L’affaire Cambridge Analytica : les réseaux sociaux, ces objets (géo)politiques mal identifiés CyberPouvoirs

Asma Mhalla revient sur l’affaire Cambridge Analytica, l’un des plus grands scandales récents, symbole de manipulations de l’opinion, d’ingérences, de réseaux sociaux comme nouveaux pouvoirs. Avec Marie Peltier, Asma Mhalla s’aventure aux confins des conspirationnismes florissants.

Asma Mhalla : Aujourd’hui, dans CyberPouvoirs, les réseaux sociaux, ces objets politiques et géopolitiques si mal identifiés, avec Marie Peltier, professeure et spécialiste des complotismes.

Marie Peltier, voix off : La personne complotiste est une militante qui adhère à une vision du monde. Ce n’est pas juste celle qui va croire aux trucs les plus farfelus, les Illuminati ou que sais-je, c’est aussi la personne lambda qui va dire « je ne crois plus les médias » et Dieu sait qu’il y en a beaucoup.

Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, cette affaire est l’affaire Cambridge Analytica.
CyberPouvoirs sur France Inter, c’est parti.

Voix off : Il y a une entreprise, qui s’appelle Cambridge Analytica [1], qui a participé à la campagne de Donald Trump pour la présidentielle américaine, qui est accusée d’avoir siphonné les données de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook sans leur consentement. C’est une entreprise, un sous-traitant de Cambridge Analytica, qui a créé, en 2014, un quiz. À l’époque, il est possible de récupérer non seulement les données personnelles des gens qui répondent à ce quiz, mais également de tous leurs amis. C’est pour cela qu’ils ont réussi à récupérer autant de données.
On est passé très rapidement d’un scandale Cambridge Analytica à un scandale Facebook [2]. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque des faits, Facebook autorise parfaitement cette aspiration de données personnelles. Du coup, on accuse Facebook d’avoir laissé faire et de ne pas avoir suffisamment protégé les données personnelles des utilisateurs.

Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.

Asma Mhalla : L’affaire du jour, c’est donc Cambridge Anaytica. Combien de documentaires, d’émissions, d’articles, de livres, de films, ont été dédiés à l’affaire ? Ça reste, à ce jour, LE grand cas d’école, parce que c’est LE premier scandale, LE grand cas de l’histoire des réseaux et même, je dirais, d’Internet, qui symbolise à ce point les dérives, les manipulations, les failles du système. Et cette affaire, en substance, c’est quoi ?
D’un côté, on a tout un tas de données illégalement captées par un certain Aleksandr Kogan [3], chercheur russe, et vendues à Cambridge Analytica.
De l’autre côté, on a donc cette société britannique, Cambridge Analytica [1], qui a réussi à agréger toutes les données récoltées, personnelles ou, d’ailleurs, pas spécialement personnelles, mais qui ont toujours présenté un intérêt électoral pour manipuler des électeurs par le biais de messages les ciblant spécifiquement en fonction de leur profil psychologique sur les réseaux sociaux, Facebook en tête, à l’époque. Et c’était d’ailleurs surtout au profit d’un certain Steve Bannon, un des grands idéologues de l’alt-right  américaine, l’extrême-droite américaine, qui était alors en charge de la campagne présidentielle de l’inénarrable Donald Trump. Et, en guest-star de l’affaire, on retrouve Mark Zuckerberg, celui qui n’a sans doute rien voulu savoir, mais Facebook était au courant de cette collecte de données pas très nette dès 2015.

Voix off, conseil de discipline de l’université : Monsieur Zuckerberg il s’agit d’une séance du conseil de discipline. Vous êtes accusé d’avoir intentionnellement d’avoir forcé la sécurité, violé les règles du copyright, violé les lois sur la vie privée avec votre site web www.facemash.com. Vous êtes également accusé d’avoir enfreint le règlement de l’université sur la diffusion des images numériques.

