À l’école du Big Data - Les Amis d’Orwell

Titre :
À l’école du Big Data
Intervenants :
Membres du collectif Souriez vous êtes filmé.e.s
Lieu :
Émission Les Amis d’Orwell - Radio libertaire
Date :
novembre 2018
Durée :
1 h 28 min
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Child using a computer Wikimedia Commons - Licence Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves.

Transcription

NB : à la demande de certain·e·s intervenant·e·s et exceptionnellement des prénoms ont été modifiés au moment de la transcription.
Jet : Bonsoir. C’est l’heure des Amis d’Orwell sur Radio libertaire. Aujourd’hui beaucoup de monde autour de la table. On va vous parler du Big Data à l’école ; comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves, autant que ça, effectivement. Autour de la table on a cinq personnes avec moi. Il y a Lise aujourd’hui qui assure la technique. Lise aux manettes, super.
Lise : Oui. Bonsoir.
Jet : Je suis avec Flo qui est une des intervenantes de ce soir qui m’a aidé à préparer l’émission. Flo, on a écouté un morceau de Lola Lafon.
Flo : Oui, c’était Lola Lafon Le bilan de compétences.
Jet : On va vous parler notamment des compétences telles qu’on les définit ainsi à l’école. On va vous parler des principaux fichiers scolaires en activité aujourd’hui. Dans Les Amis d’Orwell on en a parlé assez souvent depuis une dizaine d’années en mettant l’accent sur le livret scolaire unique, ce qui s’appelle le LSU, parfois on appelle ça aussi le LSUN, pour numérique. Nous parlerons aussi de Pronote ; c’est une sorte d’usine à gaz numérique éditée par une boîte privée qui équipe 80 à 90 % des collèges et lycées en France. Nous parlerons aussi d’une grande campagne d’évaluation nationale que le ministère impose aux élèves depuis cette rentrée ; ça se déroule en CP, en 6e et en seconde, je crois.
Flo : Oui.
Jet : C’est ça. Et surtout de la manière dont le ministère de l’Éducation nationale gère les données personnelles des enfants. C’est un peu la face cachée de l’« École de la confiance », parce qu’il faut rappeler que c’est le slogan génial qu’a trouvé le ministre de l’Éducation nationale, monsieur Blanquer, pour nous endormir, à l’image du serpent du Livre de la jungle.

Je vais donner un petit peu la parole à tout le monde pour que chacun se présente. D’abord Flo, encore une fois.
Flo : Bonsoir. Je suis institutrice sur Paris et mère d’un élève de 6e.
Jet : On va faire un petit tour de table.
Thomas : Thomas. AED, enfin surveillant dans un collège à Paris.
Jet : AED c’est donc ?
Thomas : Assistant d’éducation. « ED » c’est pour éducation.
Jet : Dans un collège à Paris.
Édouard : Édouard, pareil, assistant d’éducation dans le même collège à Paris, avec Thomas.
Jean-Pierre : Jean-Pierre, professeur des écoles en CP, donc concerné directement par les évaluations de cette année, dans une école élémentaire de Paris aussi.
Ghjuvanni Ghjuvanni, professeur dans un collège à Villepinte en Seine-Saint-Denis.
Jet : En Seine-Saint-Denis.

On va commencer par parler du Big Data. Peut-être qu’il faut indiquer de quoi ça parle. Ça vous parle le Big Data, en fait, si on fait un petit tour de table ?
Flo : C’était la colle du soir ! Bonsoir.
Jet : La colle du soir. C’est quoi le Big Data ?
Flo : Allez, donne la réponse !
Edouard : Je dirais que c’est le fait de ficher. Toutes les informations qu’on a les mettre sur des serveurs et tout avoir à disposition pour une durée indéterminée, pour ceux d’en haut.
Jet : Le Big Data c’est un amas d’informations sur tout et n’importe quoi. En fait ça ne concerne pas simplement des gens ; ça peut concerner tout simplement des informations sur la température qu’il fait, sur le nombre d’hectolitres, le volume d’eau qui est dépensé au niveau d’une commune.

Évidemment, quand on parle du Big Data à l’école, ça ne veut pas dire que le ministère de l’Éducation nationale est devenu hier soir une filiale de Facebook, mais c’est un petit peu ce que ça sous-entend. Facebook et toutes les grosses compagnies internets font du Big Data pour « servir », entre guillemets, les internautes de publicité ciblée. On parle aussi de Big Data dans les villes, dans la gestion des réseaux d’eau et des réseaux électriques, des réseaux d’énergie.

À l’école, ça veut dire tout simplement que les élèves sont fichés numériquement, on va le voir, et surtout selon leur état-civil, c’est-à-dire fichés nominativement. S’accumule sur leur dos – sans évidemment qu’ils soient complètement au courant, parfois pas du tout, notamment évidemment leurs tuteurs et leurs parents c’est la même chose – une masse énorme d’informations qui concernent leur comportement à l’école, leur assiduité et, de plus en plus leur niveau, leurs résultats scolaires.
Donc effectivement on peut se demander pourquoi l’Éducation nationale a besoin de recueillir autant d’informations sur les élèves et surtout en maintenant des bases de données qui ne restent pas au niveau des établissements, qui sont partagées au niveau académique, parfois au niveau national ; tout ça avec le nom des élèves et, évidemment, il y a un grand projet politique depuis une vingtaine d’années. C’est même parti du niveau européen : il y a eu des directives, il y a eu des mesures qui, aujourd’hui, arrivent à échéance, en fait. L’injonction c’est que chaque personne aura sur son compte une sorte de CV numérique qui s’accumule au fur et à mesure de sa scolarité et après au niveau de ses études supérieures ; cela arrivera à alimenter ce qu’on appelle le compte personnel de formation qui est censé être présent dans le compte personnel d’activité qui a été voté par la loi El Khomri il y a deux ans, effectivement c’était fameuse loi travail et c’était un des articles qui est passé.
Ça c’est, je dirais, la théorie, c’est le basique. Maintenant si on en vient justement à entrer dans les détails, tout à l’heure on a parlé de ces fameuses évaluations nationales. On va faire encore une fois un tour de table ; chacun prend la parole. Est-ce qu’on fait aussi un petit point sur les fichiers qui existent aujourd’hui dans l’Éducation nationale ?
Flo : Peut-être juste pour rappeler, pour avoir une idée de l’ampleur des dégâts si j’ose dire.
Jet : Les fichiers à l’école, ça commence à trois ans. C’est ça. La scolarité est obligatoire, comme vous le savez, de six à seize ans et, au niveau des données personnelles, ça commence à trois ans parce que dès l’entrée en maternelle, dès l’inscription de l’enfant, qui est sans doute en crèche, à l’école maternelle — ça se passe au mois de juin, tous les parents ont connu ça, au mois de juin il faut inscrire son enfant à l’école maternelle pour la rentrée de septembre — eh bien dès l’inscription l’enfant reçoit un matricule comme une espèce de tampon, un code barre sur le front ; ça s’appelle l’INE, c’est l’identifiant national élève et cet INE est versé dans une base nationale, c’est même un répertoire, et qui le suivra toute sa scolarité. Il rentre à l’école maternelle avec un premier fichier qui lui est académique, qui s’appelle Base Élèves, qui maintenant a été rebaptisé, qui s’appelle Onde, o, n, d, e. Ça veut dire quoi Onde déjà ? Ça veut dire : Outil numérique pour la direction d’école, c’est joli encore ! Base Élèves, il y a eu une grosse lutte il y a une dizaine d’années autour de ce fichier qui, justement, voulait rassembler à la fois les éléments d’état-civil, les éléments qui concernent les parents, mais également tout ce qui était relevé de notes, comportement de l’enfant, absences et notamment aussi des données de santé c’est-à-dire qui relèvent des suivis éventuels qui peuvent lui être proposés s’il est en situation de handicap. C’est ça ?
Flo : Il y avait la nationalité aussi à l’époque quand c’est sorti.
Jet : Donc en 2008 Base Élèves a été un petit peu refondu ; à l’époque le ministre c’était Darcos, donc le fichier Base Élèves est sorti un peu édulcoré et aujourd’hui, toutes les données qui ont été enlevées de Base Élèves il y a dix ans sont réapparues il y a deux ans dans le fameux livret scolaire unique numérique.

Ça c’est le premier maillon, en fait, de fichage républicain. Ce qu’on peut dire c’est qu’à l’école ça commence par l’INE plus le fichier Base Élèves qui a été rebaptisé Onde.
Ensuite, il y a le fichier Siècle qui prend le relais au niveau du second degré, donc dès le collège. Je vois qu’il y a pas mal de gens qui prennent des notes autour de la table ; c’est super !

Siècle, en fait là aussi, c’est une grosse usine à gaz. Dans Siècle il y a différents modules, par exemple pour repérer les décrocheurs ; les décrocheurs ce sont les élèves qui sortent ou qui sont susceptibles de sortir du système parce qu’ils sont en échec scolaire permanent ou qui se répète.
Il y a aussi deux passerelles informatiques qu’on appelle Affelnet qui gèrent les affectations, c’est-à-dire en sortie de l’école et en sortie du collège pour affecter les enfants dans l’établissement suivant et vous connaissez tous Parcoursup qu’on ne présente plus ; Parcoursup a remplacé une application qui s’appelait Admission Post-Bac et qui là gère concrètement par algorithme l’affectation des élèves. Là on est vraiment dans le Big Data final à la sortie de la terminale.
Il y a encore énormément d’autres applications. Tout à l’heure on parlera aussi de Pronote qui est une application qui est plutôt gérée dans les collèges, qui bientôt va apparaître dans les écoles.

