Julien Devaureix : Ceci est la seconde partie de ma conversation avec Tariq Krim. Si vous avez raté le début, allez au début [1], sinon vous n’allez rien comprendre, et sinon, bonne écoute.
Ça fait des années que tu alertes sur la problématique de souveraineté numérique en France, en Europe plus largement, en disant que parce qu’on a décidé d’utiliser un Palantir, parce qu’on a décidé de mettre nos données sur le cloud d’Amazon, parce que tous les logiciels qu’on utilise sont américains, parce que Google, parce que…, on n’a pas su, pour plein de raisons qu’on n’a pas le temps de développer ici, développer des acteurs européens, on est complètement dans les mains de ces acteurs-là, nos données sont dans leurs mains. Aussi parce qu’il y a des lois comme le CLOUD Act [2] tu pourras décrire ce que c’est, qui, en gros, donne accès aux Américains à toutes nos données. Nous sommes à risque, c’est ce que tu dis puis des années. Est-ce que tu peux dire pourquoi, un peu développer là-dessus, et quelles sont, concrètement, les implications par rapport à ce qui se passe aujourd’hui ?
Tariq Krim : J’ai un angle un peu différent. J’ai d’ailleurs été souvent caricaturé là-dessus puisque c’était l’intérêt des gens qui ne voulaient pas que les choses changent de me caricaturer. J’ai toujours pensé qu’il y avait un vrai savoir-faire européen et en particulier un vrai savoir-faire français. Je pense que deux pays auraient dû avoir un destin différent, l’Angleterre et la France, mais on a un problème, comme je l’ai dit, politique puisqu’on a eu des gens qui n’y connaissaient rien et qui ont détruit la valeur et encore aujourd’hui. On nous dit beaucoup de choses mais, en fait, on n’est bon qu’en powerpoint, on ne fait pas le reste.
Deux choses m’ont gêné sur le sujet de la souveraineté au moment où j’ai découvert le débat sur le MP3. J’étais pour le MP3, j’étais pour la distribution de la musique, j’étais aussi pour que les maisons de disques trouvent de nouveaux équilibres, j’étais persuadé qu’on pourrait le faire, c’est pour cela que j’ai conseillé les musiciens indépendants et ensuite le cinéma français sur ces questions, mais j’ai trouvé complètement fou qu’on criminalise le MP3, qui était une technologie européenne, inventée par le Fraunhofer [3] avec Thomson et Phillips, pour imposer les solutions de Microsoft, solutions qui, des années plus tard, ont disparu. Si on avait entériné ces systèmes, la musique qu’on aurait eue dans ces systèmes ne marche plus ; ça s’appelait Windows Media Audio, ce qu’on appelait des DRM [Digital Rights Management], c’est-à-dire des espèces de verrous numériques pour empêcher la copie, la lecture.
Julien Devaureix : C’est l’époque du procès Napster.
Tariq Krim : C’est ça et en France on a eu la loi DAVDSI [loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information], qui est ensuite devenue loi Hadopi [loi qui vise à protéger les droits d’auteur sur Internet], c’est la première loi là-dessus. C’est d’ailleurs à ce moment-là que je me suis intéressé à la politique numérique parce que je me suis dit « si on ne se bat pas, on va avoir un monde qui a été régulé et pensé par les gens qui n’y comprennent rien. » Malheureusement, 20 ans après c’est toujours le même cas, on l’a vu avec le chiffrement.
À l’époque je me dis que c’est quand même idiot de ne pas le faire et puis, en même temps, un an plus tard je monte Netvibes [4] en France, entièrement fabriqué en France même si on avait des équipes qui cartonnent aux États-Unis, plusieurs dizaines d’utilisateurs dans le monde. Ensuite je fais Jolicloud [5] qui est le premier cloud souverain puisqu’on le fait en 2008/2009, totalement en France, tout est fait en France : on a fait l’ordinateur, l’OS. À l’époque, je me souviens avoir rencontré Fleur Pellerin [6] qui faisait ses débuts, elle ne connaissait rien à la tech, elle venait d’être nommée par Hollande. On parle de cloud souverain, je m’en souviendrai toujours, à ce moment je leur demande « pourquoi n’utilisez-vous pas OVH ? » Et on me regarde « mais c’est qui OVH ? ». C’était mal parti ! J’ai rapidement compris qu’il y avait deux visions de la tech.
La première c’est se dire que la tech est un outil de productivité, donc on va travailler avec les Américains – Microsoft, Google et autres. C’est longtemps ce qu’a fait la gauche française, c’est ce qu’a fait ensuite Macron dans la continuité. Quand il dit « on fait la Startup Nation », ce qu’il dit c’est « vous allez faire des startups en utilisant les technologies des GAFAM parce qu’il faut aller vite, il faut être grand, il faut accélérer », c’est son mot préféré, sans comprendre, en fait, que la valeur ce sont les outils.
Quand j’ai fait mes produits, je me suis souvent demandé si je n’aurais pas dû les faire aux États-Unis, ça a été une source de frustration, la valeur n’est pas dans l’application d’un produit, la valeur est dans le produit. Si tu fais l’iPhone et si tu fais une app sur l’iPhone, ce n’est pas la même taille, ce ne sont pas les mêmes revenus.
À l’époque, je vais sur la question de la souveraineté parce que je pense que c’est une opportunité économique. On peut construire des outils, le marché est suffisamment grand pour deux OS. Il y a Pepsi et Coca-Cola et il y a plein d’autres marques, Orangina ; il y a plein de choses, on vit dans un monde multi-brands, multi-marques, tu n’es pas obligé d’avoir juste deux acteurs. Pareil dans les plateformes de streaming, on peut avoir tout ce qu’on veut. Donc, à l’époque, je me dis qu’on peut construire les choses, on a les équipes, on a les outils, on a les possibilités, en plus, à l’époque, on a deux acteurs : Online qui va devenir plus tard Scaleway [7] et OVH [8], on n’est pas encore dans le cloud. Et au fur et à mesure, juste avant le Covid, c’est le moment où je prends conscience que non seulement les grandes plateformes contrôlent les données, contrôlent les outils, mais que, désormais, on rentre dans une ère où ces outils contrôlent nos comportements. Je reste persuadé qu’une grande partie de la médiocrisation du débat, du fait que désormais les gens se lèvent le matin, sont fâchés ou déprimés ou parfois les deux, est lié au fait qu’on a importé et laissé installer un environnement numérique totalement toxique.