Asma Mhalla : Je me souviendrai toujours de ces séquences malaisantes de Mark Zuckerberg qui présentait de plates excuses désincarnées devant le Sénat. Last but not least, le fameux chercheur russe, le fameux Aleksandr Kogan, qui aurait été à la botte du Kremlin. Franchement, tous les ingrédients du thriller politique sont là.
Donc si on résume, Cambridge Analytica c’est quoi ? Ce sont trois choses : la première c’est que tout d’un coup on se rend compte de la possibilité, du potentiel de manipulation personnalisée de masse, écoutez bien cet oxymore, « personnalisée de masse », et le micro-ciblage politique de chaque électeur potentiel à des fins électorales.
La deuxième chose, c’est une affaire d’ingérence étrangère. Christopher Wylie [4], l’un des lanceurs d’alerte de l’affaire, va affirmer que Cambridge Analytica, je cite et j’ouvre les guillemets, « utilisait des chercheurs russes qui avaient partagé des informations avec des entreprises et des cadres liés au FSB, les services de sécurité russes. »
Enfin et surtout, c’est la prise de conscience collective du rôle stratégique de nos données personnelles. Ces données qui sont parfois sensibles, que, malgré toutes les réglementations du monde, on va tous, quand même, lâcher dans la nature du cyberespace par confort ou par ignorance ou les deux à la fois. Ce que vous mangez, ce que vous regardez, achetez, likez, sharez, followez sur Internet est gardé et a une portée hautement politique. Bref ! Chaque citoyen, vous, nous, moi, est une cible, donc nous sommes des acteurs de ce qui se joue, à l’insu de nous-mêmes, sur nos réseaux sociaux mais surtout dans nos cerveaux.

Voix off : L’affaire Cambridge Analytica, les réseaux sociaux, ces objets géopolitiques mal identifiés.

Asma Mhalla : Et alors ?, me demanderez-vous et à juste titre. Ce scandale nous dit quoi de ce que sont les réseaux sociaux dans le fond ? Ce sont des espaces publics, mais qui sont aussi des entreprises privées, et ça c’est un énorme paradoxe. Ce sont aussi des espaces de luttes géopolitiques et de confrontations idéologiques, c’est la fameuse militarisation des réseaux sociaux, c’est-à-dire que tout d’un coup ces espaces deviennent des outils de la guerre hybride. Et enfin, ce sont des espaces d’influence politique. Le cas de Elon Musk rachetant Twitter en est l’ultime preuve s’il en fallait.

Elon Musk, voix off du traducteur : Twitter est devenu, qu’on le veuille ou non, une sorte de place du village où chacun doit avoir la possibilité de parler librement tant que c’est dans les limites du cadre légal.

Asma Mhalla : Et avec tout ça, est-ce que les réseaux sociaux sont, dans le fond, devenus, antidémocratiques ? Peut-être. Dans leur forme actuelle en tout cas, ils sont oui, nervurés de failles : failles de modération, ingérences étrangères, des informations à échelle industrielle, amplification des polarisations, c’est-à-dire qu’on va essentiellement brutaliser le débat public, vous allez être essentiellement exposé à des contenus radicaux, aux émotions négatives qui vont, dans le fond, brutaliser le débat public. Mais surtout, ils posent sur la table de notre discussion collective, un doute philosophique majeur : qu’est-ce que doit être désormais la liberté d’expression, son cadre, ses limites à l’heure des réseaux sociaux ? Bref ! Vous voyez où je veux en venir. Nos vieilles démocraties occidentales ne maîtrisent plus tellement leur modèle politique et Cambridge Analytica c’est, pour moi, le symbole de tout cela, c’est une bascule qui va marquer la fin, la fin de nos utopies initiales, de l’idéal qu’on avait eu autour d’Internet, qui va marquer, dans le fond, le retour au réel distordu par ces fameuses manipulations politiques.

En définitive, les réseaux sociaux nous donnent à voir une facette inédite de ces nouvelles formes de pouvoir, de cyber-pouvoirs et, dans nos démocraties déjà si fragilisées, ces espaces risquent d’ailleurs de devenir des accélérateurs insurrectionnels, des coefficients multiplicateurs des complotismes, des séparatismes. Rappelez-vous l’invasion du Capitole en 2021, les émeutes de Brasília en 2023 ; plus récemment encore en France, les émeutes récentes.
Et c’est pour discuter de ce point-là précis, le risque complotiste augmenté de la technologie, que j’ai eu très envie d’inviter sur Inter Marie Peltier, l’une des plus grandes spécialistes de la question complotiste.

Pause musicale :  : Another brick in the wall (part 2) par Pink Floyd.

