Jérémie Zimmermann : 1984, un manuel d’instructions ?

Titre :
1984, un manuel d’instructions ?
Intervenants :
Jérémie Zimmermann - Bruno, intervieweur
Lieu :
Thinkerview
Date :
octobre 2018
Durée :
1 h 24 min
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
copie d’écran de la vidéo.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Intervieweur : Jérémie Zimmermann, bonsoir.
Jérémie Zimmermann : Bonsoir.
Intervieweur : Nous vous recevons sur une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview. Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement s’il vous plaît ?
Jérémie Zimmermann : Déjà je ne sais pas pourquoi tu me vouvoies, ça fait bizarre.
Intervieweur : Vas-y.
Jérémie Zimmermann : Je suis Jérémie Zimmermann ; c’est moi. J’ai été pendant un temps porte-parole d’une organisation qui s’appelle La Quadrature du Net [1], que j’ai fondée il y a une dizaine d’années. J’ai, depuis une quinzaine d’années, milité pour les logiciels libres, pour leur défense et leur promotion et je me demande même pourquoi je suis là.
Intervieweur : Je vais dire pourquoi tu es là. Tu fais partie de nos tout premiers invités, on se connaît depuis des années et le fait que tu quittes La Quadrature, que tu démissionnes, on s’est sentis obligés de t’inviter parce que tu fais partie des murs pratiquement, c’est vrai, et ta démarche intellectuelle au sein de La Quadrature nous a aussi beaucoup motivés pour continuer ce qu’on fait, donc voilà !
Jérémie Zimmermann : Démissionner, c’est un peu formel ; c’est administratif, j’ai juste souhaité m’enlever cette étiquette-là pour continuer et faire autre chose. Tu sais, ça nous arrive à tous dans la vie, à un moment on faisait quelque chose et puis on va faire autre chose. J’ai énormément de respect pour La Quadrature du Net et tous ceux qui y sont, je leur fais à tous un gros bisou. Certains de mes meilleurs amis sont ceux avec qui j’ai partagé ces moments absolument formidables ; j’ai pu passer des moments, des expériences dingues avec tous ces gens-là. Il y a un moment où tout le monde venait me voir en disant « ah La Quadrature du Net », alors que moi, en fait, ça fait quatre ans que j’ai lâché mon poste à plein temps de représentant, porte-parole, coordinateur, etc. Il était juste temps de marquer ça ; si vous voulez parler à La Quadrature du Net vous allez là-bas, si vous voulez me parler vous venez ici. Mais ce n’est pas l’annonce de l’année.
Intervieweur : Revenons aux sources. Pourquoi La Quadrature à l’époque ?
Jérémie Zimmermann : Parce qu’à l’époque on était un certain nombre à se retrouver autour des valeurs du logiciel libre, d’un usage de l’informatique et des réseaux qui permettait aux gens de se retrouver, de réfléchir, de partager, de mettre en commun, de s’organiser et que, alors qu’on était chacun dans nos structures autour du logiciel libre, on s’est dit : là il y a d’autres trucs qui sont en train de se passer.

On avait bataillé sur la transposition de la directive EUCD [European Union Copyright Directive] — les vieux souvenirs parlent d’un temps que les moins de vingt ans, tout ça… — un projet de loi qui venait toucher au logiciel libre par le copyright, par le doit d’auteur, qui venait imposer des espèces de conneries restrictives. Nous on était montés au front ; on était allés au Parlement ; on avait envoyé des lettres, des machins, on avait passé plein de coups de fil, etc., mais c’était une fois, sur un projet.

À l’époque, en fait, quand Sarkozy était en train d’accéder au trône on s’est dit : on va en chier ! Il est arrivé et il a mis l’HADOPI [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet] sur la table, donc on s’est dit : là il y a besoin de s’organiser un petit peu pour aller contrer ce genre de menace. Dès le début, en fait, c’était un peu notre expérience, notre background, comme on dit – vous avez la traduction simultanée je crois ; l’idée c’était d’aller sur ces fronts parlementaires, législatifs, pas parce qu’on croyait fondamentalement que la loi c’était l’alpha et l’oméga de tout ce qui se passait dans le monde, mais parce qu’on avait repéré là des processus particulièrement infects, un processus d’élaboration qui était particulièrement corrompu, des lobbies industriels qui arrivaient avec des dossiers dorés sur tranche qui se retrouvaient, boum ! direct copiés-collés sous forme d’amendements ; des ministres et des machins ministériels qui étaient à brasser du vent et qui copiaient-collaient les trucs des lobbies. Et on s’était dit à l’époque que c’était intéressant d’exposer ça pour bâtir une sorte de compréhension collective, une sorte de mémoire politique ; c’était d’ailleurs le titre d’un logiciel qu’on a développé pendant un temps pour garder des traces des décisions qui étaient prises dans les parlements.
Donc on s’était dit : on veut donner à chacun les moyens de comprendre, les moyens de s’organiser, les moyens de participer. Donc on a pris presque comme un outil, en fait, ces dossiers législatifs, comme un cas d’école : si vous voulez comprendre le monde et si vous voulez comprendre comment les choses évoluent regardons l’espace d’un instant un petit bout de processus législatif.
On a fait du boucan à l’époque et très vite on s’est retrouvés au Parlement européen. Moi j’ai passé peut-être sept ans à naviguer dans les couloirs du Parlement européen. Au début je connaissais une personne, puis deux, puis trois et, de proche en proche, documenter ces processus législatifs à l’échelle européenne. Il y a plein de trucs qu’on a faits au milieu de la nuit, bourrés, en disant « ouais, c’est cool ». À un moment, on a pris un diagramme improbable du président de la Commission européenne qui expliquait le processus législatif européen : première lecture du truc, première lecture du bidule, deuxième. Tu vois le truc, tu as envie de te pendre tellement c’est obscur ! Le diagramme lui-même explique pourquoi tout le monde s’en fout, en fait, de l’Union européenne, et nous on a pris le machin et on mettait : vous êtes ici. J’ai passé un quart d’heure sur Inkscape à faire un cercle comme ça avec écrit : vous êtes ici avec un point au milieu et on le déplaçait sur le diagramme pour essayer vaguement de tenter d’expliquer ce qui se passait.
Donc on a fait ça pendant des années et puis La Quadrature du Net est devenue une sorte d’institution, est devenue autre chose ; il y a des salariés, il y a des membres, il y a un crédit d’estime, d’image ; c’est devenu presque un bon client des médias. Il y a beaucoup de dossiers aujourd’hui qui sont traités par La Quadrature du Net et moi j’ai juste, à un moment, ressenti le besoin d’aller faire autre chose. Parfois on dit que les vies des gens ce sont des cycles de cinq ans, sept ans, dix ans je ne sais pas. Pour moi c’est la fin d’un cycle.
Au passage il se trouve qu’à force de me retrouver dans les couloirs du Parlement européen, de rencontrer parfois des gens très bien…
Intervieweur : On t’a proposé d’en manger un peu ?
Jérémie Zimmermann : Bien sûr, alors là… C’était vraiment se tromper de…
Intervieweur : Des noms ?
Jérémie Zimmermann : Non ! des noms, non ! Mais parti machin, parti bidule, parti machin. Pfff ! C’était ma réponse de base.
Intervieweur : Tu n’as pas marché, quoi !
Jérémie Zimmermann : Non ; soit je cours, soit je suis à l’arrêt, je contemple, mais je ne marche pas au pas !

Le truc c’est qu’après, à la louche une dizaine d’années parce que, avant, à La Quadrature du Net il y avait la bataille sur les brevets sur les logiciels et d’autres trucs, en gros après une dizaine d’années à regarder le processus législatif européen, à voir la Commission européenne et ses crânes d’œuf, à voir le Parlement avec ses commissions parlementaires et ses « trilogues » et ses machins, je ne veux même pas entrer dans les détails, eh bien quelque part j’ai perdu la foi. Il y a dix ans tu m’aurais demandé « alors l’Europe, machin », j’aurais dit « oui l’Europe, le Parlement européen, l’institution démocratique et tout, on y va, on y va ! » Et à force de regarder ces machins fonctionner, plus j’en parlais, plus je me rendais compte que j’expliquais, en fait, pourquoi ça ne fonctionne pas.
Intervieweur : L’Europe ne fonctionne pas ?
Jérémie Zimmermann : Si tu regardes le fameux diagramme du processus dit de codécision, l’élaboration législative [Jérémie mime le geste du violoniste, NdT], tout le monde s’est endormi déjà sur la chaîne YouTube. Si tu regardes le processus de codécision tu vois, oui, la Commission est la seule qui balance un truc, qui met un truc sur la table. Ensuite le Parlement carbure. Le Parlement est démocratique : les gens sont élus, il se passe des trucs. Le Parlement décide quelque chose et puis vient le Conseil de l’UE et le Conseil de l’UE ce sont les gouvernements, ce sont les États membres. Quand on va parler d’Internet ça va être 28 ministres des Télécoms ; quand on va parler de glyphosate ça va être 28 ministres de l’agriculture. Et le Conseil de l’UE en fait c’est le co-législateur, comme l’Assemblée et le Sénat qui se renvoient la navette parlementaire, on a le Parlement et le Conseil, et donc ça ne choque personne ou alors tout le monde s’en fout qu’une bande d’exécutifs…
Intervieweur : Non-élus.
Jérémie Zimmermann : C’est l’exécutif, une bande d’exécutifs mis dans le même sac se retrouvent ah ! législatif ! Comment on disait déjà ? Séparation des pouvoirs ! Pfff ! ! Il n’y a pas ! Et cette bande, c’est toi qui l’as dit, de non-élus du Conseil de l’UE a systématiquement le dernier mot après le Parlement européen. Le Parlement peut décider « oui, oui », si derrière les États membres disent « on n’en veut pas », on se retrouve en seconde lecture. Le Parlement dit « mais si, on en veut quand même » et les États membres disent « eh bien non, on n’en veut pas ». Et à la fin d’une éventuelle troisième lecture qui arrive tous les 36 du mois, ce sont les États membres qui décident de mettre le truc à la poubelle.
Donc pour avoir vécu le truc pendant dix ans, du début à la fin, le diagramme je l’ai écumé comme les sept mers, arriver à cette conclusion « mais en fait ça ne peut pas fonctionner démocratiquement ce merdier ». Et me retrouver avec le statut de personne publique, qui m’est un petit peu tombé sur le coin de la gueule, à me retrouver dans des interviews, des trucs et des machins, des conférences et trucs, à me mordre l’intérieur de la bouche parce que si j’exprimais un peu trop mon opinion là-dessus, j’avais un discours qui commençait presque à être le calque du discours des eurosceptiques.
Intervieweur : François Asselineau.
Jérémie Zimmermann : Le truc c’est que je suis ni nationaliste, ni fasciste. Pour te dire les frontières, je m’en cogne, je suis plutôt contre.
Intervieweur : Asselineau n’est ni un fasciste ni un…
Jérémie Zimmermann : Qu’est-ce que tu me dis ? Je ne sais même pas qui c’est ; on s’en fout ! Ce n’est même pas une question de noms, de partis ou de trucs et de machins ; je me rendais compte que ma vision de l’Europe commençait à coïncider avec celle de ceux qui étaient contre l’Europe parce qu’ils étaient pour les nations, contre l’autre, pour la violence. Et je me suis dit « là il faut que j’arrête, il faut que j’aille faire autre chose. »
Au passage, physiquement j’ai, comme on dit, burn-out. Il y a mon corps qui m’a dit « t’arrête » [Jérémie mime le fait de tirer un signal d’alarme, NdT], donc j’ai arrêté et, pendant que La Quadrature devenait autre chose, se structurait avec pour objectif, quelque part, de générer moins de douleur pour ceux qui la font avancer, eh bien moi je suis allé faire autre chose, j’ai pris un petit peu de distance, j’ai pris mon temps, j’ai pris le temps de me remettre les idées en place.
Intervieweur : C’est le fait que tu crois en l’Europe et que tes désillusions ont pris le contrôle de ta pensée face à…
Jérémie Zimmermann : Contrôle de ma pensée ; il est malin celui qui pourrait dire d’où elle vient ! Finis ta question, pardon !
Intervieweur : Donc l’Europe ça ne fonctionne pas, en fait !
Jérémie Zimmermann : Écoute ! Sur les sujets sur lesquels j’ai œuvré pendant dix ans, on a remporté des batailles, des victoires phénoménales. Attends ! Tu ne peux pas dire ça ; tu ne peux pas dire, pour ceux qui ne voient pas Bruno [Jérémie fait un clin d’œil, NdT] ; on fait comme on a dit pour le chèque ! Il est en train de me faire [Jérémie indique entre deux doigts « un peu », NdT] ! Non, on a remporté des victoires qui étaient inimaginables à l’époque.
Intervieweur : En roubles ?
Jérémie Zimmermann : On a fait péter le high-score du nombre de coups de fil entrants dans le Parlement européen autour du paquet Télécoms. On a fait adopter par 88 % du Parlement européen un truc qui dit « les droits et libertés des utilisateurs d’Internet ne peuvent être restreints que par une décision préalable du juge », au moment où la France était en train de faire son HADOPI. 88 % du Parlement ! Sarkozy était le président du Conseil de l’UE donc ils ont fait quoi ? Ils ont pris le stylo, ils ont fait tac ! [Jérémie mime le geste de rayer, NdT]. On s’en fout.

