débat d’un point de vue éducation ? Fournir des formes d’inspiration pour des régulations ? Là, effectivement, on est un peu plus pessimiste.

Xavier de La Porte : En gros, notre avis peut servir à faire évoluer les services des entreprises qui les fabriquent, des entreprises qui ont l’œil sur les comportements des usagers parce que leur modèle économique en dépend, parce qu’elles sont en concurrence les unes avec les autres. OK, là on s’intéresse à ce que vous faites, à ce que vous pensez, mais quant à inspirer des régulations ou même un débat public, eh bien non ! C’est quand même assez désespérant ce que dit Nicolas.

J’en reviens à quand ça commence à déconner, parce que cette question du moment où ça ne marche plus m’intéresse. Nicolas disait tout à l’heure que ces moments avaient deux vertus : nous faire prendre conscience de notre dépendance, mais aussi nous intéresser à comment ça marche pour essayer que ça marche mieux, évidemment. Sauf que bien souvent on ne peut rien faire. On est face à notre incompétence et à notre impuissance. Et là, qu’est-ce qui se passe ?

Nicolas Nova : On a souvent cette idée préconçue que ça va être changé parce que c’est facile, il y a un modèle économique qui nous y incite. Mais, en fait, on constate qu’il y a aussi un modèle économique qui ne nous y incite pas, parce que quand on casse son écran au bout de deux mois et qu’on n’a pas forcément les moyens de se racheter le même modèle, il va falloir faire quelque chose. Et là, il y a un répertoire de possibles : il y a ceux ou celles qui essayent de réparer par eux-mêmes ou elles-mêmes ; pas beaucoup, c’est très difficile. Et puis, il y a cette espèce de composante de la société numérique que sont les boutiques de réparation, et des boutiques de réparation pas forcément affiliées aux marques.

Xavier de La Porte : Quand Nicolas dit ça, on voit très bien de quoi il parle. Il fait référence à tous ces magasins qui sont apparus partout sans qu’on les remarque vraiment, toutes ces petites boutiques, souvent un peu bordéliques, qui font plusieurs choses en même temps. Chez moi elles font café internet, elles font cabine téléphonique pour l’étranger, photocopies, point de livraison et réparation de téléphone. Parfois, elles sont un peu plus spécialisées et elles sont apparues partout, plus seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les petits bourgs. Nicolas est une des rares personnes à s’être intéressé académiquement à ces boutiques, à aller voir ce qui s’y passe, et j’ai très envie qu’il me raconte ce qu’il y a observé.

Nicolas Nova : Il y a à la fois la réparation matérielle, donc un bouton qui ne marche pas, les écrans, les choses un peu classiques ; la récupération de données, un petit peu, les téléphones qui partent dans les cuvettes de toilettes et qu’il faut, après, faire sécher. Et puis il y a aussi les conseils qui sont donnés sur comment économiser la batterie, comment faire durer l’objet, comment changer certains paramètres de sécurité. De fil en aiguille on a compris, en fait, que ces lieux étaient une espèce de porte d’entrée vers des formes d’éducation aux objets techniques qui n’avait lieu nulle part ailleurs. J’ai vu des discussions avec une adolescente qui se faisait expliquer ce qu’est une carte mère sur son téléphone, ce qu’est la reconnaissance faciale, des formes de débats qui n’ont lieu nulle part ailleurs, qui sont liés à la réparation, la maintenance de l’objet qu’on a tellement avec soi qu’il va falloir en prendre soin, faire attention.

Xavier de La Porte : C’est passionnant ! On arrive quand même à une triangulation un peu bizarre : nous sommes de plus en plus liés à ces objets qui nous servent pour tout, avec lesquels on entretient une relation ambivalente, faite d’un mélange de confort et de dépendance, et cette relation, quoi qu’on en pense, nous incite à ce qu’on prenne soin d’eux.

Voix off de Youtubeurs présentant leurs vidéos : Hello tout le monde : et oui, réparer son smartphone ou sa tablette, c’est possible, mais il vous faut les outils adéquats pour cela.
Bonjour à tous. Aujourd’hui, on va suivre un tutoriel pour la désoxydation si jamais votre téléphone est tombé dans l’eau.
Bienvenue sur ma chaîne. Je viens de tourner une vidéo « Comment coller un verre trempé sur un smartphone ? »
Aujourd’hui, on va parler du téléphone qui ne prend plus la charge, alors pas de panique !