J’avais écrit un manifeste Slow Web [9] mes boîtes utilisaient le Slow Web. En gros, le Slow Web c’était quatre choses. Un, que l’applicatif soit transparent, c’est-à-dire que ce que tu fais sur ton ordinateur correspond véritablement à ce que tu fais. Par exemple, quand tu likes quelqu’un sur Facebook, tu as l’impression que tu as cliqué sur « like » et qu’il va recevoir une notification sur la photo. En fait, des centaines de choses vont changer, la relation que vous avez entre vous deux va changer, l’ordre de présentation du fil de news va changer ; il y avait un chien sur la photo, donc, la prochaine fois, on va te vendre de la nourriture pour chien. Donc plein de choses qui sont invisibles, ce qu’on appelle souvent les algorithmes – je n’ai jamais trop su ce que ça voulait dire –, en tout cas l’algorithmie, le EdgeRank, l’algorithme de Facebook, change en permanence en fonction des actions, mais toi tu ne le sais pas. Tu ne sais pas que quand tu as cliqué sur ce truc-là, maintenant on va considérer que tu es plutôt de droite ou de gauche, que ton orientation sexuelle a été identifiée.
Julien Devaureix : C’est te connaître le mieux possible en fonction des informations qu’on a sur toi pour que tu restes le plus longtemps possible, que tu reviennes, etc.
Tariq Krim : Exactement. On en revient à ce qu’on disait tout à l’heure, l’obligation c’est l’interconnexion et les réseaux.
La première chose c’est que le numérique a changé la France, l’a transformée, l’a radicalisée. Je l’ai vécu avec les attentats de 2015 auxquels j’ai survécu et j’ai vu que les réseaux sociaux étaient devenus, d’une certaine manière, un outil de radicalisation algorithmique. Quand tu décidais d’aller dans cette direction, tu ne voyais plus que ça, le monde n’existe plus. Ma théorie c’est que les réseaux sociaux, que ce soit Cambridge Analytica [10], les opérations russes et les autres, ne sont pas capables de se réguler et je ne crois pas que ces réseaux soient compréhensibles, c’est-à-dire que les intrications, le maillage, la densité du maillage, le nombre de paramètres font qu’il est quasiment impossible de hard coder.
Julien Devaureix : Ils ne savent pas eux-mêmes comment le truc fonctionne, surtout qu’on met de plus en plus d’IA par-dessus.
Tariq Krim : On ajoute, en plus, des choses non déterministes, c’est-à-dire que tu ne sais pas. L’IA est un monstre. En fait, ces réseaux sont des monstres cybernétiques, c’est-à-dire qu’ils reçoivent des impulsions et ils renvoient des impulsions qui sont neutres du contenu. Si tu likes une photo d’une fille avec une robe rouge sur Instagram, quelqu’un d’autre like la photo, on reçoit cette information et on va projeter des milliers, des centaines de milliers, ensuite des centaines de millions de fois cette image ou la variante de cette image et soudain tu es un fabricant de mode. Tu dis « mince, je ne comprends pas, maintenant c’est la mode des robes rouges ! »
Le dernier point, c’est qu’au moment du Covid, je me suis rendu compte que c’était devenu une nécessité. La souveraineté est nécessaire parce qu’il commençait à devenir clair qu’on aurait besoin d’un plan B. Avec la guerre en Ukraine, c’était « il nous faut un plan B très vite ». Avec l’arrivée de Trump 2, la question c’est « la souveraineté c’est ce qu’on aurait dû faire il y a 20 ans. » Aujourd’hui, nous sommes rentrés dans un autre âge que j’appelle l’age de la résilience. Maintenant, la question n’est pas de dire « on va faire un grand plan souveraineté » la question c’est de se demander ce qu’on fait si demain Trump coupe Google ou ChatGPT et comment on finit par s’envoyer des e-mails.
Julien Devaureix : C’est intéressant. On peut développer pour se rendre compte du niveau de dépendance et des implications. Il y a effectivement les couches logicielles, il y a les outils qu’on utilise tous les jours. Si demain Microsoft décide de dire – je ne pense pas que ça arrivera, c’est une entreprise privée – on coupe nos services Windows ou ça se passe sur les serveurs, l’économie s’effondre totalement. Déjà, pour comprendre à quel point nos vies dépendent de ces outils-là, de ces serveurs-là, nous utilisons ces outils sans forcément nous rendre compte de notre dépendance, de notre dépendance à ces réseaux et aussi des failles qu’il peut y avoir et qui sont les plus déterminantes dans notre avenir, jusqu’à faire tomber une démocratie. Qu’est-ce qui t’inquiète le plus, comment articules-tu et qu’est-ce qu’il faut vraiment comprendre de cette dépendance ?
Tariq Krim : Il y a plusieurs sujets.
Le premier, déjà, c’est que le fait de ne pas développer des technos en interne a fait exploser le déficit du commerce extérieur. On était à 20 milliards, 25 milliards peut-être maintenant, de dépendance en termes d’achats.
La deuxième c’est qu’on a complètement intriqué notre productivité à ces technologies. En gros aujourd’hui, parce que des millions de gens, quasiment tous les Français ont un compte Google gratuit, avec un Gmail gratuit, avec un moteur de recherche gratuit, avec des outils gratuits, que ce soit Gemini, enfin tous ces produits ont une offre gratuite, il y a donc une forme de productivité. Ça change : à l’époque, la productivité c’est avoir un site web, un mail, aujourd’hui c’est avoir ChatGPT, tu copies tout ce que tu vas dire sur ChatGPT pour vérifier que c’est bien fait et, soudain, ça te fait gagner du temps. D’ailleurs ce qui est marrant, c’est que cette productivité n’apporte pas d’amélioration dans les salaires, c’est ce qu’avaient découvert les économistes au moment de l’arrivée d’Internet, et qui a probablement été le problème de Clinton et de la défaite de Al Gore, que ça faisait exploser la productivité, mais ça ne changeait rien aux salaires. Ça veut dire que la même personne, qui était payée x, faisait plus grâce à l’informatique, mais ce n’est pas parce qu’elle faisait plus qu’elle était payée plus.
Julien Devaureix : Ce qui a fait le succès des GAFAM.