On a remporté cette victoire contre l’ACTA [Anti-Counterfeiting Trade Agreement] ; quand je dis « on » ce n’est pas nous, La Quadrature du Net ; c’était une espèce de coalition informelle, un réseau de réseaux au travers de l’Europe et du monde ; on avait des amis polonais, japonais, australiens, américains.
Intervieweur : On a toujours.
Jérémie Zimmermann : Que j’ai toujours, bien sûr, mais qui faisaient partie de ce mouvement où on a défoncé un accord commercial qui était négocié par 39 pays dont les 27 à l’époque de l’UE, où pendant quatre ans tout le monde nous a dit : « Vous êtes des clowns, ça ne marchera jamais ! », à la fin on a gagné 12 contre 1. Donc on a quand même vachement secoué le cocotier ! Il y a quand même des moments où des technocrates de la Commission européenne, j’ai l’impression, j’imagine, à qui il arrivait encore parfois se réveiller au milieu de la nuit en disant « ACTA, Internet, oh mon dieu ! »
Intervieweur : Jérémie Zimmermann.
Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas moi, c’était vraiment une espèce de réseau de réseaux.
Donc on a quand même secoué un certain nombre de cocotiers, mais, au bout du compte, il y a toujours le machin qui revenait par la fenêtre une fois qu’on l’avait chassé par la porte. On avait beau se débarrasser une fois, deux fois, trois fois des fameuses « mesures techniques que doivent utiliser les opérateurs d’Internet pour enlever les contenus illégaux » et autres formulations qui ouvrent la porte à la censure généralisée, à chaque fois qu’on le dégageait, dans les six mois venait une nouvelle consultation publique sur nani-nana ; il y a une fois où on a fait en sorte qu’il y ait 1500 personnes qui répondent à une consultation publique de l’UE alors que d’habitude tout le monde s’en cogne, ce qui faisait que les individus étaient les premiers à répondre avant même l’industrie, mais, quel que soit le résultat de la consultation on savait très bien ce qu’ils allaient faire derrière, et ce qu’ils allaient faire derrière c’était la même chose.
Donc à un moment, tu vois, c’est Sisyphe : tu vides le verre, il se remplit et à la bonne tienne. À un moment je suis allé boire ailleurs.
Intervieweur : Gibolin 2000.

Tu demandes quoi ? Tu demandes plus de souveraineté ? Tu demandes quoi ? À ce que si on récupère un peu plus de souveraineté ça va permettre de faire avancer correctement les débats ? Pas ?
Jérémie Zimmermann : Directive, la souveraineté. Allons enfants !
Intervieweur : Ce sont les arguments des gars qu’il y en face.
Jérémie Zimmermann : Attends ! Déjà souveraineté c’est un de ces mots-valises qui veulent dire tout et son contraire. Et puis surtout, pour commencer, moi je ne demande rien. Comme je t’ai dit je ne sais vraiment pas pourquoi je suis là, parce qu’aujourd’hui je ne représente rien ni personne que moi-même. Tu m’avais interrogé en tant que porte-parole de La Quadrature du Net, il y avait une position que je venais te livrer, c’était à moitié ce que moi je pensais et ce qu’on pensait dans ces discussions collectives. Mais là, vraiment, c’est juste moi, donc je ne demande rien ; je ne demande rien à personne.

Je suis allé prendre de la distance, je suis allé réfléchir, je suis allé regarder le monde un petit peu différemment. Il y a ce biais qu’on a tous je crois : quand tu fais quelque chose pendant un an, cinq ans, dix ans, tu sais on dit « quand tout ce que tu as c’est un marteau, tous les problèmes ressemblent à un clou ». Donc il y a un moment où tu te retrouves avec un mode de pensée : tu es administrateur réseau, tu vas tout voir en mode d’administration réseau ; tu es réalisateur, tu vas tout voir en mode de cadre, de lumière, de machin ; tu es politique, tu vas tout voir en matière d’influence de pouvoir, de projets de lois, etc.

Moi j’ai eu ce besoin, pour moi — et je ne dis pas que c’est ce qu’il faut pour le monde —, mais j’ai eu besoin pour moi de prendre de la distance, de prendre du recul, de remettre en question des choses dont j’étais convaincu et de prendre le temps du temps et de prendre le temps de la réflexion.
Intervieweur : Prendre le temps de l’errance.
Jérémie Zimmermann : Donc je ne demande rien à personne. Je souhaite à bon nombre d’entre nous, peut-être par des privilèges similaires aux miens ou par un concours de circonstances, d’avoir l’occasion de réfléchir, de prendre de la distance et de penser à ces choses avec un petit peu de recul.

Maintenant tu me parles de souveraineté.
Intervieweur : Je vais te parler de Brexit.
Jérémie Zimmermann : Il va me parler de Brexit ! Je vais aller me boire une bière en face pendant que tu parleras de Brexit.
Intervieweur : Question d’Internet : est-il possible de réformer l’Union européenne ?
Jérémie Zimmermann : C’est quoi la souveraineté ? C’est la souveraineté des États-nations ? C’est la souveraineté des institutions ? Ou c’est la souveraineté des individus ? Ou c’est la souveraineté de nos corps ? Qu’est-ce que tu veux dire par souveraineté ?
Intervieweur : Qu’est-ce qu’il veut dire ?
Jérémie Zimmermann : C’est qui « il » ?
Intervieweur : La question d’Internet c’est : est-il possible de réformer l’Union européenne pour qu’elle devienne démocratique ? Quelles conséquences sur l’Union européenne si elle se défait ? Frexit ?
Jérémie Zimmermann : Hou ! Frexit. Il a bon dos Internet, franchement ! Écoute ! Pour réformer l’UE, il faut réformer les traités constitutifs de l’UE. Je ne sais pas si tu te rappelles on a eu, en 2006 je crois, un vote sur un traité qui était un projet de Constitution européenne où 55 % des Français ont dit « non ». Dans les années qui ont suivi, le truc, quasiment à la virgule près, est revenu et s’appelait traité de Lisbonne parce que les États membres, ensemble, ont décidé « on va faire un nouveau traité » et ce traité a été adopté. Donc ça ce sont les traités constitutifs de l’UE. Il y a eu le traité de Lisbonne, il y a eu le traité de Maastricht, il y a eu le traité de Rome, etc.

On va utiliser le terme constitution mais c’est, en gros, l’épine dorsale de l’Union européenne. Ces traités-là, pour les modifier, il faut l’unanimité des États membres, les mêmes qui ne laissent rien passer au Parlement qui soit contraire à leurs intérêts nationaux négociés ; il faut l’unanimité ! Un problème simple : le Parlement européen est à Bruxelles, tu sais, et puis il est à Strasbourg aussi. C’est Chirac et Helmut Kohl, je crois, qui avaient décidé ça à l’époque. Quel beau symbole : Strasbourg, l’amitié franco-allemande, les 12 États membres.
Intervieweur : Chirac, pas Mitterrand, non ? Chirac.
Jérémie Zimmermann : Non, je ne sais pas ! Peut-être. Bref ! C’était pour le symbole, c’était beau, c’était bien, tout le monde était content ; à l’époque il y avait 12 États membres ; aujourd’hui il y en a 28. Le centre géographique de l’Union européenne, je crois qu’il est quelque part entre l’Allemagne et la Pologne aujourd’hui. Donc que tous les députés européens aillent une semaine par mois de Bruxelles à Strasbourg, en fait ça fait chier tout le monde. Strasbourg est une petite ville très jolie, très bonne choucroute, bonne bière, etc., mais 99 % des gens du Parlement européen ça les gonfle d’aller de Bruxelles à Strasbourg avec des malles remplies de documents qui se perdent en chemin ; les hôtels sont pleins à craquer, les assistants parlementaires sont cinq dans des chambres doubles. Il y a 800 taxis à Strasbourg pour 5000 personnes qui viennent travailler une semaine par mois dans ce machin-là.

