Le numérique eldorado des communs ? À la recherche du bien commun - Émission Entendez-vous l’éco ?

Titre :
Le numérique eldorado des communs ? À la recherche du bien commun
Intervenants :
Judith Rochfeld - Sébastien Broca - Arjuna Andrade - Tiphaine de Rocquigny - En off : Richard Stallman - François Hollande - Amaelle Guitton - Satya Nadella
Lieu :
Émission Entendez-vous l’éco ? - France Culture
Date :
septembre 2018
Durée :
59 min
Écouter l’émission ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Carte partielle d’Internet Wikimedia Commons Licence Creative Commons Attribution 2.5 Generic. Logo France Culture Wikipédia
transcription réalisée par nos soins.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Logo France Culture

Description

Open source, Creative Commons, logiciels et licences libres… Internet semble être la concrétisation ultime de l’idée de communs. Mais face à des modèles économiques et de gouvernance de plus en plus menacés par de grandes puissances, le droit peine à s’adapter.

Transcription

Tiphaine de Rocquigny : Bonjour à tous, l’émission d’aujourd’hui a été préparée par Cédric Fuentes, Arjuna Andrade, Louis Drillon et Julie Delabrosse ; à la réalisation Élisabeth Miro, prise de son Jean Fredericks.
Voix off : Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny.
Tiphaine de Rocquigny : Troisième temps de notre semaine consacrée aux communs ; après avoir vu lundi que le commun se pensait difficilement sans la propriété privée, après avoir observé hier ce commun si singulier qu’est la nature, on s’intéresse aujourd’hui aux ressources inépuisables du numérique depuis l’Internet des origines jusqu’aux GAFA, les géants du Web. Quelles possibilités nous offrent les communs de la connaissance ? Le numérique serait-il l’eldorado des communs, le projet le plus abouti de cette théorie du partage et de l’auto-gouvernance ? Ou est-il au contraire menacé à l’heure, notamment, où le Parlement européen se penche sur une réforme contestée des droits d’auteur ?
Le numérique, un commun fragilisé, on en parle avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et codirectrice du Dictionnaire des biens communs paru au PUF et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre paru aux éditions du Passager clandestin. À 14 heures 50 on retrouvera Arjuna Andrade qui nous donnera des nouvelles de l’éco.
Voix off de Richard Stallman : En 83, j’ai lancé le mouvement logiciel libre en annonçant le projet de développer un système d’exploitation qui serait 100 % composé de logiciels libres, sans une seule ligne de code privateur : Windows, Mac OS, la moitié d’Android et tous les systèmes des monstres d’Apple, ces systèmes sont plus ou moins privateurs. Mais moi j’étais informaticien, j’étais programmeur, je travaillais dans un laboratoire au MIT où nous utilisions un système d’exploitation libre, développé principalement par nous. Au commencement le logiciel libre existait partout, mais dix ans plus tard, tout ça avait disparu, sauf dans notre laboratoire. C’était une île de liberté dans un monde soumis au pouvoir des développeurs commerciaux du logiciel.
Tiphaine de Rocquigny : Bonjour Judith Rochfeld et Sébastien Broca.
Judith Rochfeld : Bonjour.
Sébastien Broca : Bonjour.
Tiphaine de Rocquigny : On entendait le développeur Richard Stallman nous parler de la révolution du logiciel libre dans les années 80. Ce qu’il faut commencer par dire, peut-être, c’est que dès les origines d’Internet ses créateurs ont voulu en faire un gigantesque commun mondial, Sébastien Broca.
Sébastien Broca : Oui. Et je pense qu’on peut dire que depuis l’origine Internet est un commun même s’il n’a pas toujours été, peut-être, théorisé comme tel. C’est vrai que par exemple les protocoles qui sont à la base d’Internet, les protocoles TCP-IP notamment, sont des protocoles ouverts, donc on peut considérer que ce sont des communs. Après, si on reprend l’histoire de l’informatique, c’est ce qu’évoquait Richard Stallman dans l’extrait qu’on a entendu, pendant longtemps, jusqu’au début des années 80, les programmes informatiques étaient librement partagés entre les informaticiens ; on pouvait aussi les considérer comme des communs.
Après les choses n’étaient pas forcément théorisées comme telles et du reste là, Richard Stallman qu’on vient d’entendre ne théorise pas les choses en termes de communs, en termes de logiciel libre ; c’est peut-être plutôt dans un deuxième temps ensuite, dans les années 90-2000, qu’on s’est aperçu que les logiciels libres, comme d’autres réalités, pouvaient être intégrés au sein d’une réalité plus large que sont les communs.
Tiphaine de Rocquigny : Internet comme un grand commun ; c’est un esprit qui est résumé par la devise des premiers utilisateurs d’Internet rough consensus and running code, « consensus sommaire et code courant », Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Oui et je pense qu’il faut que l’on évoque une actualité qui est très, très importante. Je me permets de la ramener vers nous aujourd’hui, parce que Internet comme un grand commun est menacé : l’Agence des communications américaine qui avait qualifié juridiquement ou en tout cas symboliquement Internet de bien public mondial – ce qui rien n’était pas rien – pour assurer que chacun puisse y faire transporter tous les contenus qu’il souhaitait et que la liberté d’expression, la liberté d’information, soient garanties ; or, on assiste à un retour en arrière, très contesté de l’administration Trump, qui rencontre beaucoup de résistance de la société américaine et de certains États américains. On n’en est pas moins en plein dans une question d’actualité à savoir, effectivement, si l’on va ré-installer des obstacles ou des barrières, des discriminations, des différences entre les contenus selon que l’on paie ou non, selon sa taille, etc. On est vraiment dans une question d’actualité [cruciale, Note de l’orateur].
Tiphaine de Rocquigny : On va revenir sur ces questions d’actualité, en effet, mais restons un peu sur ces débuts d’Internet. On entend ce mantra Code is Law, c’est le code qui fait la loi ; c’est une expression du juriste américain Lawrence Lessig qui émerge en 2000 ; ça signifie que les grandes décisions techniques sont porteuses d’enjeux sociaux décisifs et qu’elles doivent donc être considérées comme profondément politiques, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Oui, je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que quand Lessig dit ça il est très influencé par, justement, le discours de Richard Stallman et ce qu’a montré le mouvement du logiciel libre qui, en fait, a été pionnier en ce sens que dès les années 80 — alors que finalement peu de gens en avaient conscience et puis c’était difficile d’imaginer le poids que l’informatique, les technologies numériques, prendraient dans notre monde peut-être — donc Richard Stallman avec une certaine prescience, disons, comprend dès les années 80 que ce en sont pas simplement des enjeux techniques, mais il dit « le logiciel libre est un mouvement social » parce qu’il est porteur d’enjeux politiques, sociaux, économiques aussi ensuite, mais surtout politiques et sociaux que lui comprend essentiellement à travers la question de la liberté de l’utilisateur. Pour lui, les programmes qu’il appelle privateurs ou propriétaires privent les utilisateurs d’un certain nombre de libertés : liberté d’exécuter ces programmes, de les copier, de les modifier et donc, pour lui, il faut rendre ces libertés aux utilisateurs. Donc le logiciel libre est un mouvement social et politique qui vise à préserver les libertés de tous les utilisateurs.