C’est ça qu’il faut voir, c’est qu’il y a des fichiers qui sont gérés par l’administration, Onde et Siècle, et derrière, tout autour, il y a des logiciels, des progiciels qui sont vendus aux collèges et aux lycées pour, je dirais, créer des interfaces un peu sympa ; Pronote en est une.
Il y a aussi des ENT. Est-ce que ça vous dit quelque chose ? Les ENT sont des environnements numériques de travail qui sont, justement, pour les parents, pour les élèves, pour les profs, des manières de présenter de manière ergonomique l’accès à tous ces fichiers.
Et tout ça, en fait, participe aussi à l’acceptation du système puisque, évidemment puisqu’il y a des facilités d’accès ; il n’y a quasiment plus de cahier de textes, tout est géré en ligne. On relève aussi les notes des enfants en ligne ; on fait l’appel en ligne et effectivement, ça fait partie du sujet qui sera évoqué aujourd’hui avec nos invités.
Ça c’était donc le décor. Est-ce qu’on peut commencer maintenant par parler de la campagne d’évaluation nationale ? Première question : qu’est-ce qui existait avant ? Qu’est-ce que ça change ? Et qu’est-ce que ça implique au niveau des données personnelles des élèves ? Je ne donne pas la parole ; chacun la prend à l’arrache.
Jean-Pierre : Donc Jean-Pierre, pour travailler en élémentaire depuis une douzaine d’années, j’ai connu un certain nombre d’évaluations nationales sur la tranche d’âge des élèves de primaire. Il y a toujours eu des évaluations qui s’adressaient à une poignée, à un petit échantillon, pour faire des statistiques et pour éventuellement réfléchir à améliorer des choses dans le système scolaire.
Jet : Dans quelles classes ? Dès l’entrée au CP ?
Flo : Ça dépendait des années.
Jean-Pierre : Ça dépendait des années. Ces évaluations-là qui s’adressent à un petit échantillon ça peut être effectivement des outils pour réfléchir à un système éducatif, pourquoi pas. Moi je suis arrivé sur le travail, sur mon école, sur le CE1 avec des évaluations nationales de CE1 obligatoires, un peu à la manière de celles d’aujourd’hui en CP, mais tellement obligatoires et avec un tel enjeu que les enseignants qui les faisaient passer touchaient une prime de 400 euros à ce moment-là, pour les faire passer exactement comme le ministère le souhaitait.
Jet : La carotte !
Jean-Pierre : Donc la carotte. Pour montrer aussi que quand ils mettent en place des dispositifs tels que celui-là ils sont vraiment loin d’être sûrs d’avoir l’approbation de l’ensemble de la profession.
Jet : Ça c’était à quelle époque ?
Jean-Pierre : 2008, Darcos. Blanquer c’était le conseiller de Darcos, à l’époque.
Jet : À l’époque.
Jean-Pierre : Ce qu’on a aujourd’hui c’est vraiment dans la continuité de ce que Sarkozy avait essayé de mettre en place. Il avait tenté le coup et puis il y a énormément d’enseignants qui ont l’habitude d’obéir à tout ce qu’on leur demande, qui ne voient pas forcément où est le mal, qui essayent, qui laissent le temps de voir si les choses vont fonctionner ou pas, qui laissent leur chance à celui qui vient d’être élu dans notre belle démocratie ; je pense qu’il y en a aussi pas mal qui ont été contents d’empocher 400 euros.

À ce moment-là il y a eu vraiment des réactions diverses. Il y en a qui se sont dit : on ne va pas s’opposer brutalement à cette chose-là puisque s’il y a la carotte de 400 euros, il y a aussi potentiellement les sanctions qui viennent sur les opposants et les opposantes. Donc il y a eu une vraie réaction de faire passer ces évaluations-là et de faire remonter des résultats qui étaient plafonnés, qui optimisaient les résultats des élèves comme si tout le monde avait vraiment réussi ces évaluations. Cette manière un peu modérée, on va dire, de réagir, je pense que ça a quand même énormément brouillé les pistes et les enseignants ont pu avoir la prime de 400 euros tout en foutant quand même vraiment le bazar dans ce système-là.
Jet : À l’époque, on est d’accord, ce n’était pas numérique ; c’était des questionnaires papier.
Jean-Pierre : Mais il y avait quand même une remontée numérique qui se faisait après, mais sur des logiciels de l’époque.
Jet : Un tableau excel.
Jean-Pierre : Voilà, un tableau excel, exactement ça, oui. Il n’y avait pas encore cette dimension de garder les données à long terme ; par contre, on était déjà dans le fait qu’on soupçonnait réellement la presse, avec l’accord du ministère, de sortir après un classement d’écoles avec le démantèlement de la carte scolaire qui se jouait à peu près à ce moment-là aussi. Les enjeux c’était plutôt ceux-là à l’époque.
Jet : C’était donc national. C’est-à-dire que ce n’était pas des statistiques ; il n’y avait pas un département choisi : tout le monde devait le passer.
Jean-Pierre : Là c’était tout le monde en même temps et c’était en CE1 et en CM2 pour l’élémentaire. Après, pour les autres niveaux, au collège, je ne me souviens plus.
Flo : Et même bien avant cela parce que moi je suis beaucoup plus vieille que Jean-Pierre.
Jet : Toi aussi tu es aussi enseignante, professeur des écoles à Paris.
Flo : Oui, dans le primaire. J’ai peur de dire des bêtises, mais en gros, au tout début des années 2000, il y avait des évaluations en CE2 et en 6e ; ça a duré un certain nombre d’années. Pareil, sur livret papier et avec demande de saisie des résultats après.
Jet : Qu’est-ce qui change cette année alors ?
Flo : Je pense que c’est ce qui est nouveau dans ce que propose Blanquer et du coup c’est bien que Jean-Pierre ait parlé de ses origines.
Jet : De son parcours.
Flo : Et de l’idéologie qu’il y a derrière, quand même, qui était la même chez Darcos, chez Sarkozy et compagnie. En fait là, ce qui est nouveau à mon sens, c’est qu’il propose un peu du deux en un. C’est-à-dire qu’à la fois il y a un côté statistique à grande échelle, c’est-à-dire qu’on fait passer des évaluations à tous les élèves de France et de Navarre et on va voir s’ils savent lire ou pas, s’ils savent compter ou pas, etc., et, en même temps, ils ont vendu le fait de faire un retour personnalisé pour chaque élève en disant très précisément à l’enseignant comment il allait falloir remédier en fonction des difficultés, etc. On est à la fois sur un truc statistique qui est vendu comme anonyme et à la fois avec un retour complètement personnalisé, donc pas du tout anonyme, avec cette idée que l’ordinateur va recracher, en fait, un petit programme personnalisé qui va remettre sur les rails les élèves qui en ont besoin.

Et ça je pense que c’est nouveau. Et ça c’est vraiment Blanquer, c’est-à-dire que ça va avec cette idée de sciences cognitives, que finalement avec l’aide des sciences, ils apprendront mieux et on saura exactement ce qu’il faut faire, à quel moment. Et cette idée de nier complètement l’aspect humain des choses, l’aspect psychologique, l’aspect sociologique qui est quand même hyper-important dans le processus d’apprentissage, ouais ça c’est Blanquer tout craché.
Jet : Ce qui a changé avec ces évaluations c’est que tout est nominatif et qu’il y a eu un effort de communication énorme de la part du ministère pour précisément expliquer à quel point une partie du traitement serait anonyme. C’est la première fois que le ministère communique là-dessus. Ça veut dire qu’ils savent très bien que ça devient quand même très sensible : un site internet spécialiste dans l’éducation a révélé il y a quelque temps qu’une filiale d’Amazon était concernée parce que, apparemment, une partie des données sont hébergées par Amazon Web Services qui est une grosse multinationale ; ils ne vendent pas que de l’épicerie et des bouquins, ils font aussi beaucoup de service informatique aux entreprises. Donc le ministère a passé un contrat apparemment il y a deux ans avec une société qui est basée au Luxembourg qui, elle-même, a passé un contrat avec Amazon pour héberger une partie du traitement de ces données. Tout est nominatif ; c’est-à-dire que les enfants, en fait, sont désignés sous leur nom et leur prénom – si c’est à l’école ou au collège ça peut être différent –, mais il y a une partie, tout d’un coup, il y a des résultats qui sont envoyés sur un serveur qui est donc hébergé par cette filiale d’Amazon et, à un moment donné, il y a un anonymat. C’est-à-dire que le ministère affirme que les données nominatives sont conservées au ministère à Paris et que le prestataire extérieur qui est donc en Irlande apparemment – les serveurs sont en Irlande chez Amazon – ne possède aucune donnée nominative.

Ils ont fait quand même une communication là-dessus, sachant que d’habitude ils ne font aucune distinction ; ils parlent de traitement informatique, ils n’informent personne.
Flo : Sachant qu’il y a quand même un paradoxe comme tu le dis entre cette communication qui a été faite sur « non mais tout est anonymisé, ne vous inquiétez pas » et le fait que la DEPP, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.
Jet : La performance ; le dernier « P » est important.
Flo : Ça fait rêver ! Donc la DEPP conserve les données nominatives. Elle les conserve nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire et cinq ans après la sortie du système scolaire de l’élève, là pof ! elle anonymise ! Ce qui pose quand même des questions. Pourquoi la DEPP aurait besoin, je ne sais pas, pour des statistiques, de garder les données nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire ? Il y a quand même quelque chose qui n’est pas net !
Jet : Soit c’est anonyme, soit ça ne l’est pas. Si l’objectif c’est quand même de faire des statistiques, déjà tu n’as pas besoin de l’identité, premièrement et deuxièmement, cet archivage de cinq ans, quelque part c’est ça qui peut faire penser au Big Data, dans le sens où on accumule encore une fois des données sur des durées hyper-longues ce qui peut, justement, pousser les gens non pas à avoir confiance mais à se méfier. Ghjuvanni.
Ghjuvanni : Il faut aussi inscrire ça dans une certaine idéologie qui arrive avec Blanquer, de l’individualisation des primes des enseignants, en tout cas ce qui est annoncé. C’est déjà annoncé pour les enseignants d’éducation prioritaire +, les REP+, et à priori on ne voit pas pourquoi ça s’arrêterait là, ça devrait être étendu aux autres.

Pour les enseignants de REP+ donc qui sont les super réseaux d’éducation prioritaire, il avait été promis une prime, je crois qu’elle était de 3000 euros pendant la campagne de Macron, la campagne pour les présidentielles et ensuite il a été dit : « En fait on va donner une partie de cette prime, l’autre partie va être donnée en gros au mérite ». Or, pour donner au mérite il faut, à un moment donné, avoir des critères qui permettent de faire cette paye au mérite et du coup avoir des données qu’on garde sur plusieurs années pour voir l’évolution des écoles et les résultats des élèves… Parce qu’après l’idée ce n’est pas de stopper les évaluations en 6e ou en CP, elles vont être multipliées à tous les niveaux comme on le voit d’ailleurs dans le cadre de la réforme du bac où il va y avoir une évaluation permanente des élèves. L’idée est aussi là-derrière, parce que la logique – aux États-Unis ils ont appelé ça le Teaching to the test –, c’est-à-dire qu’à un moment on commence à enseigner uniquement pour faire des tests parce que, notamment c’est la commande, les différentes évaluations, et puis aussi parce qu’il y a une partie de la prime, une partie du salaire en tout cas, qui est liée à ça. Comme ça a été dit avant, pour faire des statistiques il n’y a pas besoin de recueillir autant d’informations : on peut prendre uniquement un échantillon et, de toute façon, on n’a pas besoin d’identifier précisément les données, en tout cas au niveau de l’élève.