Pour bouger le Parlement européen de Strasbourg, pour dire « bon, allez, on arrête les conneries, maintenant on reste à Bruxelles parce que c’est plus pratique pour tout le monde », il faut l’unanimité des États membres donc il faudrait que la France soit d’accord ; mais la France ne voudra jamais ! Parce que ça apporte du blé à la région, parce que ça truc, parce que ça machin. Donc tu vois, sur un problème qui est anodin ! Il y a une pétition qui a été signée par 90 % du Parlement européen pour dire « on ne veut plus de Strasbourg, on ne peut pas ». C’est, je ne sais plus combien, 23 camions de 12 tonnes qui vont de Bruxelles à Strasbourg une fois par mois pour porter les malles pleines de papier ; ça ne fait aucun sens aujourd’hui. Pourtant ça ne changera jamais parce que la France ne voudra jamais.
Maintenant tu imagines, l’unanimité des États membres quand tu as Victor Orbán en Hongrie, quand tu as « Droit et justice » en Pologne, quand tu as les Italiens, les Autrichiens et toute cette bande de fachos qui arrivent au pouvoir en capitalisant sur la déliquescence des institutions et des partis politiques ! Quand est-ce qu’il y aura une unanimité des États membres sur quoi que ce soit dans un futur proche ou éloigné ?
Donc souveraineté, machin ! [Jérémie joue du pipeau, NdT]. Moi, si tu veux, j’aimerais bien te parler de la souveraineté des individus et comment on fait. Je suis ravi d’être ici, tout ça machin, mais on n’a fait que parler déjà un peu de moi, ce qui m’embarrasse, et beaucoup de lieux, des institutions et des machins. Maintenant, tu sais, mes sujets c’est Internet, ce sont les ordinateurs, ce sont les réseaux d’ordinateurs, c’est le logiciel libre et les machins comme ça.

Donc ça veut dire quoi la souveraineté des individus ? Ça veut dire quoi être soi-même, avoir la garantie d’être soi-même, avoir la liberté d’être soi-même, de pouvoir devenir quelque chose, de pouvoir expérimenter avec des idées, de pouvoir expérimenter avec soi-même ? Ça veut dire quoi ça, aujourd’hui, quand dès que tu commences à réfléchir et que tu appuies sur une touche de ton clavier, il y a une entreprise de la Silicon Valley qui stocke ça sur son disque dur ? Qu’est-ce que ça veut dire la souveraineté quand dans nos poches on a des machins qui sont des espions bourrés de censeurs avec deux caméras, un micro, un truc, un machin, qu’on ne sait pas contrôler, parce qu’ils comportent cette puce, le baseband, qui est un truc entièrement propriétaire, fermé, contrôlable à distance.
Intervieweur : Et que personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur.
Jérémie Zimmermann : Et que personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur, tu vois ! Donc s’il fallait vraiment parler de souveraineté, parlons de la souveraineté des individus et de comment les machins dans les États-nations, dans les frontières, les institutions et les trucs qui sont censés nous représenter, vont pouvoir, éventuellement, nous aider à reconquérir cette souveraineté individuelle qu’on a perdue.
Intervieweur : RGPD ?
Jérémie Zimmermann : Pfff ! Elle est bonne celle-là.
Intervieweur : Pourquoi elle est bonne ?
Jérémie Zimmermann : Règlement général de la protection des données. Encore une fois quand tu vois comment les trucs sont élaborés à Bruxelles ! Il y a des exceptions, il y a des trous partout ; il y a des trous partout dans ce machin. Il y a une notion dite « d’intérêt légitime » ; quand c’est « l’intérêt légitime » du processeur de données, alors il n’a pas à mettre en œuvre les obligations qui sont les siennes.

Il y a cette notion de consentement où, vous avez tous vu, tu cliques sur un site web, on vous dit : « C’est cool, tu es chez nous, tu consens ? Oui/non ? Si tu ne consens pas tu te casses. » Peut-être qu’un jour une cour de justice va dire que oui, machin, mais ça va être peut-être dans un an, peut-être dans deux ans et puis il y aura un appel et peut-être trois ans et peut-être cinq ans. En cinq ans, les lobbies industriels ont le temps de faire écrire trois nouvelles législations. Les histoires de Télécoms, le paquet Télécoms c’est quasiment tous les ans qu’il y a un nouveau projet de loi qui arrive à Bruxelles.

Eux jouent la montre, ils ont un texte qui est un amas incompréhensible, qui génère beaucoup d’attention. Tu as plein de juristes, d’avocats qui sont là « oui, RGPD, machin », qui vendent des nouveaux services de prestation ; eh bien oui c’est nouveau, c’est un super business. Tout le monde est occupé avec ce nouveau business-là.
Intervieweur : À brasser du vent !
Jérémie Zimmermann : Et pendant ce temps-là, le comportement des prédateurs, des entreprises de données ne change pas d’un iota. Et pendant ce temps-là, la dépendance à leurs services ne fait qu’augmenter et leur pénétration dans nos sociétés, dans nos institutions, dans nos poches, dans nos modes de vie, devient de plus en plus irréversible.
Je ne veux pas avoir l’air plus cynique que je ne le suis, mais pour avoir vu de l’intérieur comment s’élabore la loi, pour avoir vu aussi comment elle est appliquée et comment les pouvoirs politiques, les uns après les autres dansent autour du pot et font la danse du ventre devant les lobbies industriels et leur donnent le stylo pour écrire la loi eux-mêmes, je me dis que notre salut ne viendra pas de la loi.
Intervieweur : D’où alors ?
Jérémie Zimmermann : Je te renvoie la question. D’où viendra — le salut c’est peut-être un grand mot —, mais nos façons de, osons le mot, résister et de s’organiser pour résister, peut-être qu’elles ne passeront pas par la loi et attendre que le règlement machin finisse de tomber avec tous ses trous, avec toutes ses incertitudes, avec tous ses machins qui seront transposés de 12 façons différentes.

À titre personnel, même au travers de La Quadrature du Net et même avant dans mes passages de militant dans d’autres organisations avant La Quadrature du Net, ma question fondamentale, enfin mes questions fondamentales c’est un, qu’est-ce qu’on fait ? Deux, comment on le fait ?
Intervieweur : Et où on va.
Jérémie Zimmermann : Où cours-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?

Mais sérieusement qu’est-ce qu’on veut ? Qu’est-ce qu’on défend ? Qu’est-ce qu’on promeut ? Comment on s’organise ? Et surtout comment on fait ça sans tomber dans une forme de routine, sans tomber dans des pièges de devenir les bons clients, d’aller répondre aux consultations, de faire là où on nous dit de faire, de nous asseoir sur la petite chaise qu’on nous a laissée dans un coin de la salle de réunion «  multi-stakeholder ».
Intervieweur : Selon toi on va où là ?
Jérémie Zimmermann : Pfff ! Il se trouve que ma boule de cristal est en panne aujourd’hui donc j’aurais bien du mal à prédire l’avenir. Mais juste en regardant un petit peu le présent, on a des entreprises transnationales dont le pouvoir est bien au-delà de celui des États-nations, qui sont engagées dans des comportements prédateurs au sujet de nos données personnelles, au sujet de nos comportements, au sujet de nos vies ; une influence qui s’étend sur des champs qui vont de la banque à l’assurance, à l’embauche.
Intervieweur : Dans la recherche.
Jérémie Zimmermann : À la détermination de cibles pour des frappes de drones, donc vraiment à toutes les couches de nos sociétés. Et, en même temps que le pouvoir de ces entreprises augmente sur nos vies, on a des pouvoirs publics qui deviennent des parodies d’eux-mêmes, genre la République en marche, cette espèce de petite PME…
Intervieweur : Start-up.
Jérémie Zimmermann : Start-up ça veut dire PME en fait ! Une espèce de petite start-up de novices qui sourient bien sur un poster et qui avancent en marche forcée.
Intervieweur : Ça marche bien !
Jérémie Zimmermann : Attends de voir les Européennes, attends de voir si ça marche bien !
Intervieweur : Ils vont se faire taper ?
Jérémie Zimmermann : Il n’y a plus un poids lourd pour soutenir ! Donc une bande de clowns, comme ça, qui arrivent sur une espèce de coup de poker et qui parient sur la déliquescence des partis historiques qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et qui, en fait, ont vendu leur pouvoir au plus offrant.

Donc des pouvoirs publics qui ont lâché la main et des entreprises qui sont de plus en plus puissantes. Ça fait un paysage dans lequel de plus en plus de gens ne croient plus dans une espèce de mythologie ambiante que oui, l’État protège, la patrie, liberté, égalité, fraternité ; quand on renvoie des bateaux couler en Méditerranée, qu’on gaze des mémés avec leurs sacs de poireaux, qu’on va faire des perquisitions à quatre heures du matin et assigner à résidence des militants politiques ou qu’on laisse des suprématistes s’armer de l’autre côté de l’Atlantique, on voit des pouvoirs publics qui renoncent.
Intervieweur : Ou qu’on passe des contrats avec des gens qui coupent la tête de certains journalistes !
Jérémie Zimmermann : L’Arabie saoudite ; on pourrait parler de Kadhafi aussi.

Donc sans avoir la capacité même de dire où on va, déjà essayer de souffler, regarder où l’on est, arrêter de se voiler la face sur un certain nombre de choses et regarder avec un petit peu de distance, un petit peu de calme où l’on en est, ça pourrait peut-être être un début d’élément de réponse aux questions comment on s’organise et qu’est-ce qu’on fait.
Intervieweur : Ce n’est pas trop tard pour s’organiser ?
Jérémie Zimmermann : Trop tard ! Il est toujours trop tard et il n’est jamais trop tard ! Trop tard par rapport à quoi ?

Maintenant, le fait est qu’on est de plus en plus nombreux à chercher des façons de s’organiser qui vont au-delà des structures institutionnelles.
Intervieweur : Comment ça va ta petite fiche S ?
Jérémie Zimmermann : Je ne sais pas, tu peux me l’obtenir, en fait ; tu as des gens à qui tu peux demander ? J’espère qu’elle est épaisse parce que, un jour, ça fera comme des décorations qu’on affichera peut-être sur notre plastron. Je n’en sais rien, je m’en fous ! Mais le fait de se dire que quand l’institution a échoué, quand on ne reconnaît plus l’institution, quand dans notre tête, quelque part, on a fini de destituer l’institution, de la renverser de son socle, regarder au-delà et se demander : qu’est-ce qui nous reste à faire ? Est-ce qu’on n’a plus que les yeux pour pleurer et c’est la fin du monde : il n’y a plus de République, il n’y a plus rien ? Ou est-ce qu’au contraire on n’a pas là un champ des possibles qui s’ouvre à nous, un boulevard dans lequel décider de ce que l’on veut être, de ce que l’on veut faire, de comment on veut s’organiser les uns avec les autres ?
Intervieweur : Est-ce qu’il faut qu’on réveille nos vieux démons ? Basculer la table ? Qu’on s’énerve un peu ?
Jérémie Zimmermann : Je ne sais pas si un démon qui dort ça sert à quoi que soit ou bénéficie à quoi que ce soit.
Intervieweur : Un démon que tu réveilles. Tu m’as déjà réveillé le matin, tu sais ce que c’est !
Jérémie Zimmermann : Je préférerais qu’on n’en parle pas. D’une, je ne vois pas vraiment ce que tu veux dire par là. Pourrais-tu préciser ?
Intervieweur : Être révolutionnaire, pour appeler un chat un chat.
Jérémie Zimmermann : Pfff ! Révolution, c’est un de ces mots qui ont été un petit peu aspirés, dénaturés.
Intervieweur : Tu es plutôt Marat ou Robespierre ?
Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas ça. Il y a l’iPhone 12 qui sort, on va te dire « c’est une révolution ! » ; il y a un nouveau machin « c’est une révolution ! » ; la nouvelle Freebox « c’est une révolution ! » ; machin « c’est une révolution ! »

Déjà dans l’histoire, les révolutions ça n’a jamais été des événements très prévisibles, très calculés. Très souvent c’est un mélange d’un petit nombre de gens qui sont organisés et qui savent plus ou moins où ils vont et d’un certain nombre de conditions historiques qui font qu’un pouvoir en place est devenu une sorte de scène de théâtre, un truc en carton qui est prêt à s’effondrer sous son propre poids.