Tiphaine de Rocquigny : Peut-être faut-il maintenant définir ces communs numériques qui font partie des communs de la connaissance. Quels sont leurs spécificités, Judith Rochfeld, par rapport aux autres communs, par exemple l’eau, la terre qu’on évoquait hier, au-delà du fait que ce sont des communs immatériels et non matériels ?
Judith Rochfeld : Oui. Je vais juste me permettre au préalable de revenir sur deux visions que l’on peut avoir du commun [ou des communs, Note de l’orateur] et qui sont très présentes chez les penseurs du numérique. D’un côté, on a une vision très large qui est celle de mise en partage de certains éléments de connaissance, d’informations, de données, voire d’œuvres si elles sont passées dans le domaine public ; enfin tout ce qui peut être mis en partage, accessible à tous, c’est la vision, je dirais, très large des communs numériques.
Et puis, d’un autre côté, il y a une vision beaucoup plus étroite qui serait le sens de « communs » – commons, au sens plus étroit ; là on ajouterait à l’idée que c’est accessible à tous et mis en partage, les idées qu’on a une ressource — une information, des données, des œuvres par exemple — à l’égard de laquelle on va distribuer des droits très précisément et qui sera gouvernée selon des règles que la communauté aura acceptées et qu’elle se voit imposer.
Donc on a vraiment les deux classes de communs, je dirais, qui sont présents dans le monde numérique. Mais qu’est-ce qu’auraient de spécifique, si on va par là, les communs numériques ? D’une part, techniquement déjà, leur spécificité tient en ce qu’ils permettent une reproduction très facile, un accès très aisé : on peut créer, recréer à partir d’éléments qui sont sous forme numérique. Techniquement donc, ils incluent le partage, ils sont beaucoup plus ouverts que d’autres ressources, bien que, en général on parle de communs à partir des ressources qui excluent difficilement les autres ; techniquement le partage est rapide, facile. Et puis, d’autre part, si l’on revient à ce qui a déjà été croisé comme philosophie ou comme sociologie de l’Internet et du numérique, c’est vrai que, à l’origine l’idée de partage, l’idée de liberté d’information, de création, grâce à ces moyens techniques très aisés, était intrinsèque ou, en tout cas, si on ne veut pas faire de l’essentiel, était dans la sociologie, dans la philosophie des premiers participants.
Tiphaine de Rocquigny : Donc si je vous comprends bien, c’est aussi cette idée que ces biens, ces communs numériques sont non rivaux, c’est-à-dire une information peut servir à plusieurs personnes contrairement à une ressource matérielle. Et aussi le fait que les plateformes numériques s’enrichissent au fur et à mesure des données d’usage, c’est-à-dire que ce sont les contributions qui font la valeur. C’est ça aussi la spécificité ?
Sébastien Broca : Oui, tout à fait. C’est vrai qu’on peut dire que la spécificité des communs numériques ou informationnels c’est qu’ils sont, en général, pas tout le temps mais beaucoup d’entre eux, d’accès universel ; c’est le cas de Wikipédia ou des logiciels libres parce que, vu qu’il n’y a pas d’enjeu d’épuisement de la ressource, ça c’est lié au caractère non rival, ils peuvent être accessibles à tous. Ça c’est ce qui les distingue souvent des communs du monde physique. Finalement, quels problèmes posent ces communs ? Ils posent souvent des problèmes qui n’ont pas trait tant à leur consommation, puisque celle-ci est non rivale, mais à leur production.
Donc la question c’est comment est-ce qu’on va faire pour produire ces communs, qui va les produire, dans quelles conditions et puis éventuellement, avec quelle forme de rémunération ou de rétribution ? Donc là, on commence à toucher aux liens des communs avec l’économie et notamment l’économie numérique.
Tiphaine de Rocquigny : Le début des années 2000 marque un tournant dans la culture du commun dans le numérique avec la création de la licence Creative Commons par Lawrence Lessig.
Voix off de Lawrence Lessig – voix off du traducteur : Les Creative Commons [1] représentent une initiative non lucrative mise en place dans le but de facilité l’expression de la liberté que les artistes et les créateurs portent à travers leurs œuvres.
Il ne s’agit pas d’une liberté totale, ces artistes ne renoncent pas à tous les droits associés à leur créativité, mais beaucoup d’entre eux reconnaissent librement qu’une partie de leur créativité provient de celle d’autres personnes sans pour autant craindre un quelconque avocat ou se poser la question de la responsabilité juridique. Et ce que nous voulions c’était faire en sorte que ce soit facile pour eux de le reconnaître.
Nos licences marquent donc le travail créatif du sceau de la liberté qui va de pair avec ce travail. Vous êtes donc libres de remixer le travail, libres de l’utiliser à des fins non commerciales et même, dans certains cas, de l’utiliser pour des fins commerciales sans avoir les besoins d’un juriste en amont. Et en retirant les juristes du processus, les créateurs peuvent à la fois représenter ou faire reconnaître et protéger leur propriété intellectuelle, mais aussi inviter d’autres personnes à rejoindre ce processus créatif, sans avoir à redouter des questions de responsabilité juridique qui seraient liées.
Tiphaine de Rocquigny : Lawrence Lessig expliquant les principes des Creative Commons, c’était en 2010. Donc il y avait des logiciels libres [2] ; à partir de ce moment il y a également des licences libres. Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer simplement la différence entre les deux, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Les licences libres ça vient effectivement du monde du logiciel, les logiciels libres, et les Creative Commons arrivent dans un deuxième temps, elles sont créées en 2003, alors que la licence libre emblématique, la General Public License, est crée à la fin des années 80. Donc c’est une sorte de deuxième phase où Lawrence Lessig, grandement inspiré par Richard Stallman, se dit : il faut créer des outils juridiques qui n’existent pas pour que tous les créateurs, pas simplement les informaticiens, mais aussi les artistes, les universitaires, puissent choisir librement sur leurs œuvres quelles prérogatives ils veulent garder pour eux, de manière exclusive, et quelles prérogatives ils sont prêts à accorder à leurs utilisateurs, par exemple le droit d’utiliser commercialement leur œuvre ou le droit de la modifier. C’est ce qu’explique Lessig dans l’extrait qu’on a entendu. Le but des Creative Commons c’est vraiment de faire quelque chose qui est un peu « à la carte », on pourrait dire, en tout cas de donner le choix aux créateurs entre différentes licences pour vraiment choisir, avec un niveau de granularité assez élevé, ce qu’ils veulent garder comme prérogatives et ce qu’ils veulent accorder à leurs utilisateurs.
Tiphaine de Rocquigny : Oui. Parce qu’il faut dire que c’est à la fois un complément au droit d’auteur, un label communautaire et une philosophie du partage qui se décompose en six licences différentes qui comportent chacune un degré de liberté différent, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Oui et ça nous fait toucher du doigt quelque chose qui est quand même au cœur des communs et de la réflexion, c’est l’utilisation, la subversion de la propriété. C’est-à-dire que l’on va accorder, permettre par contrat d’adhésion avec des choix un peu différenciés, à un créateur d’utiliser sa propriété intellectuelle pour proposer aux autres de participer, proposer aux autres de collaborer avec lui, éventuellement proposer de rester dans la communauté, puisqu’il y a des montages différents — vous pouvez partager à l’identique ou pas, vous pouvez choisir des versions différentes. Donc, sur le fondement d’une propriété intellectuelle qui, à l’origine avait été le bloc contre lequel certains s’étaient élevés, pas tous, mais en tout cas dont l’extension avait déclenché une résistance chez certains, sur ce fondement-là, par subversion, on va proposer de s’en servir autrement [une autre utilisation, du partage, Note de l’orateur].