L’autre argument qui a été donné, en plus des statistiques, c’était de dire que ça permettait de connaître le niveau des élèves, ce que n’importe quel enseignant ou enseignante sait bien au bout d’un mois, deux mois ; il voit à peu près ce qu’un élève arrive à faire, arrive moins à faire, sur quoi il faudra un peu plus travailler, sans avoir besoin de ça, parce que ça voudrait dire qu’avant c’était impossible à faire ! Or, on sait très bien que ce n’était pas le cas.

Du coup si tout ça était déjà fait avant ou n’est pas utile ! Si ce n’est pas utile pour faire des statistiques et si ce n’est pas utile pour avoir une idée du niveau des élèves, à quoi ça sert ? Après, la réponse coule un peu de source derrière.
Jet : Toi dans ton collège en Seine-Saint-Denis, ça se passe comment ces évaluations-là ? Tu as pu voir un peu comment ça se passait ?
Ghjuvanni : Moi ils m’ont puni de refus cette année, parce qu’ils ne m’ont pas donné de 6e.
Jet : Ah ben dis donc, qu’est-ce que tu as fait ? Mauvais élève !
Ghjuvanni : Ça doit être ça. Non je pense que c’était le hasard. Par contre, sur les élèves de 6e on a français et maths, donc on a deux créneaux par classe. Il y a des enseignants qui sont appelés à aller une heure en salle informatique pour faire passer ces évaluations sur ordinateur. Dans d’autres établissements il semblerait que ça soit sur tablette.
Jet : Ça dépend des dotations de chaque établissement. Ces tablettes pour les enfants c’est fun. Quelque part ça doit les amuser de remplir leurs QCM en ligne sur une tablette numérique !
Ghjuvanni : Il y avait un questionnaire qui devait être fait en 50 minutes. Pour ceux qui ont vu c’était presque drôle parce qu’il y avait les phrases exactes, à la virgule près, que l’enseignant devait dire. Ce qui rejoint d’ailleurs l’histoire de la personnalisation, tout ce qui a été dit, qu’on va savoir exactement ce qu’il faut faire pour chaque élève où, en fait, l’enseignant ne serait plus qu’un exécutant de ce qu’il y a à faire, sans avoir à réfléchir ; du coup on attaque la liberté pédagogique de l’autre côté ; sans interdire on oblige cette fois, ce qui change un peu les choses.

Après, sur les conditions de passage des évaluations, que ce soit en CP ou 6e, il y a beaucoup à dire en plus. On en a discuté hors antenne : certains parents ont entraîné leurs enfants aux évaluations parce qu’elles avaient été publiées avant sur Internet, sur le site du ministère ! Il n’y avait pas de secret. Il y a aussi des cas avec des questionnaires qui ont été complètement bâclés ou qui ont été invalidés avant. Enfin bon !

Par exemple, dans mon collège on n’a toujours pas les résultats ; on va arriver le 4 novembre ; peut-être qu’on les aura à la rentrée, en tout cas il se sera passé deux mois sans qu’on les ait. De toute façon l’utilité pédagogique, elle est nulle !
Flo : Ce qui intéressant c’est qu’il y a eu de la résistance quand même sur le terrain et dans le premier degré et dans le second degré, peut-être Édouard et Thomas, vous pouvez raconter comment ça s’est passé sur votre collège.
Édouard : Oui, carrément. Nous en tant qu’assistants d’éducation on n’a aucune information de la part de la direction de l’établissement par rapport à la passation des évaluations de 6e. Ce qu’on a fait c’est que du coup, avec mon collègue, on est allé en heure d’information syndicale et on venait d’avoir les informations via notre syndicat sur ce que ça supposait de faire et ce qui était obligatoire ou non.
Jet : Vous pouvez le citer le syndicat, ce n’est pas interdit, ce ne sera pas censuré à l’antenne.
Édouard : Le syndicat Sud Éducation Paris et, à l’ordre du jour, ce n’était même pas abordé. On savait que ça arrivait pour bientôt, on avait entendu des profs en parler, du coup on l’a ajouté à l’ordre du jour. Quand c’est venu sur la table, les profs ont pris la parole pour dire qu’en termes d’organisation c’était compliqué.
jef : Qu’ils n’auront pas le temps, tout ça…
Édouard : Que de toutes façons, les années précédentes ils n’avaient pas eu les résultats. On est intervenu sur le fait qu’effectivement, comment dire, ça faisait beaucoup de données qui étaient intégrées dans, on va dire, le Big Data et quand on a amené l’argument – si j’oublie des trucs tu me complètes – qu’il y avait une partie des données qui était stockée chez Amazon, il y a quelques profs qui ont tilté un petit peu. Sachant que dans l’établissement où on est ce n’est pas extrêmement politisé non plus. À priori, les profs se résignaient à faire passer ces évaluations-là. Ensuite on leur a appris qu’il n’y avait aucune obligation pour les enseignants de faire passer ces évaluations-là : il n’y a aucune circulaire qui soit parue au Journal Officiel et, du coup, ils ne risquent rien à priori.
Jet : C’était une injonction médiatique en fait. Comme tu dis, il n’y a pas eu de circulaire, de disposition réglementaire qui oblige les profs à le faire passer.
Édouard : Aucune ! Quand on leur dit ça, la première réaction des profs c’était un soulagement par rapport à l’organisation ; dire « tant mieux ! On n’est pas obligé de les faire. OK, on ne les fait pas. » Très vite, consensus sur la question et on a écrit dans la semaine suivante une lettre à la principale qui a été transmise pendant le Conseil d’administration et, de ce que j’ai vu du compte rendu du Conseil d’administration, les parents, surtout, étaient très compréhensifs et comprenaient complètement qu’on ne fasse pas passer ces évaluations. D’autant plus que, comme on disait tout à l’heure, c’est fait à peine un mois après la rentrée ; ça n’a pas vraiment de sens.
Jet : Oui, c’est ça. Si ce n’est même pas compris par les parents d’élèves et les profs, il y a peu de chances qu’il y ait du soutien.
Flo : Et Jean-Pierre, sur ton école ?
Jean-Pierre : Nous, ça fait déjà quand même des années qu’on est sur des positions assez strictes où on va mettre en avant en pédagogie ce qui sert les élèves et ce qui nous fait vivre des choses intéressantes dans les classes. Donc les évaluations, comme vous venez de dire, à deux semaines de la rentrée pour des élèves qui viennent de maternelle, les mettre tous et toutes à faire l’exercice en même temps avec les phrases à suivre à la virgule près, c’est une aberration pédagogique ; ça, on en est certains. Donc on l’a expliqué tout de suite aux familles à la réunion de rentrée en leur disant qu’on n’allait pas stresser les gamins, qu’on allait leur laisser du temps pour travailler, pour prendre leurs marques, pour coopérer au lieu d’être en compétition les unes et les uns avec les autres.

Il est aussi quand même important de rassurer les familles sur le fait que même si on est sur des positions de refus ou de boycott sur les injonctions ministérielles, disons les choses comme elles sont, on évalue les élèves individuellement en prenant du temps pour travailler avec eux et on va remplir des documents à destination des familles et à destination des collègues qui vont être beaucoup plus précis et beaucoup plus exigeants que ceux du ministère ; pas forcément plus détaillés, ça dépend sur quels points, mais c’est vrai que pour déceler des difficultés d’élèves et pour aider ces élèves il faut les connaître vraiment très bien.

Il y a beaucoup de professeurs qui perçoivent les évaluations du ministre et l’aide après qui va nous être proposée en ligne comme une aide parce qu’ils ne sont pas forcément habitués à passer énormément de temps à concevoir les outils et à concevoir les outils en équipe parce qu’il nous manque du temps pour ça. Et là où l’institution marque beaucoup de points c’est qu’elle nous propose quelque chose clefs en main qui va faciliter la tâche des collègues. Si nous on arrive derrière avec des outils beaucoup plus réfléchis dans le temps et qu’on les présente aux familles, les familles vont tout de suite comprendre notre refus, elles vont nous soutenir, elles vont nous dire merci de faire attention à leurs enfants et de travailler avec eux avec bienveillance et les choses vont être vraiment bien comprises.

Mais si jamais on est dans le rush comme c’est le cas de beaucoup de professeurs qui sont envoyés du jour au lendemain n’importe où, dans des endroits qu’ils ne connaissent pas, avec des équipes qui ne fonctionnent pas, ils vont se saisir des outils de l’institution effectivement comme une vraie aide pédagogique. Et c’est là-dessus qu’il y a un piège, qu’il y a un vrai piège, je pense, qui est réfléchi en amont.

Dans le temps il y a aussi l’idée de supprimer le statut de fonctionnaire et de recruter un maximum de contractuels qui vont être pris du jour au lendemain ; on va leur demander de faire classe devant des enfants et ça va être compliqué pour eux. Donc si les outils existent tout de suite avec des statistiques qui disent « ça, ça marche, tu n’as pas besoin de réfléchir », d’un seul coup c’est compréhensible.
Jet : Il y a un projet politique derrière.
Jean-Pierre : Il y a un vrai projet politique derrière toute cette logique-là et c’est pour ça que les mouvements pédagogiques tels la pédagogie ICEM [Institut coopératif de l’école moderne], pédagogie Freinet ou d’autres qui ont des vrais outils qui ont été conçus sur la durée, c’est une ressource pour nous ; il faut vraiment nous, qu’on puisse nous en saisir, et il y a aussi des équipes, alors je ne sais pas chez les assistants d’éducation dans le secondaire, mais en tout cas il y a aussi des réseaux, à Saint-Denis, dans l’animation dans le premier degré, d’animateurs et d’animatrices qui travaillent en pédagogie Freinet et qui peuvent aussi faire un lien avec le travail des instituteurs et des professeurs des écoles.
Flo : Et je pense que ce qu’on a tendance à oublier aussi, en plus de ce que tu dis, c’est qu’à la fois ça touche effectivement, comme tu le dis très bien, au pédagogique, etc., en fait ça touche à l’essence du métier qui fait qu’à la fois il y a cette liberté qui est hyper-angoissante parce qu’on ne sait jamais si on fait bien, donc quand on vous dit « ça, ça marche » c’est tentant parce que, du coup, ça rassure.

Là, en l’occurrence, il y a aussi autre chose dont à mon avis on n’a pas beaucoup parlé, c’est qu’il se trouve que tous ces résultats d’évaluation étaient à saisir dans un traitement informatique et, comme d’habitude dans l’Éducation nationale, on oublie systématiquement à dessein d’informer les parents que des données personnelles concernant leur enfant vont être saisies dans un traitement informatisé de données à caractère personnel.