Tariq Krim : Exactement. Quand tu es sur l’Europe, que tu es locataire du logiciel et pas propriétaire, ton amélioration de productivité est liée à des achats de produits externes. Ça veut dire que pour avoir la vitesse de croisière qu’elle a, la France est obligée d’acheter du carburant, on va dire carburant productif, aux États-Unis. Je donne toujours l’exemple du gaz de Poutine. Je dis toujours que le cloud c’est le gaz numérique de Poutine, c’est-à-dire que c’est un carburant de productivité que tu injectes dans l’économie, qui permet à tous les gens de travailler et si le prix monte, ce qui est une évidence pour moi dans le monde dans lequel on est, déjà parce que les Big Tech ont dépensé 200 à 300 milliards cette année en infrastructures, il faut donc bien trouver un « imbécile », entre guillemets, qui va payer pour tout ça et nous sommes les imbéciles, nous sommes un peu la vache à lait des Big Tech, il faut quand même le savoir.
La deuxième chose c’est que si cette productivité est liée à une augmentation de prix, ça va coûter plus cher, donc les bénéfices de la productivité vont baisser. En gros, toutes les startups qui dépendent d’Amazon aujourd’hui, qui sont ric-rac pour être des licornes parce qu’elles sont ric-rac au niveau de leurs revenus, si les prix de cloud augmentent, elles reviennent en déficit. Donc, tout le travail que tu as fait pour dire à tes investisseurs « dans un an on est rentable, je vous le promets, on sera rentable », ils ne sont plus là.
L’autre option c’est la coupure. Évidemment, je ne pense pas que Microsoft veuille faire quoi que ce soit, mais si demain, dans le cadre d’une négociation avec l’Europe, Trump dit « si ce n’est pas comme ça ou comme ça » ! Voilà !
À côté de ça, un autre point que je trouvais assez drôle : pendant longtemps, on n’a pas voulu taxer les GAFAM parce qu’on a dit « si on les taxe, on aura des problèmes avec le monde de l’agriculture, avec le monde des vins, des spiritueux, de tous les fromages, avec ce qui pourrait être une contre-taxe. » Or là, avec Trump, il n’y a même pas besoin de demander, on va taxer à 200 %, et puis surtout, le monde de l’agriculture d’une certaine manière, en tout cas les gens qui sont taxables, les industries qui sont taxables en cas de bataille sur les GAFAM, ne sont même pas souveraines. C’est-à-dire qu’on a perdu sur les deux tableaux. Une des raisons pour lesquelles on ne fait pas de taxe GAFAM c’est parce qu’on a peur d’avoir des contreparties, une contre-attaque des US sur certaines industries, et ces industries, qui sont finalement la raison pour laquelle on ne fait pas ça, n’ont aucune vision souveraine, je pense à l’agriculture, même la santé, plein de choses. Ce qui est fascinant c’est qu’on est dans une situation où on est totalement bloqué parce que la productivité est liée à l’usage de ces technologies, que désormais les acteurs qui nous les fournissent, non pas les acteurs, parce que je différencie les GAFAM de Trump, Trump dit « je vais les utiliser comme levier de négociation », donc tout le monde est en panique en Europe.
Et puis la troisième chose, dont on parlera peut-être, le fait que si les États-Unis se rapprochent de la Russie, à partir de là on est dans l’impensé total et tous les gens qui pensaient que c’était normal de faire des choses sont en train de se dire « il nous faut une solution d’urgence. »
Julien Devaureix : Quel est le niveau de compréhension, chez nos élites, de ces enjeux, de ce qui est en train de se passer ?
Tariq Krim : Il est divers. Il y a des gens qui savent et qui s’en fichent parce qu’aujourd’hui ils pensent à leur carrière, il y a beaucoup de gens comme ça. C’est marrant. Les mêmes qui te disaient « mais non, tu exagères, tu ne devrais pas dire ça », aujourd’hui eux-mêmes le disent en pire avec leurs mots.
Julien Devaureix : En essayant d’accentuer.
Tariq Krim : Je pense qu’il y a des gens qui sont achetés. Al Gore disait que le pire ce sont les gens qui sont payés pour ne pas entendre, donc ce sont des sujets qu’on n’a pas du tout…
Et puis il y a des gens qui n’ont pas encore compris, qui sont dans le life style d’avant de la tech, c’est cool, c’est sympa, et je pense que beaucoup d’entrepreneurs, dans la tech, n’ont pas compris que l’époque qui était cool c’est l’époque où je faisais Netvibes, on faisait des choses innovantes et on ne faisait pas n’importe quoi. Ce n’est pas que les startups faisaient n’importe quoi, c’est qu’on est passé dans la logique des licornes, des débats complètement délirants, avec un switch sur la société où, désormais, tu es du mauvais côté de l’histoire. Et la plupart des gens n’ont pas compris ça, n’ont pas changé leur discours. Ce sont des gens qui sont nostalgiques d’un passé qui n’existera plus.
Julien Devaureix : Il y a le mauvais côté de l’histoire par rapport à cette idée de manipulation, de profit avant tout au détriment de la qualité, de la société, etc.
Tariq Krim : Du fait que, pour beaucoup de gens, désormais la tech détruit le monde. Elle détruit psychologiquement les gens, elle détruit physiquement les emplois, elle prend l’énergie. Demain, la question qui va se poser avec l’énergie c’est : est-ce qu’on prend de l’énergie aux villes et aux entreprises pour faire de l’IA et autre chose, ou pas ? Et aussi mauvais côté, parce que les dizaines de milliards qu’on a mis à un moment donné dans la French Tech, on ne les a pas mis dans la défense de la France. Donc aujourd’hui quand on va expliquer aux gens qu’on va leur ponctionner leur retraite, qu’on va leur ponctionner une partie des bénéfices sociaux, mais ce n’est pas grave parce qu’on va les remplacer par des IA, au lieu de réfléchir de manière proactive, en fait il n’y a plus de réflexion. Je ne sais pas à quoi le commissariat général du Plan, dont d’ailleurs le Premier ministre était issu, a servi, parce que les scénarios sur lesquels on réfléchit sont des scénarios qui étaient hautement prévisibles.
