Numérique : on avance quand on régule - Joëlle Toledano

Diverses voix off : Tu as suivi les trucs de Jo Biden au mois de janvier [2023] ? Tu sais, il prend chaque année la parole, je crois que c’est face au Congrès, c’est le discours de l’union nationale ou un truc comme ça. Là, il a quand même dit, il a axé son discours sur « il faut qu’on s’unisse, les démocrates et les républicains pour faire front face aux Big Tech ». Il n’a jamais donné aucun nom. Il a balancé des scuds, il disait « ces entreprises qui mènent des expériences sur les enfants pour faire du profit, qui étouffent l’innovation ». C’est d’ailleurs un peu le propos de Joëlle.

—  C’est assez violent et c’est quand même assez surprenant d’entendre ça d’un chef d’État. Je ne sais pas ce que tu en penses.

—  En même temps ça vient s’inscrire, comme je viens de te dire, dans une logique où chaque année il fait un peu appel à l’union nationale. Mais là, que ce soit autant ciblé sur les Big Tech ! Il l’avait un peu dit, je crois me souvenir de ça, dans sa campagne électorale.

—  Leur force et leur rapidité sont limitées par un monde qui est bâti sur des normes. Par conséquent tu auras l’avantage sur eux, tu seras plus fort et plus rapide.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

Les Big Tech ont verrouillé le marché et imposé leur jeu

Cyrille Chaudoit : Bonjour à vous. À toi auditrice fidèle ou nouveau venu dans Trench Tech, Cyrille, derrière le micro, pour vous accueillir aujourd’hui. Bienvenue à toi aussi Thibaut.

Thibaut le Masne : Merci. Bienvenue Cyrille.

Cyrille Chaudoit : Et puis une bise à Mick qui n’est pas là aujourd’hui parmi nous, on t’embrasse.
Encore un épisode pour exercer ensemble notre esprit critique pour une tech éthique. Trench Tech c’est le talk-show qui décortique les impacts de la tech sur notre société.
Aujourd’hui, nous allons avoir du boulot. On rentre dans la matrice, celle des Big Tech et de l’intention de plus en plus pressante de certains États de les réguler. De cette nouvelle mythologie siliconée qui infuse dans nos sociétés, les figures tutélaires sont des startups nées dans un garage, devenues titans au gré de leur appétit d’industrie, bien grasses et même un peu empâtées. Oui, je me souviens. Au temps jadis, il y a 20 ans à peine, cette nouvelle économie, comme on l’appelait, avait la dalle mes petits amis, un appétit féroce de décentralisation, maître mot de cet Internet naissant, promettant alors de nous libérer d‘un choix étriqué, se résumant à quelques empires nés de la précédente révolution industrielle : disrupter, ubériser, les mots n’étaient plus assez forts pour clamer notre ivresse de pouvoir à nouveau choisir dans quels bras nous jeter. Google, Apple, Facebook, Amazon. Ah ! Quelle délicieuse étreinte ! Mais arrête, tu me fais mal à serrer aussi fort ! La fin justifie les moyens. Oui, mais l’amour rend aveugle aussi et, à force de tout bouffer sur les marchés qu’elles entreprirent de décentraliser, les Big Tech finirent par devenir nouvel empire à la place de l’ancien empire, en mieux ou en pire.
À part ces jeux de mots douteux, on peut en retenir que beaucoup d’entre eux semblent aujourd’hui à l’épreuve des balles, comme Neo dans Matrix. Too big to fail, vraiment ? C’est ce que nous allons voir dans notre grand entretien avec Joëlle Toledano. D’abord en se demandant simplement pourquoi il est nécessaire de réguler le numérique, puis en explorant comment on s’y prend concrètement, notamment en Europe, avant d’imaginer en quoi nous pouvons dire que, grâce à la régulation, tout n’est peut-être pas encore joué.
Nos échanges seront ponctués d’un nouveau moment d’égarement de Laurent Guérin et d’une Philo Tech d’Emmanuel Goffi à écouter sans limites. Enfin, avant de nous quitter, nous débrieferons, juste entre vous et nous, des idées clefs de cet épisode qui promet de disrupter les disrupteurs.

Joëlle vient de nous rejoindre dans le studio. On va pouvoir désormais l’accueillir. Bonjour Joëlle.

Joëlle Toledano : Bonjour.

Thibaut le Masne : Bonjour Joëlle.

Cyrille Chaudoit : Joëlle, on se tutoie ?

Joëlle Toledano : Oui, tout à fait !

Cyrille Chaudoit : Joëlle, tu es docteur en mathématiques et en économie, tu as mené une double carrière, universitaire et en entreprise et, à ce titre, tu es donc à la fois professeure émérite en économie associée à la Chaire Gouvernance et Régulation de l’Université Paris-Dauphine, mais aussi membre de l’Académie des technologies [1], membre du Conseil national du numérique [2] et tu sièges au conseil d’administration d’un certain nombres de startups. Tu t’investis particulièrement dans les sujets de politique publique et de régulation. Le numérique, les fréquences et la blockchain sont au centre de tes travaux et c’est d’ailleurs ce que l’on retrouve, entre autres, dans ton dernier ouvrage, Gafa : Reprenons le pouvoir !, publié chez Odile Jacob en 2020 et qui a reçu le Prix du livre d’Économie 2020, le Prix Colbert et le Prix Turgot. Mazette ! Tout est juste ?

Joëlle Toledano : Absolument !

Cyrille Chaudoit : Lançons notre grand entretien en commençant par vérifier s’il est bien nécessaire de réguler l’industrie du numérique.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

Thibaut le Masne : Dans l’univers du numérique, il ne semble pas exister de champion européen. C’est comme si nous avions loupé le tournant, misé sur le mauvais cheval. Je ne vais pas reparler du Minitel, la nouvelle invention technologique, et pendant que nous nous sommes dit « probablement que ça ne marchera jamais », un peu comme les smartphones, oui, un téléphone c’est fait pour téléphoner et pas pour prendre des photos ! Maintenant que les Big Tech sont bien présents, d’ailleurs ils sont plus giants que big, à mon sens, et dont le potentiel, qu’il soit financier, économique avec les emplois, etc., pèse lourd sur les États, il semblerait que nous n’avons que la régulation pour revenir dans le game.
Moi qui suis plutôt un adepte du digital, peux-tu nous dire ce que tu entends par numérique et surtout pourquoi cet univers est si spécifique ?

Joëlle Toledano : Ce que j’entends par numérique, ce que nous entendons, c’est tout ce que nous faisons en permanence, y compris aujourd’hui, c’est-à-dire utiliser tous ces outils qui ont maintenant des caractéristiques techniques et économiques tout à fait spécifiques par rapport aux autres industries, ce qui explique, au fond, qu’ils sont au cœur de tous les sujets qu’on va évoquer.
L’économie numérique a ceci de particulier qu’il y a des économies d’échelle et ce qu’on appelle aussi des effets de réseau qui font que, dès qu’une activité se développe, elle a le choix entre devenir le leader incontesté et périr. C’est l’histoire qu’on a tous entendu du winner takes all, winner takes most, c’est-à-dire que, ou on arrive à passer à un niveau qui permet ensuite de faire de très gros profits parce que les coûts sont limités au regard de la croissance du chiffre d’affaires, je simplifie à outrance, ou on n’y arrive pas et, dans ce cas-là, on disparaît. Et c’est lié non seulement aux économies d’échelle qu’on connaissait des réseaux physiques, mais par ce qu’on appelle les effets de réseau qu’on connaît tous et qui font que plus il y a de monde qui utilise une plateforme et plus c’est intéressant. Non seulement, je dirais, plus il y a de clients d’Uber plus c’est intéressant, mais il faut aussi plus de taxis, plus de VTC pardon, j’ai fait le mauvais choix de mot ; ce sont les deux qui s’auto-entretiennent : plus il y a de VTC et plus les voitures arrivent vite et, dans ce cas-là, je préfère y aller que d’attendre un taxi beaucoup plus longtemps, etc.

Cyrille Chaudoit : C’est ça l’effet de réseau ?

Joëlle Toledano : L’effet réseau c’est cet élément qui fait qu’à ce moment-là – chez les économistes on utilise parfois le mot d’effet d’avalanche – une fois qu’on a commencé à gagner, on gagne tout, ou presque ; c’est ce qui se passe et c’est la logique de l’économie numérique.