Du coup, ce qui s’est passé là, c’est que comme d’habitude on demande de faire passer les évaluations et puis on demande de saisir les évaluations dans le traitement informatique et puis on ne prévient pas les parents. En fait, il y a eu une des attitudes qu’on a vues dans les écoles, parce qu’on a eu des retours comme ça, ce sont des enseignants qui ont fait passer les évaluations mais, parce qu’effectivement ça a fait le buzz cette histoire d’Amazon, etc., qui ont dit « nous, on ne saisit pas. »
Jet : On ne saisit pas informatiquement.
Flo : On ne saisit pas informatiquement les résultats. En fait, il y a eu des espèces d’équipes de choc qui ont débarqué dans les écoles : ils prennent l’IEN [Inspecteur de l’Éducation nationale], les conseillers pédagogiques et tout, ils arrivent et l’argument c’était de dire « mais voyons, les parents ont droit aux résultats. Si vous ne saisissez pas ils n’auront pas les résultats. » Ce qui est quand même complètement dingue c’est qu’ils ont aussi droit, éventuellement, qu’on les prévienne que les données vont être saisies et ça, personne n’en parle.
Jet : C’est juste un peu la loi.
Flo : En fait il y a eu, sur le tard finalement, une espèce de mot qui est arrivé dans les écoles d’abord et puis quelques jours après dans le second degré, dans les collèges, avec les mentions légales Informatique et Libertés. Et ce qui est incroyable c’est que c’est arrivé avec un mail au chef d’établissement – là c’est pour le collège de mon fils – disant « merci de remettre ce papier avec les résultats ». C’est-à-dire, en gros, on prévient les parents que des données ont été saisies, éventuellement qu’ils peuvent s’opposer une fois qu’elles ont été saisies et qu’elles ont craché des résultats.

Et ça, pour le coup, eh bien les parents ne sont pas au courant, ils ne savent pas, en fait, où elles vont ces données, où elles sont saisies ; quand ils ont l’info c’est trop tard. Moi j’ai eu l’info en exclusivité parce que la principale du collège a très peur de moi donc elle me dit : « Je vous le donne tout de suite » et je lui ai dit : « Ah, parce que là vous me le donnez maintenant mais ça veut dire que si des parents s’opposent vous allez devoir effacer ce que vous avez déjà pris du temps à saisir ? »
Jet : Donc aller en Irlande à vélo pour aller effacer les données !
Flo : Elle me dit : « Ah, mais je ne peux pas effacer, c’est tout en ligne ; donc hop ! C’est parti ! » En fait, on a une espèce de droit d’opposition qui est, dans la pratique, pas respectable, qu’on ne peut pas respecter parce que l’info arrive toujours trop tard. Et je pense que ce qui est important de dire ce soir c’est que ce n’est pas qu’elle arrive trop tard parce qu’elle s’est perdue dans le dédale des mails, etc. ; elle arrive trop tard à dessein parce que la position de l’Éducation nationale c’est clairement « pas vu pas pris ». Moins on donne d’infos, moi on n’aura d’opposition, plus on sera tranquille.
Jet : Tous les principes Informatique et Libertés que vous connaissez sans doute sur tous les fichiers possibles et imaginables s’exercent aussi, je dirais même surtout dans les administrations, y compris à l’école. Donc le principe d’information des personnes ou de leurs parents c’est le premier. Le deuxième c’est d’informer sur la finalité du fichier, qui y a accès, qui peut y accéder ; et troisièmement, important, la durée de conservation : combien de temps c’est conservé et ça aussi, pour avoir ce type d’info sur chacun des fichiers, il faut s’accrocher. Tout ça devrait arriver dans les boîtes ou dans les cahiers des enfants à la rentrée ; à chaque rentrée en fait, l’Éducation devrait faire une fiche d’information, même une réunion spécifique là-dessus ; ils ne le font jamais. Dans toutes les réunions de rentrée — tout le monde qui a eu des enfants à l’école a dû se les faire —, dans toutes les réunions d’information généralement on parle de tout, éventuellement à la fin un truc sur les fichiers, mais jamais, il n’y a jamais ne serait-ce qu’une petite fiche remise à chaque parent disant « voilà toutes les informations légales que vous êtes en droit de connaître sur les applications qui seront mises en place ». Le ministère, depuis 20 ans, enfin depuis 20 ans, plutôt depuis une dizaine d’années avec Base élèves, à dessein encore une fois c’est vrai, ne le fait pas, soi-disant pour ne pas éveiller ou quoi, mais en tout cas ce n’est pas du tout l’« École de la confiance » qu’on est en train de nous vendre en ce moment.
Jet : Là-dessus il y a quelque chose à rajouter ? Sur les évaluations, peut-être ?
Jean-Pierre : Sur ces questions-là d’informer les familles ou pas, nous, sur notre école il y a dix classes plus les personnes, des enseignants, enseignantes, direction, des aides pour les enfants qui ont des besoins particuliers, donc ça fait une vingtaine d’adultes qui travaillent ensemble et on est arrivé à une position de refus complet de l’école. C’est-à-dire qu’aucun enseignant, aucune enseignante, ne remplit le livret numérique. On a refusé de faire passer les évaluations mais, en plus de ça, chaque trimestre on ne remplit pas le livret numérique comme il est demandé de le faire et ça nous paraît très important.

Avant d’arriver à cette position commune, on s’est posé la question de savoir si on devait impliquer les familles dans leur droit d’opposition à ce que les données de leur enfant soient saisies ou pas. Comme on était vraiment tous et toutes d’accord pour boycotter le dispositif, on s’est dit : on a pris nos responsabilités, c’est bon, on n’a pas besoin en plus d’impliquer les familles, mais on les a informées en début d’année pour leur dire « encore une fois on va faire tampon et on va empêcher l’Éducation nationale de saisir ces données, de mettre en place des choses en plus qui vont potentiellement aggraver le cas, l’avenir de vos enfants en cas de problème. »

J’ai l’impression, dans le débat, qu’on a quand même laissé un petit peu ouverte la question de « à quoi ça va servir toutes ces données ? » Il y avait quand même tout à l’heure l’idée du CV numérique. Ça veut dire qu’un travailleur ou une travailleuse arrive sur le marché du travail et n’est plus en possession de son CV mais c’est son employeur qui, en quelques clics, va pouvoir tout de suite le mettre en concurrence avec les six, la dizaine ou la cinquantaine de personnes qui arriveront.
Jet : Le passeport Orientation formation [1] est un truc codé niveau européen et ça c’est une nomenclature de compétences qu’il faut, que chacun puisse avoir sur ce fameux CV. C’est effectivement un truc formaté.
Jean-Pierre : Et ça c’est censé être opérationnel quand ? Parce que là, ça se met en place.
Jet : La directive date de 1995, tu vois, donc ça fait 20 ans qu’ils en parlent et ils font les choses pour que ça se passe.
Flo : Ils ont mis en place le fameux socle commun de compétences et de culture, il a été mis en place en 2006 et il y a un socle interprofessionnel en 2015. En fait, les compétences qu’on a à valider, que les élèves ont à valider du socle, sont exactement celles du socle interprofessionnel. Donc c’est vraiment fait pour. Je crois que sur les sept compétences il n’y en a que deux qu’on ne retrouve pas dans le socle interprofessionnel : c’est le fait de parler une langue étrangère et puis tout ce qui est culture humaniste parce que ça, ça ne les intéresse pas. Sinon tout le reste c’est mot pour mot les mêmes compétences ; donc c’est vraiment fait pour que, quand l’élève valide, ça bascule immédiatement dans ses compétences professionnelles. C’est-à-dire qu’on est vraiment en train de former, comme tu le disais Jean-Pierre, le passeport, le CV des futurs demandeurs d’emploi.
Jet : On gère l’employabilité des élèves plutôt que savoir ce qu’ils ont réellement appris, ce qu’ils retiennent de l’école. C’est un peu la logique. Thomas, je rappelle, toi tu es dans un collège à Paris.
Thomas : AED dans un collège à Paris, comme Édouard. Si je peux me permettre, on ne gère pas du tout que l’employabilité des élèves parce qu’en fait, comme on disait tout à l’heure, on tend de plus en plus à contractualiser dans les postes d’enseignement, autant dans le primaire que dans le secondaire. Le fait que les données soient conservées après la fin de la scolarité des élèves, ça ne s’oriente pas exactement pour les élèves : ils sont partis, ils sont partis ! Enfin ils sont partis, la plupart dans le secondaire ou autre part. Du coup, le fait de conserver les résultats ça permet rétroactivement de contrôler la progression des professeurs. C’est-à-dire est-ce que vous avez eu des classes compétentes ? Vous n’avez pas eu des classes compétentes ? Du coup est-ce qu’on peut vraiment vous accorder votre mutation ? Ou peut-être pas. On ne gère pas, je pense, que l’employabilité des élèves dans un temps long de « vous êtes en CP mais en fait dans 15 ans vous serez sur le marché du travail ». On gère l’employabilité des gens qui sont déjà employés et pour eux : est-ce qu’on renouvelle votre contrat ou pas ? Est-ce qu’on vous conserve votre poste ou pas ? Je pense qu’il y a aussi ça qui se joue en fait. C’est une intuition ; évidemment il n’y a pas de directive là-dessus, il n’y a pas écrit noir sur blanc « on va contrôler les profs en même temps que leurs élèves. »
Jet : En fait le contrôle de la productibilité des profs est aussi en cause là-dessus.
Ghjuvanni : Et il y a une cohérence dans ce qui est dit. Si on ne prend que la question des évaluations, des compétences ou autres, de manière isolée, on peut porter une critique dessus. Par contre, si on prend l’ensemble des contre-réformes qui sont menées, en fait on s’aperçoit de la cohérence des choses, donc ce qu’on disait sur la question de la paye au mérite ou, tu as raison aussi, la question des mutations, etc., qui vont être mises en avant. Dans tous les cas, avec ce qu’on décrit là, on voit bien une vision utilitariste de l’éducation qui sert uniquement à donner un emploi et, en tout cas pour les enfants des classes populaires parce que pour les autres il y aura ensuite les grandes écoles qui feront leur travail, les écoles de commerce payées à crédit qui elles, feront leur travail ; par contre, pour une grande partie de la population, eh bien l’enjeu c’est de valider le socle de compétences qui ensuite est transféré dans le monde professionnel et c’est, à chaque fois, des choses qui sont hyper-utilitaristes. D’ailleurs, ce n’est pas anodin qu’on ait supprimé les cultures humanistes. On est sur une espèce de formation minimale où on sait la base c’est-à-dire en gros obéir, écrire, compter quand même un minimum. D’ailleurs, les évaluations sont faites en français et en maths aussi.
Jet : Et savoir chanter La Marseillaise.
Ghjuvanni : En gros c’est un peu ça. Il y a aussi cette vision-là qui est donnée à l’éducation et, du coup, faire des évaluations et en faire de plus en plus, ça correspond aussi à une logique de performance puisque dans le nom DEPP il y a « performance » à la fin : être performant aux tests et notamment aux tests internationaux, les trucs genre PISA [2], etc., qui sont l’espèce d’objectif à atteindre ; le Graal absolu c’est de remonter au classement PISA parce qu’il y a une espèce de classement international qui est fait par l’OCDE.
Thomas : Ça n’a pas rapport avec la tour de Pise ?
Ghjuvanni : Ça penche un peu ! Il y a cette vision-là de l’école par la performance, par le résultat, d’ailleurs un résultat qui est chiffré et quantifiable, c’est-à-dire que si l’élève a pris du plaisir à faire quelque chose, ce n’est pas quantifiable ; on ne peut pas le mettre dans un fichier numérique, en tout cas c’est assez compliqué ; du coup, ça on l’enlève. Par contre s’il a su faire, je ne sais pas, lire une phrase correctement même s’il ne la comprend pas d’ailleurs, s’il a su la décoder même s’il ne sait pas ce que ça veut dire, là, ça va, ça marche bien parce qu’on est sur quelque chose de purement utilitaire quoi.
Flo : Peut-être qu’il faut préciser parce qu’il ne faudrait pas qu’on ait l’impression que notre propos c’est de dire maintenant avec tous ces traitements de données et ce Big Data, l’école deviendrait - comment dire ça… - un outil de reproduction sociale parce qu’en fait elle l’a toujours été. Je pense que c’est important de dire que oui, il faut quand même être conscient de ce à quoi sert l’école, en gros comme tu le disais très bien Ghjuvanni, les dominants sortiront dominants et les dominés dominés ; ça c’est ce que fait l’école depuis toujours. Ça n’a pas changé !

