itopie - Et si on voulait des technologies éthiques

Titre :
itopie - Et si on voulait des technologies éthiques ?
Intervenants :
Samuel Chenal, itopie - Héloïse Pierre, journaliste pour Radio Alto - Amélie Delalain, journaliste du blog EspritCréateur.
Lieu :
Émission TIC - éthique #7 - Radio Alto
Date :
Février 2017
Durée :
46 min 27
Écouter l’enregistrement de l’émission
Licence de la transcription :
Verbatim

Transcription

Voix off : « Bonsoir. Gardons-nous de faire grief à la science des difficultés où elle nous mettra », écrivait quelque part Jean Rostand. Il pensait à toutes les révolutions techniques auxquelles il avait assisté ou participé, par exemple les techniques biologiques ou chirurgicales qui pourront un jour transformer l’homme à volonté. Mais, c’est aussi séduisant que redoutable. Eh bien, il se passe la même chose pour l’informatique. Au colloque qui se tient actuellement à Paris sur le thème « Informatique et société », où M. Giscard d’Estaing est venu dire ce qu’il pensait du sujet cet après-midi, on a parlé des grandes espérances mais aussi des grandes craintes que suscite l’informatique. Nous aidera-t-elle à simplifier nos problèmes au maximum ? — ça c’est certainement vrai — et à mieux nous informer ? — c’est sûr et plus vite — mais en même temps ne portera-t-elle pas gravement atteinte à nos libertés individuelles dans la mesure où nous serons partout mis en fiches. De toutes façons, il ne sert à rien de nier l’informatique. Il faut s’aligner sur ceux qui l’ont développée, au contraire. Mais il y a toutes sortes de façons de développer l’informatique. L’important est de se dépêcher de réfléchir et de faire les choix corrects. Et c’est ainsi que le président de la République demandera au gouvernement, par exemple, de réfléchir aux propositions du syndicaliste CFDT Edmond Maire, quand celui-ci a fait remarquer tout récemment que l’informatique des entreprises risquait de conduire, à court terme, à des transformations profondes donc traumatisantes. Une des propositions d’Edmond Maire, faite sur TF1, à 13 heures, il y a quelques jours, était que les travailleurs puissent s’exprimer sur leurs conditions de travail dans les services et dans les usines, pour faire en sorte que la façon d’appliquer l’informatique serve réellement au progrès au lieu servir aujourd’hui, à peu près uniquement, l’intérêt de quelques-uns. »
Journaliste : Vous venez d’entendre un extrait du journal télévisé de TF1 de 1976. Ça laisse un peu rêveur. Vous l’aurez compris, notre émission TIC éthique d’aujourd’hui aura un rapport avec l’informatique, mais pas celle de 1976. Non ! L’informatique d’aujourd’hui. Celle qui semble avoir oublié que derrière les machines il y a des hommes. Fort heureusement, certaines personnes se soucient encore de la place de l’humain à l’heure du tout technologique. Héloïse et Amélie ont rencontré Samuel Chenal qui travaille à itopie [1] et qui a pour conviction profonde que l’informatique doit être service de l’homme et pas l’inverse.
[Musique]
Héloïse : Je suis avec Samuel Chenal, d’itopie, en plein cœur de Genève. Bonjour Samuel. Est-ce que tu peux te présenter et nous présenter un peu itopie ?
Samuel Chenal : Bien sûr. Moi je suis donc un informaticien de gestion, à l’origine, qui a passé une partie de sa première vie dans une grande entreprise internationale, classique, dans des fonctions informatiques où j’ai acquis un grand nombre des expériences que j’ai actuellement. Et j’ai quitté cette entreprise non pas que c’est une mauvaise entreprise, bien au contraire, mais c’est que son poids de multinationale me pesait. Une forme de rigidité aussi et un manque d’éthique, mais ça on va pouvoir le développer plus tard.
En fait, dans mon parcours personnel, depuis quand même une quinzaine d’années, je me suis intéressé à d’autres éléments de la société, des éléments plus politiques aussi, mais également le développement durable. Des problématiques environnementales qui m’ont passablement intéressé. Je me suis formé aussi, j’ai suivi une formation de conseil et communication en environnement qui était donnée par le WWF à Lausanne. Mais en parallèle, j’ai développé, alors là depuis plus d’années encore, depuis 20 ans, un intérêt marqué pour les logiciels libres, notamment GNU/Linux, qui est le système d’exploitation libre par excellence. Et en fait, je me suis posé la question : mais ces deux mouvements, donc le développement durable et le logiciel libre, ils ont quelque chose en commun ? Je n’arrivais pas bien à savoir de quoi il s’agissait. J’ai beaucoup fait des recherches sur Internet et j’ai trouvé très peu de choses. On trouvait beaucoup d’aficionados des logiciels libres, très, on va dire, enfermés dans leur propre discipline et très peu conscients des problématiques internationales, ou développement durable, ou des problèmes de société, etc.
Et a contrario, on trouvait beaucoup de militants environnementalistes ou dans les ONG qui n’avaient aucune conscientisation, aucune conscience, de l’informatique libre.
Héloïse : Donc toi tu as eu envie de lier ces deux domaines, ces deux aspects, que tu sentais liés, justement, dans les valeurs et les problématiques ?
Samuel Chenal : Voilà. Donc en fait, on a un peu creusé la chose et puis on s’est rendu compte que les valeurs étaient globalement similaires.
Héloïse : Lesquelles ?
Samuel Chenal : Les valeurs qui sous-tendent ces deux mouvements. On a des valeurs humanistes importantes, puisque dans le développement durable on a les trois domaines qu’on retrouve classiquement, donc l’environnement, le social et l’économie. Et en fait, on se rend compte que dans le logiciel libre on a le même genre de préoccupations sur le social, sur l’environnement et sur l’économie.