Thibaut le Masne : C’est surtout que cette économie est ultra-rapide. Quand on essaie de regarder en arrière, comme le disait Cyrille dans son introduction, il y a 20 ans les leaders n’existaient pas. Ils n’étaient même pas en idée.

Joëlle Toledano : Tu as tout à fait raison, mais la rapidité, justement, est intrinsèque à cette bagarre pour le leadership dont je viens de vous parler. Si on a été fascinés à un moment – maintenant c’est un peu passé, on ne voit plus beaucoup, encore que l’on revoie un peu dans ChatGPT [3] – par la rapidité avec laquelle tous ces acteurs se développaient, c’est parce que, justement, ils étaient engagés dans cette course de gagner avant les autres et que, dans ce cas-là, il fallait s’étendre le plus vite possible, aussi bien évidemment dans chaque pays dans lequel ils se développaient, mais dans le plus de pays possible. L’un des éléments, pas le seul, qui explique la difficulté de certains de nos acteurs, c’est que les États-Unis c’est effectivement quand même plus grand que la France, il y a plus de clients, donc il faut aller plus vite, plus rapidement, dans plus de pays, pour avoir ces effets de volume qui sont absolument cruciaux pour gagner la bagarre.

Cyrille Chaudoit : C’est précisément à cause de cet emballement, cet effet d’avalanche, cet effet domino, que tout est allé très vite, qu’il faut désormais essayer de réguler. Pourquoi ? Ralentir le rythme ou parce que c’est allé tellement vite que le marché n’a pas pu suivre, donc ça a créé des oligopoles ou des monopoles ? Concrètement est-ce qu’on peut définir réguler ? C’est quoi réguler ?

Joëlle Toledano : Je vais répondre successivement à tes deux questions, puisqu’il y en a deux.
En fait, ce qui s’est passé c’est que ce winner takes all a été diagnostiqué comme analyse de l’économie numérique au début du 21e siècle, c’était partagé. Et tous ces acteurs étaient rentrés, en général, en mettant dehors leurs prédécesseurs. Ils ne sont pas arrivés dans une terre rase, ils ont pris, effectivement, le leadership, donc ils savaient qu’ils étaient à la merci du suivant. Comme ils savaient qu’ils étaient à la merci du suivant, je ne sais pas si vous vous souvenez de cette phrase qu’on entendait beaucoup : « la concurrence est à un clic ». Et c’est parce qu’ils avaient peur de la concurrence à un clic qu’ils ont, pour certains d’entre eux — ceux qu’on appelle après les GAFA —, mené des stratégies visant à mettre la concurrence à beaucoup plus d’un clic, si je puis dire, et à verrouiller les marchés sur lesquels ils se sont implantés, à la fois en développant de plus en plus leurs activités par des activités connexes, en multipliant les services, etc., et en mettant en place toute une série de stratégies : à la fois des stratégies d’acquisition, aussi des stratégies de développement en tâche d’huile et de prédation sur les marchés connexes pour, justement, les absorber. Ce sont toutes ces stratégies d’auto-préférence, tout ce qui a fait tous les contentieux qu’on a connus après, parce qu’ils ont voulu verrouiller les marchés pour, justement, ne pas avoir la concurrence en un clic et c’est ce qu’il s’agit de réguler quand on parle de la régulation autour des pratiques anti-concurrentielles. On parlera probablement aussi d’une autre régulation qui est sur les contenus, qui n’est pas du tout indépendante. Ce qui fait le verrouillage des marchés c’est la stratégie qu’ils ont menée et la régulation, si je peux répondre à ta deuxième question, c’est effectivement l’idée de s’attaquer à ça.

La régulation, en général, c’est le fait d’intervenir sur un marché pour en faire évoluer la structure en suivant ce qui se passe au niveau de ce marché, les pratique des acteurs. Il y a différentes formes de régulation des marchés. Tu peux réguler un marché pour mettre de la concurrence ou, au contraire, dire : je voudrais qu’il y ait un service universel ou un service public, qu’il puisse y avoir, par exemple, de la péréquation tarifaire, le marché ne le fera pas tout seul et un régulateur interne pour le faire. Il y a différentes formes de régulation économique.

Cyrille Chaudoit : Ce qui est intéressant dans ce que tu nous disais juste avant, c’est que finalement, dans toute industrie de tout temps, vouloir mettre des barrières à l’entrée c’est un principe de base. Quand tu crées une entreprise, tu essayes de verrouiller un petit peu ton marché, en tout cas de te protéger de la concurrence. Cette barrière à l’entrée c’est souvent un actif, une machine-outil, ça peut être n’importe quel type d’actif, y compris immatériel. Là, ce que tu nous dis, c’est que les barrières à l’entrée, en tout cas le verrouillage — tu utilises carrément un mot encore plus fort, le verrouillage du marché —, c’est passer par autre chose que ces pratiques, entre guillemets, « plus classiques », c’est véritablement d’absorber tous les petits copains qui étaient autour, pour éviter, justement, qu’il y ait une concurrence. Ça touche véritablement à la stratégie et au business modèle de ces entreprises, de ces Big Tech.

Joëlle Toledano : Le business modèle a été effectivement de s’étendre. D’ailleurs, au début, on a beaucoup parlé de plateformes et maintenant j’ai tendance à parler plutôt d’écosystème. En fait, ces acteurs ont créé des écosystèmes de sorte que tu n’aies pas envie d’en sortir. Au fond, Amazon a commencé par vendre des livres et maintenant il vend tout, ce qui fait que plus de la moitié des Américains, quand ils cherchent à acheter quelque chose, c’est sur Amazon qu’ils vont, parce qu’ils savent qu’ils ont probablement tout et puis, en tout état de cause en plus, ils ont payé pour la distribution, donc ça va être gratuit, etc. ; c’est un exemple. Ils ont verrouillé soit en faisant des acquisitions, pas toujours, mais aussi en ayant des pratiques qui, petit à petit, augmentaient, si je puis dire, la taille de leur écosystème et faisaient en sorte que les acteurs qui en dépendaient en dépendent de plus en plus et en mettant en place leurs propres lois : quand tu es sur la Marketplace d’Amazon, tu dépends effectivement des règles qu’Amazon met en place ; quand tu vends, quand tu es Booking, ta dépense en publicité sur Google représente, de mémoire, presque un tiers du chiffre d’affaireset tu es dans des cadres de dépendance qui sont complètement définis, c’est ce qu’on peut appeler la régulation privée.

Thibaut le Masne : Mais globalement, au début, ce marché était ouvert à tout le monde. Certes, ils ont étendu leur sphère d’influence, mais, quelque part, c’était libre à tout le monde de le faire.
Je vais reprendre encore l’adage, parce que je le dis souvent, on dit « l’Amérique innove, la Chine copie et l’Europe réglemente ». Finalement la vraie question, je reviens toujours dessus : est-ce que la réglementation ce n’est pas le pouvoir du faible ? Je n’ai pas eu d’idées, mais la réglementation ça j’y arrive ?

Joëlle Toledano : D’abord, la réglementation et la régulation, en français, sont deux choses différentes. D’ailleurs, je te signale que ce n’est pas neutre parce qu’en anglais c’est le même mot [regulation], en français il y a deux mots.

Thibaut le Masne : Ce qui est intéressant d’ailleurs.

Joëlle Toledano : Indépendamment de cette phrase qui, effectivement, provient sûrement d’un Américain !

Thibaut le Masne : On sait que cette phrase t’agace, c’est pour ça qu’on te la sort.

Joëlle Toledano : En réalité, elle est totalement fausse. Il y a évidemment des mauvaises réglementations et des mauvaises régulations, évidemment !, mais je ne connais pas de marché sans règles. Qu’il y ait à un instant donné des règles et, éventuellement, des règles qui évoluent parce que le marché a évolué, c’est le cœur de l’économie de marché. Donc non, pas cette phrase !

Thibaut le Masne : Il n’y a pas de marché sans régulation. Quand on pense régulation de marché, j’ai plutôt tendance à penser spontanément à la régulation du marché du tabac, du médicament, des armes, disons à tout un tas d’industries. Bref, on pense plutôt d’abord protection des citoyens et du consommateur. Avec le numérique c’est aussi le cas, mais tu nous dis que c’est d’abord pour protéger le marché de lui-même, en quelque sorte, et de ses prédateurs. C’est ça qu’il faut comprendre ?