Asma Mhalla : C’était Pink Floyd sur France Inter. Vous écoutez toujours CyberPouvoirs et on parle des réseaux sociaux, ces étranges objets politiques.

Voix off : France Inter. Asma Mhalla . CyberPouvoirs.

Asma Mhalla : Je suis très heureuse de recevoir Marie Peltier dans CyberPouvoirs. Marie, vous enseignez l’histoire, vous êtes professeure à la Haute école Galilée de Bruxelles, vous écrivez et réfléchissez inlassablement au ressort du, je devrais dire, des complotismes que, je crois, on ne comprend pas encore toujours très bien.
Marie Peltier, bonjour.

Marie Peltier : Bonjour, merci pour l’invitation.

Asma Mhalla : Commençons donc par bien nommer les problèmes : quelle différence entre complotisme, conspirationnisme, dérive sectaire. Quelles définitions apporteriez-vous à ces terminologies-là pour qu’on y voie un tout petit peu plus clair d’abord ?

Marie Peltier : On est rentré dans une confusion de plus en plus grande ces dernières années, qui a été aussi parallèle à une récupération politique de l’étude du complotisme.
Le complotisme et le conspirationnisme ne sont pas deux choses vraiment différentes. Traditionnellement, dans le monde francophone, on parle plutôt de complotisme, le terme conspirationnisme vient plutôt du monde anglo-saxon. On pourrait dire globalement, en tout cas moi je le définis comme ça, que le complotisme est un imaginaire de la défiance à l’égard de ce qui est perçu comme la parole d’autorité en démocratie, qu’elle soit politique, médiatique, scientifique, on l’a vu aussi, évidemment, avec le Covid. Pour moi c’est vraiment un imaginaire politique, donc c’est un imaginaire global à étudier comme un discours politique.
Malheureusement aujourd’hui, je dis malheureusement parce que c’est mon opinion, il y a eu un petit peu une récupération de cet objet politique pour faire rentrer dans le même champ sémantique à peu près tout et n’importe quoi, avec des notions comme radicalisme, radicalité, dérive sectaire, etc. C’est-à-dire qu’on affuble le complotisme de toutes sortes d’autres dérives qui existent – bien évidemment les dérives sectaires existent, la radicalisation aussi qu’elle soit djihadiste ou autre d’ailleurs –, mais ce n’est pas forcément corrélé, en fait, au complotisme ou au conspirationnisme. Aujourd’hui, malheureusement, on a une tambouille terminologique qui fait que beaucoup de gens n’y voient plus très clair et c’est normal parce que, parfois, les experts eux-mêmes ne sont pas tout à fait au clair sur les termes et sur leur sens.

Asma Mhalla : Pour que, simplement, nos auditeurs comprennent un peu mieux : quelle différence, concrètement, avec une dérive sectaire qui mobilise aussi un imaginaire, par exemple ?

Marie Peltier : Je pourrais d’ailleurs commencer par la ressemblance : c’est une logique de rupture, c’est quelque chose qui peut relier le complotisme à l’adhésion à un discours sectaire.
Maintenant, le complotisme est à la fois quelque chose de beaucoup plus précis et, en même temps, différent de l’embrigadement sectaire. Précis pourquoi ? Parce que le complotisme c’est une défiance pas à l’égard de tout et n’importe quoi : historiquement et dans nos sociétés, c’est une défiance à l’égard de la démocratie et des mouvements d’émancipation et d’égalité. C’est postuler qu’en fait toutes les évolutions sociales et sociétales sont au service d’un Système, avec un grand « S » si je puis dire, et que ce système est dirigé par une main ourdie, c’est-à-dire qu’il y aurait une petite minorité cachée qui tirerait les ficelles de ce système. Ça c’est vraiment l’imaginaire complotiste ou conspirationniste.
Est-ce que ça peut entraîner vers des dérives sectaires ? Oui, parfois. Mais, en fait, il y a aussi notre voisin, notre tonton, etc., qui n’est pas forcément quelqu’un qui est embrigadé dans une secte dans la mesure où il va bosser, où il a une vie sociale tout à fait normale, et qui va rentrer dans une logique de rupture par rapport à ce système démocratique ou ce qu’il perçoit, en tout cas, comme le système démocratique, parce qu’il va être imprégné de cet imaginaire de la défiance, c’est-à-dire postuler qu’en fait la parole politique et médiatique n’est qu’un leurre, n’est qu’un leurre au service d’intérêts cachés.
Je pense que confondre les deux, c’est souvent rentrer dans une espèce de psychologisation du complotisme alors qu’en fait, dans le complotisme, on est surtout dans l’adhésion à un imaginaire politique où la personne complotiste est une militante qui adhère à une vision du monde et elle peut aussi y adhérer à des degrés divers. Ce n’est pas juste celle qui va croire aux trucs les plus farfelus, les Illuminati ou que sais-je, c’est aussi la personne lambda qui va dire « moi je ne crois plus les médias », et Dieu sait qu’il y en a beaucoup.