La raison pour laquelle j’ai fait Cybernetica [11], c’est qu’en 2019/début 2020, j’étais invité à une conférence, je parle du fait qu’il y a une possibilité, dans la guerre cybernétique actuelle, de casser les câbles sous-marins. La guerre en Ukraine arrive, je reçois un coup de fil de l’Élysée « on aimerait bien les slides que vous aviez faites il y a deux ans. – OK, mais je vous préviens, je ne suis pas un spécialiste. » En fait, je me suis rendu compte – c’est pour cela que je parle maintenant de l’ère de l’impensé –, qu’il y a ce qui est impensable, le business as usal et puis, à un moment donné, on arrive dans l’impensable, on peut comprendre, c’est l’extrême. Mais l’impensé, ça sort de ton champ cognitif, ce sont des choses que tu n’aurais jamais imaginées.
Je donne de temps en temps des cours à l’IHEDN [Institut des hautes études de Défense nationale] à des gens qui travaillent dans les services dits de renseignement ou à des militaires. Tu leur demande « si le type qui avait proposé qu’il y ait une alliance cyber entre la Russie et les États-Unis est de retour chez Trump – d’ailleurs cette problématique a plus ou moins été annoncée –, arrive, qu’est-ce que vous faites ? ». En fait, les gens te disent « depuis la Deuxième Guerre mondiale on échange des choses avec les services américains », que les Canadiens font la même chose, ce qu’on appelle les Five Eyes [12], en tout cas pour les pays anglo-saxons. La France, l’Allemagne, le Danemark, tous ces pays font ça en échange d’informations, ce sont des partenaires et, en même temps, des compétiteurs, les pays savent faire ça. Et là, soudain, les gens se demandent « est-ce que je donne les infos ? À qui elles vont ? ». Et si j’héberge mes données sur des services soumis au CLOUD Act, qui va les utiliser ?
En fait, on est rentré dans une ère impensée.
Et, pour répondre à ta question, pour moi les élites sont catastrophiques dans leur gestion des dix dernières années. Je me suis toujours battu pour ça : a minima tu as la doxa et tu as le plan B. Dans le film World War Z, on disait toujours « la théorie du dixième homme ». Quand neuf personnes pensent quelque chose, la mission de l’un d’entre eux c’est de penser exactement l’inverse. J’ai un peu l’impression d’avoir été non pas le dixième mais le millionième puisque je ne sais pas ce qu’il y a.
Julien Devaureix : Il n’y a pas de plan B aujourd’hui.
Tariq Krim : Il n’y a pas de plan B. Si demain il y a des coupures, il n’y a aucun plan. De toute façon, quand tu vois que le Covid, qui était quelque chose de hautement prévisible, puisque les pandémies font partie du régalien, qu’on a dû s’appuyer en urgence sur Doctolib, on n’avait pas de masques, pas de gels, pas de solutions, des choses qui sont dans le processus.
Julien Devaureix : On n’a pas appris !
Tariq Krim : Non, parce que je pense qu’en France on a un vrai sujet : on a mis à des postes à responsabilité des gens qui veulent le bénéfice du poste, faire un joli post sur Linkedin, mais qui ne veulent pas les responsabilités du poste. Quand tu es patron d’une agence de santé et qu’il y a la pandémie, tu as le pire job du monde, mais, en même temps, tu as voulu être patron. Quand tu t’occupes de la planification – je mets de côté le monde militaire parce qu’il y a des gens qui réfléchissent à ça – dans le civil, au ministère de l’Intérieur, un peu partout, ton rôle c’est de te dire : si ces problèmes arrivent qu’est-ce que je fais ? Si les choses arrivent, tu ne peux pas regarder, attendre et dire « mince, c’est à moi que vous demandez ces choses ? ». Il y a donc un vrai problème d’anticipation, on ne sait plus faire de l’anticipation stratégique et surtout on n’a pas appris à faire de l’anticipation en comprenant, ce que tu disais tout à l’heure, d’ailleurs ce que tu dis bien dans tes podcasts, qu’il y a une problématique politique : les gens ont changé, ils ont des opinions différentes, en tout cas s’ils les avaient, maintenant ils les expriment publiquement, que la balance des pouvoirs a changé, qu’aujourd’hui on est une proie dans cet univers. Donc, le discours qu’on pouvait avoir en 2019 ou en 2015 ou en 2005 ne peut pas être le même.
D’une certaine manière, j’ai pris conscience de cette évolution. J’ai toujours pensé, en tant qu’entrepreneur, que pour 500 millions on pouvait construire, avec des logiciels libres, parce que tu as toutes les briques, après il faut qu’on soit des produits. Tu regardes ce qu’a fait Proton [13], une entreprise géniale, tu regardes Signal [14], en fait tu as la capacité, d’ailleurs c’est pour cela que j’ai créé un Conseil de la Résilience Numérique [15]. L’idée du conseil c’est de dire « nous sommes le plan B. »
Julien Devaureix : Que faudrait-il faire ? Quelles sont tes réflexions justement par rapport à ce conseil et aussi les gens que tu regroupes autour de ça ? Qu’est-ce qui devrait être mis en place rapidement en théorie et par quoi ça devrait passer ?
Tariq Krim : Au niveau de l’État c’est compliqué, c’est très difficile de faire l’assesment de ce qui existe.
Déjà je ne crois plus à la souveraineté numérique, je crois à la souveraineté numérique personnelle, je crois à la résilience numérique personnelle. Je pense que nous sommes entrés dans un monde, ça fait un petit moment, ce n’est pas nouveau, où quand tu es scientifique – j’ai une formation scientifique – ou quand tu es quelqu’un qui a été éduqué dans l’idée que tu apprends, que tu apprends des autres et que tu réfléchis, le monde d’aujourd’hui est très douloureux : tu allumes la télé, même les émissions dites de réflexion c’est douloureux. On est dans un environnement qui devient de plus en plus compliqué et difficile. Je pense donc qu’il faut déjà, à titre personnel, se dire « je ne suis pas ça », il faut faire ce travail pour se souvenir qui on est. Je suis quelqu’un qui voit avancer la science, je n’ai pas une foi absolue dans la science, mais je sais que la science c’est aussi la preuve scientifique : on va énoncer quelque chose, ça va être reproduit plusieurs fois. J’ai une vision très intéressante que la science ce n’est pas du marketing et aujourd’hui je vois qu’Elon Musk a marketé la science, alors qu’il n’a pas une formation scientifique, je l’ai dit, c’est plutôt un commercial qui a des dons techniques. Steve Jobs aussi, mais Steve Jobs avait quelque chose d’intéressant c’est qu’il a toujours été très réservé, il était démocrate, mais il n’a jamais commencé à expliquer aux gens comment ils devaient penser politiquement.