Joëlle Toledano : Quand on regarde la régulation qui est en train de se mettre en place, le double objectif c’est à la fois protéger, déverrouiller le marché parce que le marché est verrouillé, et même s’il y a des acteurs qui veulent y rentrer ils n’y arrivent pas parce que, effectivement, les barrières à l’entrée, constituées, sont trop élevées. C’est ce qu’on a fait dans les télécoms : dans les télécoms on est parti d’un acteur, aujourd’hui, si tu prends le marché français, il y a quatre grands acteurs, et on a régulé pour obtenir de la concurrence. Ce n’est pas mal élevé de réguler, ce n’est pas mal élevé de déverrouiller le marché, ça amène parfois des effets bénéfiques sur les consommateurs ; j’ironise, bien évidemment, quand je dis parfois.
Il s’agit effectivement de remettre de la dynamique concurrentielle et c’est au bénéfice non seulement du marché mais des consommateurs. Par ailleurs, c’est aussi protéger les consommateurs d’un certain nombre de pratiques dont on voit bien qu’elles sont néfastes. Je ne veux pas me concentrer sur le sujet d’Amazon, les autres ont aussi leurs problèmes, mais quand tu peux acheter sur une place de marché, sans problème, des objets qui sont interdits, il y a un problème, il faut trouver des solutions pour que ça ne soit pas facile d’acheter des objets qui, par ailleurs, ne respectent pas les normes européennes ou sont même interdits.

Thibaut le Masne : En parlant d’interdiction et de marché parallèle, on va faire un petit arrêt par une chronique de Laurent Guérin qui va nous parler d’amour dans le métavers.

Chronique de Laurent Guérin « J’ai trouvé l’amour dans le métavers »

Thibaut le Masne : Laurent, tu as trouvé l’amour dans le métavers [4]. Mais what ?, l’amour dans le métavers !

Laurent Guérin : Non, je n’ai pas trouvé l’amour dans le métavers, j’ai menti éhontément dans le titre de cette chronique afin de t’attirer dans mes filets. Je me suis dit aussi que ce serait bon pour le référencement Google d’utiliser amour et métavers dans la même phrase. Après tout, c’est ce que fait la reine auto-déclarée du métavers, Paris Hilton. Oui, the queen of the metavers is back. Elle est de retour ladies and gentlemen, Paris Hilton, et elle a créé le Parisland, une oasis de fraîcheur et de couleurs acidulées dans lequel Anne Hidalgo n’est pas mairesse et il y a peut-être une relation de cause à effet.
Hasard du calendrier, en fait pas du tout, cet univers virtuel nous tombe dessus juste à temps pour la Saint-Valentin, comme ça tombe bien ! Les joueurs et joueuses entrant dans Parisland pourront rencontrer virtuellement cinq autres joueurs, accomplir des enquêtes et, finalement, choisir un partenaire, nous explique-t-on, un partenaire de jeu. Oui ! Enfin non ! Un partenaire de jeu, un conjoint quoi ! Tu as bien compris, Paris crée la première agence matrimoniale du métavers, le précurseur des applications de rencontre dans les mondes virtuels, le paradis des ondes sensuelles, oui, j’entends encore l’onde sensuelle de ta bouche sur mes lèvres, mais comment t’atteindre ?
Pour atteindre l’amour, et pas pour le sauver, on n’en est pas là – car comment retrouver le goût de la vie qui pourra remplacer le besoin par l’envie – il te faudra sauter à pieds joints dans le jeu The Sandbox, trouver le Parisland, acheter des tenues, eh bien voyons !, sélectionner des alliances, enquêter sur le secret d’un hamburger et sauver un naufragé, autrement dit capter le SOS d’un terrien en détresse.

Thibaut le Masne : Et toi, Laurent, je suis sûr que tu es allé dans la ville de l’amour 3.0, le Parisland.

Laurent Guérin : Eh oui, comme je cherche l’amour, j’y suis effectivement allé. Il faut dire que la promesse était alléchante. Ça disait : « Lorsque les joueurs auront terminé toutes les quêtes et fait leur choix de partenaire de jeu, un fabuleux mariage et une grande fête seront organisés toute la nuit avec Paris Hilton comme DJ. » Une aubaine pour un gars comme moi qui rêve depuis tout petit d’épouser une blonde platine. Malheureusement, je te jure que c’est vrai, j’ai cliqué sur un mauvais bouton. Pendant le Microsoft Overture, un morceau de 12 minutes 27 secondes qui se lance en préambule de certains logiciels, j’avais commencé à faire autre chose. C’est ainsi que lorsque le métavers s’est ouvert j’étais vert, car je me suis retrouvé coincé dans MetaChinatown, au propre comme au figuré, étant donné que je n‘arrivais plus à quitter le programme. On était en plein dans Microsoft Crepuscule, un mouvement de 14 jours qui débute là où ta patience termine et que tu ne peux cesser à moins de forcer la fermeture.
Échauffé par ma chute à Chinatown, je décidais finalement de ne pas chiner l’amour dans le métavers, me disant que si un chasseur doit savoir chasser sans son chien, un célibataire doit savoir chopper sans son avatar. Me vint alors en tête la question suivante : mais elle est où ? Que j’eus aussitôt envie d’entonner « mais elle est où ? Mais elle est où mon amoureuse ? ». Eh oui, que sont devenues les croyances de ma jeunesse entretenues par des dizaines de films de Disney dans lesquels un prince charmant, à la chevelure flamboyante, trouvait une princesse comme partenaire de jeu. J’éructe : Paris Hilton, Walt Disney, même combat. Vous nous faites croire qu’on peut trouver l’amour au coin de la rue ou au coin de la blockchain, du bloc, mais macache ! Et pour Disney, ça fait 100 ans que ça dure. En effet, l’entreprise reine du divertissement a dévoilé, lors du Super Bowl, un spot larmoyant pour célébrer son centenaire.

Thibaut le Masne : Tu me diras que du pays imaginaire au Web 3 [5] il n’y a qu’un pas.

Laurent Guérin : En effet, c’est l’occasion parfaite pour te rappeler que Disney est une valorisation de 200 milliards de dollars. Des marques comme Marvel, Pixar, Lucasfilm, EBC, la Fox, rien que ça ! Niveau propriété intellectuelle, tu trouves Star Wars,, tous les super héros de Marvel – Spider-Man, Black Widow, Captain America, Iron Man, X-Man, Les quatre fantastiques, etc., mais aussi Pirate des Caraïbes, Indiana Jones,Cars, Nemo, <em<Frozen, Le Roi Lion, en plus de toutes les princesses et même Grey’s Anatomy ou encore Les Simpson. Finalement, il n’y a que Paris Hilton que Disney n’a pas achetée.

Quand tu possèdes de telles marques et franchises et un patrimoine vieux de 100 ans de mémoire collective, laisse-moi te dire que le Web 3 représente un potentiel démentiel que le géant du storytelling a tout juste commencé à exploiter. La Fox a ainsi investi 100 millions de dollars dans Blockchain Creative Labs qui a pour mission de forger l’avenir de la création, de la distribution et de la monétisation de contenus, en connectant les créateurs et les communautés à la technologie Blockchain.
Disney a également signé un accord de distribution et vente de biens numériques ou digital collectibles avec l’application VeVe. Tu peux y acheter, entre autres, des versions numériques de comics, mais aussi d’autres biens, comme des modélisations 3D. Toutes les transactions sont enregistrées sur une blockchain, pas encore consultable, et la marque aux grandes oreilles se garde bien d’utiliser la terminologie NFT [Non-fongible token].
J’ai repéré pour toi un exemplaire numérique du premier comic avec Oncle Picsou, paru en 1953, 10 000 exemplaires vendus à 10 dollars, soit un revenu de 100 000 dollars. 200 000 dollars pour une édition de 1972, 100 000 dollars pour une édition avec Mickey en 1982 ou encore 320 000 dollars pour la DeLorean en 3D de Retour vers le futur 2. Depuis deux ans on estime à sept millions de dollars les revenus des NFT qui n’en sont pas pour Disney, une goutte d’eau sur les 84 milliards de revenus générés en 2022.