Xavier de La Porte : À cette nécessité du soin obéissent différentes raisons : elles sont affectives, ça, ça serait le signe de notre aliénation ; elles peuvent être aussi économiques, parce que le prix d’un iPhone, par exemple, ne cesse d’augmenter de modèle en modèle ; et puis elles peuvent être aussi écologiques ; on commence à savoir que ces objets ont un coût écologique terrible dans leur fabrication et que le changer dès qu’il dysfonctionne, ça devient de plus en plus irresponsable. Tout ça nous incite à nous intéresser vraiment à ces objets.

D’ailleurs, j’ai découvert au passage que Nicolas n’était pas le seul à le penser. Il existe aujourd’hui tout un champ universitaire, notamment aux États-Unis, qui s’intéresse à la question de la réparation. Un livre vient même de paraître aux éditions de La Découverte qui vante le soin porté aux objets comme le ferment d’une révolution dans notre rapport au monde matériel. C’est donc un enjeu essentiel dont on commence à peine à prendre la mesure.
Mais avec les smartphones en particulier, il y a un paradoxe, parce qu’ils ne sont pas, me semble-t-il, fabriqués pour qu’on puisse les réparer !

Nicolas Nova : Certains modèles Android comme le Fairphone [5] oui, mais, jusqu’à preuve du contraire, il y a plein de bâtons dans les roues pour apprendre à réparer l’iPhone. C’est donc tout un monde d’expertise amateur dont le boulot est de démonter les smartphones et de produire des teardown manuals, des manuels de démontage qui décrivent quelles sont les pièces détachées, comment intervenir ; des personnes qui sont aussi expertes sur comment aller chercher à WakeOne bay, ce centre commercial à Shenzhen qui est la source de toutes les pièces détachées des smartphones du monde. Il y a donc une espèce d’écosystème qui est un peu, je ne veux pas dire un contre-écosystème aux grands industriels, parce qu’en fait il marche avec, mais c’est comme s’il y avait une espèce d’expertise parallèle qui se constituait, qui se mettait à jour. Les boutiques font une sorte de R&D, se définissent comme des petits laboratoires où dès qu’il y a un nouveau modèle ils le démontent pour pouvoir, évidemment, conseiller les clients après. Et là, il y a aussi quelque chose d’intéressant sur la reconstitution de savoir-faire, de savoirs qui sont à la fois faits contre les entreprises et qui sont aussi une forme de réinvention de ces métiers de la réparation, du soin, de la maintenance, des cordonniers du numérique.

Xavier de La Porte : Des cordonniers du numérique ! C’est magnifique comme expression ! On voit bien ce qu’il veut dire par là, Nicolas. On a oublié ce qu’étaient les cordonniers quand les chaussures étaient des biens précieux, qu’on les ressemelait dix fois, quand elles se transmettaient d’enfant à enfant, quand elles se transmettaient même après la mort des gens. Les cordonniers étaient ceux qui accomplissaient le miracle de la conservation et de la deuxième, troisième, quatrième vie de l’objet. C’est assez beau de faire de ces boutiques où on répare les smartphones, la prolongation de ce vieux rapport aux objets ou peut-être le retour, en pleine société de consommation, de ce rapport aux objets axé sur le soin. Mais ces boutiques sont, en même temps, des produits directs de cette société de consommation. Alors, je ne sais pas bien comment la situer. Je demande donc à Nicolas de m’aider.

Nicolas Nova : Elles fonctionnent à l’interstice du monde capitaliste. Il faut faire payer ses services, en même temps on peut vendre une coque de téléphone, donc société de consommation. Et, en même temps, des formes plus sociales de personnes qui viennent boire un café dans la boutique : on a réparé leur smartphone et ça leur a sauvé la vie, boire un café gratuitement, juste tailler le bout de gras, avec le tenancier. En fait, ces personnes ne se voyaient pas du tout comme jouant un rôle par rapport à la transition environnementale, mais, avec le temps, elles commencent à se dire que ça pourrait aider et mettre dans la vitrine un petit poster qui explique qu’il faut faire attention, qu’il faut lutter contre l’obsolescence et les méchantes entreprises, qu’il faut faire durer les objets et aider aussi sur d’autres prestations : ces boutiques, parfois, aident les personnes qui viennent à faire quelque chose qui est en lien avec le numérique. On a vu des gens qui doivent prendre un rendez-vous chez le médecin ou qui doivent faire leurs impôts, qui n’ont aucune idée de comment on fait, parce qu’ils ne parlent pas la langue ou, par une forme électronique, n’arrivent pas à le faire, vont dans la boutique et disent : « Pouvez-vous m’aider à faire ma déclaration des revenus ? »