La petite différence c’est qu’avec cette multiplication de données numériques, les élèves, futurs élèves, etc., n’ont plus les données en main en fait ; enfin les familles n’ont plus les données en main. Ça, ça change quand même pas mal les choses. Moi, pour être institutrice depuis 20 ans, je me rappelle très bien qu’en fin de CM2 on remettait la pile de livrets scolaires, du CP au CM2, à l’enfant. Après, il en fait ce qu’il veut : s’il veut le brûler dans la cheminée il le brûle dans la cheminée, s’il veut l’archiver il l’archive, etc., mais en gros il n’y a pas de trace qui est gardée, ni à l’école… Et là, maintenant, le système qui se déploie c’est « si ton parcours a été chaotique eh bien il va te coller au cul jusqu’à la fin de tes jours ». Ça c’est quand même vraiment une nouveauté et je pense qu’on a une machine à broyer qui n’est pas nouvelle mais qui est encore plus performante que ce qu’elle était parce qu’il n’y a plus de droit à l’oubli, il n’y a plus d’effacement possible.

J’entends tout à fait ce que tu dis effectivement, Thomas, sur le fait que ça peut être aussi un moyen d’évaluer le travail de l’enseignant, mais moi mon idée c’est quand même de dire « enseignants, nous on sera tous morts et enterrés pendant que ce qu’on a écrit sur les gamins leur collera encore au derrière ». C’est quand même ça ! Je ne dis pas que j’ai envie d’être évaluée au mérite, surtout que je suis mal barrée, mais finalement ça me fait moins chier qu’on dise à un de mes anciens élèves quand il a 35 ans, qu’il arrive à pôle emploi : « Je ne comprends pas, en CP, ça a mis du temps quand même l’apprentissage de la lecture ! Vous n’avez validé que début juin ou je ne sais pas quoi ! » Ça ce n’est pas la même chose ! On n’est plus sur le même temps et, du coup, cette machine à broyer qu’est l’école, ce n’est pas nouveau, elle devient de plus en plus efficace et on a de moins en moins la main dessus.
Jet : Donc la « performance » de la DEPP c’est aussi la performance du broyage on va dire !
Jean-Pierre : L’idée qu’avec des logiciels informatiques ils puissent contrôler le parcours des enfants et qu’un employeur puisse cliquer et avoir un comparatif qui lui permette de choisir qui il emploie et surtout qui il vire ou qui il va laisser sur le carreau — ça arrivera peut-être à un moment —, mais pour que ce soit efficient il faut quand même aussi qu’il y ait énormément de gens qui travaillent derrière, il faut qu’il y ait une cohérence dans la durée alors que là, tous les trois ans, le fichier change. Nous, les enseignants, on voit comment ça se passe quand on doit s’inscrire sur une base numérique Éducation nationale : une fois sur deux ça ne marche pas ! Donc on est encore très loin du compte.
Jet : Il y a des saboteurs chez vous ! C’est tout !
Jean-Pierre : Je ne pense pas. Il y a beaucoup d’enseignants qui ne sont pas du tout carrés en informatique, ça c’est certain, mais en général, pour l’instant les logiciels qui nous sont proposés fonctionnent assez mal. Donc je pense que cette espèce de contrôle géant par informatique c’est aussi un fantasme que le pouvoir a ; il essaye de le mettre en place.
Jet : Qu’il entretient !
Thomas : Qu’il entretient. Pour l’instant ça ne fonctionne pas et je ne sais pas si ça fonctionnera un jour. Je pense que c’est très dangereux et qu’il faut qu’on soit très vigilants et si on peut tout boycotter un maximum il faut qu’on le fasse, d’autant plus que ça nous prend un temps monstrueux et que ce temps-là on ne l’utilise pas avec nos élèves ni avec nos collègues donc il faut qu’on soit vigilants là-dessus. Mais cette toute puissance, je ne sais pas si elle arrivera à un moment, moi je n’y crois pas trop à tout ça.
Flo : Ce qui est troublant c’est l’acharnement que met l’Éducation nationale à faire en sorte qu’aucun élève n’échappe à ces bases de données. Peut-être qu’on parlera un petit peu du parcours du combattant.
Jet : Oui. On parlera tout à l’heure du livret plus directement.
Flo : Et du parcours du combattant que représente le fait de s’opposer à ce que des données soient entrées dans ces bases de données. Là il y a vraiment la volonté de dire : il faut qu’il y en ait zéro qui nous échappe. Par exemple une famille qui aurait choisi de faire l’instruction à la maison, c’est possible, c’est la loi, l’élève est quand même rentré dans la base de données ; il a quand même un identifiant national et il est quand même saisi dans Onde. Pourquoi ? Pour quoi faire ?
Donc il y a vraiment cette volonté qu’il faut qu’ils y soient tous et ça va vraiment jusqu’à de la mauvaise foi caractérisée en ne donnant pas l’information aux parents pour être sûr qu’il n’y ait pas de refus.
Jean-Pierre : Je pense que l’un des objectifs ce serait plus ce que vous me disiez tout à l’heure hors antenne, ce serait, je pense, de vendre les données à des sociétés privées pour pouvoir dégager du profit sur la question de l’éducation avec tous les gamins qui seraient en difficulté dans tel ou tel domaine et qui auraient potentiellement la possibilité d’entrer dans une école un petit peu meilleure : balancer après énormément de publicité.
Jet : Ça c’est le débouché ultime.
Jean-Pierre : Oui. Mais au-delà de savoir si les enfants vont être fichés jusqu’à la fin de leur vie, c’est proposer quelque chose de marchand à leur famille qui va ensuite payer pour compenser tout ce que l’Éducation nationale n’aura pas fait puisqu’elle manque de moyens, que les enfants sont à la traîne. Ça je le vois à beaucoup plus moyen terme, j’en suis même à peu près convaincu.
Jet : Vous écoutez toujours Les Amis d’Orwell, 89.4 sur Radio libertaire. On va faire une petite pause avec La Rabia, je crois. On revient tout à l’heure pour parler du livret numérique et de Pronote qui casse la baraque dans les collèges et les lycées. On verra ça de près tout à l’heure.
Pause musicale : La grenouille par La Rabia.
Jet : Vous connaissez tous cette histoire de la grenouille qui, jetée dans une casserole d’eau bouillante, évidemment gicle, saute, s’échappe, alors que si on la met délicatement dans de l’eau à température ambiante et qu’on chauffe régulièrement, eh bien elle meurt joyeusement, dans la joie et la bonne humeur.
Vous êtes de retour dans Les Amis d’Orwell ; on parle de fichiers et de l’Éducation nationale. On a fait le tour sur les évaluations qui ont été passées au forceps dans les écoles, évaluations nominatives avec des remontées nominatives au ministère de l’Éducation nationale, également avec un traitement qui passe par les serveurs d’Amazon, qui a fait quelque bruit.
Retour sur le plateau. Je rappelle qu’on a deux professeurs des écoles de Paris ; on a un enseignant de Seine-Saint-Denis en collège et deux AED, Thomas et Édouard ; les AED sont des surveillants d’éducation, assistants d’éducation.
Édouard : Tout à fait.
Jet : On va parler avec vous de Pronote. Qu’est-ce que c’est que Pronote ?
Édouard : Pronote – je vais peut-être me tromper un peu sur deux-trois termes techniques – c’est une plateforme numérique qui est accessible à la fois par nous, la vie scolaire, donc les assistants d’éducation et les CPE [conseiller principal d’éducation], qui est accessible – puisqu’à chaque fois selon leur fonction les acteurs n’ont pas accès aux mêmes choses – par les enseignants également, par les élèves et par les parents.
Jet : C’est comme un portail internet où, avec des identifiants, on peut avoir accès à la base de données interne de l’établissement.
Édouard : Ils peuvent y accéder sur leur téléphone, nous sur les ordinateurs de l’établissement.
Jet : OK ! Ça marche aussi par appli sur le smartphone ?
Édouard : Exactement. Ça sert absolument à tout.
Jet : Donc à l’appel, aux notes.
Édouard : Exactement. Ça sert à faire l’appel. Pour les notes je ne sais pas exactement.
Ghjuvanni : Les notes sont mises dedans et les observations trimestrielles aussi.
Édouard : Les devoirs aussi.
Ghjuvanni : Le cahier de textes.
Édouard : Quand on fait des heures de permanence, il y a toujours un ordinateur dans la salle de permanence et les élèves, systématiquement, nous demandent : « Est-ce que je peux regarder Pronote pour savoir si j’ai des devoirs à faire ? » C’est-à-dire qu’ils ne notent plus rien dans leur agenda, tout est sur l’ordinateur et du coup, pour nous, c’est un outil de contrôle vraiment absolu. On passe la journée dessus.
Jet : Vous, les AED, vous contrôlez l’activité des profs via justement comment ils remplissent le cahier de textes.
Flo : Non !
Édouard : Pas des profs !
Thomas : Si avec l’appel, justement !
Édouard : Les profs un tout petit peu en fait, avec l’appel.
Thomas : L’appel du matin, chaque début de cours.
Édouard : Chaque début de cours. Chaque début d’heure on sait exactement quel prof a fait l’appel, quel prof n’a pas fait l’appel ; on peut leur envoyer des petits papillons pour leur rappeler de faire l’appel quand ils ne l’ont pas fait.
Jet : Papillons sur Pronote encore une fois !
Édouard : Voilà ! C’est une espèce, comment dire, de moyen de leur envoyer un petit signal.
Jet : Ça reprend aussi toute l’ergonomie d’un réseau social ; en fait c’est ça l’idée quelque part. Chaque enfant a son petit compte perso ; il a son cahier de textes numérique ; chaque professeur aussi a les classes, tout s’affiche avec des couleurs différentes, j’imagine, et ça reprend aussi l’ergonomie un petit peu attrayante, ludique, pour que ça passe.
Édouard : Tout à fait. En plus c’est couplé avec l’ENT de l’établissement.
Jet : L’ENT, Environnement numérique de travail, c’est ça ?
Édouard : Exactement. Donc c’est une interface commune avec tous les acteurs de l’établissement donc les élèves, les enseignants et même nous on y a accès, même le personnel administratif ; chacun a son petit avatar, peut mettre sa petite humeur du jour, ce qui occasionne des problèmes, d’ailleurs, parce que du coup les élèves qui vont avoir envie de faire des blagues vont se faire attraper tout de suite ; ça peut aller très loin pour pas grand-chose.
Jet : Des blagues sur Pronote ! Est-ce que tu peux expliquer ?
Édouard : Alors ce n’est pas sur Pronote, c’est sur l’ENT à côté : mettre une photo avec ses copains en train de fumer des cigarettes alors qu’on est en 4e ; ça se voit tout de suite, ça remonte à la direction qui appelle les parents, alors que c’est une blague.
Flo : Parce qu’une des fonctions de l’ENT c’est justement d’interconnecter tous les fichiers déjà existants. C’est-à-dire que l’ENT va être connecté, comme tu le disais, à Pronote mais aussi au LSU, au livret numérique, aussi à Siècle qui est le fichier administratif, etc. Donc tout ça est en lien. D’ailleurs il y a eu un arrêté de 2016, non, plus récent que ça sur les ENT, avec un temps de conservation de données à priori limité, parce que je crois que si l’élève, une fois qu’il est dans les études supérieures il ne manifeste pas sa volonté que ce soit effacé, en gros ce n’est pas effacé.
Édouard : Comme un casier judiciaire.
Flo : Voilà ! Un peu.
Jet : Un casier scolaire. Ça veut dire que vous les AED, les assistants éducation vous avez peut-être plus l’occasion d’avoir les mains dans le cambouis, dans Pronote, que les profs quelque part. Vous suivez un petit peu l’activité…
Flo : Non…
Édouard : Moi je dirais oui, parce que, dans une journée type, les profs font l’appel. Après ils peuvent l’utiliser par exemple dans le cas où ils excluent un élève pendant un cours.
Jet : Là on rentre dans la discipline, dans le dur.
Édouard : Sauf que derrière ce sont toujours des procédures hyper-compliquées sur le logiciel ; moi je sais que dans le collège où on est, les profs ne s’embarrassent pas à utiliser Pronote dans ces cas-là.
Thomas : Ils font un petit papier.
Edouard : Ils font un papier, ils les envoient dans notre bureau et après c’est nous qui gérons.
Flo : Après, ils utilisent Pronote aussi pour mettre les notes des élèves.
Ghjuvanni : On peut même mettre des QCM. Le problème c’est qu’en fait ça dépend de l’utilisation qu’on a. Je crois qu’il y a une force d’inertie assez importante qui fait que ça peut arriver lentement. Aujourd’hui, ils ont sorti une nouvelle version de Pronote ; tous les ans ils renouvellent un peu : il y a des petits trucs qui changent et puis surtout ils rajoutent des fonctionnalités. Encore une fois, ça dépend de l’utilisation des professeurs ; quand on a une utilisation minimale, on ne connaît pas tout.