Asma Mhalla : Exactement. Vous parliez justement d’une logique disons militante. Est-ce que, parce que justement cette défiance-là semble grandir, semble d’ailleurs être encouragée par la viralité sur les réseaux sociaux, vous diriez qu’on court le risque d’entrer dans une logique insurrectionnelle ?

Marie Peltier : Oui et non. Je suis devenue extrêmement prudente sur cet aspect, parce que, justement, il y a une récupération politique, qui récupère aujourd’hui cette lecture des choses qui est une partie de vérité, je vais y venir après, pour discréditer les mouvements sociaux. Je pense qu’il faut être vraiment extrêmement vigilants, surtout dans un contexte français extrêmement tendu ces derniers mois où finalement on voit que le gouvernement français – c’est valable dans d’autres pays, mais en France c’est souvent plus caricatural qu’ailleurs, désolée, c’est la Belge qui parle ici – va utiliser cette idée de conspirationnisme, ce discours de rupture, d’imaginaire insurrectionnel, pour discréditer la critique sociale, pour discréditer la critique politique. Il faut faire extrêmement attention à cela.
Par ailleurs, il est extrêmement clair que la logique complotiste peut mener à une logique insurrectionnelle : dans la mesure où on ne croit plus en la démocratie, où on pense que c’est un leurre, évidemment qu’il y a des passages à l’acte, comme il y a eu au Capitole, on a vu aussi l’exemple brésilien. On a vu aussi en France le mouvement des Gilets jaunes qui étaient en grande partie baignés de cet imaginaire insurrectionnel quand il y a eu cette idée de monter sur l’Élysée, etc., ça n’a pas abouti, mais l’imaginaire était présent, c’est-à-dire l’imaginaire de rupture, de rejet, voire de violence.

Ça fait des années que je parle de cette manœuvre, je sais qu’elle existe. Maintenant, quand on s’en sert pour discréditer les mouvements écologistes, les mouvements féministes, les mouvements anti-racistes, comme c’est le cas actuellement, en fait on ne combat pas le complotisme, on le nourrit. Et c’est vraiment ce qui est en train de se passer, malheureusement, dans le débat public, ce qui rend la parole d’expertise sur le complotisme extrêmement périlleuse.

Asma Mhalla : Donc, d’une certaine façon, il y a une instrumentalisation politique. Est-ce que c’est une mauvaise compréhension ou est-ce que c’est vraiment une instrumentation volontaire de cette question-là ?

Marie Peltier : Je pense qu’il y a les deux.
D’abord, je pense qu’il y a beaucoup de confusion. Les politiques ne sont pas forcément des experts, et c’est normal, dans ces questions et il y a parfois beaucoup de confusions, parfois de bonne foi. Par exemple, entre ce qui relève du complotisme, ce qui relève de la critique sociale, ou bien ce qui est populiste par exemple, qui est aussi un terme qu’on utilise à tort et à travers aujourd’hui, je pense vraiment qu’il y a de la vraie confusion, de la méconnaissance, mais il y a aussi de l’instrumentalisation — qu’elle soit tout à fait consciente ou pas, je n’en sais rien, je ne m’avance jamais là-dessus —, en tout cas il y a des intérêts politiques, bien évidemment. Faire passer des manifestants pour des complotistes, des insurrectionnels, etc., ça permet de légitimer une répression à leur égard. C’est très clair et il faut faire très attention. Quand on rentre dans cette logique-là on imite les dictatures, parce que les dictatures ont toujours fait ça, c’est-à-dire appeler les opposants des gens qui les menacent pour les discréditer, donc discréditer l’opposition politique. Il faut faire extrêmement attention actuellement dans le contexte politique.