C’est la première chose.
Ensuite, il y a son environnement numérique. C’est-à-dire qu’il faut partir du principe que c’est plutôt bien d’avoir un backup de tout ce dont tu disposes, tes données, tout ce que tu possèdes, de faire des backups de ton Twitter, de ton Facebook, de tous les services. Une fois que tu auras les données brutes, à un moment donné tu pourras peut-être les ré-exploiter.
Je regarde de plus en plus la question des IA personnelles, c’est-à-dire avoir une IA que tu fais tourner sur ton ordinateur, même si aujourd’hui, pour l’instant, ce sont des outils avec des très faibles niveaux pour notre action : j’envoie un texte sur ChatGPT, je le cut and place, je le mets sur Claude, si c’est un gros texte, je le mets sur Gemini. En fait tu n’as pas de loyauté, c’est ça qui est curieux, le cut and place est l’interopérabilité dans les services d’IA aujourd’hui.
Il faut donc réfléchir à ça.
Ensuite, il y a effectivement la question de la manière dont tu veux fonctionner dans l’ère post-sociale, post-mobile dans laquelle on est. Ça veut dire que tu dois partir du principe que tu dois rééquilibrer ta vie entre ce qui est numérique, et c’est marrant, on est tous les deux sur un bout de papier, j’aime bien repartir du papier, en fait l’IA m’a permis de revenir au papier. Comme je peux parler et transcrire, je n’ai plus besoin de taper, que la transcription marche de mieux en mieux on va dire, je suis revenu à un système où je peux ralentir.
J’ai parlé tout à l’heure du Slow Web, il y a la transparence, il y a aussi cette idée de la non-manipulation. Il faut partir du principe que, dans la technologie, on avait le nudge et la manipulation soft, désormais on va rentrer dans la manipulation hard. Un exemple, X : quand tu as le « For you », que tu cliques sur le « For you » et que tu n’as que des trucs extrêmes et que cela t’est imposé. Normalement, quand tu fais un logiciel, la règle de base c’est que quand la personne a choisi un paramètre, quand elle revient, c’est le paramètre qu’elle a choisi, donc quand je mets « My field », je voudrais revenir sur « My field », je ne veux pas revenir sur « For you ». Tu as des choses comme ça.
Un point important aussi, c’est quitter. La question qu’on doit se poser aujourd’hui c’est quels sont les services que je dois quitter et comment quitter les services ?, parce que c’est devenu impossible de quitter les services.
Julien Devaureix : D’accord. C’est intéressant. On pourra développer sur les conseils que tu peux avoir aussi pour les individus, il y a pas mal de choses à mettre en place. Mais ton diagnostic c’est plutôt de dire que c’est trop compliqué de construire cette souveraineté maintenant, que ça prendrait trop de temps et, par rapport à ce qui est en train de se jouer, on est un peu démuni en tant que la société.
Tariq Krim : Non, ce n’est pas exactement ça. Quand tu prends l’avion, qu’on te dit « tu dois d’abord mettre ton masque avant de mettre le masque… »
Julien Devaureix : D’accord, commencer par soi et après.
Tariq Krim : C’est-à-dire qu’il y a deux tempos.
Il y a le tempo immédiat qui est de s’occuper de soi tout de suite. Quand on dit soi, c’est soi, sa famille, son entreprise, une entité dans laquelle tu as la main.
Ensuite, il y a évidemment ce travail de construction. Quand tu vois la façon dont l’Ukraine a évolué dans les drones, j’ai rencontré des gens qui disent que maintenant ils utilisent des trucs en plastique, moulés, faits sur place, le drone coûte moins de 500 dollars, de toute façon, le drone va au carton, alors qu’en France on les fait à 10 000 ou un peu plus, qu’aux États-Unis c’est à peu près les mêmes tarifs, tu te rends compte que la nécessité est la mère de toutes les inventions et que dès qu’on va se retrouver dans le dur, on va devoir avoir les gens qui savent faire les choses. Quand j’ai dit que je faisais un conseil informel, c’est intéressant parce que des gens avec plein de profils, du monde cyber, de la tech, même des politiques, des gens qui s’intéressent, comprennent qu’il y a un moment où la capacité de faire dépasse la capacité de dire, donc on va basculer, comme dans le Covid. Tu te souviens les gens qui étaient les soignants, les front line, en première ligne.
C’est drôle, j’ai une anecdote. J’étais invité à un CatTheFlag, un grand concours où plein d’équipes cyber se battent. C’était en Bretagne, un super endroit, super équipe et tout, j’étais avec un patron local du Medef, je faisais la keynote, la personne me regarde et dit : « C’est quand même intéressant tous ces jeunes. » Et là je dis « vous n’avez pas compris. En fait, s’il y a une guerre cyber en France, ce sont eux la première ligne et personne d’autre ne sera capable de défendre. » Là, Il m’a regardé avec une espèce de regard et je pense que ça a resetté et qu’il s’est rendu compte que, effectivement, ce sont les compétences qui sont importantes ; des gens qui ont des compétences extraordinaires ont été mis sur le côté. J’ai une théorie assez simple. Des gens comme nous avons réussi professionnellement parce qu’on a compris que l’Internet allait changer les choses, parce qu’on s’est intéressé à ça, parce qu’on a compris ça, on est monté dans les organisations, on a eu les carrières qu’on voulait. Aujourd’hui, l’incertitude et la résilience c’est la même chose, c’est-à-dire qu’on est dans un monde où l’Internet n’est plus un Internet de paix, ce n’est plus life is beautiful, ce ne sont que des problèmes. D’ailleurs, quand tu as une boîte, les problèmes vont passer par l’Internet, que ce soit la désinformation, les guerres narratives, épistémiques, etc.
Les gens comprennent ça, et c’est pour cela que je m’adresse à ces gens-là, sont les gens qui vont devenir demain indispensables.
Pour moi les DSI, tout ce qui était direction informatique, sécurité, ces gens qui ont des postes importants vont évoluer vers ce que j’appelle un chief resilience officer, c’est-à-dire la personne qui devient le point d’entrée pour gérer les problèmes en day to day, qui est à la fois un fixeur, quelqu’un qui a une compétence technique et évidemment managériale, parce qu’une grande partie des problèmes de résilience c’est de travailler avec l’équipe que tu as. Il y a l’équipe que tu aimerais avoir et il y a l’équipe que tu as pour régler les problèmes.