Xavier de La Porte : En gros, ces boutiques sont à la fois des lieux de commerce traditionnel, des lieux de sociabilité, des lieux d’acculturation informatique, mais elles endossent aussi, à l’occasion, le rôle d’écrivain public à l’ère numérique. Elles sont des lieux qui vivent des smartphones et peuvent, dans le même temps, nourrir leur critique de manière très pragmatique. Ils deviennent aussi, comme par accident, des alliés de la transition énergétique. Bon !, même s’il faudrait savoir ensuite ce qu’ils font de leur propre matériel et où ils le jettent, etc. Je trouve ça dur à caractériser et je demande à Nicolas ce qu’il propose, lui, comme concept pour bien définir ça.

Nicolas Nova : Un patch de bricolage numérique. On a repris cette notion de patch, que l’anthropologue Anna Tsing [6] décrivait pour parler de ces gens qui cueillent des champignons en Oregon, qui sont à la fois des pauvres émigrés d’Asie du Sud-Est, qui font ça à la fois par passion et par dépit, mais aussi parce que ça permet d’être vendu.

Xavier de La Porte : J’avoue que quand Nicolas m’a dit ça, j’ai ressenti une sorte de petite jubilation intérieure : Anna Tsing est l’une des penseuses les plus admirables d’aujourd’hui et le livre où elle raconte cette histoire de champignons est à la fois magnifique et est devenu hyper-important. Ce livre s’appelle Le Champignon de la fin du monde et il est sous-titré « Survivre dans les ruines du capitalisme ». Anna Tsing y raconte que le matsutaké est un champignon qui existe depuis très longtemps au Japon, qu’il est impossible à cultiver, qu’il pousse souvent dans des forêts qui ont été coupées et laissées à l’abandon. Ce champignon est très prisé depuis très longtemps au Japon pour son goût, mais, comme les forêts sont de moins en moins rasées, de mieux en mieux entretenues, il s’est raréfié, il est donc devenu très cher. Mais, de proches parents du matsutaké sont apparus dans d’autres forêts maltraitées, notamment celles de l’Oregon aux États-Unis, et là sont apparues aussi, ces dernières décennies, des communautés de gens qui cueillent le matsutaké pour le revendre à des intermédiaires qui, eux-mêmes, le revendent au Japon. Ces communautés de cueilleurs de matsutaké sont composées de gens qui galèrent. Beaucoup sont des membres de la communauté d’Asie du Sud-Est qui ont fui, par exemple, la guerre du Vietnam et qui ne se sont jamais vraiment intégrés aux États-Unis, mais il y a aussi des vétérans américains de la guerre du Vietnam qui ont soigné leur syndrome post-traumatique en fuyant les villes et en s’installant précisément dans ces forêts de l’Oregon.

Ce sont donc des populations marginalisées qui se sont réunies dans un même écosystème autour du matsutaké. Cet écosystème nécessite un savoir très précis : il faut savoir où trouver ces champignons, comment les ramasser, comment les conserver ; il maintient les gens dans une sorte de marge, parce qu’il faut vivre en forêt ou pas loin, il faut être capable de bouger. Et en même temps, cet écosystème est intégré au capitalisme mondial, puisque les revendeurs sont en connexion avec la diaspora japonaise du Canada qui, elle-même expédie, le matsutaké au Japon, où il est à nouveau revendu pour fournir les grands restaurants. Anna Tsing donne à cet écosystème le nom de patch, une sorte de pansement, une sorte de réparation bricolée, précaire, marginale, mais pas du tout hors du monde.

Je trouve lumineux que Nicolas et ses collègues soient allés chercher cette référence pour décrire les boutiques de réparation de téléphone. Bien sûr, c’est une torsion, parce qu’Anna Tsing insiste beaucoup sur le fait que le matsutaké est un organisme vivant, alors que le smartphone ce n’est pas vraiment vivant. Mais on voit bien ce que veut dire Nicolas en parlant de patch numérique. D’ailleurs, il ajoute un truc que je trouve hyper-intéressant.