C’est une ligne directrice dans les communs qui fait que l’on commence à regarder la propriété autrement, pas seulement pour l’exclusion qu’elle représente [mais aussi par l’inclusion, Note de l’orateur].
Tiphaine de Rocquigny : L’idée de Lawrence Lessig c’est que c’est le caractère « commun » d’Internet qui permet l’innovation. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette vision ? Est-ce que c’est nécessairement ce caractère « commun » qui permet l’innovation, le renouvellement, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Oui. Ce qui est certain — c’est la fameuse métaphore qu’on prend souvent du standing on the shoulders of giants — c’est l’idée que tous les auteurs et les créateurs, finalement, sont juchés sur les épaules de ceux qui les ont précédés et ont besoin d’accéder à l’information, à la connaissance passée pour créer. Donc de ce point de vue-là c’est tout à fait exact.
Je voudrais ajouter peut-être un petit complément à ce que vient de dire Judith qui me semble intéressant, c’est de revenir sur la création des Creative Commons en 2003 par Lessig. Pourquoi est-ce qu’en fait il a cette idée ? Il a cette idée parce que, auparavant, il s’est battu contre une loi d’allongement du copyright, c’est le Copyright Term Extension Act de 1998 aux États-Unis, qui porte le copyright à 70 ans après la mort de l’auteur et 95 ans après publication pour les copyrights d’entreprise. Et Lawrence Lessig trouve que cette loi est une loi scélérate qui vraiment allonge de manière indue la durée du copyright. Donc il va jusqu’à la Cour suprême pour essayer de faire invalider la loi en arguant du fait que dans la Constitution américaine, normalement, le copyright est censé être subordonné au fait de promouvoir la progression des sciences et des arts utiles. Donc Lessig dit « eh bien non, l’allongent du copyright ne fait rien, justement, pour promouvoir la créativité des sciences et de la culture ».
Sauf que la Cour suprême lui donne tort et c’est finalement suite à cet échec de changer les choses par le biais de la politique institutionnelle, par le biais de la loi qu’il se dit : bon, eh bien dans ce cas-là je vais faire ce qu’il appelle un hack privé, je vais créer de nouveaux outils qui vont permettre de faire, en quelque sorte, du domaine public volontaire puisqu’on ne m’a pas permis de faire du domaine public par le biais de la loi.
Tiphaine de Rocquigny : Aujourd’hui il y a plus d’un milliard d’œuvres qui circulent sous une licence Creative Commons sur Internet et, en janvier 2012, il y a un accord qui a été signé entre Creative Commons et la Sacem, qui met en place une option sur le site de la Sacem qui permet aux membres de choisir les licences Creative Commons à condition que l’utilisation de l’œuvre ne soit pas commerciale. On peut dire qu’aujourd’hui les Creative Commons continuent de se développer ou, d’une certaine façon, c’est une façade, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : La réponse est un peu paradoxale. Oui, du point de vue des Creative Commons. Avec énormément de difficultés juridiques néanmoins parce que ce sont des agencements qui ne sont pas faciles ; que le respect des contrats n’est pas forcément facile, par exemple entre pays ; que, s’il y a des œuvres variées ou de composantes diverses [son, image, etc., Note de l’orateur] c’est compliqué. Et par ailleurs, d’autres directions qui auraient été vers une mise en partage de certaines œuvres n’ont pas été suivies. Je pense par exemple à la reconnaissance d’un domaine public informationnel volontaire, où l’auteur aurait pu faire passer dans le domaine public son œuvre – on peut tout à fait en discuter, il y a des inconvénients, il y a des avantages, je ne les reprends pas ici –, mais ça avait par exemple été proposé en 2016 lors de la discussion de la loi pour une République numérique ; [on avait évoqué l’idée, Note de l’orateur] de porter une protection particulière à ce domaine public informationnel afin que l’usage de tous soit protégé — ça c’est une chose — mais également, sur un autre versant, cette possibilité pour l’auteur de décider que son œuvre serait une chose commune ou qu’elle passerait dans le domaine public de la propriété intellectuelle, l’envers de la propriété intellectuelle ou un certain envers de la propriété intellectuelle. Et il est vrai que pour des difficultés juridiques, pour des difficultés aussi philosophiques, cette direction n’a pas été suivie ; ça n’a pas été une réussite.
Donc on a des avancées, des reculs, ce qui est tout à fait normal ; en tout cas c’est conflictuel, et on a aussi ces créations qui, dans la pratique – on peut citer Wikipédia qui est sous Creative Commons – qui fonctionnent et qui donnent une vitrine importante à ces licences.
Tiphaine de Rocquigny : À cette initiative. Alors les communs numériques ne sont donc pas strictement libres d’accès puisqu’ils sont régis par des licences. Pourquoi est-ce que c’était nécessaire ? C’est ce qu’on va voir maintenant car aujourd’hui les communs font face à différents types de menaces, vous l’avez dit. Yann Moulier-Boutang parle de risque, je cite, « d’enclosure des communs intangibles de l’esprit, c’est-à-dire un risque de privatisation de ces communs immatériels ». Qu’est-ce qu’il entend par là, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Ce qu’on entend en général par enclosure c’est que des ressources qui étaient ouvertes, largement accessibles, se retrouvent refermées parce qu’on y remet une forme de propriété exclusive. Donc c’est vrai que c’est toujours une des menaces qui pèsent sur les communs, c’est qu’effectivement ces ressources soient de nouveau encloses.
Cela dit les communs sont quand même, le mouvement des communs, plutôt, a réussi à créer un certain nombre d’outils assez robustes pour résister à ces menaces et c’est notamment l’outil du copyleft ; ça vient encore du logiciel libre ; c’est cette idée que dans la licence qui s’applique à votre logiciel libre vous mettez une clause qui, justement, empêche un acteur privé de s’approprier le code, le logiciel, et de l’enclore à nouveau. Donc de ce point de vue-là on a quand même des outils juridiques, maintenant, qui sont assez robustes pour éviter ces phénomènes d’enclosure.
Là où à mon avis les problèmes sont plus sérieux, et là on a moins de réponses, c’est sur la question du financement de la production de ces communs et de la rémunération de ceux qui les font. À mon avis, la problématique est aussi là-dessus aujourd’hui.
Tiphaine de Rocquigny : Justement en juin 2018, la directrice exécutive de la Wikimedia Foundation a publié sur le site Wired un article qui exigeait que les multinationales, Facebook et Google, donnent plus d’argent à Wikipédia et elle partait du constat que ces deux plateformes utilisent de plus en plus les contenus de Wikipédia pour enrichir leurs propres offres. C’est notamment via les assistants vocaux de type Siri ou Alexa qui renvoient directement sur des articles Wikipédia lors de demandes d’information. Comment expliquer cette démarche de la part de la Wikimedia Foundation et quels problèmes est-ce que cela pose, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Cette démarche s’explique assez facilement. L’un des modes de financement des communs — on peut en discuter par ailleurs — c’est le don ; c’est le don individuel, c’est le financement participatif ; c’est le fait que certains vont donner de leur temps pour développer un logiciel, pour écrire une contribution. On n’a pas encore beaucoup parlé de science participative, mais il y a beaucoup d’outils numériques également dans ce domaine : vous allez photographier l’oiseau qui est dans votre jardin ou dans votre forêt, l’envoyer à la plateforme citoyenne qui va proposer une cartographie de l’animal, de l’espèce. Donc on a énormément de contributions, soit en travail, soit en organisation, en gouvernance ou autres, qui font qu’on a à financer une partie de cette participation [qui appellent à un don ou à un financement, Note de l’orateur].