Si tu doutais donc du pouvoir de la blockchain, solution technologique capable de te certifier l’authenticité d’un bien numérique, demande-toi donc pourquoi le numéro 1 mondial du divertissement explore la vente en édition limitée numérique de morceaux choisis de son catalogue riche de millions de possibilités. Imagine ensuite le nombre d’icônes qui pourraient être collectionnables, on parle de digital collectibles, et multiplie chaque icône par le nombre d’exemplaires en vente et son prix. Ajoute à ça un pourcentage que Disney touche lors des reventes entre collectionneurs, ce qui n’était pas possible dans le monde physique, essaye de faire un ratio sur les dix prochaines années et, au doigt mouillé, je te prédis que les biens numériques pourraient rapporter à Disney un milliard de dollars en 2033. Alors, je te donne rendez-vous dans dix ans, même jour, même heure, même pomme, sans Paris Hilton qui, à défaut de nous avoir aidés à trouver l’amour, nous aidera peut-être à trouver la maille.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

L’Europe veut reprendre la main et multiplie les réglementations pour réguler le marché

Cyrille Chaudoit : Décidément le Web 3, les NFT, tout ça, il y a vraiment de quoi s’égarer, forcément. Joëlle, tu es adepte du métavers, tu es prête à aller chercher l’amour dans le métavers ?

Joëlle Toledano : Oh non ! Ça non !

Cyrille Chaudoit : Revenons-en à nos moutons, plus sérieusement à la régulation dans le monde du numérique et face à l’aquoibonisme ambiant sur à peu près tous les sujets, je suis bien obligé de te poser la question fatidique : n’est-il pas trop tard pour réguler ces fameux géants de la tech ?

Joëlle Toledano : Je ne crois pas du tout.

Cyrille Chaudoit : Non.

Joëlle Toledano : De toutes façons c’est une condition nécessaire à l’existence de géants, de moins géants européens qui arrivent à se déployer et se développer. Ça ne veut pas dire que c’est une condition suffisante, loin s’en faut, mais c’est une condition nécessaire, puisque sinon, en se développant, les acteurs qui sont aux côtés — ce que j’ai essayé de présenter tout à l’heure — se retrouvent verrouillés ou pieds et poings liés ou partiellement coincés par ces grands acteurs qui, eux, ont pris leur marques et ont pris le temps, si je puis dire, de se déployer et d’empêcher le déploiement des autres. Donc je pense que ce n’est pas trop tard.

Cyrille Chaudoit : Ce n’est pas trop tard. Justement puisqu’on a vu dans la première séquence pourquoi il était utile de le faire et qu’on a reposé quelques définitions. À présent, essayons d’aller dans le concret : comment fait-on pour réguler si tu nous dis qu’il n’est pas trop tard ? En la matière, on sait, en tout cas on a l’impression, que l’Europe fait figure de proue, on pense notamment au RGPD [6], au Digital Services Act, autrement appelé DSA, au Digital Markets Act, autrement appelé DMA [7], bientôt au DGA, Data Governance Act [8] — moi-même je me prends les pieds dedans —, l’IA Act [9]... Bref !, il y a beaucoup de choses. Tu nous disais qu’il y a une différence entre réguler et réglementer, néanmoins tous ces acts sont des réglementations. Est-ce qu’on peut brièvement revenir dessus et selon, toi, est-ce que c’est la bonne marche à suivre ?

Joëlle Toledano : Juste, quand même, un point. Au fond, dans énormément de pays le diagnostic que j’ai rapidement esquissé est partagé. On n’est pas les seuls à avoir fait ce diagnostic, un rapport du Sénat américain fait le même, chez les Britanniques c’est pareil, etc. Le diagnostic est partagé. Effectivement après, les solutions pour y arriver ne sont pas les mêmes selon les pays où on se trouve. Si tu m’avais demandé « dessine-moi la régulation que tu veux », je n’aurais pas fait le Digital Markets Act ou le Digital Services Act, mais pour l’instant on a ça. Que font-ils ? À quoi vont-ils servir ? Même si ce n’est pas pour moi le bouton idéal, ce sont des boutons qui sont intéressants, ça vaut le coup d’y aller et de commencer à travailler.

Au fond, le Digital Markets Act répond aux difficultés que j’ai indiquées tout à l’heure qui sont à la fois le verrouillage, la régulation privée par des acteurs et avec des régulations qui souvent ne sont pas les mêmes que ce que font les lois dans un pays ou en Europe, etc. Le Digital Markets Act a comme ambition de déverrouiller les marchés, de modifier le partage de la valeur et de faire en sorte que les marchés soient effectivement plus fluides et les consommateurs plus protégés, pour faire très simple.

Le Digital Services Act, en fait, c’est le complément, si tu veux, du Digital Markets Act .
La Commission européenne a eu cette idée un peu étrange qui a consisté, en prenant des services qui étaient des services de plateformes où il y avait à la fois des acteurs sur un marché et puis des contenus qui étaient fournis aux consommateurs éventuellement gratuitement, à séparer les problèmes. Elle a considéré qu’il fallait, d’un côté, s’occuper des problèmes de contenus et, de l’autre, s’occuper des problèmes d’organisation du marché ; ce n’est pas ce que j’aurais fait.

Cyrille Chaudoit : C’est là-dessus que tu n’es pas d’accord.

Joëlle Toledano : C’est là-dessus que je ne suis pas d’accord. D’une certaine façon, ça peut ne pas être grave à partir du moment où on rentre dans les sujets. Pourquoi ? La difficulté principale à laquelle se heurte l’ensemble des institutions, en Europe comme ailleurs, c’est cette asymétrie d’informations absolument abyssale qui fait que, quand des autorités de concurrence ont voulu s’attaquer à des problèmes qui apparaissaient assez largement comme anticoncurrentiels, tout le monde les percevait comme anticoncurrentiels, eh bien soit les autorités de la concurrence rament et elles ont mis sept/huit ans pour arriver à les condamner, soit elles n’y arrivent pas vraiment. C’est pour cela qu’on a considéré qu’il fallait d’autres outils, des outils qui s’appliquent, comme on dit en jardon, ex-ante, c’est-à-dire des obligations que doivent respecter les acteurs avant même, si je puis dire, d’avoir été pris en faute. Ce sont donc ces obligations qui sont dans le Digital Markets Act. On a comme ça, dans le Digital Markets Act, une vingtaine d’obligations qui s’imposent, en tout ou partie, aux grandes plateformes qu’on appelle les GAFAM et plus largement les Big Tech, qui sont d’une certaine taille, qui ont une certaine puissance. Elles ont donc ces obligations.
Dans le Digital Services Act on leur dit « en dehors de ces obligations de type organisation du marché – ça peut être interdiction de l’auto-préférence, ça peut être vous n’avez pas le droit de prendre des informations pour vous et ne pas les distribuer aux entreprises qui les génèrent sur votre plateforme ».

Cyrille Chaudoit : Toutes les clefs qui ont permis de verrouiller le marché, comme tu l’as expliqué tout à l’heure.

Joëlle Toledano : Exactement. C’est ce qui définit, en gros, les interdictions et les obligations. Mais un autre texte dit : les propos haineux, ce n’est pas bien ; le fait qu’il y ait des commerçants, dont on ne sait pas qui ils sont, vendent n’importe quoi, ce n’est pas bien non plus, je résume, je simplifie à outrance. Au fond, ce qui revenait dans les textes européens depuis le début du 20e siècle c’est une sorte de présomption d’irresponsabilité des plateformes sur les contenus qui sont à l’intérieur ; cette présomption d’irresponsabilité, maintenant, se transforme en « voilà toutes les obligations que vous avez pour, quand même, faire en sorte que les règles nationales ou européennes soient respectées. Et si vous ne respectez pas toutes ces obligations qui vont des obligations de retrait de contenus jusqu’au fait de tester les algorithmes, de vérifier les risques qu’ils présentent, etc. — là encore il y a pas mal d’obligations —, si vous ne faites pas tout cela, à ce moment-là on est amené à vous attaquer, à vous condamner, etc. ».
Il y a donc deux parties, deux textes qui s’attaquent au problème des Big Tech et à leur comportement.

Cyrille Chaudoit : Donc, en caricaturant aussi, le DMA protège le marché, le DSA protège plutôt l’utilisateur, plutôt le citoyen.

Thibaut le Masne : L’utilisateur.
J’ai plusieurs questions qui viennent autour de tout ça, qui vont se résumer par : est-ce que ce sujet-là prend ?, finalement pour plusieurs raisons. On voit déjà sur la partie RGPD [6]où, globalement, je fais la caricature, tu me pardonneras, nous étions très forts, vent debout sur la protection de nos données, et quand on a eu des petits soucis de gaz on a dit aux États-Unis « pardon je donne mes données et vous me donnez du gaz en échange », parce qu’on n’a plus de gaz de la Russie. La question : est-ce que, finalement, la façon dont ça se déroule à chaque fois n’est-elle pas qu’on fait un peu un pas en avant et trois pas en arrière ? Et, en même temps – je crois que le en même temps c’est un peu le sujet politique du moment – on s’aperçoit que le RGPD [6] est quand même beaucoup copié par les grands États, notamment en Chine, aux États-Unis ils sont en train de réfléchir à mettre un RGPD américain. À quoi bon ou, plutôt, est-ce que ça prend vraiment ? C’était le sens de ma question avec plein de choses autour.