Julien Devaureix : Qu’est-ce que change l’IA dans tout ça ? Il y en a effectivement plein d’aspects, il y a plein de manières différentes de parler de ce qui se joue en ce moment, je sais que c’est un des sujets qui te préoccupent, notamment par rapport à ce qui se joue autour de la manière dont on voit le monde, de nos consciences, de notre rapport au monde en général, de notre cognition. Qu’est-ce que ça vient ajouter comme brique ? Est-ce que c’est juste un truc en plus ou est-ce vraiment quelque chose qui change complètement la donne ?
Tariq Krim : J’ai toujours pensé que l’IA est une technologie militaire à la base, qui a des potentialités civiles.
Déjà, c’est un outil et je pense qu’il a fallu deux ans pour véritablement l’appréhender. Mon cofondateur de Jolicloud, Romain, maintenant chez OpenAI, m’a dit « tu devrais vraiment passer du temps et ne plus voir ChatGPT comme un chatbot mais comme un partenaire, un best body avec qui tu peux discuter et interagir. Parle-lui comme à quelqu’un qui travaille avec toi. » J’ai commencé à apprendre à formaliser et depuis, à Cybernetica, j’ai plusieurs agents qui travaillent, qui collectent. J’ai un script, j’avais fait mon propre deep search, c’est assez drôle, tu peux collecter l’information, mais tout le travail c’est de voir comment tu joues avec ça. C’est comme les premiers jours sur Google où tu as accès à tout. Là c’est un endroit où non seulement tu as accès à l’information mais ça la formate d’une manière assez générique et tout le travail que tu dois faire sur l’IA c’est de t’assurer que ce contenu correspond à ce que tu veux dire.
Je vais revenir sur l’aspect militaire, mais d’un point de vue de l’IA pour nous, le vrai défi c’est l’autonomie cognitive, c’est-à-dire dans quelle mesure tu es capable de faire jeu égal et de contrôler ce qu’on te donne pour que ce soit ce que tu veux et c’est là, à mon avis, la grande difficulté. Si tu l’utilises juste pour des tâches qui étaient faites avant, moins bien, mais qui sont faites de manière beaucoup plus simple, même s’il y a toujours des hallucinations, la vraie question va être l’autonomie cognitive.
Ensuite, du point de vue de la façon dont ça fonctionne, il y a deux visions aujourd’hui : la vision à laquelle je crois, c’est que l’AGI [Artificial General Intelligence] reste un mythe, une asymptote plutôt qu’un mythe.
Julien Devaureix : Donc la superintelligence.
Tariq Krim : Voilà, ce qu’on appelle maintenant la superintelligence [16]. Tu as remarqué que le nom a changé, mais, pour les militaires, ça change tout. Pour eux, avoir un super général ou un super tacticien ou un super contrôleur de drones, de swarm de drones, ça les impacte, ça fait gagner la guerre. La guerre est devenue un champ de données.
On a découvert, et c’est terrible à dire, que tout est un champ de données : la médecine est un champ de données, l’État est un champ de données qui a été utilisé par les gens, les opinions sont des champs de données, mais la guerre aussi. Et aujourd’hui, si tu n’as pas accès aux bonnes informations, que tu ne les comprends pas, que tu ne les analyses pas, que tu n’as pas la bonne stratégie, tu perds. Donc, de facto, des milliards vont aller dans ces technos. Une partie de la guerre, c’est la guerre de l’information, de la manipulation. Il est évident que l’arrivée de ces technologies a complètement changé le jeu, puisque, désormais, tu peux être dans les services de renseignement russes, américains, chinois ou même français, tu peux te dire « je construis, je n’ai que dix personnes mais si ces dix personnes managent 100 agents, en fait j’ai une équipe de 100 personnes et je vais pouvoir collecter, manipuler l’information ».
Julien Devaureix : Un pouvoir énorme dans les mains de très peu de personnes.
Tariq Krim : Exactement. Absolument.
Julien Devaureix : Je voudrais revenir un peu sur ce qu’on a évoqué, mais c’est vraiment pour être plus concret : le danger à court terme pour une démocratie, par rapport, à la fois, à cette problématique de souveraineté et puis cette idée que nos opinions se forment, sans qu’on le sache, au travers du numérique. Sur quoi faut-il être vigilant ?
Tariq Krim : Historiquement, la manipulation existe depuis toujours. Ellul disait que la désinformation, les opérations psychologiques, c’est la seule chose que les États peuvent se faire entre eux avant de se faire la guerre, ils ne se gênent donc pas. C’est vrai que maintenant on est passé dans un modèle où, déjà, plus de gens participent et la participation est plus élaborée.
On parle souvent de guerre hybride, c’est un terme très militaire, j’aime bien parler de like war, « la guerre des likes », qui est un livre [LikeWar :The Weaponization of Social Media], ça ne vient pas de moi, j’ai toujours trouvé ça très intéressant. J’aime bien parler de narrative warfare, « la guerre des narratifs », c’est ce qu’on a appris dans la pub pour dire que telle marque de voiture marche mieux que telle marque de voiture, tu crées un narratif visuel, ou que telle marque de chaussures représente la liberté alors que telle de chaussures représente la performance. Ces techniques sont utilisées maintenant pour des visions politiques. On le voit avec la façon dont la croyance sur le vaccin et sur plein de politiques publiques a été affectée. Elle a été aussi affectée, il faut être très honnête, parce que l’exécutif était détesté par une partie des gens à cause de ce qui c’était passé avant avec les Gilets jaunes.
Julien Devaureix : Une méfiance.
Tariq Krim : On est parti de l’idée qu’ils ne nous écoutent pas, donc on n’a plus envie de les écouter et je ne sais pas quel est le génie, parce qu’il y a toujours des génies, Evil Genius, qui disent « de toute façon, ils nous racontent des craques, y compris sur les choses fondamentales ». C’est ce qui se passe en ce moment au Texas avec les épidémies qui reviennent, les vaccinations classiques – rougeole, varicelle et autres –, et tu te dis qu’on est effectivement capable de construire des narratifs, extrêmement puissants, on est passé à du Bernays [17] as a service, dans cette logique, c’était quand même un génie, il ne voulait pas appeler ça propagande, il a donc appelé ça « relations publiques », il a créé des narratifs culturellement durs. Quand il propose aux femmes de fumer en forme de rébellion, en fait il veut leur vendre des cigarettes, il a construit le narratif de la liberté ; les femmes ne pouvaient pas fumer en public et, en libérant cela, soudain il a libéré un marché.