L’un des financements assez classique, effectivement, c’est le don. Le problème que cela pose tout à fait directement, c’est de se mettre sous la dépendance d’un financeur, qui plus il sera généreux plus risque de vous demander des retours sur investissement ou que les usages ou contenus que vous proposez soient orientés. Je ne dis pas du tout ça pour Wikipédia, mais voila l’un des problèmes dans l’abstrait que cela peut poser.
Tiphaine de Rocquigny : Et le problème, peut-être, c’est que Wikipédia est en quelque sorte victime de son succès. Alors le problème ce n’est peut-être pas tant la surexploitation puisqu’elle est quasiment impossible quand on parle de ressources immatérielles comme on l’a vu, mais c’est bien l’épuisement du noyau des contributeurs, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Oui, c’est vrai. Par exemple je voyais, pas plus tard que ce matin, un article dans la revue Wired, revue américaine, qui propose une nouvelle fois, mais c’est un vieux serpent de mer, de rémunérer les contributeurs à Wikipédia en disant qu’une des manières, justement d’éviter ce que vous venez de dire, à savoir l’épuisement du noyau des contributeurs, ce serait de rémunérer ceux-ci.
Tiphaine de Rocquigny : Sauf qu’on serait loin de l’esprit des communs !
Sébastien Broca : Voilà ! Sauf qu’on serait loin de l’esprit des communs et que ça pose tout un tas de questions, effectivement, sur l’indépendance des contributeurs, savoir par qui ils seraient rémunérés, dans quel sens ça influe sur leurs contributions, sur la manière dont on va déterminer les montants : est-ce que corriger trois fautes d’orthographe, du coup, ça donnera une contribution ? Est-ce qu’une contribution c’est uniquement faire un article quasiment dans son entièreté ? Etc. Donc vous avez plein de questions qui sont très difficiles et c’est vrai que, de manière générale, effectivement il y a une tension entre la culture des communs et cette question de la rémunération qu’il n’est pas facile de traiter.
Tiphaine de Rocquigny : Et cela alors même qu’on aurait pu croire que le numérique, justement, allait pouvoir dépasser cette fameuse tragédie des communs dont parlait Hardin dans les années 60, quand il expliquait que les communs n’étaient pas viables ; il parlait alors des ressources matérielles. C’est une sorte de nouvelle tragédie des communs, revisitée, à laquelle on assiste, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Oui, d’une certaine façon c’est une nouvelle tragédie des communs, ou c’est l’une des tragédies du commun pour ceux qui sont intangibles. Lessig, par exemple, l’avait très bien identifié parce qu’il opposait systématiquement difficulté de surexploitation pour les ressources naturelles et difficulté de production pour les ressources intangibles.
C’est difficile de compter à long terme sur de la gratuité, de la participation, du volontariat, même si on constate quand même que c’est une sorte d’économie très forte et qui se maintient avec beaucoup de participation citoyenne par exemple.
Tiphaine de Rocquigny : L’un de problèmes c’est que les communautés du logiciel libre se sont placées en quelque sorte elles-mêmes dans une situation de fragilité en recourant à des infrastructures qui peuvent facilement être capturées, rachetées par le capital. On a un exemple récent, le rachat de GitHub par Microsoft pour un montant de 7,5 milliards de dollars ; c’était en juin dernier. GitHub c’est la bible des développeurs du monde entier et elle appartient désormais au géant du Net américain Microsoft connu, lui, pour sa suite logicielle fermée, Windows [Microsoft Office, NdT]. Le PDG de Microsoft, Satya Nadella, s’en explique.
Voix off du traducteur de Satya Nadella : La chose la plus importante avec la communauté GitHub est de rester fidèle au fondement même de l’ethos developer-first que GitHub a d’ailleurs toujours eu.
Le fait est que Nat Friedman devienne le CEO [chief executive officer], que c’est un vétéran de l’open source et qu’il va diriger l’entreprise du coup avec cette idée. Chris [Wanstrath] qui est le CEO de GitHub et moi-même avons d’ailleurs énormément discuté de l’ethos de la compagnie et elle restera la même, fonctionnera indépendamment. Ce sera une plateforme ouverte en fait. Et je pense que la plupart des développeurs vont nous juger à nos actions récentes et nos actions vont de l’avant. Nous allons devoir gagner la confiance de chacun au quotidien et nous y ferons particulièrement attention, mais nous sommes excités, car je pense qu’à la base Microsoft est une compagnie de développement d’outils, c’est donc quelque chose qui nous vient très naturellement. Et honnêtement, gagner la confiance de nos clients par nos actions quotidiennes c’est notre façon de vivre.
Tiphaine de Rocquigny : Le PDG de Microsoft Satya Nadella. Ce qu’on voit c’est que les entreprises ont très bien compris l’intérêt qu’elles pouvaient avoir à racheter ce type de plateforme, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Oui. Et puis l’extrait qu’on vient d’entendre est assez intéressant. On voit bien l’exercice de relations publiques auquel a dû se livrer le PDG de Microsoft étant donné que, quand même historiquement, Microsoft est l’ennemi du logiciel libre et de l’open source. Le précédent PDG, Steve Ballmer, avait qualifié le logiciel libre de cancer, quand même, à la fin des années 90.
Tiphaine de Rocquigny : Là on a un retournement de veste complet.
Sébastien Broca : Donc on a un retournement assez complet et qui est intéressant parce qu’en fait, au-delà du seul cas de Microsoft, ce qu’on voit c’est qu’on avait, jusqu’aux années 2000, une opposition finalement assez frontale entre les communs qui étaient essentiellement développés dans un monde non marchand et, de l’autre côté, le monde de l’économie de la connaissance, symbolisé notamment par Microsoft. Et en fait les frontières sont devenues beaucoup plus poreuses puisqu’on voit que des grands acteurs du numérique ou de grandes plateformes, Microsoft mais aussi évidemment Google, Facebook et d’autres, s’appuient maintenant de plus en plus sur certains communs, notamment le logiciel libre mais aussi Wikipédia comme vous l’avez mentionné tout à l’heure. Donc de ce point de vue-là on a un contexte qui est bien différent de ce qu’il était il y a 20 ans.
Tiphaine de Rocquigny : Et alors est-ce que Microsoft avait besoin de racheter GitHub ? Comment comprendre ce rachat Judith Rochfeld ? Et on peut noter aussi ce terme d’ethos qui est mobilisé énormément par le PDG de Microsoft, Satya Nadella.