Est-ce que les conditions aujourd’hui sont réunies pour que le pouvoir en place s’effondre sous son propre poids ? Peut-être que ce sont les prochaines élections européennes qui le diront ; peut-être que c’est autre chose ; peut-être que c’est quelque chose qui n’est pas du ressort des élections qui nous le dira ; bien malin celui qui viendra s’asseoir sur ce fauteuil plus ou moins confortable, avec une bière plus ou moins tiède.
Intervieweur : Du gibolin.
Jérémie Zimmermann : Du gibolin plus ou moins tiède.
Intervieweur : L’abus d’alcool est dangereux pour la santé.
Jérémie Zimmermann : Exactement. Attention les enfants ! Pour te dire qu’il sait ce qui va se passer tu vois ! Donc ces conditions, par définition, on n’en sait rien !
Pour moi la deuxième partie de la question c’est comment on s’organise et qu’est-ce qu’on veut ensemble ?
Intervieweur : Qu’est-ce que tu penses du Comité Invisible [2] ?
Jérémie Zimmermann : Par définition il est invisible donc c’est difficile d’en penser quelque chose. Sur les trois bouquins, L’Insurrection qui vient, À nos amis et Maintenant, déjà j’en recommanderais la lecture. Je ne suis pas d’accord avec tout.

L’Insurrection qui vient je l’ai trouvé un peu brouillon, un peu adolescent dans le style.

À nos amis j’ai trouvé qu’il posait de très bonnes bases pour aider ceux qui souhaitaient regarder le monde différemment à le faire. Par exemple, il y a un truc que j’ai gardé de À nos amis : de dire qu’en fait quand on regarde ces clowns en papier qui tiennent les institutions aujourd’hui, les centres de pouvoir ne sont plus là où a l’habitude de les voir. Il y a un Parlement avec ses colonnes, sa moquette épaisse, ses dorures, ses statues, ses machins, en fait c’est devenu une sorte de théâtre et en réalité le vrai pouvoir aujourd’hui il est dans l’infrastructure : c’est EDF, c’est Areva, c’est Google ; ce sont les réseaux de routes, de trains ; c’est dans les réseaux que se trouve le vrai pouvoir ; c’est le New York Stock Exchange ; et cette analyse moi je la trouve juste. De dire qu’à mesure que ces clowns ont laissé le pouvoir leur échapper parce qu’ils l’ont vendu au plus offrant, eh bien le pouvoir s’est retrouvé au plus offrant et le plus offrant ce sont les groupes industriels transnationaux qui ont eux bâti l’infrastructure de leur fortune qui très souvent repose sur la captation de ressources, voire l’exploitation, au sens propre, de ressources.

Donc pour moi ça a été important de lire ça dans À nos amis parce que je l’avais plus ou moins compris en côtoyant de loin certains de ces acteurs. Mais eux, là vraiment, ils l’ont formulé de façon assez implacable.

Le dernier, Maintenant, je le trouve intéressant aussi pour des raisons différentes et là encore je ne suis pas d’accord avec tout : la façon dont ils parlent des communs, du bien commun, je trouve qu’il y a beaucoup à redire, mais ce n’est pas pour autant que je mettrais le tout à la poubelle et, de toutes façons, je n’ai pas besoin d’être d’accord à 100 % avec quelqu’un pour trouver que ce quelqu’un est intéressant. Mais dans Maintenant ils apportent non plus des clefs de compréhension, mais, quelque part, des clefs de mise en œuvre, des clefs d’action, en disant « tu te sens écrasé dans un monde injuste, tu vois tous ces machins qui déconnent, etc., eh bien tiens ! pense destitution. Imagine qu’en fait le président ce n’est plus le président de tous les Français machins, c’est peut-être juste un clown, un pantin ; que la Caisse d’assurances machin, que l’Assemblée, le Parlement, ce ne sont pas les trucs tricolores, les dorures et les machins, en fait c’est peut-être juste une bande de glandus qui n’ont rien compris. Et juste le fait dans sa tête d’être capable de se dire pfff ! en fait ça ce n’est pas important, ça permet de regarder au-delà.
Intervieweur : Les désacraliser.
Jérémie Zimmermann : Il y a ça dans cette notion de destitution et je trouvais que c’était un des trucs intéressants.

Tu parlais de ma fiche S tout à l’heure, je ne sais pas si ça va me faire étiqueter anarcho-autonome, comment ils disaient ? Ultragauche, radicalo-violent, je ne sais pas quoi ! Encore une fois je m’en fous et puis, de toute façon, le Comité Invisible c’est une de mes sources d’inspiration, c’est un des trucs que je lis. Si tu étais Google tu saurais tout ce que je lis, même si j’essaie de faire attention.

Je trouve qu’il y a des choses intéressantes partout même chez des gens avec qui tu n’es pas forcément d’accord.
Intervieweur : On en est où de la surveillance. Est-ce que 1984 était censé être un manuel ? Comment tu vois l’évolution des pouvoirs politiques ?
Jérémie Zimmermann : 1984, c’est évidemment une autre de mes inspirations, presque un livre de chevet. Je l’ai lu trois-quatre fois ; je recommande à n’importe qui de le lire et de le lire en anglais d’ailleurs ; peut-être le lire une fois en français et ensuite le lire en anglais parce que le verbe d’Orwell est vraiment [Jérémie envoie un baiser, NdT] ! Maintenant c’est presque un poncif, c’est presque un lieu commun d’invoquer 1984 quand on va parler de surveillance. Mais 1984 c’est de la douceur à côté de ce qu’on vit. Je ne sais pas si tu te rappelles, il y a un coin de la maison de Winston Smith, un petit coin dans lequel il peut se mettre, il ouvre une latte de son parquet, il sort un carnet et il écrit des trucs dedans et Big Brother ne le voit pas. C’est quoi un coin de ta maison où Google ne te voit pas aujourd’hui ? Où tu vas ? Sans parler des machins que les gens mettent dans leur salon qui écoutent en permanence et c’est 20 % des foyers américains, 13 % en Allemagne j’ai vu, qui ont un dispositif espion, un machin d’écoute dans leur salon, qui écoute en permanence ce qu’ils disent.
Intervieweur : Les enceintes connectées le font aussi.
Jérémie Zimmermann : Et les téléphones Android ou Apple ou truc machin. 1984 c’est de la petite bière à côté ; c’est normal il l’a écrit dans les années 30 ou 40, je ne sais plus. En quelle année il l’a écrit ?
Intervieweur : On va demander ça à la communauté, ils vont nous trouver.
Jérémie Zimmermann : Internet ! Aidez-moi à ne pas avoir l’air imbécile.

Sans aller jusque-là les éléments pour moi les plus importants dans 1984 ce n’est pas tant Big Brother et la surveillance parce que ça on l’a dit, on l’a répété.
Intervieweur : C’est l’autocensure.
Jérémie Zimmermann : C’est l’autocensure mais c’est aussi le job de Winston Smith au Ministère de la Vérité.
Intervieweur : Il est publié en 1949.
Jérémie Zimmermann : Ah ouais, je suis un peu tombé loin avec les années 30.

Au Ministère de la Vérité, Winston Smith bosse à mettre à jour la novlangue. Ça aussi c’est un des poncifs qui vient de 1984, mais la novlangue c’est l’État qui impose les mots à utiliser et ces mots sont imposés pour neutraliser le sens.
Intervieweur : « Parce que c’est notre projet ! »
Jérémie Zimmermann : Et pour neutraliser la capacité à réfléchir et la capacité à penser.

On avait beaucoup rigolé, enfin rigolé jaune, à l’époque de la LOPSI, la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, Brice Hortefeux, Sarkozy, tout ça, une loi, je crois, de 140 articles qui touchait à 40 ou 50 codes différents, une espèce de fourre-tout incroyable où il y avait un amendement qu’on avait surnommé l’amendement novlangue qui disait « remplace dans tous les textes législatifs et réglementaires le mot "vidéosurveillance" par le mot "vidéoprotection" ». Donc tu as l’État qui dit « maintenant on ne parle plus de vidéosurveillance, mais on parle de vidéoprotection ». Et on comprend tous pourquoi. La surveillance, tout le monde se dit : hou là, je n’ai pas envie d’être surveillé. Peut-être que la surveillance c’est justifié de temps en temps, mais moi je n’ai pas envie d’être surveillé ! Alors que protection, tout le monde a envie d’être protégé.