Par contre, on peut faire de plus en plus de choses ; par exemple dans le cahier de textes qu’il est obligatoire de remplir pour le coup – maintenant il est quasiment uniquement numérique – on met ce qu’on a fait en cours, les notions travaillées parce qu’il y avait ça à un moment donné : il y a un an ou deux, on nous avait demandé, en tout cas dans mon collège, de marquer limite heure par heure tout ce qui avait été travaillé. On peut mettre des liens vers des sites ou des vidéos ; on peut mettre des QCM pour vérifier que les gamins ont bien travaillé chez eux.

En fait on peut faire plein de choses et en centralisant tout sur ce logiciel, sur Pronote, ce qui pose problème, ce qui revient à ce qu’on disait tout à l’heure sur la facilité apparente que cela peut avoir, parce qu’une fois qu’on aura maîtrisé l’outil – et on peut penser qu’avec les nouvelles générations qui vont arriver, qui auront déjà baigné là-dedans parce qu’elles l’auront utilisé en tant qu’élève et ensuite elles l’utiliseront en tant que prof, qu’AED ou autre – on peut penser qu’il va y avoir une espèce de normalisation et on va trouver normal de faire de plus en plus de choses en ligne. Je crois qu’il y a aussi des choses qui peuvent avoir un intérêt en soi. Si les gamins ont fait une sortie quelque part, mettre des photos en ligne sur le site internet, s’il est en interne et tout, ça a un intérêt qui peut exister, on peut aussi faire d’une autre manière, mais voilà ! Le problème, avec toutes les données qu’on rentre, à un moment donné, c’est aussi de savoir mettre une limite à ça !
Flo : Surtout, je pense que justement le danger de ce côté hyper-ergonomique, hyper-pratique, c’est qu’en fait souvent le prof lambda n’a pas conscience qu’il a entre les mains un traitement de données à caractère personnel.
Jet : C’est peut-être fait pour ça aussi.
Flo : Donc il tombe sous le coup de la loi, etc. Moi j’ai fait opposition à Pronote ; je suis la première à le faire dans le collège.
Jet : On t’a remis une médaille ?!
Flo : Non ! C’était l’évènement parce que jamais personne ne s’est opposé, ce qui est normal puisque personne n’a jamais eu l’information comme quoi il y avait des données rentrées dans ce traitement. Du coup, j’ai dû faire une cote mal taillée avec la principale, parce que moi, ce je voulais surtout, c’est qu’il n’y ait pas de notes, pas de commentaires, pas de sanctions, rien d’écrit. Du coup, j’ai cédé sur le fait qu’ils puissent quand même faire l’appel sur Pronote, parce que pour les profs s’il en manquait un dans le truc, c’était très compliqué. J’ai dit « OK ! On le laisse, vous faites l’appel, par contre je ne veux aucune donnée scolaire, de comportement éventuel, etc. » Mais c’était déjà la révolution ! Il a fallu faire un mot à chaque prof pour expliquer que s’il avait déjà entré des données il fallait les enlever, etc., et les profs étaient en panique. Ils ont demandé à la principale ce qu’ils devaient faire.

Ça veut dire qu’il y a un côté apprenti sorcier, quand même. On met des outils dans les mains et à aucun moment on informe. Attendez, à un moment les parents ont leur mot à dire ! Et ça c’est une vraie bataille qu’on a du mal à mener parce que la non-information fournie, elle est volontaire, elle est organisée, etc., et c’est très dur d’aller contre la machine.
Jean-Pierre : Sur notre école élémentaire, il y a eu un moment où un collègue a utilisé ce type d’argument qui a quand même aidé les collègues à se mettre d’accord ; ils nous a dit : « Comme l’information on ne l’a pas faite précisément aux familles, voire pas du tout puisqu’on ne nous l’avait pas demandé, potentiellement on est hors la loi. Si une famille se retourne contre nous elle gagnera et, à ce moment-là, ça peut aller au pénal ». Et c’était vrai puisqu’on avait fait un stage, le stage anti-hiérarchie il y a deux ans, qui nous avait informés très précisément sur ces points. On savait qu’aucun de nos parents d’élèves ne nous poserait de problème, par contre, éthiquement on se disait : tiens, il arrive assez souvent que la hiérarchie se mette hors-la-loi vis-à-vis de nous pour nous mettre la pression, mais là elle se met en plus hors-la-loi et elle nous demande de nous mettre hors-la-loi vis-à-vis des familles. Ça, ça a quand même aussi pesé ; sans ça on aurait quand même été en refus, je pense, mais c’était un argument en plus qu’on peut utiliser.
Flo : Peut-être qu’on peut rappeler d’ailleurs, accessoirement, l’information qui est censée être donnée aux familles et qui n’est jamais donnée ou quasiment jamais. En gros, à partir du moment où il y a utilisation d’un traitement informatisé de données il y a le droit d’information, donc on doit informer les familles et, entre autres, informer des finalités du traitement, c’est-à-dire à quoi il sert, quelles informations sont récoltées et sont placées dans ce fichier.
Jet : Pour combien de temps.
Flo : Voilà ! Il y a un droit d’accès, c’est-à-dire qu’elles peuvent normalement aller voir la principale du collège en disant « je veux savoir tout ce qu’il y a dans Pronote ou dans Siècle sur mon enfant », etc.
Jet : C’est peut-être le droit qui est le plus respecté, évidemment si on le demande.
Flo : Faut-il être informé !
Jet : Ça fait forcément chier le directeur ou le proviseur parce que ça lui prend du temps et qu’il faut qu’il imprime des pages.
Flo : Après, il y a un droit de rectification. D’ailleurs je pense qu’il y aurait quelque chose à lancer comme action au niveau du livret numérique parce que, comme c’est un fichier, il y a un droit de rectification. Je pense qu’aller emmerder les instituteurs en disant « moi, ce commentaire-là ne me va pas, vous le rectifiez », je pense que ça pourrait bien mettre le bazar. Et puis, le dernier droit, c’est le droit d’opposition.