Judith Rochfeld : Déjà je voudrais juste faire un ajout à ce que vient de dire Sébastien concernant cette articulation des deux sphères : il y a avait aussi les travailleurs d’IBM, de Microsoft ou d’autres grands du numérique ou de l’informatique qui étaient mis à l’ouvrage pour développer du logiciel libre. L’introduction de briques de logiciels libres dans des logiciels propriétaires fait qu’on a eu ces articulations et on a eu un intérêt, de la part de ces grands, envers le libre. Ils ont ressenti un intérêt à s’investir sur ce territoire des communs qui était assez productif, en fait, de codes sources.
Tiphaine de Rocquigny : Dans quel sens ?
Judith Rochfeld : Eh bien leurs productions étaient suffisamment remarquables pour que ce soit intéressant [pour eux d’en récupérer une partie, Note de l’orateur], beaucoup de logiciels intégrant des briques de code source qui avaient été développées par ailleurs. Donc l’imbrication était très forte.
Tiphaine de Rocquigny : Sébastien Broca.
Sébastien Broca : Il me semble que, d’une manière peut-être un peu schématique, on peut dire que si on se place du point de vue de ces entreprises, l’intérêt des communs c’est quand même de baisser le coût du travail nécessaire à la production d’un certain nombre de biens et de services. Ça c’est ce qu’on a bien vu avec l’exemple de Linux qui est devenu, en fait, un sorte quasiment de joint-venture entre toutes les grandes entreprises de l’informatique et du numérique qui, du coup, ont demandé, à partir de la fin des années 90 — et IBM effectivement était précurseur dans cette histoire — à leurs salariés de contribuer à Linux.
L’intérêt pour ces entreprises c’est, d’une part, que Linux leur permet de mutualiser leurs dépenses de R&D : au lieu de faire chacun dans leur coin la même chose, eh bien ils envoient chacun un certain nombre de leurs salariés travailler sur Linux et tout le monde profite de la ressource. Et puis, le deuxième intérêt, c’est que ça leur permet aussi de bénéficier d’un travail qu’ils n’ont pas à payer et qui est le travail gratuit, bénévole, d’un certain nombre de développeurs.

Donc voilà, l’intérêt des communs du point de vue du capital, pour le dire comme ça, c’est de baisser le coût du travail finalement.
Tiphaine de Rocquigny : On assiste en tout cas à un mouvement assez général. Elon Musk, le fondateur de SpaceX et de Tesla, a contribué en décembre 2015 au projet OpenAI pour intelligence artificielle qui innove en open source ; même chose chez Google qui, en novembre 2015, a libéré le code source de Tensorflow, sa plateforme d’intelligence artificielle. Alors l’open source se développe avec quelles conséquences ? On écoute les explications d’Amaelle Guitton journaliste spécialiste du numérique à Libération.
Amaelle Guitton en off : On a beaucoup de jeunes développeurs qui ont l’habitude de travailler de manière collaborative, donc ça change aussi un peu les manières de faire. Et puis ils se sont tout simplement rendu compte que pour les aspects, on va dire, non différenciants, pour les briques de base, eh bien effectivement l’open source c’est plutôt une bonne affaire, parce que justement tout le monde participe, ça permet d’aller vite, etc. Et en fait on se retrouve dans la situation où on a effectivement du Libre et de l’open source dans plein d’endroits, c’est ça qui fait tourner des serveurs web, ce sont les briques d’Android — d’ailleurs Android est en grande partie open sourcemais pas totalement —, donc on va dire effectivement les matériaux sont de plus en plus ouverts, on a de plus en plus de Libre et d’open source. En revanche, dès qu’on est dans le produit fini, c’est là que ça se referme et donc dire que l’open source et le Libre ont gagné, c’est très trompeur ; ça a effectivement gagné dans plein d’endroits, y compris parce que les fabricants eux-mêmes, les éditeurs, se sont rendu compte que c’était rentable et dès qu’on arrive à l’utilisateur, c’est-à-dire en bout de chaîne, c’est là que tout se referme petit à petit.
Tiphaine de Rocquigny : Donc on entend effectivement cette idée que l’open source aurait gagné est fausse selon Amaelle Guitton de Libération. On voit aussi Uber et Airbnb qui détournent et capturent à leur profit les dynamiques collaboratives. Vous avez cité Linux ; c’est effectivement un cas assez différent qui reste libre. Mais dans ce cas, par rapport à ce que vous avez dit, est-ce qu’on peut considérer qu’il s’agit toujours d’un commun dans la mesure où il n’est plus autogouverné au sens où l’entend la théorie des communs, Judith Rochfeld ? Est-ce qu’on peut encore considérer Linux comme un commun ?
Judith Rochfeld : Une fois que c’est enfermé par une plateforme, qui se l’approprie avec une propriété plus classique, non. Et sur ces questions [et ce constat, Note de l’orateur] ce qui est aujourd’hui discuté précisément c’est soit de s’opposer complètement à cette direction, soit, dans une autre direction — pas forcément antinomique — de se demander comment on pourrait leur imposer une réciprocité. Comment on peut vérifier une participation aux communs ? Est-ce qu’on peut les obliger à contribuer ? Est-ce qu’on peut les obliger à ouvrir ? Il y a toutes ces questions sur la table.

Par ailleurs, on parle beaucoup du logiciel, mais on a des questions qui sont aujourd’hui analogues sur les données, c’est-à-dire de l’utilisation par ces plateformes, qui peuvent développer de l’intelligence artificielle, à partir de nos données — de comportements, de nos navigations sur Internet, de nos reconnaissances d’un chat, d’un panneau, d’un chien, d’une voiture — donc de données qui reflètent nos comportements à tous, qui permettent de développer de l’intelligence artificielle : est-ce qu’il faut forcer – et l’Allemagne est en train d’y penser très sérieusement –, à une mise en partage ? Mais quoi qu’il en soit, on n’est pas dans un commun gouverné, on serait [on ne serait « que », Note de l’orateur] dans une obligation de mise en partage du type « c’est une infrastructure essentielle », « c’est une base de laquelle tout le monde doit partir pour innover et vous allez être forcé à les ouvrir pour que tout le monde participe ».
Donc on a plusieurs, je dirais, réactions possibles qui sont aujourd’hui sur la table, qu’elles soient étatiques ou avec des propositions de réciprocité.
Tiphaine de Rocquigny : Toute la question en effet, Sébastien Broca, c’est comment soutenir ces infrastructures, sans tomber dans un modèle commercial qui est à l’opposé de l’esprit des communs ?
Sébastien Broca : Oui. Alors ce n’est pas forcément, je vais dire, le modèle commercial en tant que tel, le fait qu’il y a des modèles économiques autour des communs ou le fait que les gens gagnent de l’argent avec des communs. Certains peuvent le refuser, mais moi je ne considère pas que ça soit forcément un problème.

La question c’est plutôt : quels modèles économiques sont respectueux des spécificités des communs ? Et c’est vrai que ce qu’on voit avec un exemple comme Linux c’est qu’en fait Linux reste, pour répondre à votre question de tout à l’heure, Linux reste un commun dans la mesure où la ressource, le code est quand même protégé par des licences, donc il n’a pas été enclos, justement on parlait d’enclosure tout à l’heure ; donc le code, en quelque sorte, reste un commun. Par contre, là où ce n’est plus vraiment un commun « chimiquement pur », c’est qu’au niveau de la gouvernance, on a une gouvernance qui est quand même assurée par ces entreprises et plus vraiment quelque chose qui est autogéré par des contributeurs. Donc c’est ça qui différencie par exemple Wikipédia de Linux, me semble-t-il.