Donc on voit comment le sens des mots est utilisé pour neutraliser la capacité à penser.
Intervieweur : Pour discréditer certains.
Jérémie Zimmermann : Et pour moi, c’est vraiment ça le cœur de 1984. Eh oui, on est en plein dedans. George Orwell a été un observateur très fin des régimes totalitaires, des régimes nazis et des régimes soviétiques et a observé comment le pouvoir totalitaire exerçait son pouvoir sur les individus et c’est ça, je pense, l’héritage d’Orwell. Beaucoup ont lu dans 1984 une critique du régime soviétique, mais il s’est aussi éminemment inspiré des régimes fascistes pour écrire son truc.
Aujourd’hui, on est dans une forme de, est-ce qu’il faut appeler ça un pré-fascisme, un proto-fascisme, est-ce que c’est même une bonne idée de s’en référer à des régimes des années 30 et 40 pour décrire le monde dans lequel on est aujourd’hui ? Franchement je n’en sais rien ! Mais la caractéristique de nos régimes autoritaires, aujourd’hui, c’est qu’il y a une composante extrêmement forte d’industries. Ce n’est plus juste un taré avec une casquette et un drapeau qui va donner l’espoir en machin, un truc meilleur parce que tout le monde en a marre, mais ce sont des tarés dans la Silicon Valley.
Intervieweur : Pourquoi des tarés ?
Jérémie Zimmermann : Des tarés parce que si tu regardes la psychologie de gens comme Peter Thiel, Elon Musk ou Eric Schmidt, tu vois que ces gens ont une espèce de bulle idéologique inspirée par Alan Ryan, qui est une espèce d’individualisme forcené.
Intervieweur : Libéral.
Jérémie Zimmermann : Ce n’est pas libéral à ce stade, c’est psychotique, c’est sociopathe ; c’est libéral à un point où tout le monde est ton ennemi et il n’y a que toi sois capable d’écraser tout le monde pour y arriver et ces gens-là sont glorifiés ; ils ont des agences de com’ qui s’assurent de leur image. Elon Musk a une agence de com’ que pour lui, que pour son image à lui. Et parce que ces gens-là ne sont pas le gouvernement, les pouvoirs publics, et que le gouvernement nani-nana, eux sont respectés, eux sont glorifiés et on les voit presque comme étant des modèles. Donc quand ces gens-là impulsent des politiques publiques et je dis la Silicon Valley, mais il n’y a pas qu’eux.
Intervieweur : Le mouvement transhumaniste et tout ce qui va avec.
Jérémie Zimmermann : Les transhumanistes, pfff !

Donc quand ces gens-là impulsent des politiques publiques et que les pouvoirs publics en sont réduits à les suivre en courant, en tenant un petit truc derrière pour essayer de récupérer les miettes derrière eux, eh bien c’est à la fois, quelque part différent des fascismes des années 30 et 40, encore que, dans les années 30, les groupes industriels ont été les premiers à faire la promotion des régimes fascistes parce que eux promettaient des gros contrats, une grosse expansion : en Allemagne, les industries automobiles, de l’armement, de l’acier et machin, étaient ravies de l’arrivée de ce petit gars avec sa moustache parce que ça promettait des jobs et tout ça.
Là on voit arriver quelque chose qui est un peu informe ; le contour est mal défini. Quand c’est une entreprise qui, par définition, est transnationale, elle a beau avoir son siège en Silicon Valley, elle a des conseils stratégiques qui lui viennent de la Virginie où se trouvent les espions ou de Washington où se trouve le Pentagone. Elle a un siège social en Irlande qui vend de la propriété intellectuelle à son siège en France, qui va revendre ses bénéfices à la filiale néerlandaise, ce qu’on appelle un double Irish Dutch sandwich qui permet à Google, par exemple, de faire évacuer 60 milliards de dollars aux Bermudes et de ne payer quasiment aucun impôt sur les sociétés en Europe.
Intervieweur : C’est beau !
Jérémie Zimmermann : Donc ces machins-là n’ont même pas de centre ; il n’y a même pas un endroit où tu peux tourner le regard et te dire : là il y a un problème et là c’est l’ennemi.
Intervieweur : On fait quoi alors ? Le constat. Question d’Internet : après le constat qu’est-ce qu’on fait ? Les solutions ?
Jérémie Zimmermann : Les solutions ! S’il y en avait je ne serais pas en train de boire du gibolin en discutant avec toi. Je serais en train d’y travailler, enfin j’espère, parce que d’une part, j’ai l’impression qu’il y a énormément de choses qui nous sont volées chaque instant et qu’il faut reconquérir. De la même façon qu’il faut reconquérir notre capacité à penser et que pour ça il faut reconquérir notre capacité à prendre du recul.
Intervieweur : Reconquérir oui. Se venger ?
Jérémie Zimmermann : Attends, hou là ! Tu m’as posé une question qui est assez difficile comme ça, tu vas me laisser le temps d’y répondre ; laisse-moi le temps de me planter en y répondant pour ensuite aller…

Reconquérir sa capacité à penser, son esprit critique, donc une forme de prise de distance. Pour une prise de distance il faut prendre du temps ; pour prendre du temps il faut peut-être s’émanciper de ces injonctions permanentes à la rapidité : tu as tweet, contre-tweet, retweet, réponse, tac ! e-mail, réponse clac, bip-bip, bip-bip, des trucs qui clignotent et qui te disent que tu es obligé d’être là, de répondre, où les gens s’inquiètent pour toi si après 12 heures tu n’as pas répondu à un SMS. Il faut peut-être apprendre à reprendre le temps.
Intervieweur : Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Jérémie Zimmermann : Je te regarde comme ça parce que tu es en face de moi, que tu tiens un micro et que je m’adresse à toi. Je peux regarder la caméra, mais on m’a toujours appris qu’il ne fallait pas faire ça quand on était filmé. Je ne sais pas ; tu en penses quoi ? Ça va ?

Donc quelque part peut-être apprendre à reprendre le contrôle de nos vies, de notre temps, de nos pensées et par là, peut-être, redécouvrir ou découvrir tout court, si on en a été privé assez tôt, nos humanités. Le fait d’être un humain en face d’un autre humain, avec du gibolin ou pas, avec une bonne assiette de fromage ou des graines ou je ne sais pas quoi, mais ce qui nous connecte, ce qui nous met en face et qui n’a pas des ordinateurs en chemin ; des trucs sans les écrans, sans les claviers, sans les réseaux, mais où on se sent être les uns avec les autres ; où on se sent en lien, où on se sent en solidarité, où on se sent en capacité ; où on partage l’expérience ensemble et de là se demander, en fait, ce qu’on veut faire maintenant. Sans les « du passé faisons table rase » et autres slogans éculés ; sans pensées préconçues, sans idéologie.
Intervieweur : Sans vengeance.
Jérémie Zimmermann : Ah ! On y viendra peut-être, je ne vois même pas ce que je vais dire là-dessus, mais sans trucs préconçus ; avoir vraiment cette capacité honnête, presque naïve, à se demander : maintenant qu’on est là, on est, je ne sais pas, il ne faut peut-être pas le dire, on est six dans cette pièce, eh bien si on coupait la caméra, si on enlevait les écrans, qu’on se mettait autour d’une table et qu’on se demande : on fait quoi ce soir, demain, la semaine prochaine ? Qu’est-ce qu’on veut pour l’année prochaine, pour dans cinq ans, pour dans dix ans ?

Donc retrouver une capacité à être ensemble en dehors d’un monde d’injonctions à l’immédiateté, en dehors d’un monde qui nous pompe les données, qui nous pompe la vie pour nous contrôler et, je n’ai pas envie de paraphraser le Comité Invisible ou des machins comme ça — ce n’est pas une question de se rendre ingouvernable —, mais quelque part de s’émanciper d’un certain nombre de formes de contrôle qu’on a peut-être déjà intériorisées. Tu as parlé de Google et le fait de dire Fuck off Google à des gens ; leur expliquer que Google c’est cette bande de gens qui, au travers du programme des drones US, aide à identifier et suivre des cibles ; que Google fonde l’évasion fiscale à hauteur de milliards d’euros par an ; que Google c’est la surveillance de masse. Tu leur dis ça et ils sont là « ah oui, mais Google ! » Tu vois comme dans 1984 on dit « mais on a toujours été en guerre avec l’Eurasie » ; ces mantras qu’on a tellement entendus qu’on les a intériorisés : « mais Google, c’est Google ! Comment tu veux te passer de Google ! » Eh bien il y a Searx [3], un métamoteur de recherche, il y a OpenStreetMap [4], il y a, etc.

Donc arriver à balayer des trucs qui sont devenus tellement des certitudes qu’on a perdu l’habitude de les prendre en considération ou de les contester ; c’est une partie de la réponse, je pense, à qu’est-ce qu’on fait.
Une deuxième partie de la réponse, tu as envie de parler de vengeance, je ne sais pas.
Intervieweur : Pour vendetta.
Jérémie Zimmermann : Attends ! Avant ça, une autre partie de la réponse, parce que là je t’ai fait comme une espèce de manifeste analogue en mode « on se retrouve autour d’une table entre humains, sans avoir besoin d’écrans et de machins ». Mais ces écrans et ces machins sont déjà là, ils sont dans nos vies, ils sont partout. Si on devait compter, entre ceux qu’il y a dans nos poches, sur la caméra, sur les machins ; on est six, il doit y avoir 20 écrans dans la salle. Donc la question ce n’est pas de tous les détruire un par un, la question c’est aussi est-ce qu’il y a encore quelque chose à faire ?
Intervieweur : Par exemple des interviews de plus d’une heure sans montage ni coupure ?
Jérémie Zimmermann : Ne me dis pas qu’on en a plus d’une heure !
Intervieweur : On approche de l’heure.
Jérémie Zimmermann : J’ai soif. Il te reste de la bière, du gibolin quelque part ?
Intervieweur : Il n’y en a plus !
Jérémie Zimmermann : La question c’est qu’est-ce qu’on va en faire de tous ces écrans ? Il y a en a certains qui sont véritablement devenus nos espions, nos ennemis et ceux-là il faut être capable de les identifier et peut-être, oui, de s’en séparer ; peut-être de les pirater, de les hacker, de les bidouiller pour en faire quelque chose d’autre.
Maintenant la question c’est comment on utilise des écrans ? Comment aujourd’hui on peut utiliser les ordinateurs ? Et tu me vois venir avec mes gros sabots de 150 mètres de long ! La question du logiciel libre c’est un projet politique qui a 30 ans et c’est un projet politique qu’on a, en quelque sorte, considéré comme acquis. Il y a 15 ans on se battait pour le logiciel libre, pour en parler, pour que les gens le comprennent et en parlent et là, quelque part, il y a eu comme une sorte de lassitude ; mais le paysage a aussi évolué. Au cœur du logiciel libre l’idée c’est que si on ne se garantit pas le contrôle des machines collectivement, alors les machines vont nous contrôler.
Intervieweur : Ou les mecs qui contrôlent les machines.
Jérémie Zimmermann : Évidemment. Donc la façon de comprendre ces questions-là a aussi évolué au fil de temps et il y a peut-être là aussi un ou deux wagons qu’on aurait ratés, voire un train qu’on aurait raté, parce que la question du logiciel s’est déportée vers le matériel. Sans entrer dans les détails techniques chiants, le firmware, je ne sais même pas comment on appelle ça en bon français, en gros le logiciel qui est niché sur le hardware, sur le matériel, et qui est initialisé quand on allume l’ordinateur, c’est un truc dont Richard Stallman a commencé à parler il y a 15 ans en disant « il y a vrai problème, là » ; on était tous « oui Richard, tu es bien gentil, mais bon, on n’a pas le temps de s’emmerder avec ça. »
Intervieweur : Jésus.
Jérémie Zimmermann : Et il se trouve qu’aujourd’hui il n’y a plus vraiment de limites entre ce qui est logiciel et ce qui est matériel. Tu allumes un bout de matériel, il va charger un bout de logiciel dans le matériel et puis ensuite charger un bout de logiciel qui va appeler un autre bout de logiciel dans le matériel et le truc, là, on est complètement largués. Et si tu essaies d’utiliser GNU/Linux, Debian, sans logiciel propriétaire dans ta Debian, il y a 99,9 % de chances que tu fasses ça sur du matériel dont tu as perdu le contrôle parce qu’il contient dans ses puces du logiciel qui est propriétaire et qui, la plupart du temps, est là pour t’espionner.