Joëlle Toledano : Tu crois que tu as posé une question, mais tu en as posé au moins cinq.

Thibaut le Masne : C’est ma spécialité et des fois je fais aussi cinq fois la même.

Cyrille Chaudoit : Il termine toujours par un sujet super sympa avec l’invité, le RGPD [6] puisqu’on sait que tu adores ça.

Joëlle Toledano : Du coup, je ne sais même plus laquelle je vais prendre. Je vais essayer de dénouer.

Thibaut le Masne : Est-ce que ça marche tout ça ou est-ce que c’est du vent ?

Joëlle Toledano : Ça peut marcher. Une phrase est très pratiquée par les régulateurs, c’est « le diable est dans les détails ». Tu m’as dit un truc, ce n’est même pas un détail, c’est un truc énorme : dire que les Chinois ont fait un RGPD, ce n’est franchement pas un détail ! Donc non, vraiment pas : ils ont juste fait un RGPD où l’État peut faire ce qu’il veut des données. Si ça ressemble !

Thibaut le Masne : Ce n’est pas la même chose. L’angle n’est pas pris de la même façon.

Joëlle Toledano : Ils ont simplement fait une régulation sur les données, mais ça ne veut pas dire que c’est la même. C’est le premier point.
Le deuxième, c’est que RGPD [6] est l’exemple typique où, derrière le texte, on a mis en place une organisation de la régulation qui n’est pas bonne, tout simplement, qui fait que l’entreprise est régulée en fonction de ce qu’on appelle son pays d’origine. Une entreprise française, on voit bien que son pays d’origine c’est la France, mais un truc s’est passé : les Américains ont fait ce qu’on appelle en jargon du regulatory shopping, c’est-à-dire qu’ils sont allés s’installer dans les pays où ils estimaient qu’ils seraient mieux traités.

Cyrille Chaudoit : Comme où, par exemple ?

Thibaut le Masne : Je crois c’est un pays bien vert.

Joëlle Toledano : Par exemple, presque tous en Irlande, un est au Luxembourg mais autrement presque tous en Irlande et effectivement, du coup, le RGPD [6] est plutôt bien appliqué pour les entreprises françaises, mais pas forcément bien pour celles qui sont en Irlande, même si on commence à voir des fumées apparaître sur quelques traitements différents, mais ça a mis au moins cinq ans.

Thibaut le Masne : C’est vrai aussi pour leur fiscalité. Tout ce qui est un peu contraignant finalement.

Joëlle Toledano : Toute la question sur le DMA et le DSA, et c’est le cœur du sujet, le cœur du problème, c’est comment ils vont être appliqués. Quand même, comme nous ne sommes pas complètement idiots, je parle là des États européens, on n’a pas mis en place la même structure de régulation pour le DMA et le DSA que pour le RGPD. Il y a une grosse partie de la régulation qui, pour échapper à ces effets liés aux pays, va avoir lieu au niveau européen. Donc ce problème que j’ai indiqué disparaît.
Un autre apparaît quand même, c’est que maintenant la Commission a commencé à bouger sensiblement, mais jusqu’à il n’y a pas longtemps elle n’avait pas bien compris, j’ironise un peu, que pour traiter ce genre de sujet il fallait des gens compétents et il n’y avait que des juristes et des économistes. Là il faut des techos, il faut des gens qui comprennent. Le sujet, maintenant, c’est que la Commission se dote de moyens significatifs et techniquement compétents pour s’emparer des sujets et être capable de mettre effectivement en place des régulations qui fonctionnent.
Deuxièmement, qu’elle ne reste pas dans sa tour d’ivoire et qu’elle s’appuie sur les moyens des États membres pour avoir des relais nationaux qui soient capables effectivement de mettre en place, là encore, des compétences, des systèmes d’information qui touchent les utilisateurs, entreprises comme consommateurs, État par État, etc.
Le cœur de DMA et DSA et des résultats qu’on aura dépend d’un mot, le meilleur mot est un mot anglais, enforcement et, pour l’instant, nous ne sommes pas très bons là-dedans, donc il va falloir que ça change.

Cyrille Chaudoit : Pour clore cette séquence, j’aimerais quand même t’entendre, puisque tu as écrit ce fameux livre GAFA - Reprenons le pouvoir !, avec un certain nombre de pistes que tu proposes. En quelques mots simplement, quelles seraient les pistes qui n’ont pas encore été explorées aujourd’hui, ou pas suffisamment prises à ton goût, et que tu aimerais voir mises en place et déployées prochainement ?

Joëlle Toledano : Je souhaitais qu’on ne saucissonne pas les problèmes et qu’on les traite. Je pense que le modèle économique et les contenus ce sont évidemment deux moitiés de la pomme. Ce sont donc les entreprises qu’il faut réguler et ce n’est pas dire « tel régulateur s’occupe de tel bout du problème, tel régulateur de tel autre bout, etc. ». J’aurais souhaité que les sujets – les modèles économiques et les contenus – soient pris globalement ; c’était mon souhait. Cela étant, je ne voudrais finir sur une note pessimiste, mon expérience de la régulation, j’ai été régulatrice des télécoms, c’est que ça ne se fait pas en un jour. Le sujet c’est d’apprendre, d’évoluer et faire évoluer les organisations et les objectifs. C’est ça la différence avec la réglementation.
On va apprendre des tas de choses en commençant. Maintenant, il faut qu’il y ait les bonnes cordes de rappel avec la régulation, comme la régulation des télécoms évolue dans le temps.
J’aurais aimé qu’on passe tout de suite à une régulation qui s’applique effectivement globalement, je pense que ça aurait permis d’aller plus vite. En tout état de cause, comme ça ne se fera pas en un jour, ce n’est peut-être pas très grave parce qu’on va apprendre des tas de choses si on y met les moyens.

Cyrille Chaudoit : C’est quelque chose qu’on va pouvoir continuer de creuser dans la toute prochaine partie de Trench Tech. Pour faire plaisir à Thibaut qui nous parlait de RGPD à la sauce chinoise, si j‘ose dire, nous allons retrouver la Philo Tech d’Emmanuel Goffi qui revient sur le crédit social à la chinoise.

Philo Tech d’Emmanuel Goffi « Crédit social chinois »

Voix off : De la philo, de la tech, c’est Philo Tech.

Cyrille Chaudoit : Aujourd’hui Emmanuel, tu as décidé de traiter d’une question disons plutôt sensible : le crédit social.

Emmanuel Goffi : En effet, question aussi sensible que sujette à de nombreux fantasmes, notamment en raison d’une déformation médiatique occidentale sur la pratique chinoise.
Le crédit social, pour ceux qui ne savent pas, c’est cette pratique qui vise à attribuer un score aux citoyens pour sanctionner leur comportement et ensuite les récompenser ou les punir en fonction de leurs performances. Vu depuis le monde occidental, cette notation des citoyens et les sanctions qui y sont attachées sont considérées comme caractéristiques d’un système politique autoritaire qui passerait son temps à surveiller les citoyens et à les punir. Surveiller et punir, c’est justement le titre d’un ouvrage de référence du philosophe Michel Foucault, rédigé en 1975, dans lequel il examine, au travers de l’exemple de la prison, l’avènement, dans le monde occidental, des sociétés de contrôle vues comme des systèmes disciplinaires. Juste pour dire que le contrôle des corps et des esprits n’est l’apanage ni du régime chinois ni des systèmes politiques autoritaires.

Le plus important, c’est que le crédit social à la chinoise est très loin d’être un système généralisé contrôlé par Běijīng. Même si, dès 2014, le pouvoir chinois envisage une telle généralisation, il reste aujourd’hui un système très morcelé, peu appliqué, et couvrant une très grande variété de pratiques.
On entend que 27 millions se sont vu interdire d’acheter un billet d’avion ou encore que 6 millions d’entre eux n’ont pas eu le droit d’acquérir un ticket de train. Certes ! Mais sur une population de 1,4 milliard de personnes, ça représente 2,4 % de la population du pays. On est très loin d’un système généralisé !