Asma Mhalla : Donc, en réalité, cette ambiguïté sur les termes et sur le diagnostic fragilise davantage les démocraties qu’elle ne les protège.
Si on reprend la doctrine insurrectionnelle, en général c’est quoi ? On va départager la population en trois grandes parties : la minorité active révolutionnaire ou celle qui porte un combat ; la minorité réactive, celle qui va tout faire pour défendre le système en place ; et puis la majorité silencieuse, le ventre mou, qui est, en fait, l’enjeu pour la minorité active ou la minorité disons réactive. Celle qui me pose énormément question c’est cette majorité, cette léthargie-là au milieu dont je ne vois pas bien comment est-ce qu’elle est mobilisable aujourd’hui politiquement et on le voit à peu près sur tous les sujets.

Marie Peltier : C’est très juste. En fait, on est une société qui, paradoxalement, se dépolitise beaucoup depuis une trentaine d’années, on a une crise du récit politique collectif, le complotisme n’est simplement que le symptôme de cela, soyons clairs. On a donc une absence de récit, en fait une absence de projet politique, soyons clairs, et on a deux tentations qu’on pourrait dire extrêmes, effectivement : soit le rejet de la démocratie dont sont porteurs les complotistes, dont ont été porteurs aussi les djihadistes dont on parlait beaucoup il y a cinq ans, on en parle un petit peu moins maintenant. Sur les réseaux sociaux, par exemple, on voit les partisans du président français et, parfois, je trouve qu’ils sont extrêmement ressemblants aux conspirationnismes dans leur discours et dans leur « radicalité », entre guillemets, même si maintenant j’utilise ce terme avec précaution.
C’est pour cela que je dis toujours qu’il faut prendre les complotismes au sérieux et que je reproche énormément à l’anti-complotisme de les ridiculiser, de les prendre pour des débiles et tout. Non, je suis désolée. Eux proposent une réponse politique, ils proposent un récit politique et les partisans de Macron aussi quelque part, ils adhèrent à un projet, ils le défendent. Je ne suis pas d’accord avec eux, mais, quelque part, je leur laisse ça, ce sont des militants, ils savent pourquoi ils se battent.
Le problème ce sont effectivement tous ceux entre les deux, qui ne savent plus pourquoi ils se battent et notamment dans les chercheurs, les journalistes, etc., et là je parle de mon milieu, on va dire, de notre milieu, où nous nous sommes un petit peu vautrés depuis pas mal de temps, il faut quand même bien le dire, dans une espèce de dogme de la neutralité, de la non-position : on est experts, on n’a pas d’avis, on n’a d’avis sur rien alors qu’en fait on a un avis sur tout, c’est tout à fait hypocrite, donc on n’assume pas cette recherche de vision et de récit qui est complètement fondamentale.
C’est pour cela que dans mon travail j’assume beaucoup cet aspect de vision finalement, parce que je suis persuadée que la réponse à ce qu’on peut appeler maintenant les phénomènes de radicalisation, même si, encore une fois, je suis très précautionneuse, est en tout cas une réponse politique, j’en suis persuadée, ce ne se sera pas une réponse réglementaire.

Asma Mhalla : Ou coercitive.

Marie Peltier : Exactement, ce qui est la grande tentation bien évidemment.

Asma Mhalla : Marie Peltier merci beaucoup. On repend la conversation dans trois minutes.

Pause musicale : Plan large par Glauque.

Voix off : Les enjeux technologiques d’aujourd’hui, les enjeux politiques de demain. CyberPouvoirs sur France Inter.

Asma Mhalla : Nous sommes toujours en compagnie de Marie Peltier, professeure d’histoire et spécialiste des complotismes.

Voix off : France Inter. Asma Mhalla. CyberPouvoirs.