En fait, si ces quatre droits-là ne sont pas signifiés aux parents, comme tu le disais très bien Jean-Pierre, alors c’est absolument illégal ; ça s’appelle une collecte déloyale de données et donc on se met effectivement hors-la-loi en faisant ça. Et ça c’est un bon argument à utiliser et en tant que parent puisqu’on est tranquille, en gros l’info on ne l’a jamais eue, et en tant qu’enseignant, comme tu le dis, pour dire « ah ben non ! moi je ne me mets pas en danger » parce qu’effectivement, comme tu le disais très bien, si un parent se retourne, c’est du tout cuit, il est sûr de gagner.
Jet : Le droit d’opposition, effectivement, c’est un droit qui est presque régalien, j’allais dire, c’est un truc qui s’impose sur chaque fichier, évidemment celui de Franprix et tout le monde peut comprendre qu’il en faut un, mais peu de gens savent que dans les fichiers de l’Éducation nationale aussi tu as ce fameux droit d’opposition. Évidemment, la loi française est très tordue, comme toutes les lois, et tout le droit fondamental est tordu. La loi française dit « pour des raisons légitimes, pour des motifs légitimes, on peut s’opposer ». Le problème c’est que c’est le ministère de l’Éducation nationale qui est à la fois juge et partie, qui donc fait le traitement, qui décide de le lancer et qui décide aussi, qui juge si c’est légitime ou pas qu’on s’y oppose.
Flo : Mais le RGPD a modifié cet aspect de motif légitime.
Jet : Justement. Le RGPD, c’est donc le Règlement général pour la protection des données qui a été adopté dans toute l’Europe, toute l’Union européenne, le 25 mai dernier ; on a fait d’ailleurs une émission dans Les Amis d’Orwell ; vous pouvez retrouver le podcast sur notre site souriez.info, on en a parlé pendant une heure et demie, c’était juste avant que ça passe. Le RGPD [3] s’applique aussi aux fichiers administratifs sauf aux fichiers policiers donc les fichiers imposés. C’est vrai que le RGPD a réécrit un petit peu le droit d’opposition, c’est l’article 21 je crois, dans une formule un peu moins ambiguë et surtout qui laisse vraiment apparaître le fait que c’est aux responsables du traitement, en l’occurrence le ministère et les rectorats, etc., de montrer que le fichage est impérieux et légitime pour la mission de service de public sur laquelle ils sont impliqués et pour laquelle ils ont lancé le fichier. Donc ce serait à eux, effectivement, de prouver à tout le monde que pour que l’éducation se passe bien dans les écoles, les collèges et les lycées il faut absolument qu’il y ait un fichage nominatif qui sorte de l’établissement, qui remonte à Paris et surtout qui soit conservé pendant des années.

Donc le RGPD est, quelque part dans sa formulation, un peu plus protecteur. Pour l’instant personne n’est allé encore au procès. Ce qui va se passer c’est que le ministère va continuer à dire « eh bien moi je trouve que le fichage que je mets en place avec le livret scolaire est légitime, il est impérieux » ; le ministère va dire ça et après ce sera aux parents d’aller devant le tribunal administratif pour contrer cette affirmation-là. La différence c’est qu’effectivement ce sera au ministère de prouver cette impériosité, le côté incontournable du fichage nominatif pour faire l’école et pour apprendre, parce que la mission de l’école ce n’est pas de faire des fichiers, c’est d’enseigner.

On est vraiment au début du droit ; ce droit-là vient de changer. Effectivement c’est le parcours du combattant pour s’opposer, depuis dix ans c’est la croix et la bannière.
Flo : C’est la croix et la bannière parce déjà il faut avoir l’information ; à priori le parent lambda il ne l’a pas.
Jet : Mais même ceux qui l’ont !
Flo : Après, même un parent qui aurait l’information, en général pas donnée par l’école mais récupérée, je ne sais pas, sur le Net ou parce qu’il est allé à une réunion, etc., il en a entendu parler, même une fois qu’on a cette information, eh bien ce n’est pas gagné. Comment je vais dire ça ? En fait il faut trouver l’équilibre entre l’aspect, ce dont tu parlais Jet, de loi ; en gros il faut être clair, que ce soit un principal de collège ou un directeur d’école, la loi il ne la connaît pas. Il y a juste l’article 21 du RGPD à lire et vous en savez plus que votre chef d’établissement ; ce n’est pas mal parce que ça les impressionne toujours.

Ceci étant dit, je pense qu’il ne faut pas oublier que c’est une lutte et que, comme c’est une lutte, c’est aussi un rapport de force. Ça ne suffit pas de dire « le RGPD a dit ». Évidemment, si on est nombreux c’est plus facile, donc pour ça il faut faire de l’information, il faut faire des réunions, il faut diffuser au maximum.
Jet : Des réunions entre parents et professeurs.
Flo : Et après, il faut être hyper-sûr de soi. C’est-à-dire que moi, par exemple, je me suis opposée dès le début du LSUN pour mon fils en CM1.
Jet : Tu as aussi fait opposition à Base élèves.
Flo : Il se trouve que ça a été respecté à la lettre parce que j’ai envoyé un courrier plus que salé à l’institutrice, en gros en lui disant que si elle saisissait je la traînais devant le tribunal. Du coup elle s’est dit : non, je ne vais pas saisir, je vais faire un livret papier.

La deuxième année j’ai même eu un courrier de l’inspectrice me disant « on fera un livret papier » : un courrier signé de l’inspectrice ! Comme quoi, quand on tape très fort du poing sur la table ! Ça ne veut pas dire qu’on y arrive toujours. Il faut connaître un tout petit de lois et, en même temps, il faut y aller super fort.

Ça se complique vachement au collège, d’abord parce qu’il y a plus de fichiers et en plus, parce que l’information est encore moins donnée. Quand j’ai rencontré la principale du collège en début d’année, là, elle a commencé par me dire « ah mais moi on me demande de faire du tout numérique alors je ne sais pas comment je vais pouvoir faire » ; là-dessus il faut être sans pitié. Il faut dire « j’entends bien ce qu’on vous demande, mais c’est la loi ». En gros, il faut bien voir que ce soit l’institutrice, le directeur, le professeur ou le principal de collège, il va être écartelé entre ce que le parent va demander et ce que sa hiérarchie lui demande et, en gros, c’est à celui qui va crier le plus fort. L’objectif est très clair ; il faut qu’il ait plus peur du parent d’élève que de son inspecteur ou de son DASEN [Directeur Académique des Services de l’Éducation nationale] ou directeur, recteur, etc. Et pour ça c’est vrai que, moi je le dis très franchement, il faut arrêter d’être gentil avec les maîtresses parce que la maîtresse elle est peut-être gentille, mais elle remplit des fichiers sur votre enfant.
Jet : Ou les maîtres aussi !
Flo : Ou les maîtres, non parce que lui est gentil, mais elle remplit des fichiers sur nos enfants et qui vont les suivre bien après leur sortie du circuit scolaire.
Jet : Ça ne suffit pas juste de dire « je n’étais pas au courant ! ».
Flo : Ce n’est pas pour rien que Blanquer a imaginé cette idée de « l’École de la confiance » parce qu’il sait que c’est comme ça qu’il arrive à faire passer ses trucs. Je ne sais pas pourquoi il y a cette espèce de vieille idée : les gens ont assez confiance dans l’école et sont un peu persuadés que le maître, la maîtresse, sont gentils ! Eh bien non, ils ne sont pas gentils ! Il faut juste vérifier ce qu’ils font et surtout il faut leur dire « ça oui, ça non ». Voilà ! Il faut prendre une position hyper-ferme là-dessus.
Jet : Base élèves, je vous rappelle, ça été lancé il y a dix ans, en 2008. À l’époque il y a un collectif, d’ailleurs dont tu fais partie Flo, un collectif de résistance à Base élèves qui s’appelle le CNRBE qui a été créé il y a dix ans. Le site internet est encore actif, il est bien foutu, il y a plein de documents, des fois il y a même trop de documents, donc retraitbaseeleves.wordpress.com [4], ça se trouve assez facilement. Il y a régulièrement des articles pour expliquer, même des propositions de courrier type à envoyer, à utiliser, qu’on soit dans le premier degré, à l’école, au collège ou au lycée pour justement agir en tant que parent. Mais également, l’intérêt ce n’est pas que son enfant n’y soit pas, c’est aussi vraiment que la prise de conscience se fasse au sein de l’établissement ; il faut jouer à la fois sur les syndiqués, les non-syndiqués, FCPE [Fédération des Conseils de Parents d’Élèves] ou pas, il faut y aller.

On a eu envie d’inviter aujourd’hui au téléphone Camille qui est une mère d’élève qui, par l’intermédiaire de ce collectif, le CNRBE, a témoigné. Elle nous a envoyé une lettre de dix pages ; c’est trop long pour qu’on puisse la lire, en plus ce n’est pas très pratique. Elle nous a vraiment expliqué son parcours du combattant depuis un an et demi, en fait. On l’a lue tous les deux, Flo, et c’est vrai que ça retrace vraiment toute la mauvaise foi, même tout le mépris qu’on peut avoir finalement. Elle s’est tapée son professeur, le directeur de l’école – sa fille était en CE2 en 2017, aujourd’hui elle est en CM1 ; elle s’est tapée l’IEN, donc l’inspecteur de circonscription, c’est l’inspecteur qui gère une circonscription, c’est-à-dire quelques établissements et le DASEN, donc le directeur académique des services de l’Éducation nationale, donc c’est le grand ponte, dans chaque département il y a un DASEN qui est donc en dessous du recteur.

Dans sa description c’est typique, c’est quelqu’un qui est au courant qu’il y a un fichier qui est lancé ; avant même que les données soient enregistrées elle en parle à son professeur, elle fait un courrier ; le professeur lui dit « pas de souci » ; ensuite il ne se passe rien pendant un an et demi et, tout d’un coup, elle se rend compte : il y a un bilan fin de cycle, CE2 c’est la fin du cycle 2, c’est ça ? Le cycle c’est trois ans, donc à la fin du cycle 2 il y a un bilan qui est effectué et les parents remarquent que c’est sous forme informatique et ils se rendent compte que finalement le livret scolaire a été rempli pour leur enfant, alors qu’elle a fait un courrier, qu’on lui a dit « il n’y a pas de souci ».

C’est là qu’elle reformule, elle refait une lettre de refus. Je vous passe les détails, mais encore une fois elle est passée par l’IEN, par le DASEN, elle a plusieurs réponses et des fois c’est du tac au tac, elle reçoit la réponse et le soir même elle répond. On comprend bien, en plus, qu’elle y connaît plus, comme tu disais, qu’elle en connaît vraiment beaucoup plus que le DASEN sur la question du droit et de ce qu’elle a en possession pour contrer le diktat, mais finalement la machine l’a déjà écrasée !
Flo : Surtout, ce qui est intéressant, c’est que dans son histoire, on voit bien dans les réponses, que ce soit la réponse de l’inspecteur ou du directeur de l’académie, c’est qu’en fait ça ne leur pose aucun problème de mentir vraiment de manière éhontée dans le courrier en disant « l’information a été donnée ». Elle dit : « Eh bien non, l’information n’a pas été donnée ; si l’information avait été donnée, je l’aurais eue » ; et il redit dans le courrier d’après : « L’information a été donnée ». Du coup, là leur histoire est vraiment kafkaïenne parce que vu la manière dont ils connaissent eux assez bien le dossier, ils auraient pu tomber face à une équipe qui cède. En fait, là l’équipe ne cède pas ; c’est-à-dire qu’elle a cette attitude de dire « on va demander à l’inspecteur » ; évidemment l’inspecteur va dire « vous remplissez ! » Voilà !