Et le paroxysme de ça ce sont les architectures d’Intel, un truc qui s’appelle le Management Engine, on a tous besoin de management, bien sûr ! C’est un truc qui permet, n’est-ce pas, dans le monde de l’entreprise, de faciliter à distance, bidule, machin… ; c’est un ordinateur dans l’ordinateur et ça, c’est depuis quelque chose comme 2005 ou 2006 que tous les ordinateurs équipés de processeurs Intel contiennent le machin sur lequel tu vas travailler et un ordinateur dans l’ordinateur qui peut être activé à distance.
Intervieweur : La backdoor qui va bien !
Jérémie Zimmermann : C’est la backdoor universelle.
Intervieweur : C’est beau !
Jérémie Zimmermann : C’est beau ! C’est plutôt pas mal fait. On sait depuis quelque temps qu’il y a le système d’exploitation Minix [5] à l’intérieur de ces machins-là, ce qui est drôle parce qu’il a été écrit par Andrew Tanenbaum qui était le mentor de Linus Torvals ; des loops de loops de loops.
Je n’ai pas de solution toute faite, mais se poser la question du logiciel libre en termes éthiques, en termes philosophiques mais aussi en termes pratiques et mettre à jour sa vision de ce que doit être une informatique libre.

Une informatique libre ce n’est pas lire trois fois la GPL [] et se battre machin [Jérémie bat sa coulpe, NdT ; ce n’est pas suivre un dogme ; ce n’est pas brûler un cierge devant une image de Saint Ignucius [6] ; l’informatique libre c’est une utilisation des ordinateurs qui permette aux individus de se libérer, de s’émanciper, de contrôler leur vie, plutôt qu’être à la merci d’intérêts prédateurs, qu’ils soient industriels ou étatiques. Et là, j’ai l’impression quelque part qu’on a un petit peu, je ne vais pas dire lâché l’affaire, mais en tout cas perdu du terrain, gravement perdu du terrain.
Intervieweur : Par fainéantise ?
Jérémie Zimmermann : Pfff ! Pas par fainéantise. Regarde le nombre de sujets qui nous sont tombés sur la gueule au cours de ces dix dernières années ; nous on est arrivés, La Quadrature du Net, HADOPI, copyright, machin. Depuis, regarde la neutralité du Net, regarde les équipements qui sont collés au cœur du réseau, regarde la surveillance de masse, regarde le filtrage.
Intervieweur : C’est beau.
Jérémie Zimmermann : Ce que je veux dire c’est qu’on nous a appelés cinq gus dans un garage, on a rarement été plus de cinq à être à temps plein à faire ce genre de machin. Ce n’est pas qu’on se soit fait dépasser par les événements tant que les événements eux-mêmes sont vraiment dépassants, quoi !

Là aussi prendre un peu de recul, mettre à jour notre vision de ces choses-là et comprendre qu’on ne pourra pas être libres et utiliser des ordinateurs si l’on n’a pas une éthique et une pratique strictes de ce que l’on veut y voir. Et passer en revue le matos ; passer en revue le software du début à la fin, s’en donner les moyens.
Intervieweur : Le hardware aussi.
Jérémie Zimmermann : Mais bien sûr ! Tu parlais de souveraineté tout à l’heure, c’est là où les intérêts des individus rejoignent peut-être les intérêts de ce qui reste des États-nations : quand on a vu que les États-Unis ont interdit le hardware de ZTE ou de Huawei parce qu’il y avait des backdoors des Chinois dedans ; que Snowden nous a montré que Cisco c’était rempli de backdoors et tout le monde utilise des routeurs Cisco américains donc a les Américains au cœur de son réseau, etc. Si les gugusses qui étaient dans les ministères de la Défense et les machins et les ANSI [Agence Nationale de la Sécurité Informatique] et les bidules n’étaient pas en train de se rouler les pouces, n’étaient pas en train d’amener des contrats à Thales [7] !
Intervieweur : À Palantir [8] !
Jérémie Zimmermann : Ou à Palantir, et avaient quelque chose à faire vraiment, ce sont les questions qu’il faudrait se poser aujourd’hui et là on pourrait imaginer des efforts au-delà des nations, au-delà des budgets étriqués des uns et des autres, pour commencer à réfléchir vraiment à du hardware sinon libre, parce que là encore c’est un concept, mais du hardware qui permettrait vraiment à ses utilisateurs de savoir ce qui s’y passe.

Avant que tu ne reprennes il y a une architecture de microprocesseur qui s’appelle RISC-V, RISC, R, I, S, C, comme Reduced instruction set computing qui est, en fait, une architecture de microprocesseur en kit. Tu peux prendre l’ensemble des specs [spécifications] ou un petit bout des specs et faire ce que tu veux avec.
Intervieweur : Tu as testé ?
Jérémie Zimmermann : Non, parce que les premiers trucs RISC-V produits à quelques, je crois, milliers d’exemplaires valaient 1000 balles la pièce ; je n’ai pas encore eu ça entre les mains et puis, franchement, je suis la dernière personne pour aller compiler des machins là-dessus ; je connais des gens dix fois plus balaises que moi pour faire ces trucs-là. Mais il se trouve qu’il y a des gens dans le champ industriel, avec les milliards que ça implique, qui sont en train de se poser ces questions aujourd’hui.

Je ne sais pas du tout où en est le projet : il y a un des gars qui est un des fondateurs du Raspberry Pi, qui est un gros succès mais qui, au passage, est du hardware propriétaire avec des puces de chez Broadcom au milieu pour faire le Wifi ; ce n’est pas une backdoor mais c’est un arc de Triomphe de backdoors au milieu de ces Raspberry Pi et qui a lancé un nouveau projet en disant « le but c’est d’avoir du hardware qu’on ne peut contrôler qu’avec du logiciel libre ». Et ça, ça s’appelle lowRISC, encore R, I, S, C, jeux de mots, RISC, risque, eh bien peut-être que ça c’est un tout petit pixel d’espoir sur un gros tableau noir.
Intervieweur : J’ouvre une parenthèse. Tu te rappelles l’un de nos potes Stman, ça te parle, tu sais, qui gueulait sur le vernis.
Jérémie Zimmermann : Vite fait !
Intervieweur : Bon, on referme la parenthèse.
Jérémie Zimmermann : Donc il y a une vraie question. En gros, le logiciel libre va au-delà du logiciel. L’informatique libre va au-delà du logiciel. Et se poser la question de ces architectures informationnelles qui permettent aux individus de vivre, d’exister, d’expérimenter et de s’organiser en toute liberté plutôt que sous contrôle, là, pour moi, c’est un enjeu absolument crucial. Et hélas, il y a peu de gens, peu de ressources pour ces choses-là aujourd’hui. Je pense que c’est un combat qui mérite vraiment d’être mené.
Intervieweur : Question d’Internet : est-ce qu’il peut nous dire un peu comment il s’organise à titre perso ? VPN tout le temps, ou pas, logs et autres ? J’ai une autre question dans le même sens. Vas-y réponds ! Est-ce que Jérémie peut mettre en avant des logiciels systèmes, moteur éthique et social.
Jérémie Zimmermann : Pour ça retrouvez-moi sur mon blog Jérémie… Bon ! Il y a des trucs que je n’ai pas envie de révéler. Je ne suis vraiment pas un exemple en tout. Oui, j’utilise un VPN [Virtual Private Network] pour tout, c’est le VPN d’un ami.
Intervieweur : Qui est ? C’est un ami qui commence par B ?
Jérémie Zimmermann : Non, c’est un ami qui commence par ce qui commence ! C’est son truc. C’est lui ; si je ne donne pas de nom ce n’est pas pour donner des lettres de nom.
Intervieweur : B comme Benjamin ?
Jérémie Zimmermann : Il y en d’autres qui commencent pas B, tu vois ! Bruno ! Tu vois !

Donc j’utilise un VPN pour tout, mais je n’ai aucune illusion que ça me protège de quoi que soit. Je n’utilise que des logiciels libres sur mon laptop ; oui, donc je n’ai pas un firmware propriétaire, je n’utilise pas le wifi de mon laptop, j’ai enlevé la puce wifi de mon laptop parce que celle-ci je ne pouvais pas l’utiliser avec du logiciel libre.

J’ai un BIOS en logiciel libre qui s’appelle Coreboot.

Sur mon — certains appellent encore ça téléphone —, mais sur mon ordinateur de poche j’utilise tant bien que mal un truc qui s’appelle Replicant qui est une version de LineageOS, qui est un fork d’Android, mais dans lequel il n’y a aucun logiciel propriétaire, donc je n’ai pas la caméra frontale, je n’ai pas le GPU donc l’accélération hardware, je n’ai pas le wifi, je n’ai pas le Bluetooth. Ça m’enlève des trous de sécurité au passage, mais ce n’est même pas une question de sécurité parce que les mises à jour de ce machin-là c’est tous les, va savoir, parce que ce sont des volontaires qui se crèvent la paillasse pour faire ce truc, donc je n’ai pas l’illusion que ça m’apporte plus de sécurité. C’est vraiment à la fois pour des raisons éthiques et pour me mettre un peu dans le bain pour savoir au jour le jour ce que j’utilise et comment je l’utilise.
J’ai arrêté d’utiliser un machin qui s’appelle Signal [9], que beaucoup d’activistes utilisent aujourd’hui, qui est une messagerie dite sécurisée ; j’ai arrêté de l’utiliser parce que l’auteur, Moxie, a interdit aux gens de le distribuer sans son autorisation et de le distribuer autrement que par Google. Donc la question est-ce que c’est vraiment un logiciel libre se pose. Tu dis « mon truc c’est un logiciel libre donc tout le monde a le droit de l’utiliser, de le copier, de le modifier et de l’étudier », mais si tu dis ça et que tu dis au passage « au fait les gens n’ont pas le droit de le modifier », qu’est-ce qui se passe vraiment ? Donc il y a ça, il y a le fait que Signal t’oblige à donner ton numéro de téléphone ; pas juste d’avoir un nickname ou un machin jetable. Non ! Tu es obligé d’avoir un numéro de téléphone.

Signal centralise toutes les métadonnées sur son infrastructure à lui qui repose sur Amazon et sur Google et au passage Signal, comme beaucoup de projets qui sont dans le domaine de la sécurité, de la protection de la vie privée, etc., a un financement en grande partie par le gouvernement US. Donc voilà !
Intervieweur : Telegram, non ?
Jérémie Zimmermann : Telegram [10] c’est une farce ! Moi je n’en sais rien mais mes potes cryptographes qui savent de quoi ils parlent disent que la crypto de Telegram c’est de la blague.