Nicolas Nova : Les promesses autour des fab labs, des hackerspaces, il y a 10/15 ans, notamment dans les collectivités publiques françaises, avec l’idée que ces lieux vont permettre une économie de la réparation, la durabilité et l’appropriation des objets techniques, je ne sais pas exactement si cela a effectivement eu lieu dans les fab labs et les hackerspaces, certainement un peu, mais ça a lieu dans ces endroits qui étaient complètement négligé, un peu interlopes que sont les boutiques de réparation et qui jouent un rôle social un peu étrange qui me semble une éclosion, un peu une surprise de la société numérique.

Xavier de La Porte : C’est toujours très excitant que les choses se passent ailleurs que là où on les attendait. Alors, c’est vrai que je me suis pas mal intéressé à un moment aux hackerspaces, aux fab labs, etc. C’était vendu comme le lieu d’un nouveau rapport à la techno. J’y ai vu des choses formidables et il s’y passe encore, sans doute, des choses formidables, mais force est de constater que ces lieux n’ont pas beaucoup essaimé, alors même que, souvent, ils ont bénéficié d’aides publiques assez importantes, ils ont noué des partenariats avec des grosses boîtes qui y voyaient, par exemple, l’occasion de faire un peu de grassroots. Mais autour de moi, chez les non-geeks et même chez les geeks d’ailleurs, pas grand monde fréquente ces lieux. Et même, pour s’en tenir strictement à la réparation, je ne connais personne qui fréquente les Repair Cafés où on est censé apprendre quelques rudiments pour retaper son smartphone quand il déconne. Alors que tout le monde va dans les boutiques de réparation de smartphone, tout le temps, sans que ce mouvement ait vraiment attiré l’attention, un peu comme ce qui s’est passé avec les matsutaké décrits par Anna Tsing. Et, comme dans le cas du champignon, ce qui est d’ailleurs assez étonnant, c’est que tout se fait avec des populations qu’on n’attendait pas vraiment non plus là.

Nicolas Nova : Si on regarde le profil de ces gens-là, c’est rarement les ingénieurs fils de bonne famille du coin, ça peut être plutôt immigrés. On a travaillé particulièrement à Genève, à Lausanne et à Zurich, mais c’est assez similaire en France. D’ailleurs, certaines des boutiques sur lesquelles on a travaillé, qui sont à Genève, les cousins avec qui ils travaillent sont à Lyon ; d’autres étaient, de manière familiale, avec des attaches plus méditerranéennes, à savoir faire de l’import-export, donc à monter les boutiques d’accès à des pièces détachées ; d’autres ont fait un BTS en électronique, n’ont pas trouvé de travail et se disent qu’il y a une opportunité économique à aller là-dedans. Et comme ce sont des personnes qui sont au contact de clients qui ont toutes sortes de problèmes, elles vont construire leur service de fil en aiguille et les plus malins, parce que c’est un métier qui est difficile, vont saisir qu’il faut aussi parfois donner sans faire payer et aider et, c’est encore une minorité mais c’est extrêmement intéressant, qu’il y a peut-être une manière de monter en expertise à se spécialiser dans le reconditionnement d’écrans, dans le démontage de téléphones, pour produire des documents qui vont aider d’autres boutiques. Donc, il y a le pendant de cette éclosion spontanée qu’on a connue avec le Web, mais qu’on voit là avec le hardware.

Xavier de La Porte : Deux choses. D’abord, ce que Nicolas raconte là me fait penser à ce que j’observe dans ma propre ville de Seine-Saint-Denis, où il y a beaucoup de magasins de ce type qui sont tenus par des gens du sous-continent indien, mais aussi par des gens d’origine maghrébine. D’ailleurs il y a un type, faut que j’avoue, c’est vraiment mon héros. Il ressemble à monsieur Propre, mais en version kabyle. On le remarque dans la ville parce qu’il est super impressionnant et il est vraiment très beau. Comme ça fait des années que je vis là et que je le croise, je l’ai vu ouvrir toutes sortes de magasins, des sortes de fast-foods, un simili Kentucky Fried Chicken, un faux restaurant japonais, et puis là, depuis quelques années, des boutiques de réparation de smartphones. Alors, lui, il répare quand c’est vraiment très simple, mais quand c’est plus sérieux, il prend le téléphone, il me dit de revenir dans deux heures ou dans deux jours, je ne sais pas où il emmène le téléphone, mais quand je le récupère, ça marche !