Asma Mhalla : Marie, j’aimerais vous faire régir sur un constat que je vois, qui est vraiment en train d’émerger aux États-Unis, qui a un tout petit peu de mal à cranter ici en Europe, en tout cas en France, c’est la question de la convergence entre les ingérences étrangères, les campagnes de désinformation et d’influence essentiellement russes, et d’ailleurs chinoises, qui viennent en fait converger avec les mouvements conspirationnistes, complotistes, qui donc récupèrent ces narratifs-là – la question de l’Ukraine, la question de Taïwan, etc. – pour venir, en fait, augmenter l’intensité du récit, pour le coup, et de l’imaginaire complotiste. Et enfin, le troisième membre de ce triptyque, de cette convergence-là, ce sont en fait les idéologies des techno-idéologues, type Elon Musk, qui, sous prétexte d’une vision maximaliste d’un Twitter ou d’un réseau social, vont permette la foire d’empoigne, donc donner une caisse de résonance, une viralisation, on va dire, artificielle de ces discours-là, donc recruter, tout simplement.

Marie Peltier : Ce qui est intéressant c’est qu’on a déjà eu les prémices de cela dans le début des années 2010. J’ai beaucoup étudié les Printemps arabes. Les Printemps arabes c’est aussi un phénomène politique qui a énormément profité des réseaux sociaux dans un premier temps, c’est-à-dire qui a connu son expression à travers les plateformes et puis qui a connu aussi, quelque part, sa répression par l’intermédiaire des plateformes. Je pense qu’on oublie un peu trop souvent cette espèce de double mouvement qu’il y a eu au début des années 2010 où, à la fois, ça nous montrait une voie vraiment démocratique : pour le coup on avait, en dictature, des militants politiques qui voulaient défendre un projet démocratique et qui utilisaient les plateformes à des fins démocratiques de dénonciation de la répression, etc., et de documentation des manifestations et en fait, en face, qu’est-ce qu’ils ont eu ? Les trois dimensions de ce triptyque que vous venez d’évoquer, c’est-à-dire qu’ils ont eu à la fois évidemment la propagande des dictatures qui était extrêmement puissante et qui a diffusé son récit à travers à peu près la planète entière. Il y a eu, évidemment aussi, l’appui des conspirationnistes qui étaient déjà très forts à l’époque, qui ont donc appuyé le narratif de dictatures à ce moment-là. Il y a eu aussi l’appui tacite des plateformes qui ont de plus en plus favorisé des discours conspirationnistes pro-dictatures, etc. En fait, c’est terrible à observer avec le recul parce que je pense qu’on est largement passé à côté du truc à ce moment-là : en même temps qu’il y avait ce mouvement d’émancipation possible, les plateformes étaient en train de se retourner en partie, pas complètement, contre l’émancipation, contre les mouvements démocratiques et devenir, quelque part, une arme, de répression au service des régimes autoritaires et au nom de la liberté d’expression. Là on en est vraiment au point Musk.

Asma Mhalla : Absolument. D’ailleurs, je rebondis sur ce que vous venez de dire parce que je voulais justement vous interroger là-dessus. J’ai lu dans l’une de vos interviews, peut-être pour Le Monde que vous disiez que le complotisme et les réseaux sociaux sont en fait devenus des armes de guerre contre les démocraties, voire une arme de dictature.