Tiphaine de Rocquigny : On pourrait par exemple créer des licences originales dont l’usage commercial serait réservé aux créateurs de la ressource ? C’est une des options qui sont sur la table.
Sébastien Broca : Oui. Il y beaucoup de réflexion depuis quelques années sur le fait justement de créer de nouvelles licences pour discriminer entre les différents utilisateurs des communs numériques. Soit on va discriminer, si vous voulez, en regardant qui fait quoi, qui contribue. Donc les entreprises par exemple qui ne contribuent pas ne pourraient pas utiliser la ressource alors que celles qui contribuent à enrichir le commun pourraient l’utiliser. Soit, dans d’autres propositions, vous avez des distinctions plus politiques, on va dire : les entreprises lucratives n’ont pas le droit d’utiliser le commun, mais des coopératives ou des associations pourraient le faire, par exemple.
[Pause musicale]
Voix off : Vous écoutez France Culture Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny.
Tiphaine de Rocquigny : On écoutait Truckin’, extrait de l’album American Beauty sorti en 1970, album des Grateful Dead dont le parolier est John Perry Barlow, mort en février dernier, était un pionnier de l’Internet libre, il est notamment l’auteur d’une Déclaration d’indépendance du cyberespace [3] devenue mythique.
On est toujours avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 ; on parle des communs numériques. On va maintenant poser la question du rôle de l’État. Quel peut et quel doit être le rôle de l’État ? On écoute le point de vue de François Hollande ; c’était le 20 septembre 2016.
Voix off de François Hollande : La priorité c’est de partager les biens communs numériques qui permettent que cette invention formidable, ces technologies qui permettent de faire circuler de l’information, puisse être en soi une façon de décider, de participer, de contrôler et d’agir. Et il y a une inégalité qui peut être terrible si les biens numériques sont les biens de quelques-uns au lieu d’être les biens de tous et si les technologies sont accaparées par ceux qui ont déjà la puissance économique.
Tiphaine de Rocquigny : Voilà. Pour François Hollande c’est à l’État de garantir les biens communs numériques. Est-ce que ce n’est pas quelque peu paradoxal ou en tout cas contraire à l’esprit même du commun, Judith Rochfeld, cette intervention de l’État ?
Judith Rochfeld : Il y a plusieurs esprits du commun. Donc il faut peut-être lui redonner son altérité ; l’Internet était assez libertaire, certes, mais par exemple les théorisations d’Ostrom ne sont pas déliées de l’État. Donc, pour ma part, je n’ai aucun problème à articuler ou à voir des articulations entre communs et État.
Là, la première articulation qui est proposée dans ce discours — et d’ailleurs il a parlé de biens communs et non pas de communs — c’est l’idée de partage, c’est l’idée de soutenir l’idée de partage. Là on abandonne l’idée de gouvernance collective d’une ressource, il parle de l’idée de partage, de mettre des informations, des éléments numérisés en partage.
C’est vrai qu’il y a plusieurs politiques qui sont impulsées actuellement, pour des raisons qui peuvent être très paradoxales, mais je donne un exemple et je m’explique. C’est par exemple une politique d’ouverture des données publiques : j’ouvre mes champs de données, par exemple ma banque de données ouvertes, moi ville de Paris sur les cafés à un euro dans la ville ; ou j’ouvre mes données de circulation, moi ville [moyenne, Note de l’orateur], parce que quelqu’un, sur ce jeu de données, pourra innover et en faire une start-up, une activité économique, etc.
Ce qui est ici paradoxal c’est que cette idée de partage actuellement est extrêmement liée, dans les politiques actuelles, à l’idée d’une innovation activité-économique, moins à l’idée de contribution citoyenne. Mais, elle est quand même mise en avant dans beaucoup de secteurs.
Donc on a cette première idée de mise en avant de certains partages, données publiques par exemple ou encore données scientifiques : les chercheurs s’ils sont financés à 50 % par des fonds publics peuvent décider de mettre un article, le fruit de leur travail, après avoir publié dans une revue, au bout d’un certain temps — six ou 12 mois selon le type de science — sur une archive ouverte à destination de toute la communauté scientifique et citoyenne. L’idée c’est que ça vient de fonds publics et que le partage est important.
Donc on a cette première politique de mise en partage avec des ressorts qui sont parfois loin ou près du commun.
Tiphaine de Rocquigny : Justement où est-ce qu’on en est ? Parce qu’il y avait eu cette tentative que vous citiez tout à l’heure, entre 2014 et 2016, de faire rentrer dans le droit français la notion de domaine public informationnel à l’occasion du débat sur la loi pour une République numérique, mais cette proposition, finalement, ne sera pas portée devant le Parlement. Pourquoi est-ce qu’il y a eu ce blocage ? Est-ce que c’est lié au rôle des lobbies, par exemple, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Là, je dirais que c’est le deuxième versant. On a des éléments numériques — encore une fois je ne parlerais pas de communs par exemple pour des œuvres qui sont passées dans le domaine public, c’est-à-dire l’auteur, qui les a exploitées pendant un certain temps, perd ses droits patrimoniaux, ses droits de se rémunérer, l’œuvre passant dans le domaine public — pour lesquelles l’idée était de défendre l’usage de tous contre, par exemple, une réappropriation par une plateforme : je numérise cette œuvre – une partition de musique c’est l’exemple qui a beaucoup circulé – je numérise cette œuvre et le fait de l’avoir numérisée me permet de remettre un droit de propriété intellectuelle dessus. L’idée aurait été de « sacraliser » — le terme n’est pas très bien choisi — mais de marquer le fait qu’une fois que l’œuvre est entrée dans le domaine public, l’usage de tous s’impose et la réappropriation est difficile [impossible, Note de l’orateur].

C’est une idée qui avait aussi été défendue, Sébastien y faisait allusion, devant la Cour suprême américaine : l’idée que ce qui est passé dans le domaine public doit rester dans le domaine public et que les réappropriations par d’autres pour faire, sur ce fondement, des profits ou autres activités, ne seraient pas légitimes.
[Pourquoi elle n’a pas gagné ?, Note de l’orateur] Peut-être effectivement que ce n’était pas encore mûr ; peut-être que la discussion va se poursuivre, mais c’est vrai, pour donner peut-être un fondement plus philosophique au fait que ça n’ait pas marché et avant d’aller vers les lobbies — [qui existent évidemment, Note de l’orateur] mais tout ça est tout à fait conflictuel, tout le monde n’ayant pas les mêmes intérêts, il est inutile de le nier — plus philosophiquement donc on a rarement fait apparaître l’importance de l’inappropriable ; on s’est facilement — et pour de belles raisons philosophiques — habitués à la propriété privée qui, à la Révolution française, a été liée à l’idée de liberté individuelle : « je peux avoir l’usage de mes biens sans passer par quelqu’un d’autre » ; on s’est habitués à cette idée que l’envers de cette propriété, qui serait l’inappropriable, la non-propriété, le statut d’inappropriable, a été occulté. Le domaine public est un bon exemple de l’inappropriable n’a pas de statut.
Tiphaine de Rocquigny : On a donc des blocages qui sont à la fois politiques, économiques, philosophiques, qui expliquent cette difficulté à rendre accessibles ces ressources communes ?