Ça se passe sans doute comme ça dans des milliers d’autres boutiques en France et dans le monde : des gens traficotent les smartphones. Je trouve très beau que Nicolas compare cette efflorescence hardware à celle du Web. Mais bon !, pour tempérer un peu son optimisme, il y a quand même une différence majeure entre ces deux éclosions. Le Web a été coconstruit par des gens qui apportaient leur pierre depuis leur ordinateur chez eux — Wikipédia, mais aussi ceux qui construisaient des sites internet, etc. Là, dans le cas du smartphone, il n’y a pas de coconstruction, il n’y a pas du tout de coconstruction. Il y a, d’un côté, des marques qui construisent des téléphones et, de l’autre, des gens qui les réparent, peut-être, les customisent un peu, mais ça reste quand même une sorte de bidouillage à posteriori.
En revanche, ce que je trouve intéressant c’est que, par ces lieux, se joue manifestement une autre éclosion : celle d’une conscience critique, balbutiante peut-être, mais quand même !, critique des matériaux, critique des logiciels, critique des applis, critique de ces systèmes hardware fermés. C’est dans ces lieux que s’ouvre une sorte d’espace de négociation pour savoir comment s’accommoder d’un truc qui nous aide bien, mais qui nous esclavagise aussi, qu’on nous impose mais qui nous plaît bien, qu’on nous impose quand même, etc. Bref, c’est très politique, me semble-t-il, ce qui se passe en ces lieux.

Nicolas Nova : C’est absolument politique. On parlait d’ambivalence chez les usagers du smartphone, de voir les avantages de l’objet et ses limites. Dans les boutiques, on voit des personnes qui voient tout à fait le fait que ces objets sont potentiellement problématiques dans la manière dont ils sont conçus, mais, en même temps, on va aider à les réparer pour les faire durer ; que ça peut être bénéfique pour les gens et leurs usages, mais ça peut être aussi bénéfique pour la planète qui dure plus longtemps. C’est une vision tactique, mais pourquoi pas aussi ?

Xavier de La Porte : Est-ce que ça n’est pas politique aussi, dans le sens où ça dessine une autre mondialisation ? On voit des circulations apparaître, des réparateurs qui viennent d’Asie du Sud-Est, des magasins tenus par la vieille immigration maghrébine qui s’allie aux Chinois qui ont peut-être un accès plus direct aux pièces détachées. Je ne dis pas que tout ça est merveilleux, parce qu’il doit y avoir, dans ces circuits, un lot de gens exploités, de coûts énergétiques et humains non négligeables : les pièces détachées ne se construisent pas toutes seules, elles ne sont pas transportées non plus par la force du saint-esprit, mais c’est quand même une autre circulation.

Nicolas Nova : Un sociologue français, Alain Tarrius, parlait de mondialisation par le bas, donc c’est ça. Par contre, ça n’est pas une nouveauté. En fait, si on regarde justement les travaux d’Alain Tarrius, on voit bien qu’il y avait des formes d’import-export de télés, d’ordinateurs qui passaient non pas par les circuits officiels, mais par des bateaux qui les amènent dans les ports francs, à Dubaï, qui, ensuite, vont sur la Méditerranée, les personnes qui savent les vendre, plus ou moins tombés du camion ; c’est la même chose ! Quand on regarde les écosystèmes des boutiques, on a l’impression d’un monde qui n’est pas le plus décrit quand on s’intéresse aux cultures numériques et qui joue un rôle fondamental.

Xavier de La Porte : Passionnant que cette circulation emprunte des voies qui existaient déjà. Comme quoi ! Mais bon, quand même, reste une question à laquelle Nicolas doit avoir une réponse, parce qu’il a étudiés ces lieux : qui les fréquente ? Est-ce que ce sont juste ceux qui ne peuvent pas s’offrir le luxe d’un nouveau téléphone ou est-ce que c’est un peu plus compliqué que ça ?

Nicolas Nova : Ce ne sont pas juste des gens de quartier populaires qui y vont. À Genève on a vu des banquiers qui allaient dans des boutiques de réparation, en disant « je ne vais pas chez Apple avec mon iPhone cassé, je vais là parce que je suis sûr que le mec va le réparer devant moi. Il va me montrer ce qu’il fait, je ne veux pas trop qu’il fasse n’importe quoi sur mon téléphone, et je l’aurai le soir même. »

Xavier de La Porte : Je remarque qu’avec Monsieur Propre je suis moins regardant. OK, j’ai mon téléphone le soir même, mais je ne sais pas du tout ce qu’il a fabriqué avec. Du coup, je demande à Nicolas pourquoi ces gens, comme le banquier genevois dont il parle, veulent être là pendant qu’on touche à leur smartphone, pourquoi ils veulent regarder faire. Et là, Nicolas évoque les données qu’il y a dans le téléphone qui peuvent être intimes, sensibles, qu’on ne veut pas voir manipulées par n’importe qui ou qu’on veut vouloir récupérer. Mais qu’est-ce que cela raconte de notre rapport à l’objet ?

Nicolas Nova : D’un point de vue anthropologique, quasiment des manières d’en parler de type métempsychose : c’est l’âme de l’objet, c’est une partie de ma vie, c’est un de mes membres ; je ne peux pas l’envoyer par la poste à Samsung ! Je veux aller à la boutique, là, parce qu’il y a une partie de moi dans cet objet.

Xavier de La Porte : Ce qui est drôle c’est que, malgré ça, ou peut-être à cause de ce lien qu’on a à l’objet, on préfère aller voir ces boutiques, parfois interlopes, plutôt que les réparateurs plus officiels. C’est Nicolas lui-même qui a parlé tout à l’heure des pièces tombées du camion. Mon Monsieur Propre vend des téléphones d’occase dont la provenance est très incertaine, et puis, comme la plupart de ces magasins, on paye toujours en cash. Bref, je demande à Nicolas si on est d’accord que, dans ces lieux, on est parfois au bord de la légalité.

Nicolas Nova : Il y a des employés qui n’ont pas toujours des permis de travail ; on ne sait pas trop d’où viennent les pièces détachées ; il y a des pratiques pour pouvoir pirater certains logiciels ! Si on prend un peu de recul, c’est intéressant parce qu’on associe le numérique toujours à la Silicon Valley ou à des fabricants en Asie du Sud-Est, mais, en fait, la société numérique est dans notre poche avec le smartphone, mais est aussi en bas de chez nous, dans ces boutiques où il se passe des choses, où il y a un petit peu de marge de manœuvre par rapport à des formes de détournement ! Il en y a toujours eu avec le fait d’aller faire pusher sa console de jeux, de pouvoir échanger des disquettes de contenus piratés. On a l’impression que le monde numérique est de plus en plus lisse, mais, en fait, il y a toujours des espèces de mouvements de va-et-vient en forme de prise de liberté par rapport à ces objets.

Xavier de La Porte : Eh bien voilà, tout est là, retrouver de la marge de manœuvre dans tous les sens du terme, c’est-à-dire préférer une économie un peu interlope à une économie officielle ; préférer des gens qui nous expliquent ce qu’ils font à des gens qu’on ne voit pas ; vouloir prolonger la vie d’objets qui sont faits pour être vite périmés ; faire tout ça pour des raisons économiques, c’est certain, mais aussi, parfois, pour des raisons écologiques ; le faire surtout parce qu’on a besoin de ces objets, un besoin impérieux, un besoin qui nous coûte, un besoin inédit dans l’histoire de notre rapport aux objets techniques.

Il y a une boucle étrange que je n’avais pas identifiée avant cette discussion. J’aimerais penser que ces objets qu’on s’impose et qu’on nous impose vont paradoxalement nous obliger à les penser, à en prendre soin et, du même coup, à réduire le pouvoir qu’ils ont sur nous et leur coût. J’aimerais être aussi optimiste que Nicolas. En tout cas, j’y penserai à chaque fois que j’entrerai dans une boutique de réparations en me disant que c’est peut-être là que ça commence.

Merci à Nicolas Nova. Ses livres sont très facilement trouvables.
À la prise de son c’était Rémi Sistiaga, au mixage Basile Beaucaire, à la réalisation Fanny Bohuon. Le code a changé est un podcast qui vous est proposé par France Inter en partenariat avec Fabernovel.