Un truc qui s’appelle Wire [11], qui a l’air intéressant, mais il n’y a pas encore le code source de tout, leur appli c’est une espèce de gros veau ; il n’y a rien qui soit parfait en la matière.

OMEMO [12], le protocole de chiffrement qui va avec Jabber, qui n’est pas OTR [13], semble assez intéressant. Mais tous ces machins c’est presque du bricolage ; tu vois, je ne suis pas en train de dire tout le monde doit utiliser machin, tout le monde doit faire comme moi, parce que je me rends bien compte qu’il y a encore énormément de boulot et que ces trucs-là sont difficiles.
Maintenant il y a un truc. Sur le côté difficile d’accès, tu vois, là aussi Signal ils ont fait des choix dans leur interface.
Intervieweur : Bleep ?
Jérémie Zimmermann : Bip ?
Intervieweur : Bleep. Ça ne te parle pas ? Même protocole que BitTorrent.
Jérémie Zimmermann : Bleep ça ne me dit rien.

Signal ils ont fait des choix d’enlever de l’interface le fait de vérifier la clef de chiffrement de ton correspondant. Avant, dès que tu ouvrais un truc dans Signal ils faisaient « attention, le truc n’est pas vérifié, cliquez ici. » Et puis tu allais voir : est-ce que c’est la bonne personne ? Tu passes un coup de fil « dis donc c’est bien toi 3AB28 ? » Eh bien ça ils l’ont enlevé de l’interface ; maintenant il faut aller dans « menu, clac, bidule, en bas, option, clac, tu déroules, en bas, tu cliques, vérifier. » Ah ! C’est bizarre ça ! Parce que si tu enlèves ça, ça rend plus facile le fait de s’introduire dans les communications de quelqu’un, même si c’est chiffré. Mais ils l’ont juste poussé, poussé, poussé. Ils l’ont poussé pourquoi ? Tu sais pourquoi ? Pour rendre ça plus user-friendly, plus agréable, plus facile, plus simple d’accès. Un monde plus doux, plus simple plus joli, plus tout ça !

Moi, de plus en plus, j’ai l’impression que penser l’informatique et l’usage des ressources – ordinateur, réseaux, tout ça – en termes de ce qui est facile et pas facile, ce qui est confort et pas confort, user-friendly ou pas user-friendly, c’est en fait un piège intellectuel. Que quand quelqu’un te dit « vas-y clique ici, ça marche tout seul, c’est user-friendly », en fait il est en train de t’arnaquer.
Intervieweur : Apple.
Jérémie Zimmermann : Par exemple Apple. Par exemple Google. Des exemples il y en a plein. Et penser que des outils aussi complexes que les ordinateurs et les réseaux qui les lient puissent être simples, en fait c’est une erreur intellectuelle. Et de la même façon qu’on va dire « tu cliques ici pour parler espagnol ». Non ! Tu sais que tu vas devoir passer quelques centaines d’heures voire quelques milliers d’heures avant de parler espagnol ! « Clique ici pour savoir jouer du violon ! » Eh bien non, ce n’est pas du violon ; c’est peut-être Guitar Hero avec quatre boutons, mais ce n’est pas une vraie guitare. Et personne ne va être choqué à l’idée de se dire qu’il faut passer des centaines d’heures avant de savoir jouer de la guitare.

Je ne dis pas que chacun devrait passer des centaines d’heures à apprendre l’informatique avant d’utiliser l’informatique, mais le fait est que si tu ne prends pas le temps d’essayer de comprendre et d’utiliser des choses qui peuvent te sembler un petit peu arides, eh bien il y a de très fortes chances que tu te fasses arnaquer.
Donc au lieu de penser d’un côté en termes user-friendly et de l’autre côté « oh c’est trop compliqué parce que, tu comprends, moi j’ai autre chose à faire », on devrait plutôt penser en termes de : une politique qui permette aux gens de s’émanciper, de s’organiser et d’agir librement versus une politique du contrôle qui capture les gens, leurs données et leur vie.
Intervieweur : Est-ce que tu vois des choses à aborder ?
Jérémie Zimmermann : Des choses à aborder ?
Intervieweur : Des sujets qu’on n’a pas touchés.
Jérémie Zimmermann : J’en vois plein, j’en vois mille. C’est ton job ici.
Intervieweur : Vas-y. Il est 20 heures 10, tu sais.
Jérémie Zimmermann : Non, je ne sais pas ! C’est toi qui as la montre. C’est toi le maître.
Intervieweur : Tu vois un truc que tu veux aborder avec nous ? Un sujet qui pourrait intéresser notre communauté ?
Jérémie Zimmermann : Tu vas croire que c’est ma marotte. Ah ben tiens, je n’ai qu’à faire un petit peu d’auto-promo. Parce que, après m’être un peu crevé le cul pendant des années…
Intervieweur : Tu es dans un film en ce moment ? C’est ça ?
Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas ça !

Après avoir fait des erreurs pour moi et pour les autres en mode de combien il faut donner, combien il faut y aller, tu sais, en bossant 7 jours sur 7 parce que le week-end quand tu n’es pas en train de te faire emmerder par des coups de fil de journalistes, alors tu as le temps de travailler pour ce qui doit arriver lundi et que, pareil, après 8 heures du soir c’est là où tu peux commencer ta deuxième journée de travail, où tu peux être un petit peu à l’abri des sollicitations et machins. Donc après m’être cramé à la tâche et après avoir, directement ou indirectement, cramé des gens autour de moi, parfois sans le vouloir mais parce que les gens couraient avec moi et que j’imposais un rythme parfois trop dur, je pense qu’il faut se poser la question aussi : quand on combat, les combats peut-être que ça ne se fait, en fait, jamais sans douleur. Donc apprendre à gérer cette douleur et ne pas se dire parce que tu as 50 journalistes qui t’appellent dans la journée, parce que machin, que tout le monde te demande ton avis, te dire que tu es une espèce de super héros qui ne va jamais mourir, mais réaliser la dureté, la difficulté de ces combats-là et s’organiser pour la gérer.
Pendant mon burn-out et le moment dans ma vie où je me suis aperçu que mon corps tout entier me demandait de tout arrêter – il m’a fallu du temps pour tout arrêter –, la première chose que j’ai recommencé à faire c’est dormir et me faire des nuits de 12 heures, de 8 heures, là où j’en étais à dormir 3-4 heures par nuit, régulièrement, parce qu’il y avait tellement de choses à faire.
Au moment où j’apprenais ça, je réapprenais ça pour moi-même, avec une bande d’amis on a créé un truc tout à fait informel qui s’appelle Hacking With Care. C’est une espèce de jeu de mots ; hacker au sens originel de bidouiller, hacker avec le care, mais en même temps hacker le care ; care que l’on comprend comme les façons que l’on a entre humains de prendre soin les uns des autres, de partager de la bienveillance, de la bonté et, quelque part, de voir ce care comme autant de technologies que l’on peut s’approprier, que l’on peut hacker, que l’on peut partager.

J’ai énormément appris en massage. Cet après-midi encore j’étais en train de faire un massage des pieds à une copine qui est dans une phase difficile. J’ai appris le massage des pieds et mon amie masseuse a appris la cryptographie. L’idée c’était de partager ses compétences, de partager ses technologies et c’est aussi bien le massage que le yoga, que la méditation, que certains soins par les plantes. Et réfléchir ensemble à comment on peut penser, pour le coup vraiment en dehors de la machine, mais réfléchir à l’humain en même temps que l’on réfléchit à la société, à la politique, au combat, etc.
Intervieweur : Il y a un parti politique que tu soutiens ?
Jérémie Zimmermann : Non !

En même temps, quand on faisait ce truc Hacking With Care [14], on a commencé à produire des ressources que chacun trouvera sur notre wiki bien sûr, comme des protocoles de massage ; Le massage des mains pour tous, un petit livre qui ressemble au fucking manual de Read the fucking manual que tu peux imprimer, laisser traîner dans ton hackerspace, dans ton bureau avec tes copains, etc. ; le massage des mains comme un truc qui se donne, comme un cadeau et qui, en même temps, crée un espace d’intimité dans lequel on se retrouve, dans lequel on se parle comme on se touche ; on a perdu l’habitude un peu de se toucher dans un monde super individualiste. Retrouver des espèces de canaux de communication entre les individus, je pense que c’est directement connecté à tout ce dont on a discuté sur la façon de s’organiser, sur la façon de se retrouver, sur la façon de reprendre le contrôle de nos vies et ne plus se voir comme des unités autonomes, individualistes, randiennes [15], performantes, algorithmiques, etc., mais comme des gens, des humains faits de chair et d’os, de forces et de faiblesses, de moments difficiles et apprendre dans nos vies mais aussi dans nos structures, dans nos mouvements, dans nos modes d’organisation à gérer ces descentes, ces moments difficiles et à ne pas dire « non, non, lui il est fou de toute façon. De toute façon, lui, c’est un connard, machin », mais prendre soin des autres, s’ouvrir sur les autres. Je pense que c’est aussi une partie des réponses. Donc Hacking With Care les uns les autres, mais parti politique, non.
Intervieweur : On arrive à la fin de notre interview.
Jérémie Zimmermann : Il y a bien des questions d’Internet encore ? Non je ne sais pas. Alors Internet, qu’est-ce que vous foutez Internet ? Il faut que vous serviez à quelque chose !
Intervieweur : Est-ce que les lanceurs d’alerte ne devraient pas lancer, proposer une nouvelle version du système politique ? Pouvoir, écologie trois points de suspension.
Jérémie Zimmermann : Les lanceurs d’alerte, proposer. Waouh !
Intervieweur : Que pense-t-il du néo-luddisme, un mouvement moderne d’opposition à toute partie du progrès technique ? Comment contribuer au développement du logiciel libre ?
Jérémie Zimmermann : Tu vois qu’il y a des questions internet. Merci Internet. Je n’ai pas douté un seul instant.
Intervieweur : Y a-t-il une taille critique sur chaque structure ?
Jérémie Zimmermann : Attends ! Là tu viens de lancer trois questions qui en contiennent chacune cinq.
Intervieweur : Cryptomonnaie.
Jérémie Zimmermann : On laissera ça à ceux que la monnaie intéresse.