Julien Devaureix : La cigarette c’est la liberté !
Tariq Krim : Voilà ! On est dans un modèle très orwellien aujourd’hui, donc ça, ça travaille.
Je n’ai jamais cru aux attaques massives, elles existent, mais je crois qu’il y a plutôt des attaques cognitives qui marchent. Pour moi la prochaine étape, j’ai écrit là-dessus, c’est ce que j’appelle la guerre épistémique. Pour l’instant, l’idée c’était de s’ingérer dans les débats politiques, typiquement « n’écoutez pas l’exécutif, il vous ment, y compris sur les sujets importants pour votre propre santé », à des narratifs complets, culturels. Je donne souvent un exemple assez bête : tu as des gamins qui se retrouvent pour la première fois devant un juge, ils disent « votre honneur », parce qu’ils ont vu les séries américaines, alors qu’on doit dire « monsieur ou madame la juge ». Ça fait partie des choses que ma génération a internalisées et aujourd’hui tu le vois et tu vois que les outils comme TikTok, les vidéos, les reels, les shorts sont en fait aussi des outils de changement culturel extrêmement puissants. Dès que tu fais perdre le lien aux professeurs, aux autorités, aux tiers de confiance, c’est Stanley Milgram [18], en fait c’est anti-Milgram, c’est « toute personne que tu considères ayant une autorité que tu respectes. » Il faut revoir le film I… comme Icare, « il te fera faire ce que tu veux », c’est la fameuse expérience où ils font semblant d’électrocuter quelqu’un, mais comme la personne est en blouse blanche « vous voulez vraiment appuyer ? Vous êtes sûr ? – Oui », donc tu tortures quelqu’un sans en prendre conscience. Et là, en fait, il y a des gens qui se retrouvent manipulés dans des choses, le défoulement de la violence, c’est très psychologique.
Ce qui est fascinant, c’est que tous les outils qui ont été utilisés par Facebook et les autres pour vendre des voitures sont désormais détournés pour nous faire adopter des narratifs.
Là où l’IA est très forte, ce n’est pas tellement sur la diffusion des narratifs, c’est sur la profondeur. Les histoires qui sont racontées sont tellement bien racontées qu’au bout du compte tu y crois. L’exemple type, c’est le Brexit. Le Brexit, c’est Take back control. Dominic Cummings, le génie derrière Cambridge Analytica, mais c’est surtout Take back control [19] qui peut dire autre chose face à ça ? Et la réponse aurait dû être, à mon avis, « pensez-vous sérieusement que Boris Johnson peut vous obtenir un meilleur deal avec l’Europe que Margaret Thatcher ? » parce que c’est en fait ça, fondamentalement, ce qui s’est passé. Ils avaient un deal incroyable, sur mesure, et ils se retrouvent avec un truc nul, on sait pas trop où ça va, et comme disait quelqu’un que je connais au ministère de la Défense « maintenant on a des réunions avec l’Angleterre sur l’Ukraine, c’est comme s’il n’y avait jamais eu de Brexit ». Fascinant !
Julien Devaureix : Question classique : qu’est-ce qui te fait le plus flipper dans les perspectives à court terme par rapport à ces sujets-là ? Et dans ce que tu vois émerger, qu’est-ce qui te fait dire qu’il y a de l’espoir et qu’on va dans le bon sens, en tout cas pour la France et pour l’Europe ?
Tariq Krim : Ce qui me fait flipper c’est toujours la même chose, c’est qu’on a le même groupe de gens qui contrôlent tout en ce moment, pour des raisons à la fois politiques, mais je pense aussi qu’on est à l’atrophie de l’intelligence, tout le monde se tient et on n’a pas su amener d’autres réflexions. Le problème qu’on a aujourd’hui, tu le vois dans la télévision, c’est que tout le monde pense la même chose, dit la même chose. Ils disent des choses intéressantes mais sur un spectre très petit, or, il y a des spectres plus larges. On a oublié qu’il y a une intelligence collective, que les gens ne sont pas idiots. Les gens ne sont pas idiots puisque, quand ils voient qu’on a un rétrécissement des discussions, ils n’écoutent plus, c’est pour cela que les podcasts cartonnent. J’ai toujours cru, et c’est ce que je pense avec Cybernetica, que les gens sont intelligents, ce qu’ils veulent c’est de la matière pour réfléchir et si tu leur donnes la même matière, à un moment donné, quand tu es allé 25 fois au même restaurant, même s’il est bon, tu as envie de changer et c’est le problème qu’on a : tout le monde se tient.
Aujourd’hui, c’est un vrai problème parce que sans réflexion il n’y a pas d’action. Or, on va entrer dans une phase où il faut agir et, pour cela, il faut avoir pris le temps de bien réfléchir à tout. Mais, pour l’instant, on ne réfléchit qu’à des petites choses, avec un petit groupe de gens.
L’espoir que j’ai c’est quand je vois les jeunes. J’ai fait pas mal de conférences avec des lycéens. Déjà, un, ils passent beaucoup moins de temps sur réseaux sociaux qu’on le pense, moins que nous. Je pense qu’ils ont aussi appris à vivre dans un monde où tout est synthétique, tout est bidon, donc ils ont pris du recul.
Maintenant, il faut redonner aux gens toujours la même chose, à la fois, j’allais dire le goût de l’effort, pas le goût de l’effort « il faut travailler ». En fait, le plaisir après l’effort est tellement génial, que ce soit avec le sport, que ce soit intellectuel : quand tu as fait quelque chose, que tu l’as fait, toi, que tu l’as pensé, toi, et je pense qu’il faut d’abord penser soi, avant de penser avec les autres. Je n’aime pas les réunions – j’essaye d’en faire le moins possible – où les gens qui viennent n’ont pas préparé. Je ne parle pas des réunions où tu fais venir plein de gens pour déverser une forme d’anxiété, où tu as juste besoin que les autres t’écoutent.