Héloïse : C’est sur cette base qu’est née l’idée d’itopie ?
Samuel Chenal : Moi je ne suis pas à la base d’itopie.
Héloïse : Tu les as rejoins alors.
Samuel Chenal : C’est mon collègue Maurizio Notarangelo qui a fondé la coopérative avec Esteban Briones, son collègue, il y a au moins quatre ou cinq ans je crois, basée sur une expérience individuelle, donc d’entreprise individuelle, et moi j’ai rejoint le bateau plus tard, il y a à peu près un an et demi.
Héloïse : Ce qui t‘as fait rejoindre le bateau d’itopie c’est parce que tu retrouvais ces valeurs-là, dont tu viens de parler, au sein de cette coopérative ?
Samuel Chenal : Exactement. En fait, c’est la pierre qui manquait à l’édifice, pour moi, en termes de valeur et en termes de cohérence dans mon engagement personnel. C’était le problème que je n’avais pas d’engagement professionnel. Et en fait, on passe le plus clair de son temps au travail. Donc je m’étais dit mais pour pouvoir m’investir, certes je peux donner quelque peu de mon argent à des associations pour me donner bonne conscience, mais ça ne suffisait plus. Et du coup, je me suis dit il faut vraiment que je change de travail. Il y avait effectivement cette lourdeur des grands groupes internationaux qui me pesait, le fait qu’il y avait un manque d’éthique, un manque de considération de l’humain, et une quête de sens aussi, pour moi. Effectivement, dans ces grandes entreprises, c’est clair que ce n’est pas l’endroit où il y a beaucoup de logiciels libres. Finalement c’est très schématique, on pourrait débattre là-dessus, mais on a effectivement une dichotomie entre les deux mondes.
Héloïse : Est-ce que tu pourrais nous dire que fait itopie ? Qu’est-ce que propose cette entreprise ?
Samuel Chenal : Itopie est une société coopérative active dans l’informatique. Donc c’est vraiment au sens de la raison sociale une coopérative avec des coopérateurs qui sont constitués en coopérative à un moment donné, avec des parts et avec un but commun et une charte.
Donc en fait, la charte d’itopie est vraiment centrée sur des valeurs humanistes et des TIC voulant remettre, finalement, l’homme au centre du débat et pas la technologie. Donc surtout dans le domaine informatique où c’est très sensible et où, finalement, l’humain est en train de prendre un certain de nombre de revers, on va dire, et perdre du terrain eh bien, itopie se positionne réellement comme une alternative contre ce mouvement, cette lame de fond si on veut, ramener l’homme au centre du débat et ne plus se faire, finalement, contrôler par la technologie.
Héloïse : Comment est-ce que vous réussissez cet exploit de mettre l’humain au cœur de la technologie ?
Samuel Chenal : C’est essentiellement une question d’approche. Parce que dans les faits, on fait de l’informatique : on installe des systèmes, on configure des systèmes, on fait de l’assistance à des clients. Au final, le métier est le même que celui que je faisais avant. Il y a des projets, il y a des nouvelles applications qu’on doit configurer, installer, etc. Finalement, le travail au jour le jour, c’est la même chose, mais c’est vraiment l’approche qui est différente. C’est-à-dire qu’on a une approche premièrement qui privilégie ce qu’on appelle en anglais le low-tech, la basse technologie, c’est-à-dire qu’on ne va pas faire de la technologie pour faire de la technologie. On va vraiment s’intéresser aux besoins des clients pour ne prendre que, par exemple, 80 % des besoins qui sont les plus importants et développer une solution informatique pour ces besoins-là.
Et on se rend compte que la plupart des gens achètent des systèmes informatiques, que ça soit des particuliers ou des entreprises, qui vont bien au-delà de ce qu’ils ont demandé ou de ce dont ils ont vraiment besoin.
Héloïse : Qu’ils n’utilisent pas, en fait !
Samuel Chenal : Qu’ils n’utilisent pas. Et en fait, il y a une tendance qui est liée à la notion de progrès, qui empile les couches de technologie. Et pour que ça soit bien il faut qu’il y ait ces couches-là qui soient superposées, pour que l’interface utilisateur soit jolie, pour que le que système soit réactif, pour qu’il puisse être interconnecté avec tous les objets de la terre.
Héloïse : C’est aussi une course à la consommation qui est globale, d’ailleurs.
Samuel Chenal : C’est une course qui peut avoir des côtés angoissants. Moi, lorsque j’ai commencé mon parcours professionnel à la fin des années 90, eh bien j’étais dans une structure à peu près avec trois/quatre cents employés et on avait un informaticien qui maîtrisait globalement tous les éléments de l’informatique de cette entreprise, aussi bien applicatifs qu’infrastructure.
Aujourd’hui, c’est juste peine perdue. Maintenant on est dans des systèmes, au niveau des grandes entreprises principalement, où les informaticiens sont devenus des spécialistes qui ne maîtrisent qu’une infime partie du système d’information. Et là où ça se gâte, c’est quand il y a des vrais problèmes, parce qu’il n’y a plus de vision globale et il y a une perte de maîtrise du système.
Héloïse : C’est ce que tu veux dire aussi quand tu dis que l’humain doit rester maître de la technologie et non pas l’inverse. C’est-à-dire que des fois, maintenant, ça a pris tellement d’ampleur et c’est tellement complexe que, du coup, il y a peu de personnes qui peuvent avoir une maîtrise sur l’ensemble des technologies et ce que tu disais sur la vision globale, etc.