Sébastien Broca : Oui, moi je pense. Judith Rochfeld a très bien présenté les choses. C’est vrai qu’il y a des blocages des deux côtés. Ce qu’il faut dire aussi, vous citiez John Perry Barlow qui est un peu l’emblème, notamment sa Déclaration d’indépendance du cyberespace, de cette idée qui a été très forte dans la culture d’Internet, une forme de libertarianisme même, c’est-à-dire d’une hostilité très franche envers l’État et même envers le droit. Si on relit la Déclaration d’indépendance du cyberespace, John Perry Barlow il dit aux États : « Vous n’avez aucune légitimité à prétendre réguler d’aucune manière que ce soit Internet ». On voit bien que l’histoire lui a donné tort, mais on voit aussi comment il y a ce fonds libertarien qui est très fort.

Il y a aussi, évidemment, des blocages de l’autre côté, du côté de l’État et ce qui est intéressant, me semble-t-il, dans ce que vient dire Judith c’est qu’on voit que l’action de l’État peut être multiforme ; il y a la question du cadre juridique, il y a la question de l’open data, des données publiques ; il y a la question de financer certaines infrastructures ; par exemple il y a un portail qui s’appelle HAL, qui est un portail où les scientifiques peuvent mettre leurs articles en libre accès ; ça c’est financé par de l’argent public si je ne m’abuse, par le CNRS. Donc on a tout ça.
Et puis on a peut-être un dernier versant, qu’on n’a pas encore évoqué, c’est celui de la législation sociale si vous voulez. Par exemple il y a eu quelques propositions ; pour l’instant ce sont des choses qui sont encore un peu embryonnaires mais qui consistent à dire : on pourrait envisager la création d’une forme de droit à la contribution, une forme de droit à la contribution aux communs, un peu sur le modèle, si vous voulez, du droit à la formation. C’est-à-dire que les salariés, voire éventuellement les travailleurs indépendants, pourraient avoir une partie de leur temps qu’ils pourraient consacrer à des projets de communs reconnus d’intérêt général, disons, comme Wikipédia ou d’autres. Il y a plein de pistes.
Tiphaine de Rocquigny : Il y a aussi la question de la protection des données puisque le règlement européen pour la protection des données est entré en vigueur en mai dernier. Est-ce qu’on peut dire qu’en quelque sorte cette loi RGPD [Règlement général pour la protection des données] est venue sanctuariser le caractère commun de ces données ? Est-ce qu’on pourrait le dire comme ça, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Je ne le dirais pas comme ça, en tout cas personnellement, parce que les données personnelles ont un statut tout à fait particulier, c’est-à-dire que c’est le reflet de notre identité, de nos comportements sur Internet, [sur les réseaux, Note de l’orateur] : vous naviguez vous êtes enregistré ; vous mettez vos données bancaires, c’est une donnée personnelle, ; on a donc toutes sortes de données personnelles dont je ne dirais pas qu’il faille les ouvrir absolument. Il y a des propositions en ce sens, pour que les données soient communes ; il y a aussi des activités citoyennes ou des volontés de mise en commun par certains citoyens de leurs données, par exemple il y a des communautés de malades qui mettent en commun leurs données de santé afin qu’elles servent le développement d’une recherche, de médicaments, afin que ça serve la connaissance de la maladie. Donc on peut avoir, sur de la donnée personnelle, une mise en commun, mais c’est vrai que c’est un matériau qui est assez spécifique et qui fait que, en raison d’un lien qui peut demeurer avec la personne, mettre en commun toute sa vie privée [ou toute sa navigation, Note de l’orateur] en commun, cela peut poser des difficultés spécifiques.
Tiphaine de Rocquigny : La question, effectivement, des données personnelles a présenté l’État en quelque sorte comme un bastion de la résistance aux géants du web, car il est peut-être le seul à avoir la puissance de le faire. On se retrouve dans cette situation-là aujourd’hui, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Il y a une question d’échelle il me semble ; en tout cas la question se pose de savoir quelle est l’échelle pertinente. Certains vont penser que c’est l’État. Il y a aussi d’autres projets sur les données, je pense par exemple à ce qui se passe à Barcelone où là les choses se passent à l’échelon plutôt municipal. Donc là on va considérer — il y a eu par exemple des écrits de l’essayiste assez connu, Evgeny Morozov, là-dessus — pour défendre l’idée que face justement au pouvoir des GAFAM, l’échelon de résistance pertinent c’était la ville et qu’il faut donc faire des sortes peut-être de communs, en tout cas trouver des formes de gestion partagée ou de gestion commune des données, plutôt à l’échelle d’une ville qu’à l’échelon d’un État. Donc la question de l’échelle, me semble-t-il, n’est pas vraiment tranchée encore.
Tiphaine de Rocquigny : Cette question de comment les pouvoirs publics s’investissent sur le terrain de l’open source et du commun numérique est encore très ouverte. En mai dernier, lors du sommet Tech for Good, l’État a invité des acteurs comme Uber ou Facebook à réfléchir à leur contribution aux biens communs. Alors on a du mal à savoir si l’État, effectivement, se situe plutôt du côté des utilisateurs ou plutôt du côté des géants du Web, Judith Rochfeld ?
Judith Rochfeld : Oui, c’est le paradoxe ou en tout cas l’ambiguïté que je soulignais tout à l’heure. C’est-à-dire que les données ou les informations numérisées, puisqu’on parle de choses très différentes ensemble, peuvent tout à fait servir l’innovation qui est l’une des pistes poursuivies par nos politiques étatiques au même titre ou « en même temps » que des contributions citoyennes, des possibilités de connaissance, des libertés d’expression. On a donc deux versants possibles de politiques, qui ne sont pas toujours antinomiques, mais en tout cas qui, si elles sont réunies, peuvent introduire de l’ambiguïté.
Tiphaine de Rocquigny : Il y avait eu des tentatives de législation dans la directive du 17 novembre 2003 : l’Union européenne mettait à disposition, sans entrave technique ou juridique, des informations publiques des administrations ; néanmoins, à l’heure actuelle, on a l’impression que les communs numériques restent encore en marge du champ juridique. Est-ce que c’est aussi votre impression plus globalement ; on arrive presque au terme de cette émission, peut-être en guise de conclusion, et plus largement, pour revenir aussi sur cette question de la puissance des lobbies plus ou moins puissants, notamment des ayants droit ?
Sébastien Broca : Oui. C’est toujours difficile de conclure. Je pense qu’effectivement on est dans un moment pour les communs où il faut se poser la question des modèles économiques, de la manière dont les communs peuvent fournir aux contributeurs des moyens de subsistance et, dans ce cadre-là, il faut penser effectivement le rôle de la puissance publique et de l’État qui passe à la fois par le fait de créer un cadre juridique qui ne soit en tout cas pas hostile aux communs, qui soit même peut-être favorable. Mais aussi, parfois, peut-être de réfléchir à ce qu’est le travail dans les communs et comment on fait pour permettre à plus de gens de travailler dans les communs et d’en vivre éventuellement.
Tiphaine de Rocquigny : L’objectif peut-être, Judith Rochfeld, ce serait de faire intervenir en dosant les rôles de chacun, les trois grands acteurs que sont l’État, les entreprises et les communautés ?