Marie Peltier : Les démocraties ont dix guerres de retard sur les dictatures, c’est ça le problème. En réalité, le complotisme comme arme de guerre, les dictatures ont compris cela dès le début des années 2000, dès le 11 septembre 2001. Elles ont eu l’opportunisme politique de voir que les démocraties vivaient un moment de fragilisation très grand avec le 11 septembre, avec toutes les politiques sécuritaires, etc., et avec la massification du Web parce que c’était concomitant en réalité. C’est à ce moment-là qu’elles ont commencé à nourrir la défiance au sein même des opinions publiques occidentales, parce qu’elles ont compris que c’était une opportunité pour imposer leur projet politique à l’international. Les dictatures ont ce projet international depuis très longtemps et nous, comme toujours – je dis nous les démocrates, je suis un petit peu critique sur nous parce que c’est vrai –, il a fallu Trump pour qu’on se réveille. En fait, pour moi, on a commencé à se réveiller à partir de 2017. C’est-à-dire qu’à ce moment-là on a quand même saisi un truc : « Ah mince, ce genre de discours qui circule sur Internet et tout, au final ça peut quand même conduire un candidat au pouvoir de la première puissance du monde, en réalité ».
C’est pour cela que je ne suis pas totalement négative non plus, je pense que depuis Trump, donc depuis 2017, il y a une tentative de réaction, de réponse, en réalité. En même temps, on est comme tout le temps dépassés et Twitter est un bon exemple de cela avec Musk. Comment peut-on penser qu’on peut encore en faire un outil de lutte dans la mesure où il est déjà aux mains d’un acteur anti-démocratique ? C’est vraiment une question politique assez fondamentale. Peut-être qu’on peut en faire un outil de lutte, le problème c’est que d’abord on subit l’offensive et après on réfléchit à comment on pourrait faire. C’est vraiment le problème. Toutes ces offensives sont des offensives discursives, c’est en ça que je dis que c’est une arme de guerre. À chaque fois, au niveau démocrate ou au niveau progressiste je dirais, on est dans la réaction, on est dans « ah merde !, ils sont en train de nous doubler alors que va-t-on pouvoir réfléchir comme réponse à.. ». On n’est pas assez dans la proposition.
Je parlais encore tout à l’heure avec une journaliste qui disait : « Oh là, là, c’est incroyable le nombre de contenus pro-dictature sur TikTok, etc. ». Effectivement, c’est incroyable et c’est désastreux, etc., mais on est seulement en train de se pencher sur la question : comment pourrait-on faire pour ? Le problème, évidemment, c’est qu’on n’a pas de contre-discours à proposer.

Asma Mhalla : Démocraties vérolées, ingérences, sociétés civiles affaiblies, bref !, rébellion. Dans le fond, Marie Peltier, en un mot, qui, pour vous, quelle force dominera, domineront le 21e siècle ?

Marie Peltier : Je ne me risque jamais à prédire l’avenir parce que c’est toujours compliqué, mais on est vraiment dans un contexte extrêmement ambivalent en réalité : on est à la fois dans un contexte où les forces réactionnaires sont très fortes dans notre société, c‘est-à-dire les acteurs proches de l’extrême droite et les acteurs pro-dictature, tous les acteurs qui voudraient revenir en arrière sur les droits des femmes, sur les droits de minorités, etc. ; ils s’expriment, on les entend énormément. En même temps, si on les entend de manière si virulente, c’est aussi que paradoxalement, et on l’oublie trop souvent, on a eu beaucoup d’avancées sociales, depuis une ou deux générations, sur la question de l’homophobie, cette année ce sont les dix ans du mariage pour tous en France par exemple. Il y a eu des avancés progressistes, mais on a du mal à capitaliser là-dessus. C’est aussi pour cela que j’essaye aussi de porter un discours un peu optimiste en réalité, ce qui est un peu paradoxal, mais je pense qu’il faut capitaliser sur nos victoires, ne pas oublier #MeToo, ne pas oublier les Black Lives Matter aux États-Unis, etc., intégrer ça au récit, justement.
Si on fait tout le temps comme si c’était déjà passé, que maintenant c’est la catastrophe, que tout le monde croit que Vladimir Poutine est génial, etc., en fait on oublie nos victoires. Et quand je dis « nos victoires », ce sont des victoires progressistes et démocratiques au sens très large, je ne parle pas d’un camp politique précis.
Je pense que c’est extrêmement important et ça me donne pas mal d’espoir. Je pense que le 21e siècle va être un siècle extrêmement tendu politiquement, ça c’est clair, mais, en fait, je ne pense pas qu’on va reculer. Je le dis aussi parce que je suis progressiste et si, en tant que progressistes, nous devenons nous-mêmes porteurs d’un discours réac en disant « oh là, là c’est la catastrophe », je pense qu’il va y avoir un petit problème au niveau des récits aussi, justement.

Asma Mhalla : Marie Peltier, merci infiniment de nous avoir éclairés ce matin dans CyberPouvoirs. Je ne saurais trop vous recommander l’un de ses meilleurs essais, L’ère du complotisme - La maladie d’une société fracturée, qui a été réédité l’année dernière.
Marie, merci.

Marie Peltier : Merci à vous.

Asma Mhalla : La semaine prochaine, on parlera d’intelligence artificielle et de quoi ? De futur de l’homme, rien que ça, une question simple, une pétouille, que dis-je, une banalité. Et d’ici là portez-vous bien.