On entend également que le crédit social est couplé à un système massif de surveillance par caméra pour contrôler les citoyens dans leurs moindres faits et gestes. Là aussi, les arguments sont souvent trompeurs. En avançant le nombre de 540 millions de caméras en 2021 en Chine, on s’abstient de dire que ce sont les État-Unis qui ont le plus grand nombre de caméras par personne avec un peu plus de 15 appareils pour 100 habitants. La France, elle, se positionne à la huitième place de ce palmarès. On s’abstient aussi de signaler que Delhi est la ville la plus surveillée du monde et que Londres arrive sixième devant Běijīng en termes de nombre de caméras déployées. Bref ! On fait dire aux chiffres ce que l’on veut pour faire peur ou pour condamner.

Cyrille Chaudoit : Ça voudrait dire que pendant qu’on se focalise sur la Chine, il se passerait la même chose chez nous ?

Emmanuel Goffi : C’est exactement ce que souligne l’excellent livre La nouvelle guerre des étoiles – Enquête : nous sommes tous notés paru en 2020 et rédigé par Vincent Coquaz et Ismaël Halissat, deux journalistes de Libération qui ont enquêté pendant deux ans sur le sujet. Les deux journalistes nous apprennent que, d’une part, le fameux crédit social à la chinoise est loin d’être cet outil de contrôle des populations dirigé par l’État et que, d’autre part, loin d’être une spécificité chinoise, le système de notation sociale est une pratique courante en Occident. Des notes scolaires au pouce ou autres « likes » des réseaux sociaux, en passant par les étoiles de la restauration, les lettres, les chiffres et commentaires pour évaluer les commerçants en ligne, les livreurs, les restaurateurs ou les services de VTC, nous passons notre temps à noter et à être notés ; nous passons notre temps à juger les autres, parfois de manière arbitraire, et sans mesurer les conséquences de nos jugements. Les auteurs nous apprennent notamment que cette frénésie de notation ne vient pas d’Orient mais du célèbre Ignace de Loyola, père fondateur des Jésuites qui, en 1540, veut — je cite — « bâtir une nouvelle élite intellectuelle pour faire pièce à la Réforme protestante ». C’est de cette Contre-Réforme que nous vient le système actuel de notation des élèves, dont le barème sur 20 points est adopté au début du 20e siècle.

Certains objecteront que la notation scolaire n’a rien à voir avec le crédit social, eh bien, à titre personnel, je n’en suis pas sûr. Tout d’abord, la notation permet d’évaluer les élèves sur différents critères, dont le comportement, et de sanctionner positivement ou négativement, comme le fait le crédit social. On se rappelle d’ailleurs que ces notes, apparemment anodines, ont longtemps été assorties de mesures vexatoires, comme le port du bonnet d’âne, ou encore de privation de liberté, la célèbre colle du samedi.
Ensuite, le système de notation permet de sélectionner des individus dès leur plus jeune âge en leur ouvrant ou en leur interdisant l’accès à certaines études et, plus tard, à certaines carrières. Un mauvais élève, et la formule n’est pas neutre, se verra ainsi fermer les portes de certaines écoles et réduire le champ des possibles en matière de débouchés professionnels. Là encore, la comparaison avec le crédit social ne me paraît pas du tout incongrue.

Cyrille Chaudoit : En tout cas, toute cette notation à tout crin me rappelle un épisode de la célèbre série Black Mirror. Si je résume, la Chine n’a rien inventé. Une question : serions-nous entrés de plain-pied dans la société de contrôle de Deleuze ?

Emmanuel Goffi : C’est à craindre. D’ailleurs, c’est très intéressant de voir que le théoricien du crédit social à la chinoise, Lin Junyue, indique qu’il s’est inspiré des systèmes de notation occidentaux pour créer son modèle.
Moi-même, en tant que Canadien, je suis soumis au système Equifax qui m’attribue une note quant à ma capacité à rembourser les crédits et qui peut, soit favoriser mes prochaines demandes de prêts, soit les bloquer s’il s’avère que je suis un mauvais payeur.
En France les caméras se sont multipliées avec Nice en tête des villes les plus surveillées. La petite commune d’Estrébœuf, dans les Hauts-de France, est devenue célèbre en raison de ses 13 caméras de vidéosurveillance pour seulement 250 habitants.
Ailleurs en Europe le crédit social s’installe insidieusement avec, par exemple à Bologne, la mise en place du portefeuille du citoyen vertueux, le Smart citizen wallet.
Il existe également, comme le souligne Jean-Gabriel Ganascia, président du Comité d’éthique du CNRS, un crédit social sur Internet mais aussi dans un certain nombre d’institutions financières telles que les assurances et les banques.

Au final, le propos n’est ici ni de condamner ni d’approuver le crédit social, mais de faire preuve d’esprit critique pour comprendre que nous devrions balayer devant nos portes avant de balayer devant celles des autres.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

Pourquoi faut-il réguler ? Est-ce efficace ? L’Europe parviendra-t-elle à imposer ses règles aux Big Tech ?

Thibaut le Masne : Voilà encore une Philo Tech qui exerce notre esprit critique sur un sujet effectivement assez sensible. Une petite pensée à mon médecin que j’adore, même si je ne le vois souvent, qui peste contre ces notations qui font plus passer son travail pour un service Amazon que pour un acte médical !

Revenons à notre dernière partie sur notre grand entretien avec Joëlle.
Sans règles, il n’y a pas de marché. Tu expliques que les GAFAM ont intérêt à ne plus laisser sortir leurs utilisateurs de leur monde en guise de décentralisation, c’est limite de l’internement, et tout ça avec notre consentement, ou presque, surtout depuis le RGPD où on clique sur « accepter, accepter » sur plein de choses qui arrivent devant nous. Comment peut-on imaginer l’avenir ? Sommes-nous prêts, en tant qu’utilisateurs, à sortir de leur monde si douillet, c’est vrai, où tout est fait pour nous donner envie de rester, depuis le design d’expérience jusqu’à la gratuité de notre temps de cerveau disponible.

Joëlle Toledano : Il va falloir que la concurrence se mette au travail. Il ne faut pas s’attendre à ce que nous quittions effectivement ces acteurs qui nous offrent des services que nous avons choisis, si ce n’est pas pour mieux. Je pense que ce n’est clairement pas une histoire de « maintenant c’est fini, vous êtes obligés de faire ceci ou cela », pas du tout. Simplement, et ce n’est pas si simple que ça, ce que devrait permettre la régulation c’est de faire en sorte que des innovations qui, sinon, étaient étouffées, puissent se déployer, puissent se développer et que des consommateurs aient envie de les utiliser.

Thibaut le Masne : Au final, c’est un point qui est un peu complexe pour moi. D’abord, les habitudes ont la vie dure. Quand on regarde, notamment depuis l’ouverture, on va dire, de WhatsApp sur Facebook où globalement nos données, qu’elles soient sur WhatsApp ou sur Facebook, ce sont les mêmes données, avec tous les risques que ça enclenche — Facebook fait partie des plus amendés sur le RGPD, donc avec toutes les règles de sécurité que l’on peut imaginer et on trouve de plus en plus de failles sur WhatsApp —, les gens n’ont pas bougé de WhatsApp, ils sont toujours sur WhatsApp, alors qu’il existe quantité d’autres possibilités qui marchent aujourd’hui très bien. Comment arrive-t-on à changer ses habitudes ?

Joëlle Toledano : J’ai conservé à l’esprit, alors c’est violent comme histoire, ce qui s’était passé dans les télécoms où, à l’époque, effectivement, nous avions un marché avec trois opérateurs mobiles et Free devait rentrer sur ce marché. Avant l’entrée de Free, la majorité des observateurs avait constaté que, dans tous les pays où un acteur était rentré beaucoup plus tard, il n’avait pas réussi à rentrer.
D’un autre côté, on observait qu’il y avait effectivement des différences entre ces trois acteurs présents sur le marché mais qu’elles étaient relativement limitées, il y avait donc extrêmement peu de gens qui changeaient d’opérateur alors qu’ils auraient pu, ça leur aurait fait gagner 5 à 10 % en termes de coût à qualité équivalente, etc. Et tout d’un coup, il a fallu effectivement une innovation qui était un tarif, qui était des conditions d’accès, ce que Free a offert en rentrant sur le marché, indépendamment de toutes les autres conditions, pour qu’il y ait un énorme effet de switch et qu’à ce moment-là ça marche.