Judith Rochfeld : Oui, c’est l’idée. Après, comme je le disais tout à l’heure, et comme on l’a vu dans toute la discussion, il y a des conceptions diverses du commun ou des communs, avec plus ou moins d’acceptation des entreprises, plus ou moins d’acceptation de l’État. Le tout s’invente, je dirais, pour chaque catégorie, chaque domaine, de façon différente.
Et il ne faudrait pas oublier l’Union européenne dans ce système parce que c’est peut-être là où elle a des valeurs qui s’affirment sans trop de problèmes. On l’a vu avec le RGPD, les données personnelles ; on le voit sur la neutralité du Net puisqu’on a commencé par Internet-bien public mondial et c’est peut-être là où elle a quelque chose à dire sans trop de difficultés pour le dire.
Tiphaine de Rocquigny : Et on voit aujourd’hui qu’il y a cette réforme du copyright qui est discutée au Parlement de Strasbourg et peut-être que cette réforme illustre, là encore, ce rapport de force entre les GAFA, les géants du Web, et l’État. Une fois de plus on voit que l’Union européenne s’investit, en tout cas dans ce domaine, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca : Oui. Comment dire ! Ce qui est compliqué avec cette directive c’est que je ne sais pas très bien de quel côté se situent dans cette histoire, en fait, les partisans des communs. Puisque d’un côté vous avez les ayants droit qui défendent le respect du copyright et donc ces mesures, notamment comme le filtrage des contenus. Clairement ça ne plaît pas aux partisans des communs.
Mais de l’autre côté vous avez les GAFAM qui luttent contre cette directive, avec un certain nombre d’associations, y compris des fondations comme la Mozilla Foundation, qui sont liées aux communs. Mais du coup, si vous voulez, les partisans des communs se retrouvent, en quelque sorte, embarqués dans même bateau que les GAFAM. Donc c’est ça qui est un petit peu compliqué et qui montre bien, comment dire, le caractère un peu contrasté du paysage actuel.
Tiphaine de Rocquigny : Situation particulièrement paradoxale.
Il est 14 h 52, presque 53 et c’est l’heure de retrouver Arjuna Andrade pour les nouvelles de l’éco. Bonjour Arjuna.
Arjuna Andrade : Bonjour Tiphaine. Bonjour à tous.
Tiphaine de Rocquigny : Vous avez choisi, justement, de revenir sur le vote par le Parlement européen de la directive droit d’auteur.
Arjuna Andrade : Effectivement. Exactement comme vous étiez en train d’en parler. Cette directive, adoptée à l’instant par le Parlement européen était, ces derniers jours, sur toutes les lèvres. C’est qu’elle pose la question de la dépendance économique des journaux et rédactions européennes vis-à-vis des géants américains du Net. Et c’est le journaliste Sammy Ketz, directeur du bureau de l’AFP à Bagdad, qui avait lancé l’alerte le 28 août dernier. Dans une tribune au journal Le Monde, le reporter de guerre et lauréat du prix Albert-Londres s’alarmait de la baisse continue du nombre de journalistes sur les terrains de conflit.
Comme l’affirme Sammy Ketz, les médias qui produisent les contenus et envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète pour un coût de plus en plus élevé, ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices.
Tiphaine de Rocquigny : Car cette manne publicitaire est presque entièrement captée par les GAFA.
Arjuna Andrade : Exactement. La presse écrite, qui connaît depuis des années des difficultés, voit ses articles diffusés sur les réseaux sans la moindre contrepartie financière. En 2017, Facebook et Google ont ainsi capté à eux seuls près de 90 % de la publicité sur les smartphones, aujourd’hui premiers dispositifs d’accès aux articles de presse. Or, une partie importante des flux sur ces plateformes est justement générée par ces articles. Ce sont bien les médias et notamment la presse écrite qui produisent du contenu, qui attirent les internautes et qui permettent ensuite aux GAFA de vendre leurs espaces publicitaires à prix d’or.
Tiphaine de Rocquigny : Une situation à laquelle l’Union européenne entendait bien remédier.
Arjuna Andrade : Exactement. Après un rejet en première lecture le 5 juillet dernier [rejet du mandat accordé au rapporteur de la commission JURI, NdT], le Parlement européen a finalement adopté aujourd’hui un projet de directive sur le droit d’auteur qui vise à permettre une meilleure répartition des revenus entre les plateformes internet et les créateurs de contenu.
Concrètement, ce texte entend donner les moyens juridiques aux éditeurs de presse pour leur permettre de négocier des compensations financières contre l’utilisation de leurs contenus.
L’article 11 de ce texte vise ainsi à créer un droit voisin au droit d’auteur pour les éditeurs de presse. Ce droit voisin, donc, serait ainsi un mécanisme complémentaire au droit d’auteur existant, bénéficiant aux éditeurs de presse et non aux journalistes eux-mêmes. Il permettrait de rétablir un partage plus juste de la valeur et de la richesse créée.
Tiphaine de Rocquigny : Un droit qui existe d’ailleurs déjà dans de nombreux autres secteurs.
Arjuna Andrade : Oui exactement. Du cinéma à la musique en passant pas l’édition, le droit voisin est la norme pour rémunérer les entités créatrices. Or la presse continuait de faire figure d’exception, étant soumise à des législations qui datent d’avant l’arrivée des mastodontes du Web. C’est comme si on assistait à la création et à la montée en puissance de la radio et que les différentes chaînes pouvaient diffuser la musique qu’elles voulaient sans avoir à verser un centime aux maisons de disques concernées. L’objectif du droit voisin serait donc de contraindre les GAFA à régler une forme de redevance aux médias à hauteur des contenus publiés sur leurs plateformes.
Tiphaine de Rocquigny : Un deuxième article de cette directive fait cependant polémique, Arjuna.
Arjuna Andrade : Oui, car il entend renforcer le contrôle par ces mêmes plateformes des contenus et de leur conformité avec les droits d’auteur. Or certaines associations ont peur que cela se traduise par un filtrage automatique de tous les contenus, remettant ainsi en cause la liberté du Net.
Ces préoccupations sont compréhensibles et nécessiteront d’ailleurs certainement un ajustement avant l’adoption définitive de la directive ou lors de sa transposition dans le droit français. Elles nous interrogent cependant sur la capacité des géants du numérique à se contorsionner en feignant d’adopter le point de vue d’associations de défense de l’Internet libre au nom de préoccupations purement financières.
Les débats ont ainsi eu lieu dans une campagne de lobbying d’une rare violence, dans un camp comme dans l’autre, et l’on peut saluer, dans le vote du Parlement, la capacité à légiférer pour soutenir l’indépendance des médias européens. Un vote pour le bien commun ; c’est suffisamment rare pour être souligné.
[Pause musicale]
Tiphaine de Rocquigny : On se quitte sur cet hymne du logiciel libre par les Free Fenster.
Merci beaucoup Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 ; je rappelle l’ouvrage que vous avez codirigé Le Dictionnaire des biens communs paru au PUF et aussi À qui profite le clic. Le partage de la valeur à l’ère du numérique chez Odile Jacob, [écrit avec Valérie-Maure Benabou, Note de l’auteur].
Et merci à vous Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre aux éditions du Passager clandestin et publié récemment en Poche.
Vous pouvez bien sûr réécouter nos émissions sur franceculture.fr et en podcast. Rendez-vous également sur Twitter, #entendezvousleco.

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.