L’autre point, qui est intéressant, c’est que les gens ont un bon fond et, de toute façon, vont vivre dans le monde dans lequel on est. Ils ont compris qu’on va avoir moins, que le climat va être plus compliqué, mais, en même temps, il faut s’organiser. C’est une chose de dire que le climat va changer, évidemment les zones qui sont inondées étaient, pendant des années, considérées comme inondables, maintenant elles le sont vraiment. Quand on a mis du béton partout, au début on se disait qu’il n’y avait pas de problème, maintenant on se retrouve avec des situations catastrophiques, mais la contrepartie – c’est vrai dans la souveraineté, c’est vrai pour tout –, il va falloir réfléchir, agir et s’adapter. Je pense que notre génération a vécu dans une forme d’effroi, ça a été très contagieux, puisque, à la génération d’après, la démographie chute, il y a plein de problèmes. En fait, il faut rappeler aux gens que le pouvoir est dans leurs mains et que la génération qui vient a les moyens, a les outils.
Je dis toujours que quand j’étais plus jeune on avait la vision, on n’avait pas les outils pour changer le monde, de toute façon nous n’étions pas écoutés par les baby-boomers qui prenaient toutes les places, qui ne voulaient rien faire. Je dis que ma génération aurait dû naître bien plus tôt, c’est pour cela que j’adore l’Internet parce que c’est le seul moyen, c’est le seul moment où on a pu dire « on ne vous attend pas ».
Et cette génération a les outils, elle a les moyens, il y a plein de choses et la question qui va se poser c’est : comment elle organise. L’IA va être un outil extraordinaire pour ça, pour les aider à formaliser, à réfléchir plus rapidement. Maintenant c’est l’inverse : ils ont les outils et il faut retrouver la vision.
Julien Devaureix : Si tu étais au bon endroit, je sais pas si c’est ministre puisque je t’ai entendu dire aussi qu’il n’y avait pas forcément de ministre avec les bons niveaux de responsabilité, etc., mais en situation de vraiment changer structurellement les choses, qu’est-ce qui serait à prioriser, à mettre en place rapidement pour accélérer cette résilience, notamment sur les sujets du numérique ?
Tariq Krim : C’est compliqué. Je pense que les services de l’État sont un peu en souffrance. Il y a des services très efficaces qui n’ont pas assez de budget ; il y a des endroits où les gens ont les budgets et le pouvoir mais pas forcément la légitimité ni la compétence.
Il y a deux visions dans la politique.
Il y a la vision qui dit que si tu fais la bonne structure tu vas résoudre le problème ; si tu mets la bonne personne au bon endroit tu résous le problème, j’ai toujours été plutôt là-dessus.
Je pense qu’il y a une génération actuelle qui s’est un peu brûlé les ailes ces dernières 10/15 dernières années et ça serait intéressant de voir de nouvelles personnes, mais attention, pas de nouvelles personnes qui soient forcément des personnes plus jeunes, aussi des gens plus âgés. Je crois beaucoup, et c’est ce qui m’avait fasciné quand j’étais dans la Silicon Valley, à un modèle où tu as des gens qui arrivent avec l’énergie de la jeunesse et l’envie de travailler, des gens qui ont l’expérience et puis les trente/quarantenaires qui sont des gens qui ont la volonté, qui sont maintenant prêts à pouvoir manager, organiser et structurer. Ce sont des organisations comme ça qu’il faut arriver à faire, mais je pense qu’il faut des nouvelles personnes parce qu’aujourd’hui on a des gens qui se sont bornés, je ne dis pas qu’ils ne sont plus valables, mais je dis qu’il faut que ces gens passent cinq ans, dix ans soit dans des think tanks, soit ailleurs, pour se recharger, parce que je pense qu’ils n’ont plus d’idées et plus l’envie d’avancer.
Julien Devaureix : Tu as des idées, tu leur dirais de faire quoi par exemple ? Ou, finalement, c’est tellement complexe, qu’il n’y a pas un truc à faire.
Tariq Krim : Je pense que la BPI [Banque Publique d’Investissement] aurait dû, depuis des années, faire un fonds de 500 millions, un milliard pour financer uniquement des projets de logiciels libres. On aurait dû créer une fondation, créer deux/trois fondations ou des structures où on met un pot commun et ces fondations payent des développeurs sur des produits et ensuite le modèle économique. C’est un peu ce qu’a fait Xavier Niel avec Kyutai, je trouve ce projet génial. Je crois plus à un Kyutai [20] en IA qu’à d’autres modèles. C’est-à-dire que tu as une fondation d’open science qui a un budget, elle développe des produits, ensuite ces produits, une fois qu’ils sont open source, plein de gens vont les utiliser pour faire plein de choses et à partir de là… Je pense qu’on aurait dû faire ça dans la sécurité, dans les services.
Julien Devaureix : De l’open source. Et puis le Web 3, dont on n’a pas le temps de parler, nous offre aussi de nouvelles briques intéressantes.
Tariq Krim : Je ne suis pas très Web 3, j’avoue, je suis très Web 2.
Julien Devaureix : OK. Dernière question : est-ce que tu as un ou deux livres que tu recommandes absolument de lire, pas forcément sur ces sujets-là, des trucs qui t’ont vraiment inspiré ? Tu as traversé notre époque.
Tariq Krim : Très bonne question. Qu’est-ce que j’ai lu récemment qui m’a marqué ?
J’avais bien aimé le livre LikeWar : The Weaponization of Social Media, justement.
Il y a un autre livre sur l’évolution la guerre qui s’appelle @war, qui avait vraiment réfléchi à ces problématiques de militarisation de l’Internet.
Au niveau de l’IA je recommande toujours, si on ne l’a pas lu, c’est très vieux mais c’est très bon, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains de Norbert Wiener [21], qui a quand même vu beaucoup de choses avant. Il avait compris une chose : si l’homme construit une machine qu’il contrôle, l’inverse serait possible. C’est vrai qu’il a écrit dans les années 40/48/50, c’était juste incroyable et j’ai toujours cru que la machine, à un moment donné…, parce que j’ai eu la chance de trouver ce bouquin dans la bibliothèque de mon père, je l’avais dévoré.
Julien Devaureix : Merci beaucoup Tariq.
Tariq Krim : Merci.
Julien Devaureix : Cet épisode est terminé, j’espère qu’il vous a plu. Si c’est le cas et que vous souhaitez me soutenir pour m’aider à continuer, vous avez trois moyens de le faire.
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À très vite. Merci.
Voix off : Changer le monde ! Quelle drôle d’idée ! Il est très bien comme ça le monde, pourquoi le changer !