Sur la question des lanceurs d’alerte : non, ce ne sont pas les lanceurs d’alerte qui doivent faire des propositions. C’est une vraie question de comment on fait émerger les propositions. Elles doivent émerger de partout à la fois et admettre que les propositions ne seront jamais consensuelles. Peut-être que ce mythe de la démocratie représentative où il faudrait 50,000 % de suffrages exprimés parmi des votants qui sont déterminés comme ci, comme ci, comme ça ; peut-être qu’en fait il faudrait s’émanciper de ça et qu’une proposition, à partir du moment où elle a une masse critique de soutiens, alors elle devient valide. Peut-être qu’elle entre en conflit avec d’autres propositions et peut-être qu’il faut les expérimenter. Mais les lanceurs d’alerte, non, ce n’est pas une catégorie de population qui serait au-dessus de toutes les autres.

Maintenant, au travers de l’action du, comme on dit, lançage d’alerte, lancé d’alerte, est-ce qu’en exposant les turpitudes, les mensonges, les crimes des institutions et des entités qui sont censées être les dépositaires d’une certaine forme d’autorité, de représentation, etc., est-ce que cette forme d’exposition-là ne porte pas en elle le germe de propositions ? C’est quelque chose de tout à fait ouvert.
Maintenant il y a des solutions techniques qui ont été avancées et tu parles de cryptomonnaie ; il y a une espèce de techno béatitude…
Intervieweur : Blockchain !
Jérémie Zimmermann : Blockchain voilà. Ah ben tiens, la démocratie ne marche pas, on n’a qu’à faire une démocratie sur la blockchain et ça va marcher ! Right ! Donc il y a une forme de techno béatitude. On nous a dit « oui liquid democracy, machin, tu vois, tu cliques ici ». En fait, le truc c’est du vote électronique et le vote électronique on sait que ça ne peut pas marcher. Quand tu as une machine qui est entre l’expression de la volonté de quelqu’un et un pouvoir quelconque, le pouvoir va aller mettre le doigt dans la machine et la tourner à son avantage.

Donc il n’y a pas un truc magique sinon ça ferait longtemps qu’on l’aurait exprimé et ce n’est pas le fait d’ouvrir les entrailles des institutions comme la NSA avec les machins de Snowden, ce n’est pas le fait d’exposer qui va magiquement changer les institutions, les transformer en quelque chose de meilleur.

Maintenant, le fait d’exposer ça permet de faire réfléchir ; ça permet d’éveiller quelque part les consciences ; ça permet de donner des outils à chacun, se dire : hou là ! Et de faire peut-être ce petit pas de côté, de faire ce petit pas de recul pour prendre de la distance et se demander comment on veut les choses.
Donc les lanceurs d’alerte non, ce ne sont pas des héros non plus à glorifier, à mettre sur un piédestal, etc. On est potentiellement tous des lanceurs d’alerte ; on a tous accès à des savoirs plus ou moins exclusifs, plus ou moins élitistes ; chacun dans sa boîte qui voit un supérieur ou un collègue faire une connerie est susceptible de dire à d’autres qui ne sont pas dans le cercle, qui ne sont pas dans le machin « là il se passe quelque chose et il y a un vrai problème ». Lancer l’alerte c’est presque le devoir de chacun. Il n’y a pas quelques héros avec une cape et un machin qui sont les lanceurs d’alerte et le reste du monde. Des alertes il y en a plein qui méritent d’être lancées.
La deuxième question piège c’était quoi ?
Intervieweur : Que pense-t-il du néo-luddisme, un mouvement moderne d’opposition à tout ou partie du progrès technique ?
Jérémie Zimmermann : Tout ou partie. Non. S’opposer à tout, de toute façon c’est une stratégie perdante parce que tout arrive. Mais c’est intéressant que ça vienne en ces termes-là parce que le luddisme est un mouvement qui a souvent été décrit comme des gens qui étaient contre les machines et qui étaient contre le progrès. En réalité c’est issu de mouvements très structurés de travailleurs, d’employés, qui s’organisaient contre les abus de pouvoir de leur patron. Des gens qui s’organisaient contre l’exploitation, qui ont vu les machines arriver comme un outil de l’exploitation et qui se sont opposés aux machines comme une des formes d’opposition à l’exploitation. Donc le luddisme ce n’est pas juste des gens, des crétins qui vont aller casser les machines ; ce n’est pas du tout ça. Ce sont des gens qui ont eu un recul et une analyse politique du rôle des machines dans les interactions entre les humains et qui ont dit « si les machines doivent être utilisées comme ça, alors on ne veut pas les utiliser ».

Ce qui est intéressant aussi c’est que les luddites ont été écrasés par l’armée. Ils ont tellement fait peur au pouvoir en place qu’on a envoyé l’armée écraser les mouvements luddites, pour dire à quel point ils étaient perçus comme une menace et peut-être pour dire à l’époque combien le pouvoir en place était main dans la main avec les industriels.

Donc l’histoire des luddites je crois que ça en dit long sur l’histoire des mouvements sociaux, sur l’histoire des mouvements de résistance, sur l’histoire des mouvements qui contestent quelque chose qui nous est imposé comme étant « c’est le progrès, c’est l’innovation donc on doit tous l’accepter » ; allez hop ! tous une puce dans le cou, tous les empreintes digitales, tous des caméras partout, tous des machins. Des gens qui vont dire « attends, wait ! On souffle un coup, on réfléchit et on se pose la question : est-ce qu’on veut ça, oui ou non ? »
Je ne sais pas ce que nos amis les internets entendent par néo-luddisme mais qu’il y ait partout dans le monde, dans tous les milieux et pas seulement dans telle ou telle petite niche politique, des gens qui se posent aujourd’hui la question de notre rapport aux machines, de nos interactions avec les machines et entre nous humains au travers des machines et qui se demandent s’il n’y a pas, peut-être, une forme d’urgence à reprendre le contrôle ou d’urgence à sortir de l’urgence, je pense que c’est quelque chose de très sain.
Intervieweur : Rapide, Bullrun !
Jérémie Zimmermann : Rapide : Bullrun !

Bullrun c’est un des 150 et quelques je crois programmes de la NSA qui ont été exposés par le petit nombre de documents qu’Edward Snowden a, en pratique, rendus publics. Il y avait des tonnes on n’en a vus que très peu.

Bullrun est un de ces programmes-là. Il faut rappeler à ce stade qu’on parle Snowden, Snowden, Snowden. Snowden c’est 2013 la publication de ces documents et ces documents étaient tous datés de 2012. Donc c’était il y a six ans. Et six ans, à l’échelle de l’évolution des technologies et à l’échelle de l’évolution des capacités et des ressources des services de renseignement, c’est une ère, ou plusieurs ères !
Bullrun c’était la capacité que s’arrogeait la NSA à aller saboter les technologies permettant de protéger sa vie privée. Et Bullrun c’était un éventail de méthodes pour aller saboter les technologies.

Parfois c’était placer un employé de la NSA dans une équipe de développement pour qu’il ajoute deux-trois bugs que la NSA puisse exploiter pour s’assurer qu’une technologie qui est censée protéger la vie privée ne la protège pas tant que ça.

Parfois, et ça a été encore une fois documenté, c’était aller payer 10 millions de dollars une entreprise, RSA [RSA Security], pour qu’elle laisse un trou de sécurité ouvert au lieu de le corriger.

Parfois, ça a été des gens de la NSA qui allaient s’asseoir dans les comités de standardisation des protocoles pour dire « hou là, là, ça a l’air beaucoup trop compliqué le truc que vous essayez de faire là ! Non, non, on a un truc pour vous c’est plus simple ! » Là encore pour permettre à la NSA de se laisser un pied à l’intérieur des protocoles, des communications, des données, etc.

Donc ce que l’on a vu avec Bullrun c’est, sans doute là encore, une petite fenêtre sur cette capacité-là, mais c’est une volonté des États ou en tout cas des États-Unis et de ses partenaires les Five Eyes.
Intervieweur : Les Five Eyes ?
Jérémie Zimmermann : Les Five Eyes c’est une alliance historique qu’il y a entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada, dans laquelle leurs services de renseignement partagent l’information. On ne sait pas exactement ce qu’ils partagent et comment, mais en gros, on l’a vu là aussi dans les documents d’Edward Snowden, le GCHQ [Government Communications Headquarters] britannique va aller espionner des Américains, parce que la NSA « officiellement » n’a pas le droit d’espionner les Américains et ensuite la NSA va échanger l’espionnage d’un citoyen grand-breton contre ça, donc c’est une espèce de marché de dupes ; c’est vraiment un marché pour le coup, une espèce de jeu de poker où on s’échange des cartes.
Ce que montre Bullrun c’est que les États investissent des ressources considérables pour aller affaiblir la capacité des individus et des entreprises à protéger leurs données et leurs communications. C’est un paradoxe immense parce qu’on le sait, cette agence c’est la NSA, la National Security Agency, dont la mission est de garantir, on l’indique, la sécurité nationale des États-Unis et, pour ce faire, elle s’estime légitime à aller affaiblir la sécurité du monde entier y compris des citoyens américains, en rendant les protocoles de communication, le matériel, etc., plus faibles, moins fiables.
Intervieweur : On arrive à la fin.
Jérémie Zimmermann : Peut-être, c’est toi qui vois ; c’est toi le guide.
Intervieweur : On dit toujours « laisser un conseil pour les jeunes générations. »
Jérémie Zimmermann : Ah merde !
Intervieweur : Il fallait t’en rappeler mec ! On va te donner une pré-question, ce n’est pas une question, c’est donne deux-trois livres à lire pour la communauté et ensuite ton conseil pour les jeunes générations.
Jérémie Zimmermann : Il y en a un, je l’ai déjà dit, c’est À nos amis et Maintenant. Le troisième, si vous arrivez à mettre la main dessus Théorie générale de l’information et de la communication de Robert Escarpit. Salut Christophe si tu nous regardes. Un ouvrage, je crois, de 1973 ou 1976 qui est d’une densité ! Il faut presque le voir comme une forme de poésie tellement ce truc est dense ; il y a des équations et des machins. C’est un type qui était un scientifique absolument brillant qui explique les réseaux, qui explique les communications et qui explique aussi le pouvoir que ça implique ; un truc complètement visionnaire et vraiment brillant.

Après peut-être des trucs sur le bouddhisme zen ou sur le taoïsme, mais je n’ai pas de titres en tête.
Et conseil aux jeunes générations ! Ce serait peut-être : n’écoutez pas les conseils des vieilles générations et globalement ne leur faites pas confiance ; leurs matériels, leurs softwares, leurs protocoles, leurs institutions, ayez toujours, toujours un doute critique à leur sujet, y compris sur ce que je vous dis là. Et vraiment cultivez ce doute, cultivez cette critique et inventez-vous, inventez par vous-même, cherchez, essayez, échouez. N’ayez pas peur d’échouer, acceptez l’échec comme une partie du chemin, comme une partie de l’expérimentation. Et surtout ne nous faites pas confiance, détrônez-nous, destituez-nous.
Intervieweur : Jérémie Zimmermann, merci.
Jérémie Zimmermann : Merci à toi.