Je crois que tu as raison : il n’y aura pas des mouvements pour des petits changements. La question c’est qu’aujourd’hui il faut qu’il y ait des offres vraiment intéressantes, nouvelles, qui fassent que les acteurs puissent montrer qu’ils sont capables de faire mieux.

Cyrille Chaudoit : La difficulté, Joëlle, par rapport au marché des télécoms, c’est qu’aujourd’hui l’essentiel des services qui sont proposés par ces Big Tech sont gratuits. C‘est d’ailleurs ça le problème, on connaît tous l’adage « si c’est gratuit c’est que c’est toi le produit ». L’offre nouvelle de services ne pourra pas se battre, je dirais, sur le champ du prix, mais sera forcément sur le design d’expérience et, pour le coup, ils ont des armées de designers, de sociologues, de psychologues, etc. On a tous vu les documentaires avec Tristan Harris [10], entre autres, ou les témoignages de Frances Haugen [11] devant le Congrès, qui explique comment Instagram nous verrouille là aussi, mais à titre individuel, pour rester le plus longtemps possible, c’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention, là ça risque d’être un petit peu plus compliqué.

Joëlle Toledano : Je trouve ça formidable. D’habitude l’objection c’est « c’est scandaleux, on n’y arrive pas ». Oui, mais aujourd’hui on a quelques exemples. On ne sait pas comment l’avenir va évoluer, mais, par exemple, TikTok a montré qu’il est possible de rentrer avec une offre différente. Je ne sais pas ce qui va arriver avec ChatGPT [3]. Certes, il y a des financements qui viennent de Microsoft, mais ça n’a rien à voir avec ce que tu viens de dire. Si, effectivement, les quatre acteurs dont on parle le plus ont des services qui sont tellement bons que plus personne n’est capable de faire mieux, alors ce n’est pas du verrouillage, c’est de la concurrence par le mérite. C’est un autre sujet. Attaquons-nous juste au problème, qui est déjà important, de modération de ceci, de cela, et puis si ce sont les meilleurs, où est le problème ? J’ai l’impression d’avoir une inversion de façon de raisonner.

Cyrille Chaudoit : Non. Finalement, quand je t’écoute, je me dis d’un côté qu’il faut réguler le marché pour éviter ces situations de monopoles, mais ça implique aussi de l’autre côté, pour favoriser l’innovation, probablement toute une politique de soutien justement à l’innovation. On en discutait avec Cédric O dans un épisode précédent, il évoque beaucoup la French Tech, mais l’un n’ira pas sans l’autre. Tu parles de ChatGPT [3], il y a effectivement Elon Musk derrière, il y a Microsoft. On ne sait jamais très bien quels sont les liens de TikTok avec le gouvernement chinois, donc aussi la capacité de financement de ces innovations. Ça veut dire, in fine, que ça ne sera pas le petit startupeur du week-end qui va peut-être venir dégommer les Big Tech.

Joëlle Toledano : Je ne sais pas si c’est le petit startupeur du week-end et je n’ai pas parlé de dégommer, j’ai parlé de déverrouiller !

Cyrille Chaudoit : Disrupter.

Joëlle Toledano : Ce n’est pas la même chose ! D’abord, je te signale qu’au début de notre discussion j’ai dit que c’est un des éléments de la pièce, c’est-à-dire qu’il faut qu’il soit possible de rentrer. D’accord ? S’il y a effectivement des verrous en matière d’accès à l’information, s’il y a des verrous en matière d’interopérabilité, s’il y a toute une série de verrous et on pourrait parler des différents verrous entreprise par entreprise, parce que ce ne sont pas les mêmes, ce sont à chaque fois des verrous différents, et c’est pour ça qu’il faut de la régulation, parce que ce ne sont pas des règles qui s’appliquent de la même façon à tout le monde. Une fois que ces verrous sont effectivement levés, eh bien il faut que des petits qui deviennent grands, comme les grands que nous avons aujourd’hui étaient petits à un moment, ont grossi et se sont développés.
Il faut bien évidemment avoir la possibilité d’avoir des acteurs innovants, c’est la French Tech, mais sans déverrouillage des marchés, la French Tech se heurte à un mur, c’est tout ce que je dis.

Cyrille Chaudoit : On est d’accord, l’un ne va pas sans l’autre.

Joëlle Toledano : L’un ne va pas sans l’autre, il faut les deux.

Cyrille Chaudoit : En parlant de French Tech, Cédric O, l’ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, t’adresse sa question.

Cédric O : Bonjour Joëlle. J’espère que tu vas bien, c’est Cédric O. On a beaucoup parlé de régulation, de régulation du numérique, de ce que pouvait faire ou ne pas faire l’Europe. J’aimerais savoir ce que tu penses des premières années de Lina Khan à la tête de la FTC [Federal Trade Commission] aux États-Unis. Que penses-tu qu’il va se passer sur cette question de la régulation des grandes entreprises du numérique aux États-Unis ?

Joëlle Toledano : Je suis partagée, en réalité, face à ce qui se passe aux États-Unis. D’abord, il faut faire un diagnostic : depuis plusieurs dizaines d’années les Américains n’ont pas été capables de sortir de grandes lois sur n’importe quel sujet technologique ; ils vivent, même dans les télécoms, avec des concepts qui sont très anciens. Je crois assez peu, je peux me tromper bien évidemment, à la possibilité d’avoir des grandes lois qui répondent aux problèmes que posent les Big Tech. Il y a quelques endroits où il pourrait y avoir des choses, par exemple sur les problèmes des enfants et de la protection des enfants, sur le fait que les juridictions disposent de plus de moyens, etc. C’est la première chose.
La deuxième, c’est que Lina Khan est confrontée à un système juridique qui pense d’une certaine façon la concurrence et plutôt avec des juges qui sont de l’ancienne façon de penser, j’ai envie de dire, essentiellement nommés par les précédentes mandatures, etc. Elle se heurte donc à beaucoup de difficultés et je crois qu’à elle seule elle n’arrivera pas, avec ses petits bras, à traiter toute une série de sujets. Ce qui est en cause c’est le renouvellement, me semble-t-il, du droit de la concurrence et pas seulement de la situation sur les Big Tech. C’est un chantier qui avance, mais qui va avancer lentement. Je crois que ça va bouger mais pas rapidement.

Cyrille Chaudoit : Si on revient sur l’intérêt du citoyen : au-delà du bénéfice qu’il retirerait d’une concurrence plus ouverte – choix du prix, etc. –, ne risquons-nous pas d’entrer dans une guerre encore un peu plus prononcée de l’économie de l’attention avec des dérives que l’on connaît, finalement, si nous sommes le produit ?

Thibaut le Masne : De plus en plus de concurrents arrivent et, finalement, s’inspirent des méthodes des Big Tech puisqu’elles ont prouvé qu’elles fonctionnent. Le fait d’ouvrir à cette concurrence, est-ce que ça ne va pas avoir un effet bénéfique, finalement, pour le consommateur, parce qu’il aura plus de choix mais, in fine, il sera encore plus verrouillé par toute cette armada d’entreprises qui essaient de lui capter du temps de cerveau.

Joëlle Toledano : Si c’était vrai ça voudrait dire, en gros, que pour l’instant tous ces acteurs limitent leurs actions parce qu’ils ne veulent pas que ce soit trop. Je pense qu’ils font le maximum pour capter notre attention, donc je ne vois pas bien pourquoi il y en aurait qui, non pas se substitueraient à eux mais capteraient en plus. C’est une sorte de vision qu’on pourrait presque appliquer, à la limite ; on l’appliquait avant à des monopoles publics. Les monopoles publics avaient effectivement un côté bienveillant qui n’allait pas au bout de leur pouvoir de monopole.
Je ne crois pas du tout que les acteurs qu’on a actuellement limitent leur action parce qu’ils ont peur d’aller trop loin. Je pense, à contrario, que si la multiplication des modèles économiques était possible, on pourrait aussi avoir, à ce moment-là, des modèles économiques qui soient bien meilleurs, bien plus intéressants, qui essayent effectivement d’offrir des contreparties différentes et on pourrait avoir une concurrence de modèles. C’est d’ailleurs, pour le coup, ce qui est défendu par des acteurs comme La Quadrature du Net [12] quand ils demandent l’interopérabilité sur les messageries et les réseaux sociaux.