L’avantage c’est qu’ils sont très énergiques tous les deux, ils sont bien décidés à ne pas lâcher, mais en gros, ça va se finir au tribunal.
Jet : En fait ils se sont rendu compte en juin de cette année que le bilan de fin de cycle avait été informatisé. Ils ont refait les courriers et ils ont eu une réponse du DASEN, une réponse qui refusait, en fait, leur refus. C’est comme ça que ça se passe.

Je crois qu’ils n’ont pas encore dans leurs arguments, il ne me semble pas qu’ils aient notifié l’article 21 du RGPD qui est beaucoup plus clair et qui devrait peut-être être plus facile à motiver.

La réponse du DASEN c’est que le livret scolaire est nécessaire pour le brevet des collèges qu’on passe en 3e. Vous avez entendu parler de cet argument, ou pas ?
Jean-Pierre : C’est un argument qu’on nous sort souvent en disant « si vous boycottez, si vous ne remplissez pas, ça va mettre en péril l’avenir scolaire, l’orientation de vos élèves ». Et comme pour l’instant ces fichiers numériques sont quand même relativement récents, ils ont changé, même le droit, là, a changé récemment, enfin ce n’est pas encore vraiment en place, donc eux sont dans le bluff quand ils nous disent « à cause de vous, vos élèves n’auront pas le brevet ou n’auront pas le bac ou ne pourront pas avoir une bonne orientation », ils sont dans le bluff parce qu’ils ne savent pas. Mais on ne peut pas non plus être sûrs du contraire. Donc nous, on est quand même obligés de prendre le risque ou de réfléchir avec ce risque-là ; on ne sait pas trop.

Ça nous met dans une position un petit peu, des fois, inconfortable. C’est pour ça que je parlais tout à l’heure d’une position assez consensuelle et molle, soutenue par exemple par le texte de l’intersyndicale parisienne : il y a l’appel à ne pas remonter les résultats et à l’époque, donc en 2008, il y avait plutôt l’appel à ne faire remonter que des résultats positifs, donc le maximum pour tous les élèves.
Jet : Une espèce de grève du zèle quoi !
Jean-Pierre : Et ça c’est peut-être plus mou que de boycotter tout, mais au moins sur cette question de « est-ce qu’on met en péril les élèves », si on leur met à tous 20 sur 20, potentiellement ils peuvent tous avoir la meilleure orientation possible et le brevet. Donc ça peut-être quand même aussi une manière de semer la zizanie, ça c’est clair, mais aussi de favoriser les gamins et aussi ceux qui auraient des mauvaises notes ou de l’absentéisme de ne pas le faire figurer et, en plus, de leur mettre des bonnes notes.
Jet : Pour finir juste un truc à propos de Camille et après on passe à autre chose. Finalement ils ont réclamé l’information qu’ils n’ont jamais eue. En fait le document qu’ils ont reçu en octobre, il y a un mois, c’était un document qui date d’il y a deux ans, qui est de l’ONISEP et qui n’est même pas du tout à jour par rapport à tout ce que le ministère fournit d’ailleurs sur son propre site.
Ghjuvanni : Tout à l’heure on a dit qu’effectivement il fallait crier plus fort que le rectorat, là-dessus on est bien d’accord. Ça c’est pour le côté parent, mais après pour les enseignants ou même pour les personnels de Vie scolaire qui manient aussi de Pronote, puisqu’on parlait de ce logiciel-là qui est ultra majoritaire dans les établissements du second degré, notamment dans les collèges, il y a aussi la question, encore une fois, à se poser : mais toutes ces données qu’on rentre à quoi vont-elles servir ? On l’a bien décrit lors de l’émission à quoi ça pouvait servir. Du coup il faut aussi, à un moment donné, en tant qu’enseignant ou enseignante ou assistant d’éducation ou CPE se poser la question de dire « mais quand on parle de l’intérêt de l’enfant, l’intérêt de l’élève, etc., est-ce que, en faisant ça, on répond à son intérêt ? » Un exemple tout bête, mais quand on remplit une mauvaise appréciation, une appréciation négative sur un bulletin papier qu’on fournit à la famille et qui reste au sein de l’établissement, on a une information et on transmet une information à la famille. Point barre.

Quand on la met dans un fichier numérique dont on ne maîtrise pas les données, dont on ne maîtrise pas la transmission des données – d’ailleurs c’est un peu drôle parce que ça été dit dans le fameux rapport qui a mis du temps à sortir, de 2018, qui s’appelle « Données numériques à caractère personnel au sein de l’Éducation nationale » [5], qui est fait par le ministère.
Jet : Il a mis six mois à sortir.
Ghjuvanni : Qui dit pendant tout le long de la quarantaine ou cinquantaine de pages, en fait « les enseignants rentrent des informations mais ne savent pas à quoi ces informations vont servir ». À un moment donné, il faut se poser la question de savoir à quoi elles vont servir et ensuite, en conséquence, choisir en conscience de les remplir ou pas. À mon avis, une fois qu’on sait à quoi elles vont servir ou à quoi elles peuvent servir, on ne les remplit plus du coup. Il y a eu, par exemple, plusieurs cas, mais je crois un ou deux surtout qui sont ressortis, d’élèves qui ont eu 18 ans et qui étaient sans papiers, qui, au moment où ils ont fait leur demande de papiers à 18 ans, se sont vu refuser leur titre de séjour parce qu’il y avait marqué qu’ils manquaient de motivation dans leur bulletin scolaire.
Jet : Exact.
Ghjuvanni : À un moment donné c’est aussi ça l’influence qu’on a sur la vie des élèves et sur le futur des élèves. Donc se poser ces questions-là. Et sur la question du brevet, dernièrement ils ont sorti une étude, je crois la semaine dernière, sur le brevet en Île-de-France avec un décalage entre le taux de réussite réel, en tout cas ce qu’on a, et le taux de réussite uniquement sur l’examen final c’est-à-dire en supprimant la validation des compétences : on a des écarts qui sont abyssaux. Je crois que dans les Yvelines ils sont à 15 % de réussite en examen final et en Seine-Saint-Denis je crois que c’est 22-23 %, quelque chose comme ça ; on est sur des chiffres qui, de toute façon, montrent que la validation des compétences ne ressemble à rien et ne veut rien dire. D’ailleurs, dans la plupart des établissements, elles sont remplies à la va-vite, à l’arrache sur un bout de table en fin d’année.

Quitte à remplir ça aussi mal que ça autant tout remplir et tout valider pour tout le monde. À moment donné c’est aussi ça le rôle qu’on doit avoir nous en tant que personnels de l’Éducation !
Jet : On a encore quelques minutes pour boucler. À ce propos je rappelle le site du CNRBE : retraitbaseeleves.wordpress.com, il y a pas mal de choses concernant ce dont on a parlé. On a fait une émission il y a deux ans dans Les Amis d’Orwell sur le livret scolaire, c’était en décembre 2016, les archives sont sur souriez.info. Sur le Big Data aussi on a fait une émission sur l’exposition Terra Data qui s’est terminée en janvier 2018, c’est aussi vachement intéressant, si vous avez l’occasion d’y aller. Un truc à dire aussi Flo ?
Flo : Oui. On vous conseille la lecture des dossiers du Canard enchaîné qui doivent être encore en kiosque.
Jet : Ça reste trois mois en kiosque.
Flo : « #vieprivée c’est terminé ». Il y a notamment deux articles sur l’école qui sont édifiants et qui valent vraiment le détour.
Jet : Qui résument très bien la problématique.
Flo : Donc en kiosque en ce moment. Agenda ?
Jet : Qu’est-ce qu’on peut dire au niveau de l’agenda. Justement il y a un truc en rapport avec l’éducation.
Flo : Oui, lundi 12 novembre : grève, manifestation justement contre la réforme Blanquer. Si mes informateurs sont bons je crois que le rendez-vous est à 14 heures à Luxembourg ; donc ça c’est lundi 12 novembre pour l’éducation.
Jet : Ensuite on a repéré quelque chose qui se passe en forêt de Romainville ; on va sûrement faire des émissions ou une émission prochainement là-dessus. Donc c’est une forêt à la ville de Paris ; le 5 c’est lundi prochain, il y a un appel à venir aider les camarades qui bloquent les travaux ; c’est un projet de la région qui veut raser un tiers de la forêt pour faire une énième base de loisirs, super, aux portes de Paris. Il y a gens qui parlent de Zad et compagnie, c’est du délire mais pourquoi pas ! Donc lundi 5 rendez-vous là-bas sur place.
Flo : Oui. Dès 7 heures 30 du matin et toute la journée pour bloquer les machines ; les métros les plus proches sont Bobigny, Pantin, Raymond Queneau ou bien Mairie des Lilas.
Jet : Suivez vos agendas préférés, notamment il y a quelque chose qui se passera sans doute le 10 novembre autour de la grosse poubelle nucléaire de Bure, une journée de soutien aux opposants. Et également on a repéré aussi à la Porte d’Orléans, le 5, c’est lundi prochain également.
Flo : Ah oui, en soutien aux camarades de Marseille qui luttent pour préserver la Place de la Plaine qui est un quartier populaire de Marseille qui est en train de se faire totalement saccager. Il y a un rendez-vous, c’est lundi 5 novembre à 19 heures à La Parole errante avec des courriers qui seront lus, écrits justement par des gens de la Plaine.
Jet : Merci à tous nos invités. On passe la parole à Enrique maintenant et on retrouve Les Amis d’Orwell dans quinze jours parce que Les Amis d’Orwell c’est un vendredi sur deux donc à 21 heures sur Radio libertaire, 89.4. Je le répète : le podcast souriez.info, souriez « ez » point info parce que, évidemment, « Souriez vous êtes filmés » c’est l’association qui a lancé cette émission Les Amis d’Orwell il y a maintenant 12 ans, 13 ans.

Merci Lise pour ta performance géniale. On finit en musique avec ?
Flo : La Rumeur.
Lise : On finit avec La Rumeur.
Jet : On finit avec La Rumeur. Bien joué ! Bon choix ! À très bientôt à toutes et à tous. Merci.