Samuel Chenal : Oui, c’est exactement ça, ça rejoint la notion low-tech, justement. Ça revient aussi à une des branches, finalement, d’itopie, qui est la vente d’ordinateurs d’occasion pour la plupart sous GNU/Linux. Les ordinateurs d’occasion, ce ne sont pas forcément les ordinateurs du siècle passé. Ce sont des ordinateurs qui ont quatre/cinq ans, qui sont totalement actuels d’un point de vue performances.
Héloïse : C’est juste moins glamour que d’avoir le dernier ordinateur à la mode qu’on a vu passer à la télé.
Samuel Chenal : Voilà, tout simplement. Et si on revient sur les fonctionnalités et si on met bien sûr sur la table l’utilisabilité de l’informatique, parce qu’on dit souvent que GNU/Linux, les logiciels libres, ce n’est pas très joli. C’est faux ! Ils ont réussi en quelques années, grâce au modèle des logiciels libres, donc des libertés liées à l’application et à la liberté du code, un développement beaucoup plus rapide, un développement fulgurant de tout le retard qu’ils avaient, comparé, on va dire, aux suites privatives habituelles, et qui sont maintenant totalement comparables en termes d’ergonomie.
Héloïse : De performances et d’ergonomie, de design.
Samuel Chenal : Tout à fait.
Héloïse : Et ça, ça va être très intéressant ; je pense qu’on pourra vraiment en parler plus en profondeur pour que tu puisses expliquer c’est quoi Linux, c’est quoi le logiciel libre, parce que tout le monde ne connaît pas et ça peut être intéressant de savoir ce que c’est un peu mieux. Et par rapport, du coup, si on revient à itopie dont tu disais que c’était différent de ce que tu as vécu en entreprise ; il y a l’aspect low-tech, mais est-ce que tu as d’autres différences qui répondent aussi à ta quête de sens ou même dans la façon de travailler, dans ce que vous faites ? Qu’est-ce qu’il y a de différent, du coup, par rapport aux autres informaticiens classiques ?
Samuel Chenal : On a effectivement une approche qui est plus en accompagnement du client, pour tout ce qui est infogérance, donc tout ce qui est assistance des entreprises. Ça c’est l’autre branche que itopie gère ; la première branche c’est la réparation et la vente d’ordinateurs et la deuxième branche c’est plutôt l’assistance dans les entreprises. Il y a effectivement une approche qui est plus dans l’accompagnement. Si on nous demande des choses qui sont, selon nous, des demandes de confort, on va les relever – inévitablement, à la fin, c’est le client qui décide – mais on a un vrai accompagnement avec nos valeurs. C’est-à-dire que les clients, et ça c’est quelque chose qui est très important, ont la possibilité de devenir coopérateurs eux aussi.
Donc du coup on se retrouve nous fournisseurs d’un service, eux clients de ce service et eux sont copropriétaires, au même titre que nous, de la coopérative. Donc le client est copropriétaire du fournisseur. Ce qui crée, finalement, une situation très intéressante d’un point de vue de la gouvernance, parce que le client n’est pas uniquement un client qui a des demandes et des exigences, mais c’est aussi et surtout un partenaire, qui a droit à une voix à l’assemblée générale, qui peut demander de changer des conditions ou des fonctionnements, etc.
Héloïse : Pour que ce soit plus concret, peut-être, pour les gens, quand tu dis accompagnement, ça peut être des formations informatiques, etc. ?
Samuel Chenal : Oui. C’est aussi un des éléments que nous on prône dans les entreprises, mais aussi pour les particuliers, c’est une réappropriation de la technologie par l’individu, par le client, et une relocalisation de l’activité économique. Mais la réappropriation de la technologie il ne s’agit pas de rendre M. Lambda ou Mme Lambda informaticienne, bien au contraire, ce n’est pas de cela dont il s’agit.
Héloïse : Beaucoup de gens vont être plus détendus tout de suite !
Samuel Chenal : Il s’agit de faire en sorte que le consommateur ou l’utilisateur ait un minimum de contrôle et puisse lui-même faire un certain nombre de choses sur son appareil informatique.
Héloïse : Et qu’il puisse comprendre aussi.
Samuel Chenal : Et qu’il puisse comprendre.
Héloïse : C’est vrai qu’on a très peu d’éducation à la technologie.
Samuel Chenal : Très, très peu. Et quand on a peu d’éducation on se fait manipuler, on peut se faire manipuler très facilement, et c’est un des risques qui, à mon avis, menace ce siècle, ces prochaines décennies. C’est une forme d’inculture informatique qui devient de plus en plus risquée pour notre société.
Héloïse : Oui, ça a été tellement vite qu’on n’a pas eu le temps, on va dire.
Samuel Chenal : Il y a peu de maturité informatique. On ne sait pas ce qui se passe lorsqu’on valide, par exemple, des conditions générales sur Internet, à quoi ça nous engage. On a entendu que ça n’engageait en rien, mais on n’en sait rien, en fait !
Héloïse : On a même vu dans Les Nouveaux Loups du Web qu’on pouvait vendre son âme au diable dans les conditions générales.
Samuel Chenal : Sans s’en rendre compte !
Héloïse : Sans s’en rendre compte.
Samuel Chenal : Puisque de toutes manières, on ne lit pas ces conditions.
Voix off : En fait, si vous deviez lire tout ce que vous avez accepté, cela vous prendrez un mois entier par an.
Journaliste : Extrait du film documentaire Les Nouveaux Loups du Web.
Voix off : 180 heures chaque année pour être précis. Et d’après le Wall Street Journal, les consommateurs perdraient 250 milliards de dollars par an à cause de ce qui est caché dans ces contrats. Voici, par exemple, un extrait des conditions d’utilisation de LinkedIn : « Vous accordez à ce réseau une licence non exclusive, irrévocable, mondiale, perpétuelle, illimitée, transférable, pouvant donner lieu sans autre autorisation ou compensation financière, à l’octroi d’une sous-licence d’utiliser, de copier, de modifier, de distribuer vos données… [Accélération de la vitesse du son ; le sens devient incompréhensible]. En clair, vous cédez tout à LinkedIn, et à perpétuité.
On retrouve le même jargon chez Google, Facebook et tous les sites que les gens croient gratuits.
Instagram attache plus de prix aux photos qu’aux utilisateurs mécontents. Ayant modifié ses conditions d’utilisation, l’entreprise pourrait désormais vendre les photos mises en ligne, sans contrepartie, pour un usage publicitaire.
Et même si vous payez, ces entreprises peuvent vous faire accepter absolument n’importe quoi.
Si les conditions stipulaient que l’État peut vous mettre sur écoute ce serait fou, mais c’est le monde dans lequel nous vivons.
Un monde où le gouvernement peut vous mettre sur écoute en vertu des conditions d’utilisation ? Si on examine celles d’un iPhone, on ne trouve aucune mention de mise sur écoute. En revanche NT&T [Nebraska Technology and Telecommunications] indique qu’il peut se servir de vos données pour enquêter sur des activités illicites, les empêcher ou les contrecarrer.
Héloïse : Pour revenir aussi à ce que tu disais comme particularité sur l’association avec vos clients, pourquoi des clients qui cherchent juste un prestataire auraient envie, justement, de s’allier à une coopérative comme vous et même d’être partie prenante dans les décisions ? Qu’est-ce qui motive les clients qui vous rejoignent dans cette dynamique ?
Samuel Chenal : Encore une fois, on n’est pas extrémistes. C’est-à-dire que, typiquement, si un client souhaite utiliser des produits propriétaires, certains produits propriétaires, on ne va pas non plus forcément lui fermer la porte, ça c’est clair, puisqu’on a justement une approche ouverte qui est liée à l’éthique qu’on veut promouvoir. Mais on a une charte. Et donc du coup, avant que le client ne la signe et ne s’engage, eh bien il va être en accord avec cette charte, ou pas. Dans cette charte, effectivement, on fait la promotion des logiciels libres, on fait la promotion du matériel d’occasion, de la prolongation de la durée de vie du matériel informatique pour des aspects environnementaux, pour des aspects éthiques. Moi je fais juste peut-être une parenthèse sur cet aspect-là qui, à mon avis, est capital.
On dit souvent que prolonger la durée de vie de son ordinateur, c’est bien pour l’environnement. C’est vrai et c’est essentiel. Mais il y a un autre volet qu’on oublie tout le temps, c’est que c’est aussi très bien d’un point de vue social. Pourquoi ? Parce les ordinateurs sont tous fabriqués en Asie, dans des conditions souvent sociales et humaines extrêmement difficiles. Les métaux qui sont extraits de la terre pour pouvoir, on va dire, créer des composants électroniques des ordinateurs sont extraits en Afrique pour la plupart, voire certains en Russie – les terres rares sont beaucoup extraits en Russie et en Chine – sont extraits dans des conditions souvent atroces d’un point de vue du droit international, d’un point de vue du droit des enfants.
Héloïse : Ce que tu veux dire c’est qu’en fait, ça a aussi des conséquences sur les vies même humaines, puisque tu parlais c’est sur la vie sociale.
Samuel Chenal : Voilà. C’est le volet social.
Héloïse : Quand on rachète de la technologie, nous on est contents parce qu’on a le dernier iPhone, etc., mais derrière il y a des gens qu’on fait travailler peut-être…
Samuel Chenal : On alimente une machine qui, finalement, exploite un certain nombre de gens. C’est vraiment de cela qu’il s’agit. Il y a un aspect important au niveau environnemental parce qu’on est en train d’épuiser les ressources de la planète et, d’un autre côté, il y a cet aspect social qui est prépondérant au niveau de l’exploitation des êtres humains, en fait.
Héloïse : Est-ce que tu peux nous parler aussi d’itopie parce qu’en fait, c’est aussi un lieu très concret ; nous on y est, donc on le voit. Mais présenter un peu ce lieu qui est quand même très joli, très accueillant.
Samuel Chenal : C’est un local avec une vitrine. C’est là où on a notre magasin et notre atelier. Il y a deux parties, finalement, dans les locaux. Une partie qui est plus, on va dire, devant le client, devant la société. On aime bien dire ça aussi : on a un pied dans la cité, on est inclus en tant que citoyens actifs, on est inclus dans la cité. Et puis on a un côté plus en arrière qui est dédié, on va dire, aux coopérateurs et aux coopérateurs qui sont peut-être plus en lien avec les entreprises, pour l’assistance informatique dans les entreprises. C’est un lieu qui veut être accueillant. On essaye, en tout cas, de le rendre accueillant avec un mobilier en bois, etc., qui est plus chaleureux, et un espace commun pour pouvoir échanger, pour pouvoir dialoguer, pour pouvoir échanger d’un point de vue technique au niveau informatique – c’est bien sûr une partie de notre travail – mais aussi sur des considérations qu’on a vis-à-vis de l’évolution de l’informatique au sens large dans la société.
Héloïse : On va pouvoir en parler tout de suite. Mais Amélie est-ce que toi tu veux dire justement ce que tu penses de ce lieu ?
Amélie : Le premier point qui vient, je trouve c’est que ça ressemble beaucoup à un espace de coworking, avec pas mal de fils un peu partout, des écrans et tout, mais c’est vrai qu’on sent beaucoup l’accueil chaleureux et la convivialité. C’est agréable de travailler, je pense entre collègues, aussi sur des thématiques qui nous intéressent tous.
Héloïse : Donc voilà ! J’espère que ça vous donnera envie de venir à Genève rencontrer tous les coopérateurs d’itopie. Et justement, parlons un peu du dossier qui nous nous intéresse, c’est un peu notre enquête au sein de cette émission, ce sont les enjeux du Web aujourd’hui. Et notamment, nous on aime bien s’intéresser aux enjeux sur la vie privée et puis notre liberté, en fait, à chacun. Pour toi, pourquoi c’est important ? Et pourquoi chacun pourrait avoir envie de s’y intéresser, justement les simples citoyens, je dirais, qui ne sont pas informaticiens du tout pour un sou ?
Samuel Chenal : Moi je vois, en fait, des enjeux sociétaux très importants sur l’indépendance du Web. Pas uniquement des enjeux personnels ; il y a des enjeux personnels au niveau de la sécurité des données, de la sphère privée et de la confidentialité de nos propres vies, mais il y a surtout un enjeu sociétal. Parce que qu’est-ce qu’on est en train de voir dans la tendance informatique actuelle ? On voit une concentration qui est énorme au niveau des acteurs proposant l’Internet, on va dire, à la société. Et, en quelque sorte, les cinq plus gros acteurs fournissant des services internet dans la branche, on va dire, sont bien sûr américains et ils ont supplanté tous les concurrents qui n’étaient pas informatiques.
Héloïse : Tu peux les citer ?
Samuel Chenal : Oui. Ils sont souvent appelés les GAFAM, pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft. Si on regarde l’évolution des grandes fortunes industrielles ou économiques américaines, ces quinze dernières années, eh bien, on va dire il y a quinze ans il n’y avait probablement que Microsoft qui était dans le top 5. Et progressivement, les très grandes boîtes américaines se sont effacées face à ces géants du Web.
Voix off : GAFAM. En fait ça regroupe les initiales de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Et puis NATU, c’est celles de Netflix, Airbnb, Tesla et Uber, le fameux Uber.
Journaliste : Extrait de l’émission Des souris et des hommes RCF Lyon.
Voix off : En gros, les dix plus grandes sociétés américaines de l’économie numérique. Deux acronymes pour une valorisation boursière comparable, tenez-vous bien, au budget annuel de la France. Et un chiffre d’affaires annuel supérieur à celui du Danemark, avec seulement 300 000 employés. Une sacrée efficacité économique par employé, une croissance annuelle supérieure à celle de la Chine et surtout une position dominante sur le marché qui commence sérieusement à faire réfléchir. Ces mastodontes de l’économie numérique représenteraient à eux seuls près de 60 % de nos usages numériques quotidiens !
Samuel Chenal : On se rend compte qu’il y a une prise, finalement, de position dominante par un secteur au niveau économique sur, non pas la société américaine, mais la société internationale.
Héloïse : Et en quoi ça peut être dérangeant ?
Samuel Chenal : D’un point de vue sociétal, ça coupe l’herbe sous les pieds à toutes les initiatives locales. Qui est-ce qui voudrait créer un réseau social maintenant, on va dire, dans sa ville ? Il n’aurait aucune chance, parce que les économies d’échelle que réalisent ces géants d’Internet, elles sont tellement énormes que d’un point de vue on va dire compétition, concurrence, c’est très difficile de régater.
Héloïse : Est-ce que tu veux dire que ces géants du Web non seulement dominent la sphère Internet, mais aussi dominent toute la sphère économique ?
Samuel Chenal : De plus en plus. Et quand on s’intéresse de près au programme, par exemple de Google, au plan d’évolution de Google – je voudrais dire pas vraiment Google parce que maintenant Google n’est qu’une des branches de la pieuvre, si on veut, c’est plutôt Alphabet qui est une forme de holding qui gère toutes les différentes branches qu’on appelait à l’époque Google.
Héloïse : Pour simplifier, ils ont changé de nom. Ils ont donné un nouveau nom à leur entreprise. Est-ce que tu peux expliquer juste pour les gens qui ne connaissent peut-être pas Alphabet ?
Samuel Chenal : Non, ce n’est pas une marque commerciale, Alphabet. C’est vraiment une entité économique qui regroupe toute une série de branches dans des domaines extrêmement divers.
Héloïse : Et donc Google est devenu une branche d’Alphabet, en fait.
Samuel Chenal : Voilà. Ouais. Maintenant, il ne faut pas non plus tout diaboliser. Google a des intentions qui sont louables dans certains domaines, mais ils ont une intention surtout très hégémonique. Et sur la gouvernance et la société, ça pose des questions qui ne sont pas débattues actuellement. Moi, à la limite, je ne suis pas forcément contre qu’il y ait une évolution de cette façon-là, mais il n’y a aucun débat dans la société qui accompagne ces changements technologiques.
Donc typiquement, je donne un exemple, Google se rapproche de gouvernements pour leur demander qu’est-ce qu’ils pourraient améliorer dans la marche des affaires d’un gouvernement. Et on sait très bien que les gouvernements, actuellement, ont passablement de peine pour de nombreux sujets, que ça soit au niveau judiciaire, que ça soit au niveau de la circulation dans les villes, que ça doit au niveau environnemental, etc. Ils ont beaucoup de défis, et Google vient avec des solutions technologiques qui sont, d’un point de vue pragmatique, extrêmement efficaces. Mais d’un point vue humain, elles sont extrêmement destructrices.
Héloïse : Pourquoi ?
Samuel Chenal : Parce que, justement, elles remettent la machine au centre. De plus en plus, des algorithmes commencent à prendre des décisions. C’est ça qu’il faut commencer à se dire. On prend par exemple la recherche Google, la recherche sur Internet. Quand vous tapez une recherche, ce n’est pas une recherche neutre et un résultat neutre qui va vous être retourné. C’est ce que vous êtes censé apprécier comme réponse. Donc il y a un double langage. C’est une recherche qui a été modifiée selon votre profil, votre localisation géographique, vos intérêts, et ce sont les résultats que vous souhaiteriez recevoir.
Héloïse : Est-ce que tu veux dire que c’est une forme, on pourrait dire, d’intelligence artificielle qui étudie ton profil sur Internet et te propose une réponse adaptée à ce qu’elle croit être bon pour toi ?
Samuel Chenal : Tout à fait. C’est de plus en plus le cas. On présente à l’internaute ce qu’il est censé apprécier, censé attendre d’un moteur de recherche. Donc il y a de moins en moins de chances d’être vraiment surpris.
Héloïse : Quelque part, les gens souvent disent que ça rend la vie plus facile. Là, tu peux dire ça peut rendre la vie plus facile aux internautes individuellement, ou peut-être ça peut rendre la vie pus facile à des gouvernements, etc., pour la justice, la circulation des routes, etc. Est-ce que les solutions de facilité c’est là un risque pour la liberté ? Et puis le fait que l’humain soit au centre de l’humanité, en fait.
Samuel Chenal : Oui. En fait, le sujet est terriblement complexe ; c’est pour ça que c’est compliqué de savoir par où commencer. Je vais donner un exemple, un exemple très concret. A Genève, le département de l’instruction a donné la possibilité à des institutions, des écoles donc, d’utiliser Google application pour les étudiants. Donc en gros, les étudiants ont un compte et ils ont le mail, le calendrier, le carnet d’adresses, les Google Docs, etc. et tout ça ; donc toute la panoplie, ça coûte 0 franc à l’État.
Héloïse : Pourquoi ? Parce que c’est une entreprise à la base ; ce ne sont pas des humanitaires, non !
Samuel Chenal : Ah non ! Ils gagnent de l’argent sur ces informations. Parce que les informations que vont utiliser les étudiants seront décortiquées par les algorithmes de Google pour pouvoir dégager des tendances de société, dégager des profils, pour pouvoir cibler de la publicité de manière beaucoup plus précise, individualisée. Donc il s’agit bien de surveillance, il s’agit bien de ciblage publicitaire de masse. Donc on est vraiment dans cette situation-là. Et c’est grâce à cette activité-là que Google finance son activité. Indépendamment du fait que, par sa taille, ils ont des coûts unitaires grâce à l’économie d’échelle dont je parlais tout à l’heure qui sont relativement faibles ; donc pour eux, de créer 5000 comptes pour une école, c’est quasiment rien du tout quoi ! D’un point de vue infrastructure, ils n’ont rien besoin de changer.
D’ailleurs c’est quelque chose d’assez terrible : nous avons par l’intermédiaire d’une représentante de parents d’élèves, demandé le contrat qu’avait signé le DIP [Département de l’instruction publique, NdT] avec Google et, en fait, ce qui nous a été retourné, c’était une impression des conditions générales de Google for Education. Donc il n’y a pas de contrat spécifique entre Google et le Département de l’instruction. Il y a simplement les conditions générales qui sont accessibles à tout le monde et qui sont les mêmes pour tout le monde. Donc il n’y a pas de distinction et on voit, là aussi, les économies que fait Google dans son activité.
Héloïse : Des conditions générales qui sont, par ailleurs, modifiables au cours du temps, si j’ai bien compris.
Samuel Chenal : Oui effectivement, on n’est pas très sûrs. Et c’est là où, justement, ces grands acteurs peuvent jouer un rôle un assez trouble dans la modification du passé. C’est-à-dire qu’ils peuvent tout à fait lister les différentes conditions générales qu’il y a eues pour leurs services ces dix dernières années, mais ils peuvent très bien se dire eh bien tiens, on va modifier les conditions générales de 2006, ça va nous arranger !
Voix off : « Il y a un slogan du parti qui se rapporte à la maîtrise du passé dit-il, répétez-le je vous prie. – Qui commande le passé commande l’avenir. Qui commande le présent commande le passé, répéta Winston obéissant. – Qui commande le présent commande le passé, dit O’Brien en faisant de la tête une lente approbation. Est-ce votre opinion Winston, que le passé a une existence réelle ? »
Journaliste : Extrait du livre 1984 de George Orwell.
Voix off : « O’Brien sourit faiblement. Vous n’êtes pas métaphysicien Winston, dit-il, jusqu’à présent vous n’avez jamais pensé à ce que signifiait le mot existence. Je vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d’une façon concrète dans l’espace. Y a-t-il quelque part dans le monde ou ailleurs un monde d’objets solides où le passé continue à se manifester ? Non ! Où le passé existe donc, s’il existe ? – Dans les documents, il est consigné. Dans les documents et dans l’esprit, dans la mémoire des hommes. – Dans la mémoire, très bien. Nous, le parti, nous avons le contrôle de tous les documents et de toutes les mémoires, nous avons donc le contrôle du passé, n’est-ce pas ?
[Musique]
Voix off : Muse chante Resistance directement inspiré de 1984.
Journaliste : Mais 1984, ça ne nous fait pas vraiment rêver. Alors on regarde ce qui se passe autour de nous et on retrouve Héloïse, Amélie, avec Samuel Chenal et on parle encore un peu d’informatique et puis d’humain.
Héloïse : Alors c’est vrai que nous on est France, mais ce qui nous avait beaucoup interpellé, avec les acteurs un peu d’Internet et des droits de l’homme, c’est que, en fait, il y a très peu de mobilisation citoyenne. Pour toi, pourquoi est-ce que les gens, en fait, ne s’intéressent pas à ce sujet ou en tout cas ne se sentent pas forcément concernés ? Qu’est qui les motiverait ? Qu’est-ce qui motiverait chacun d’entre nous à changer sa pratiquesa et son rapport à la technologie ?
Samuel Chenal : C’est une réappropriation, justement, de la chose informatique par les individus. On considère, et ça c’est la société qui le veut, donc le marketing, la publicité notamment, qui considère l’informatique comme une clef à mollette si on veut. C’est un outil ; c’est un outil qui est neutre. Une clef à mollette jaune, une clef à mollette bleue, c’est pareil ! Et en fait, tout l’art qu’il y a derrière les marketeurs de ces produits est justement de cacher la complexité et de cacher les intentions. Ce qui fait que les gens ne se préoccupent pas de ça puisque ça reste des outils : on doit envoyer des mails, on envoie des mails. On peut envoyer des mails très engagés sur d’autres sujets, mais on ne se soucie pas de l’outil, justement, qu’on emploie. Or, c’est de cela qu’il faudrait parler, c’est-à-dire les outils informatiques, électroniques, qu’on emploie, il y a une intention derrière par les fabricants, et cette intention-là n’est pas claire, ou elle est très claire selon les personnes, elle n’est surtout pas débattue d’un point de vue démocratique.
Moi je voulais rajouter un point sur ce que tu as dit tout à l’heure concernant pourquoi, en fait, on devrait s’en soucier, pourquoi finalement des services très utiles – parce que je ne dis pas que les services de Google ou de Facebook ou d’autres ne sont pas bons ; ils sont excellents d’un point de vue technique ; ce sont vraiment des innovations qui ont surpris énormément de chercheurs dans la rapidité des évolutions qu’il y a eues – moi, ce que je vois, c’est une stérilisation, si on veut, de la créativité. C’est-à-dire que les solutions maintenant il y en a combien ? Il y a une dizaine de solutions pour le mail : il y a Google, il y a Yahoo, et puis il y a Microsoft, voilà ! On est en train de détruire la biodiversité informatique par cette concentration au niveau international. Et au même titre que ce qu’on pourrait dire sur la biodiversité dans la nature, la biodiversité est essentielle également en informatique.
Héloïse : C’est une uniformisation, on va dire, qu’on voit aussi dans tous les domaines de vie. C’est un peu ce qui est reproché dans la société actuelle à cause du marketing notamment.
Samuel Chenal : De masse !
Héloïse : On achète tous les mêmes vêtements ; on mange tous les mêmes choses ; voilà. Tu veux dire que dans l’informatique aussi.
Samuel Chenal : Je dirais qu’il y a un élément de risque. C’est très concret. Pourquoi il y a eu un exode massif des Irlandais par le passé aux États-Unis ? C’est parce qu’il y a eu, on va dire, une maladie qui a atteint les pommes de terre et qui a créé une famine ; mais c’étaient les mêmes pommes de terre partout dans le pays. Et une basse biodiversité crée un risque parce que si un problème survient sur l’élément qui est utilisé, eh bien c’est une catastrophe. Au même titre que si Google a un problème informatique grave ou subit une attaque grave dont il ne peut pas se prémunir, eh bien il y a tout un pan de l’économie mondiale qui est complètement paralysé, parce que Google ce n’est pas uniquement pour l’éducation. Tamedia, le groupe Tamedia qui édite le 24 heures notamment, mais d’autres journaux, utilise Google for Application.
Quand on commence à se poser la question, ces grands groupes internet scannent l’intégralité des contenus de nos mails, l’intégralité des échanges que l’on fait, avec des algorithmes – ce ne sont pas des êtres humains qui le font, évidemment, mais ce sont des algorithmes – pour pouvoir déceler des profils de personnes ou des tendances de société, ou même de pouvoir identifier un certain type d’individus et on se rend compte que des journaux, qui sont censés être indépendants, utilisent pour des raisons d’économie, utilisent ces solutions-là qui leur coûtent, de fait, beaucoup moins cher ; ça leur crée beaucoup moins de soucis, mais leur indépendance est en jeu.
Héloïse : Est compromise en fait.
Samuel Chenal : Complètement !
Héloïse : Là tu viens de dire que ces entreprises, ces magazines, ces journaux, utilisaient ces solutions, tout comme les internautes, parce que ça coûte beaucoup moins cher. Or il est avéré, maintenant, que les grandes, toutes les entreprises du Web collectent un maximum de données, de métadonnées, d’informations pour les revendre.
Samuel Chenal : C’est essentiellement pour ça.
Héloïse : Si on prend Google, si on prend Amazon, si on prend Apple et compagnie, du coup, pour l’ensemble, combien est-ce qu’on pourrait leur donner de sous par an. On était à 500 euros par an pour un utilisateur classique pour Facebook uniquement. On atteint des sommes incroyables.
Samuel Chenal : Et après on ne se pose plus trop de questions sur le fait que ces services soient gratuits et que ces entreprises soient florissantes. Comment peuvent-elles gagner de l’argent ? Comment peuvent-elles gagner de l’argent si ce n’est en exploitant économiquement les données des gens ?
Héloïse : Qui serait prêt aujourd’hui à payer 500 euros par an à Facebook pour utiliser ses services ?
Samuel Chenal : Mais personne ! C’est pour ça que des solutions alternatives émergent, pour justement proposer un autre modèle. Il ne s’agit pas de dire on détruit tout et on reconstruit quelque chose de mieux. Ça, ce n’est pas du tout l’idée. L’idée c’est de proposer une alternative pour que les gens aient le choix. Parce qu’actuellement on n’a plus le choix ! On n’a plus le choix du prestataire de mail. Qui dirait aujourd’hui : « Ah oui, je vais prendre un mail qui coûte très cher » alors qu’il y a des mails gratuits. Ça paraît évident. Les gens sont naturellement incités à aller vers ce qui est gratuit, sans se poser plus de questions en avant. Ou alors en se disant la fameuse phrase habituelle « Je n’ai rien à cacher ».
Héloïse : Phrase étonnante parce qu’en fait c’est vrai que c’est une phrase qui ressort dans la bouche de tout le monde, mais qui provient du PDG de Google. Donc c’est là où on voit aussi la force du marketing.
Samuel Chenal : Oui, tout à fait !
Héloïse : C’est vrai que les gens pensent vraiment, disent tous exactement cette phrase-là, mais qui est la phrase que le PDG de Google, justement lui, a immiscée ; c’est sa façon de penser à lui. On sent qu’il n’y a pas une réflexion propre, en fait, que ce qu’on leur redit par rapport à ce qu’est Internet ou ce que doit être Internet. Du coup, on le croit de fait.
Samuel Chenal : Complètement. Oui. Tout à fait. Et c’est quelque chose qui s’est immiscé, finalement, dans le débat, le fait de dire « Je n’ai rien à cacher » donc je peux me permettre de me faire scanner mes courriels. Mais parce que les gens ne savent pas réellement ce que font ces gens du Web. Ce qu’il faut savoir c’est que si vous êtes dans Facebook, vous mettez un message, mais vous ne le publiez pas parce que vous vous rétractez ; vous effacez le message que vous alliez envoyer, ça c’est enregistré. Vous vous rendez compte !
Héloïse : Et les brouillons dans nos mails, également, etc.
Samuel Chenal : Les brouillons, etc. Donc ça va très loin et ça va bien plus loin que ce que les gens peuvent imaginer.
Héloïse : Oui. On a fait plusieurs interviews. Je pense que de George Orwell, il avait peu d’imagination, en fait.
Samuel Chenal : Il est très en deçà.
Héloïse : Il est très en deçà de la réalité factuelle d’aujourd’hui. Et moi, du coup, j’avais deux questions. L’une c’était par rapport à Google. Tu disais tout à l’heure que Google avait un plan bien établi. C’est vrai que eux ils ont, pour le coup, une vision d’entreprise à long terme avec des idéaux qui leur sont propres mais justement qui sont un peu opposés je dirais à, peut-être, la philosophie d’itopie. C’est-à-dire eux, c’est plutôt que la technologie et l’humain soient fusionnés.
Samuel Chenal : Fusionnés. C’est vraiment une vision progressiste au sens des grands…
Héloïse : Est-ce que du coup tu peux expliquer c’est quoi la vision de Google pour que les gens, peut-être, sachent aussi ?
Samuel Chenal : Il y a une forme qui est aussi assez angoissante pour ma part. C’est le fait que les machines sont plus efficaces que l’être humain pour les tâches répétitives. Ça, ça a toujours été le cas depuis l’ère industrielle. Mais la barre est en train de progressivement, et même très rapidement, s’élever. C’est-à-dire que de plus en plus de métiers, de plus en plus de tâches, peuvent être pris en charge par des machines ou des automates. Ce qui veut dire que, finalement, l’emploi est en péril. Alors on applaudit quand, on va dire, un organisme met sur le marché un nouveau drone qui va faire beaucoup de choses tout seul. J’avais vu une Une d’un journal où on voyait un drone qui amenait les colis de la poste suisse. Là, tout le monde applaudit ; il n’y a pas de regard critique du tout. Mais le but c’est quoi ? C’est de remplacer les facteurs ! Alors on aura remplacé les facteurs, on aura des drones qui iront apporter les colis d’Amazon !
Héloïse : Soyons logiques !
Samuel Chenal : Ou ce seront les drones d’Amazon, comme ça la poste suisse n’existera plus et on aura gagné quoi ? En fait, on est dans une fuite en avant où on développe des automatismes, on développe des systèmes de gestion intégrée sans réellement se positionner dans la société de demain. Il n’y a pas de débat démocratique sur, on va dire, les effets sur l’emploi de ces nouvelles technologies et de ces automatismes-là. Ce nouveau paradigme, si on veut, va détruire une énorme quantité d’emplois. Les informaticiens ne sont pas du tout protégés. Il y a beaucoup de tâches en informatique qui sont de plus en plus automatisées. Donc c’est faux de dire qu’il y a des branches dans la société qui sont épargnées. C’est faux ! Elles sont toutes sous la cible.
Alors il y a des maigres, on va dire débats, sur le revenu inconditionnel, par exemple en Suisse. Mais voilà, les gens sont dans une pensée de société du 19 et 20e et la société technologique avance beaucoup plus vite. Moi je ne suis pas contre, en tout cas, l’automatisme en tant que tel comme, on va dire, idéologie ; je ne suis pas contre. Mais il faut qu’on en discute. Il faut qu’on en discute au niveau de nos modèles sociaux. Comment est-ce qu’on va financer la société s’il y a 40 % de chômeurs ? Comment les 40 % de chômeurs vont vivre leur situation vis-à-vis de l’autre moitié de la population qui aura la chance, les élus qui auront un travail ?
Voix off : C’est sur cette interrogation que nous finiront notre émission. Mais rassurez-vous Samuel Chenal n’est pas pessimiste et des solutions il en a plein. Ce sera l’objet d’une deuxième émission de TIC éthique consacrée itopie, ou comment relier l’informatique et l’humain.

Références

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Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.