Thibaut le Masne : On ne peut pas terminer sans te poser une question quand même plus orientée économie et presque théorie économique, et j’espère ne pas me faire clasher. Je suis sûr que de l’autre côté des écouteurs beaucoup vont se dire : OK, la régulation, j’entends, mais ça va quand même à l’encontre d’une vision libérale du marché et de la main invisible d’Adam Smith, c’est donc plutôt une vision keynésienne. Dans les deux cas, comme chaque face de la médaille, il y a des revers à cette médaille. Quelles seraient les limites ou les risques à trop réguler, selon toi ?

Joëlle Toledano : Les limites et les risques c’est de mal réguler, ce que je disais tout à l’heure. C’est effectivement de se tromper d’outil, de ne pas avoir les bons moyens, de prendre des mesures qui, au contraire de permettre le développement des petits, leur fait porter des coûts beaucoup trop élevés alors que les gros ont les moyens de se payer ces contraintes. C’est ça les risques : c’est qu’au lieu de développer effectivement et rendre possible le déploiement de l’innovation, de nouveaux acteurs, de nouvelles œuvres beaucoup plus intéressantes pour les consommateurs, à contrario on renforce les gros.

Thibaut le Masne : Disons que ça vient bien conclure cette séquence avec ce que tu disais à la préparation. Tu nous as dit, je cite : « La fin du 20e siècle a été squattée par les GAFAM, le 21e pourrait être celui d’un monde plus équilibré grâce à la régulation ». Ça fait donc partie de tous ces aspects positifs de la régulation que tu convoques.

Cyrille Chaudoit : Merci beaucoup, Joëlle Toledano, d’être venue nous rejoindre sur le plateau de Trech Tech. Rappelons ton ouvrage, GAFA - Reprenons le pouvoir !, chez Odile Jacob pour lequel tu as reçu de nombreux prix, dont le Prix du livre d’Économie en 2020, ainsi que ton implication au Conseil national du numérique depuis 2021.
À très bientôt Joëlle.

Joëlle Toledano : À bientôt. Merci de m’avoir reçue.

Thibaut le Masne : Merci Joëlle.

Cyrille Chaudoit : Merci beaucoup. Vous pouvez nous écouter et nous réécouter sur l’ensemble des plateformes de podcast. Restez encore cinq minutes pour qu’on puisse avoir le petit debrief entre vous et nous.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

Débriefing

Thibaut le Masne : On vient de raccompagner Joëlle Toledano à la porte de notre studio. Épisode encore bien riche. Cyrille, tu en retiens quoi ?

Cyrille Chaudoit : Beaucoup de choses, forcément. Ce que je retiens surtout, j’aime bien sa phrase qui résume un peu la situation « sans régulation, finalement, il ne peut pas y avoir de marché », dit autrement « ce serait le chaos ».
Une deuxième phrase qui vient en complément, il me semble, quand elle nous dit « le 20e siècle a été squatté par les GAFAM et le 21e siècle sera probablement celui de l’écriture un peu plus systémique d’une régulation, et pas simplement des règlements qui arrivent à droite à gauche et qui sont silotés, d’une certain manière, ce qui permettrait un peu de rééquilibrer le rapport de forces ».
En matière de rapport de forces, je crois qu’on a bien compris, avec Joëlle, que ça réside essentiellement dans les business modèles de ces entreprises qui ont mis, en moins de 20 ans, une raclée à tout le monde, sur des marchés qui existaient déjà et d’autres qui sont totalement sortis de terre. La difficulté c’est qu’ils ont pris une avance telle qu’aujourd’hui, si on ne régule pas, le marché n’existe plus, parce qu’il n’y a plus de concurrence. En la matière, c’est plus une logique de pratiques anti-concurrentielles, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont poursuivis notamment aux États-Unis et, aux États-Unis, on évoque l’idée d’un démantèlement. On a vu avec Joëlle que ce n’était pas forcément ça la bonne solution.

Thibaut le Masne : C’est un peu critique. Ils pratiquent effectivement un peu la politique de la terre brûlée en rachetant tous les concurrents potentiels et potentiels à venir, du coup ça devient assez problématique.
Quand j’avais commencé à regarder les textes DSA/DMA [7], en 2020 ou 2021 je crois, je me souviens que j’étais quand même assez fasciné par le fait que, dans les premières choses qui étaient posées, c’était de définir ce qu’est la concurrence dans le numérique. Je me disais waouh !, on est quand même à la bourre. On est à la bourre !

Cyrille Chaudoit : Nous qui sommes très jeunes, souviens-toi des débuts du Net où beaucoup d’entreprises rigolaient, se gaussaient, en fait, de l’arrivée de ces jeunes geeks en jeans troué, aux cheveux gras, mangeant du hamburger et buvant du coca derrière leur ordinateur. On disait « c’est un épiphénomène, ça ne va pas durer, etc. », et ils ont quand même mis une raclée à un paquet de monde. Aujourd’hui, ces pratiques anti-concurrentielles qui ont complètement verrouillé le marché, pour reprendre le terme de Joëlle, ont besoin, finalement, des anciens réflexes pour pouvoir venir protéger et l’utilisateur final et le marché lui-même de ses propres prédateurs. On est d’accord.
J‘ai bien envie de poser une question, parce qu’on ne vous l’a pas dit jusqu’à présent, mais nous avions parmi nous Laure, qui s’occupe notamment de nos réseaux et Instagram en particulier – n’oubliez pas d’aller nous suivre sur Instagram, de vous abonner. Laure est donc une jeune étudiante. Bonjour Laure.

Laure : Bonjour.

Cyrille Chaudoit : Laure a à peine 20 ans et a écouté avec beaucoup d’avidité les propos de Joëlle. Qu’as-tu pensé de cet épisode ?

Laure : Déjà que c’était intéressant. On voit que Joëlle est une femme qui a travaillé son sujet. Pas mal de choses, pendant tout le podcast, m’ont beaucoup touchée. Je suis jeune, je vous rassure je n’ai quand même pas les cheveux gras et je ne bois pas du coca derrière mon ordinateur. Ça m’a touchée parce que ce qu’elle raconte, oui, c’est le monde dans lequel on vit. Elle disait des choses, par exemple la régulation du marché, si on va sur cette pente-là – après c’est peut-être mon cerveau de jeune, on va dire, qui va parler –, si on régule trop un marché, ça peut peut-être dénaturer justement le marché et aller dans un marché public, ou presque public, du moins dénaturer le marché globalement.
Il y a aussi le marché de la data dont elle a beaucoup parlé, qui coûte cher, certes, mais qui rapporte énormément aussi. En tant que marketing et communicante, j’en ai besoin pour travailler. Mais est-ce que c’est quelque chose d’éthique ou non, c’est une autre question : quand on va mettre une grosse liasse de billets sous le nez de quelqu’un, est-ce que l’éthique est toujours aussi importante ?

Cyrille Chaudoit : Une question qui dépasse largement le cadre de cet épisode. Ton point c’est donc de dire que réguler un marché, par nature privé, est-ce que ce n’est pas, à un moment donné, basculer dans quelque chose de peut-être trop contraignant et trop public. C’est aussi une question qu’on aurait pu aborder avec elle, mais le temps nous est compté.

Thibaut le Masne : Il est temps de passer à la conclusion de ce magnifique épisode.

Voix off : Trench Tech - Esprits Critiques pour Tech Ethique.

Thibaut le Masne : Plus ou moins 60 minutes viennent de s’écouler et normalement les enjeux de la régulation de l’industrie du numérique et des Big Tech en particulier vous sont désormais un peu plus familiers.
Merci d’être de plus en plus nombreuses et nombreux à prendre le temps d’exercer votre esprit critique, à nos côtés, sur les enjeux éthiques que soulève l’environnement technologique dans lequel nous baignons. Que nous soyons les concepteurs, les commanditaires ou les usagers du monde technologique dans lequel nous baignons, nous avons le droit et même la responsabilité de faire preuve de sens critique sur ces sujets. Soyons acteurs plutôt que spectateurs.
Trench tech c’est fini pour aujourd’hui, mais vous pouvez nous écouter, ou réécouter, sur votre plateforme de podcast préféré. Profitez-en pour nous laisser un commentaire et nous mettre des étoiles dans les yeux, ça fait toujours plaisir, et vous contribuerez ainsi à propager l’esprit critique pour une Tech Ethique, car, comme l’a dit Charles Péguy : « L’ordre et l’ordre seul fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude ».