Invitée fil rouge : Isabelle Collet

Voix off : Les bonnes ondes jusqu’à 11 heures sur RTS La Première.

Silvio Dolzan : Notre invitée Fil rouge jusqu’à 11 heures s’appelle Isabelle Collet. Bonjour Isabelle Collet.

Isabelle Collet : Bonjour.

Silvio Dolzan : Je crois qu’on va bien s’entendre tous les deux parce que vous avez répondu à un petit questionnaire quand on vous a invitée de printemps. À la question qu‘est-ce que vous détestez ?, vous avez répondu les concombres. Du coup je sens que je vous apprécie déjà beaucoup sans encore vous connaître. Isabelle Collet, on ne va pas se contenter de parler de concombres ce matin.

Juliette Jeannet : On pourrait, Silvio. Je crois qu’on va vous épargner ça, Isabelle Collet, surtout que vous avez des choses bien plus intéressantes à nous raconter. Je vais commencer par quelques mots pour vous présenter. Vous êtes d’abord une informaticienne qui codait déjà à l’âge de 14 ans, ce n’est pas rien. Vous êtes ensuite une spécialiste des rapports de genre avec cette question piquante : pourquoi y a-t-il si peu de femmes dans l’informatique ? Vous êtes aussi une professeure de sciences de l’éducation, les profs sont des héros, c’est vous qui le dites, et vous êtes enfin une femme de cyberpunk, vous savez ce que c’est le cyberpuk, Silvio ?

Silvio Dolzan : Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas si c’est vraiment de mon âge.

Juliette Jeannet : C’est un style de science-fiction. Eh oui, Isabelle Collet, vous êtes pleine de facettes. On se réjouit de les découvrir. Je vous propose de commencer par parler de votre premier amour, l’informatique. Comment vous est-il tombé dessus ce premier amour ? Racontez-nous.

Isabelle Collet : En fait j’ai commencé à programmer avec mon père. Mon père avait deux filles et il avait envie de faire des trucs avec ses enfants, le fait qu’on soit des filles ne lui a jamais posé le moindre le souci, peut-être que s’il avait eu un fils il aurait fait ça avec son fils. Il a donné à ma sœur et moi le goût des sciences, nous sommes toutes les deux ingénieurs. Quand j’avais environ 14 ans il a apporté un premier ordinateur à la maison, c’était un Apple à l’époque. Il était passionné, il aurait été plus jeune, il aurait été d’un autre milieu social, il serait sûrement devenu ingénieur en informatique. Il était électricien, il adorait bricoler, il était radio-amateur et il m’a appris à programmer. J’avais envie de faire un truc avec lui, c’est comme ça que j’ai appris à programmer et j’ai trouvé ça rigolo.

Juliette Jeannet : On vous imagine dans votre cuisine, vous, votre sœur et votre papa, vous codez sur votre tout nouvel ordinateur, mais vous codiez quoi ?

Isabelle Collet : Honnêtement pas grand-chose, parce que ces machines, à l’époque, ne faisaient pas grand-chose. D’ailleurs c’était compliqué de convaincre les gens qu’on en avait absolument besoin parce que c’était génial, on avait du mal à dire pourquoi c’était génial. Il y avait quelques jeux. Je m’amusais déjà à essayer de représenter des images que je codais pixel par pixel, c’était un peu longuet, ça rappelait un peu la mosaïque en numérique. Et puis, avec mon père, on avait un vrai truc utile, c’est-à-dire qu’on avait fait, en gros, le sommaire, la liste du contenu du congélateur.

Silvio Dolzan : C’est original !

Isabelle Collet : On avait un gros congélateur cube, on ne sait jamais ce qu’il y a dans le fond. Un jour, en faisant un peu l’inventaire, on s’est rendu compte qu’on devait avoir pas loin d’une petite centaine de poissons panés, on s’est dit un, il ne faut plus qu’on en achète.

Silvio Dolzan : Voilà les poissons panés.

Juliette Jeannet : C’est ça l’histoire des poissons panés.

Isabelle Collet : Et deux, ce serait bien qu’on sache ce qu’il y a dedans donc on a entré tout le contenu du congélateur et, chaque fois qu’on sortait un truc, on allait sur l’ordinateur, sur la petite liste, et on soustrayait ou on ajoutait ce qu’on avait dans le congélateur. C’était suffisamment ludique pour ce que ça tienne assez longtemps. On s’en est réellement servi je dirais quelques années.

Juliette Jeannet : C’est génial ! Avant d’aller faire les courses vos parents regardaient ce qu’il y avait dans le congélateur, ce que nous a codé Isabelle.

Isabelle Collet : Après je mettais à jour le contenu du congélateur.

Juliette Jeannet : L’informatique c’était plutôt votre papa, votre maman aussi écrivait du code avec vous ?

Isabelle Collet : Ma Maman était professeure de français et, en tant que professeure de français, elle s’intéressait à toute sorte de littérature et c’est grâce à elle que j’ai découvert la science-fiction. Un jour elle m’a mis un livre d’Asimov dans les mains en me disant « tu verras c’est super ». J’avais à peu près 14 ou 15 ans et j’ai effectivement trouvé ça absolument super. Elle aimait les sciences, elle aurait voulu être médecin, mais malheureusement, à son époque, on pensait qu’institutrice, pour les femmes, était un peu le max de ce qu’elles pouvaient faire. Elle a été institutrice ensuite professeure au niveau du cycle d’orientation, mais elle aurait voulu être médecin ou pharmacienne.

Silvio Dolzan : Pour la science-fiction, il y a un personnage que vous aimez beaucoup, c’est Juliette qui m’a dit ça, et il se trouve que je l’adore aussi, Yoko Tsuno, j’ai beaucoup lu Yoko Tsuno il y a très longtemps. Je la connais mais mais expliquez qui c’est pour les auditeurs.

Isabelle Collet : C’est aussi grâce à ma mère. Elle achetait le journal Spirou parce qu’elle trouvait que la BD était intéressante et dans le journal Spirou, de manière récurrente, il y a avait Yoko Tsuno qui, pour moi, était le seul personnage féminin scientifique. C’était complètement extraordinaire, au moins ça prouvait que c’était possible. Elle avait des aventures géniales de science-fiction, aujourd’hui on dirait du techno-thriller c’est-à-dire des aventures, des mystères, avec la technologie qui a un rôle principal, et aussi des aventures avec des extraterrestres dans l’espace. Je lisais et relisais indéfiniment Yoko Tsuno.

Silvio Dolzan : J’achetais Pilote, elle y était aussi.

Isabelle Collet : Mâtin, quel journal !

Silvio Dolzan : Mâtin, quel journal ! Comme vous dites.

Juliette Jeannet : Je ne la connaissais pas, mais est-ce que vous vous identifiez à Yoko Tsuno quand vous étiez petite ?

Isabelle Collet : Oui, je m’identifiais à Yoko Tsuno, c’est-à-dire que j’essayais même de refaire des dessins, c’était ma seule modèle. Quand on me demande qui j’ai eu comme rôle modèle je dis « Yoko Tsuno ».

Juliette Jeannet : Il y a quand même une grande question de genre dans l’informatique et dans la science-fiction. C’est un peu votre sujet de recherche de prédilection. Vous rendiez-vous compte de ça à l’époque ? Aviez-vous l’impression d’être une adolescente « hors norme », avec plein de guillemets ?

Isabelle Collet : Je ne me rendais pas du tout compte que c’était une question de genre. Je me rendais bien compte que mes passe-temps n’étaient pas communs autour de moi, en particulier pas parmi les filles et pas tellement parmi les garçons non plus, de toute façon. Mais je n’avais absolument pas compris qu’il y avait une question de genre. En gros ma mère avait dit à ma sœur et moi « de mon temps il y avait des problèmes pour que les femmes puissent faire ce qu’elles veulent, donc moi je n’ai pas pu faire médecine, etc., mais vous vous ferez ce que vous voudrez parce que maintenant c’est bon ». On l’a crue et ça a marché puisque nous sommes devenues toutes les deux ingénieures. Il m’a fallu beaucoup de temps, il a fallu que j’aie mon diplôme d’informatique pour réaliser qu’en fait ce n’était pas le cas. À l’époque où j’étais en informatique ce n’était pas aussi marqué qu’aujourd’hui, on était environ un quart de femmes, ce n‘est pas beaucoup, ce n’était pas non plus exceptionnel, et je pensais que c’était juste parce qu’elles n’aimaient pas.

Juliette Jeannet : Vous êtes une femme d’ordinateur et vous aimez aussi la science-fiction, je ne peux pas m’empêcher de vous poser une petite question : est-ce que vous pensez que les machines vont nous permettre un jour de créer des humains qui vivent à l’infini ? C’est une grande question.

Isabelle Collet : Je n’en sais rien. Franchement je n’en sais rien.

Silvio Dolzan : Voilà et c’est une bonne réponse.

Voix off : Laissez vibrer vos bonnes ondes jusqu’à 11 heures sur RTS La Première

[Son d’un modem]

Juliette Jeannet : Isabelle Collet, vous êtes notre invitée ce matin. Reconnaissez-vous le son qu’on vient d’entendre ? Et vous Silvio ?

Silvio Dolzan : Ça me rappelle un truc, sans doute parce que je suis assez vieux pour l’avoir entendu. Vous l’avez déjà entendu en vrai Isabelle Collet ?

Isabelle Collet : Oui. Je l’ai souvent entendu du temps où c’était un peu compliqué pour se connecter à Internet. On disait que c’était le chant des baleines, en fait c’est le chant du modem.

Juliette Jeannet : Exactement. C’est le bruit d’un modem qui cherche la connexion Internet. On l’a retrouvé dans nos archives. Il date de 1995. En 1995 vous aviez déjà obtenu un diplôme en informatique. C’est bien ça ?

Isabelle Collet : C’est bien ça, en traitement du signal numérique.

Juliette Jeannet : Racontez-nous comment se sont passées ces études en informatique.

Silvio Dolzan : Traitement du signal numérique. Quésako ?

Isabelle Collet : Maintenant on fait ça tellement souvent qu’on ne sait même plus que c’était compliqué autrefois. Par exemple quand on reconstitue des images de cerveaux, de la biologie médicale, qu’on voit l’image en 3D qu’on fait tourner sur toutes ses coutures. À l’époque où j’en faisais les lignes s’affichaient une par une et quand on arrivait à faire tourner la vue, les lignes s’affichaient de nouveau une par une, c’était beaucoup plus lent.

Juliette Jeannet : Internet n’allait pas aussi vite que maintenant.

Isabelle Collet : Là on n’était pas connecté. On avait tout un ensemble de stations de travail qui calculaient en parallèle et, au bout d’un moment, hop !, on avait une image et si la programmation n’était pas bonne on disait « on va recompiler, ça va prendre 20 minutes, je vais me prendre un café », c’était un peu ça.

Juliette Jeannet : Vous avez fait ces études en informatique. Est-ce que vous pouvez nous raconter un peu comment ça s’est passé pour vous ?

Isabelle Collet : Très bien. J’ai trouvé ça super. Je me suis beaucoup amusée, je n’ai pas trouvé ça compliqué, l’ambiance était sympa, j’y ai rencontré mon mari, c’était vraiment très bien. Après, rétrospectivement, j’ai compris un truc. Si ça s’était passé si bien pour moi c’est pour deux raisons essentiellement. La première c’est que j’avais absolument le niveau, personne n’a jamais mis en doute que j’étais à ma place, alors qu’on disait souvent aux filles qui étaient moyennes, qui avaient besoin de faire plus d’efforts, « es-tu vraiment à ta place ? », et j’avoue, moi y compris, parce que ça ne semblait pas naturel.

Juliette Jeannet : Par contre, on ne faisait pas ça aux hommes ?

Isabelle Collet : On ne le faisait pas, non. Ils étaient nécessairement à leur place, il fallait juste qu’ils bossent plus fort et ils allaient s’en sortir.
La deuxième chose qui m’a incontestablement protégée c’est justement que j’avais un compagnon, donc, entre guillemets, « je n’étais pas sur le marché matrimonial ». J’étais respectée essentiellement à travers lui, donc mes années d’informatique se sont super bien passée. Ce n’est que rétrospectivement que j’ai compris pourquoi ça s’était super bien passé.

Silvio Dolzan : Votre compagnon était aussi dans les études informatiques ?

Isabelle Collet : Absolument.

Silvio Dolzan : Ça peut aider.

Isabelle Collet : Une année devant moi, en plus, donc vraiment ça m’a aidée.

Juliette Jeannet : Vous dites « c’est après coup que j’ai compris pourquoi ça s’était si bien passé ». Qu’est-ce qui s’est passé à la fin de vos études en informatique ?

Isabelle Collet : Il s’est passé deux choses. La première c’est qu’au niveau du bachelor je me suis arrêtée en me disant « je suis à fond de mes possibilités ». Je suis sortie dans les premières de mon bachelor, manifestement je n’étais pas à fond de mes possibilités, mais c’est comme ça que je me percevais, malheureusement c‘est assez souvent le cas chez les filles qui sont en sciences. Là quelqu’un m’aurait dit « mais non, bien sûr que tu fais le master », ça m’aurait peut-être déclenchée. Personne ne m’a dit « surtout ne fais pas le master », mais personne non plus ne m’a incitée à aller le faire, j’ai hésité et puis j’ai lâché l’affaire. Ensuite j’ai essayé de trouver du travail. Je reconnais que ça doit être à peu près le seul moment où, en informatique, il y a eu une crise et où l’embauche n’était pas pas facile, parce que actuellement ça se passe bien. Donc moi je suis quelqu’un qui a trouvé du boulot en socio et pas en informatique alors que normalement, soyons clairs, c’est l’inverse. À ce moment-là il n’y avait pas tellement d’embauche, il y avait vraiment un tassement, le traitement d’images numériques était extrêmement pionnier, il n’y avait pas beaucoup d’embauche non plus, et surtout mes employeurs me voyaient comme une jeune femme mariée en capacité de faire des tas d’enfants dont j’allais sûrement m’occuper exclusivement et je n’étais pas un premier choix, c’est clair.

Juliette Jeannet : On vous l’a demandé à l’entretien d’embauche ? On vous demandait si vous aviez bientôt prévu d’avoir des enfants ?

Isabelle Collet : Une fois on me l’a demandé, en plus d’une façon relativement perverse : « Je vais vous poser une question, je sais que je n’ai pas le droit de le demander mais enfin,entre nous », comme ça, ça vous scie tout de suite la branche qui vous empêche d’en discuter.

Silvio Dolzan : Avant qu’on passe à la suite de votre cursus professionnel, vous nous avez dit tout à l’heure « je me suis dit que j’étais à fond des possibilités », « je » me suis dit. Pourquoi vous êtes-vous dit ça ?

Isabelle Collet : Des fois on me dit que les femmes s’auto-sélectionnent ou s’auto-censurent. En fait c’est un bombardement continuel d’informations qui vous expliquent que vous n’êtes pas à votre place. Déjà, comme on dit, si son seul rôle modèle est un personnage virtuel on a plus de mal à se dire que, bien sûr, le monde est ouvert. Il n’y avait qu’un quart de femmes avec moi, je voyais bien que notre place n’était pas acquise, n’était pas échappé pour une large mesure, vous comprenez bien que ce n‘était pas si simple, et puis il y avait toujours ce soupçon que ce n’était pas là où j’étais supposée être naturellement la plus douée. Quand il y avait un obstacle, et tout le monde rencontre des obstacles, pour les garçons c’était un obstacle et pour moi c’était la révélation que ce n’était pas nécessairement ma place. Au bout d’un moment, comme on n‘est pas complètement non plus dans la délusion, on se dit « si ça se trouve ce n’est pas vraiment ma place ». Et qu’en plus on ne trouve pas de boulot !

Silvio Dolzan : Justement, pas de boulot en informatique, qu’est-ce que vous faites ?

Isabelle Collet : Je deviens formatrice. Souvent les femmes informaticiennes ont tendance à se retrouver dans la documentation ou dans la formation, avec cette espèce de prophétie autoréalisatrice que les femmes sont plus douées pour la documentation, la formation, donc c’est là qu’on leur ouvre des postes, donc c’est là qu’elles sont, ce qui prouve bien qu’elles ne sont pas…, vous soyez, ça tourne un peu en rond. Donc j’arrive dans la formation. En même je suis issue d’une dynastie de femmes profs donc ça semblait assez logique et puis j’aimais ça, je m’y suis bien plu. Au moment d’un moment je me suis dit « ce n’est pas possible, je fais de la formation en informatique, je n’ai aucun diplôme pour la formation, il va falloir mettre ça en ordre ». Mon mari quitte son emploi, travaille à Paris, je le suis à Paris, là je reprends des études en sciences de l’éducation et je découvre quelque chose qu’on appelait avant les rapports sociaux de sexe, maintenant on dirait les études de genre et je me dis « mais tout ce qui m’arrive c’est pour ça ! »

Juliette Jeannet : Et vous avez d’un coup compris tout ce qui vous était arrivé. Vous avez repensé à deux/trois exemples particuliers que vous avez compris après coup ?

Isabelle Collet : Très précisément, quand je me suis inscrite en sciences de l’éducation, j’ai dû ressortir mes diplômes parce que je faisais une validation d’acquis d’expérience. Je ressors mes diplômes, mes notes, mes bulletins, chez moi je mets tout sur une table pour préparer. Là un copain regarde la table et me dit « tu étais drôlement bonne en informatique ! » et là je regarde mes notes et je me dis « eh bien oui ! ». C’est une espèce de révélation, avec les notes que j’avais bien sûr que j’aurais pu faire un master. Je suis devenue une sociologue très heureuse, soyons clairs, mais j’aurais aussi pu être une informaticienne très heureuse.

Juliette Jeannet : Dans votre travail de sociologue, j’imagine que vous vous êtes inspirée de ces expériences.

Isabelle Collet : La révélation suivante, en quelque sorte, pendant ce cours de rapports sociaux de sexe, ma future directrice de thèse qui s’appelait Nicole Mosconi me dit : « Vraiment, il n’y quand même pas beaucoup de femmes en informatique ! » Je dis « oui, quand même, pas beaucoup mais pas à ce point-là ! » Je regarde les chiffres et je m’aperçois que ça ne fait que décroître, alors qu’on était vraiment dans un discours qui disait « les femmes arrivent partout, elles arrivent sur tous les terrains, dans l’espace d’une génération l’affaire est réglée, on a la parité partout », et je m’aperçois qu’en informatique pas du tout. De mon temps on était à 25 %. Là, quand je regardais, on était en-dessous de 20 et si je regardais encore avant il y avait des endroits où les femmes étaient paritaires. Donc non, il n’y a pas un progrès général. Ça m’a intriguée, je me suis dit qu’est-ce qui se passe ?

Juliette Jeannet : Vous avez continué dans cette voie-là. Il y a quand même quelque chose qui m’intrigue, vous étiez passionnée par l’informatique, ensuite vous vous êtes passionnée par la sociologie, est-ce que c’est un virage à 180 degrés ou est-ce qu’il y a un lien entre les deux ?

Isabelle Collet : Il y a un lien. Je pense que les deux fois j’ai essayé de comprendre le monde. Avec la sociologie ça ne marche pas mal, c’est-à-dire qu’on comprend le monde, les populations et comment les sociétés fonctionnent. Plus jeune je trouvais que mon environnement était extrêmement compliqué à comprendre, par contre, avec l’ordinateur les choses étaient beaucoup plus claires, c’est-à-dire qu’on peut fantasmer d’un monde avec des règles. Peut-être que les règles sont compliquées mais au moins elles sont là et elles ne bougent pas. Puisque le monde se numérise de plus en plus, pour vivre dans ce monde numérisé il faut se plier aux règles des informaticiens, pas souvent des informaticiennes, mais il faut se plier à ces règles et ça a un côté très rassurant voire un côté de toute puissance. Étymologiquement le mot ordinateur c’est la machine qui, à l’instar de Dieu, met de l’ordre dans le monde.

Juliette Jeannet : C’est fou ! Je ne savais pas !

Isabelle Collet : C’est un linguiste qui, pour IBM, a créé le mot ordinateur qui veut dire « Dieu qui met de l’ordre dans le monde ». Vous imaginez la personne qui programme la machine qui, à l’instar de Dieu, met de l’ordre dans le monde ! On peut avoir des fantasmes de toute puissance. Au bout d’un moment on réalise que ce n’est pas vrai, mais ça porte un certain nombre de geeks, de hackers.

Voix off : Les bonnes ondes jusqu’à 11 heures sur RTS La Première.

Juliette Jeannet : Isabelle Collet en plus de l’informatique, de la sociologie, de la science-fiction, de l’éducation, les voyages c’est aussi une de vos passions. Non ?

Isabelle Collet : J’adore être en mouvement, j’adore être dans le train parce que le train ça bouge. D’ailleurs je me souviens de quelqu’un à RTS qui disait que son bureau paysager c’était le train avec un abonnement général. Je le comprends tout à fait, je trouve ça absolument formidable. En fait je ne suis pas quelqu’un capable de dire « je suis de cette région-là ». Quand on me demande d’où je viens je suis obligée de réfléchir, ça ne fait pas très sérieux, mais c’est parce que j’ai un père qui vient de la Lorraine du nord et du Luxembourg, c’est une de mes nationalités, et puis j’ai une mère qui vient d’Afrique du Nord, qui est juive pied-noir. Je n’ai habité dans aucun de ces deux en droits donc je ne peux pas dire « je suis de là » et ça me va en fait, ce n’est pas un regret, donc j’ai envie d’être un peu partout. Mon rêve serait d’avoir des appartements dans des grandes villes différentes, en termes de bilan carbone c’est nul.

Silvio Dolzan : Quoiqu’en train ça va !

Isabelle Collet : Mais si je vous dis Montréal, on sent que le train va avoir ses limites.

Juliette Jeannet : Et le bateau ça prend quand même du temps.

Isabelle Collet : Le bateau ça prend du temps. J’aime beaucoup bouger.

Juliette Jeannet : Il y a un pays ou un endroit qui vous a particulièrement marquée ?

Isabelle Collet : J’aime bien les grandes villes, les très grandes villes. Je trouve que l’énergie des villes est quelque chose de super. Ici on est en Suisse qui est quand même un pays qui s’entasse entre des montagnes, des collines et de la campagne. J’aime New-York, j’aime Montréal, j’aime Paris. Lyon c’est la première taille de ville qui commence à ressembler à une ville pour moi.

Juliette Jeannet : C’est vrai qu’en Suisse on est plus train, on est moins grandes villes.

Isabelle Collet : Bruxelles est une ville que je trouve absolument géniale.

Juliette Jeannet : Vous êtes informaticienne de base, mais vous êtes aussi spécialisée dans les sciences de l’éducation. Vous vous penchez donc sur la question des discriminations contre les filles dans le domaine de l’informatique. Vous nous avez partagé tout à l’heure que ça n’a pas toujours été le cas, elles n’ont pas toujours été minoritaires en informatique.

Isabelle Collet : Elles ont toujours été minoritaires, mais pas à ce point. En fait il y avait une grande distinction qui se faisait entre ce qu’on appelait le software et le hardware, qui sont des termes tombés un peu en désuétude. Le hardware c’était le matériel, le software c’était la programmation et ces termes sont genrés un peu comme quand on dit sciences dures/sciences molles qui sont également des termes ultra-genrés. Dans les sciences dites dures il y a effectivement plutôt les mecs et dans les sciences dites molles il y a plutôt les femmes. Et le hardware et le software c’était pareil, les termes étaient genrés parce que les femmes étaient à la programmation et les hommes étaient au matériel. Aujourd’hui, quand je vais dans une école d’informatique et que devant moi j’ai à peu près 90 % de programmeurs, que je leur dis qu’il y a 30 ans leur métier était un métier de femmes, ils ont un peu de mal à me croire. De fait, dans les débuts de l‘informatique, années 60/70, la programmation était considérée comme de faible valeur. La valeur était sur le matériel, donc on avait besoin de personnel moyennement qualifié, qui allait s’auto-former plus ou moins, qu’on allait pouvoir sous-payer et qui n’avait pas vraiment besoin de diplômes universitaires parce qu’on ne formait pas encore à l’université, les femmes étaient un public choisi pour cette population. Par exemple on lisait dans les magazines féminins que programmeuse est un très bon métier pour les femmes, la preuve, déjà, c’est un clavier comme les machines à écrire donc elles ne seraient pas dépaysées.

Juliette Jeannet : On pense aux secrétaires.

Isabelle Collet : C’est ça. Mais surtout l’argument de poids, vous allez voir c’est formidable, si une maîtresse de maison sait programmer un dîner, eh bien elle sait programmer un ordinateur. Hop là ! C’est extraordinaire !

Silvio Dolzan : En voilà un argument qui est bon ! Pourtant il y avait ce groupe de femmes qui bossaient pour la NASA et qui a fait beaucoup de programmation par exemple pour le programme Apollo, sans elles ça n’aurait pas été possible et de surcroît elles étaient noires.

Isabelle Collet : En particulier pour le programme Apollo, une femme, Margaret Hamilton [1], est la première personne — pas femme, personne — à revendiquer le titre d’ingénieur logiciel et les lettres de noblesse de la programmation ont commencé à ce moment-là. Des filières se sont ouvertes dans les universités, comme c’était dans des universités de sciences les hommes y étaient déjà et c’est là que la programmation s’est vraiment développée. Le premier programme informatique sur un ordinateur mécanique au 19e siècle c’est une femme qui s’appelait Ada Lovelace [2] ; la compilation qui a permis de généraliser l’informatique pour beaucoup plus de monde, c’est une femme, Grace Hopper [3], mais tout ça, à l’époque, ce n’était pas la partie en vue de l’informatique.

Juliette Jeannet : À quel moment cela a-t-il changé, basculé ?

Isabelle Collet : Le programme Apollo c’est 1969, en gros ce sont les années 70/80 où il s’est passé deux choses à la fois. D’une part l’informatique a pris de plus en plus de valeur dans la société. Chaque fois qu’un métier prend de la valeur il se masculinise et inversement, quand il perd de la valeur il se féminise, les hommes s’en vont, ça fait une espèce d’appel d’air. Et simultanément les micro-ordinateurs arrivent dans les foyers, ce sont les garçons qui sont équipés d’abord comme chaque fois qu’un nouvel objet technologique arrive et là se crée dans les représentations de monsieur et madame Tout-le-monde, c’est-à-dire les parents, les profs, les conseillers et conseillères d’orientation, cette image de celui qu‘on appelle aujourd’hui le geek, à l’époque on n’avait pas le terme mais c’était déjà ça, c’est-à-dire du jeune homme virtuose, doué, qui programme son ordinateur, qui est très renfermé autour de son rapport à la machine, qui ne fréquente pas les filles, qui ne fait pas de sport, etc., le stéréotype de l’informaticien tel qu’on en parle.

Silvio Dolzan : Et qui a des lunettes, très important les lunettes !

Isabelle Collet : Et qui a des lunettes, très important les lunettes ! Ce stéréotype fige une certaine représentation de l’informatique qui se combine avec cette montée en puissance des métiers. Je dis souvent que c‘est une association de malfaiteurs entre le micro-ordinateur qui arrive tant dans les foyers que dans l’entreprise, qui crée une représentation de fausse continuité et la valeur des métiers qui augmente, donc la part des femmes chute considérablement.

Juliette Jeannet : Vous l’avez dit, maintenant on est pratiquement dans les écoles à 90 % de programmeurs en face de vous.

Isabelle Collet : En dessous de 15 % on ne se trompe pas. Par exemple dans les HES [Hautes écoles spécialisées] romandes, en informatique on doit être à 9 %, en informatique de gestion on est à 18, vous allez me dire que 18 c’est le double, 18 ça veut dire quand même 82 % d’hommes !

Juliette Jeannet : Finalement quels sont les problèmes que ça pose dans la société d’avoir tant d’hommes et aussi peu de femmes qui gèrent l’informatique ? Qu’est-ce que ça pose comme problèmes ?

Isabelle Collet : Plus la société se numérise, plus on va se demander si elle se numérise vraiment pour tous et toutes. Une population aussi homogène qui développe du numérique pour tout le monde forcément ça ne peut pas fonctionner. Quand bien même ces développeurs essaieraient de se mettent à la place de tout le monde, ils ont tendance à développer ce qu’on appelle, avec humour, une hi-tech, une technologie du jeu, on développe ce qui plairait à soi. On a eu des exemples, un exemple le plus frappant qui est maintenant rectifié, c’est le temps qu’il a fallu aux applications de santé des téléphones portables pour intégrer le monitoring des cycles menstruels. Ça intéressait la moitié des personnes qui utilisent mais à peu près aucun des programmeurs de ces applications. On avait le rythme cardiaque, le poids, tout ça, mais on n’avait pas ça.

Juliette Jeannet : Notre invitée du jour est Isabelle Collet. Vous êtes informaticienne de formation, je le rappelle, spécialiste de l’éducation, vous vous intéressez surtout aux études de genre et c’est un gros sujet aujourd’hui parce que plus que jamais l’informatique, le numérique, prend énormément de place dans nos vies. Ça vous inspire quoi ? Est-ce que ça vous fait plaisir ou est-ce que ça vous fait peur ?

Isabelle Collet : Je suis une geek. Je veux bien entendre que des gens puissent être réticents, ne pas aimer, je ne vais pas leur expliquer qu’ils ne comprennent pas toute la beauté du truc, mais moi, très sincèrement, je suis une geek, j’aime Internet, j’aime les réseaux sociaux. Le numérique est quelque chose qui me plaît, je rentre chez moi je parle à Siri pour que Siri me mette de la musique. Je suis complètement vendue à la cause.

Silvio Dolzan : Et les maths ? Aimez-vous aussi les maths ?

Isabelle Collet : Les maths ce n’est pas un tout. Dans mes études je pensais que je n’étais pas très bonne maths parce que je n’étais pas très bonne en analyse. En fait j’étais bonne en algèbre et en théorie des nombres, mais malheureusement, dans parcours, ce n’est arrivé que tout à la fin et c’est là que j’ai découvert que j’étais bonne dans un truc en maths. Malheureusement ma carrière en maths s’est arrêtée là.

Juliette Jeannet : Vous l’avez dit, vous êtes plutôt contente que ça prenne de la place. Au fond, qu’on soit content ou pas le fait est là que ça prend énormément de place et que ça devient un langage presque crucial. Du coup, est-ce que ça peut causer des discriminations quand on ne maîtrise pas ce langage ? Vous nous parliez des applications pour suivre le cycle menstruel qui ont mis énormément de temps à arriver sur le marché, etc. Est-ce qu’il y a des discriminations ?

Isabelle Collet : En ce moment je fais des conférences sur la question des biais de genre et aussi des biais ethnocentrés dans l’intelligence artificielle.

Juliette Jeannet : Pouvez-vous juste réexpliquer ce qu’est l’intelligence artificielle ?

Isabelle Collet : L’intelligence artificielle, d’abord, ce n’est pas intelligent du tout ! Ce sont des processus qui simulent ce qu’on attend de l’intelligence humaine. Ce n’est pas encore, ça le sera peut-être un jour, mais pour l’instant ce n’est pas intelligent. Par exemple, quand je disais tout à l’heure que je parle à mon assistant vocal pour qu’il me mette de la musique, il va reconnaître ma voix, c’est un système d’intelligence artificielle. Là, par exemple, il y a des systèmes qui apprennent au fur et à mesure, plus vous leur parlez, plus ils sont performants. Il y a aussi des systèmes qui doivent reconnaître votre voix du premier coup, comme le sous-titrage automatique de vidéos par exemple sur YouTube. Ce sous-titrage marche moins bien avec les voix de femmes qu’avec les voix d’homme, marche moins bien avec les voix de personnes noires qu’avec les voix de personnes blanches, marche moins bien si vous n’avez pas l’accent majoritaire du pays dans lequel vous vivez. Pourquoi ça marche moins bien ? D’une part à cause des données d’entraînement. Pour la reconnaissance vocale, les données d’entraînement, viennent justement de la presse, soit de la télé soit de la radio. Dans ces grands corpus, eh bien la parité n’est pas encore là. Plus c’est récent, plus on s’approche de la parité, mais les corpus sont très vastes. En tant que locutrice experte, comme vous, c’est à peu près équivalent, mais en tant que personne interviewée ou témoin pris dans la rue c’est assez déséquilibré. Comme ce sont les données données en entrée en entraînement, en intelligence artificielle on dit « garbage in, garbage out », si vous mettez de la mauvaise qualité en entrée, vous allez avoir de la mauvaise qualité en sortie. Comme on n’a pas assez de locutrices spontanées, eh bien la reconnaissance spontanée des voix de femmes marche moins bien.

Silvio Dolzan : En fait l’intelligence artificielle n’est pas du tout intelligente. Si on la nourrit avec la voix d’un mâle blanc d’une cinquantaine d’années, elle va reconnaître ça et pas forcément autre chose. L’intelligence artificielle fait compiler des choses et fait des corrélations après dans ce qu’elle a compilé pour ressortir un résultat.

Isabelle Collet : C’est statistique. Par exemple, je fais souvent ce test sur Google : je propose aux gens de taper « écolier » ou « écolière ». Testez, vous n’allez pas être déçu ! « Écolier » ce sont des petits garçons qui vont à l’école, « écolière » ce sont des jeunes femmes hyper-sexualisées en déguisement d’écolière qui sont des portes d’entrée sur des sites monétisés, érotiques ou pornographiques. Pour moi une écolière ce n’est pas ça et pas uniquement parce que je suis en sciences de l’éducation. Ce n’est pas Google qui est sexiste, c‘est que statistiquement sur Internet « écolière » renvoie ce genre d’image d’autant plus que les images sont monétisées, les sites payent pour monter devant et pour s’afficher d’abord et souvent, aussi, les personnes qui tapent « écolière » c’est ce qu’elles veulent voir. Ça ne va pas dire que parce que ça matche plus souvent c’est plus pertinent. Écolière ce n’est quand même pas ça !

Juliette Jeannet : On pourrait avoir finalement des algorithmes qui soient réfléchis, qui corrigent eux-mêmes les biais. Comment peut-on corriger ces biais après ?

Isabelle Collet : Le problème c’est que ce n’est pas le but. Le but c’est de fournir à leurs clients des sites monétisés ; il y a une question de volonté politique derrière. Certes ce n’est pas forcément simple à faire, mais il faudrait aussi qu’il y ait la volonté politique derrière. De temps en temps, par exemple sur Facebook, le mot « lesbienne » ne pouvait pas être utilisé pour créer des pages, parce que lesbienne, statistiquement, renvoyait à des sites pornographiques pour hommes hétéros. C’est-à-dire qu’il y a une communauté qui ne pouvait plus utiliser le nom par lequel elle se définissait.

Juliette Jeannet : Par contre homosexuel c’était bon ?

Isabelle Collet : Homosexuel c’était bon ! Il y a eu un mouvement important de militantisme et puis les personnes lesbiennes ont pu se réattribuer ce terme. Par un groupe de pression, par du militantisme, la chose a été corrigée, mais c’est au coup par coup, ce n’est pas encore une politique généralisée. C’est plutôt que les GAFAM n’aiment pas les bad buzz de genre !

Juliette Jeannet : Il y a aussi les réseaux sociaux qui ont pris énormément de place ces dernières années. Selon vous, est-ce plutôt un outil qui accentue les inégalités entre homme et femme ou alors qui permet de les atténuer ?

Isabelle Collet : Il y a vraiment de tout sur les réseaux sociaux. Je suis en sciences de l’éducation, on parle beaucoup des dangers des réseaux sociaux sur les jeunes mais pas que. Effectivement Instagram, avec sa façon de normer le monde et de montrer que ce qui devrait être désirable, c’est-à-dire plutôt des personnes minces, blanches, avec des intérieurs parfaitement rangés, à la pointe de la mode, etc.

Silvio Dolzan : Et avec Siri qui répond.

Isabelle Collet : Ça a tendance à donner des complexes à la fois aux mères de famille qui s’aperçoivent qu’elles ne sont jamais aussi parfaites que les mères de famille d’Instagram et aux jeunes filles, mais aussi maintenant aux jeunes hommes. Si les jeunes hommes se mettent à lever de la fonte dès qu’ils peuvent c’est parce qu’il y a un modèle qui est qu’il faut absolument être musclé.
Par ailleurs les réseaux sociaux, mine de rien, pour avoir des contacts, socialiser, se tenir informé, il n’y a rien de mieux.

Juliette Jeannet : Transmettre des idées.

Isabelle Collet : Il n’y a pas que des fake news sur les réseaux sociaux. On est incroyablement plus informé, et également en bien, qu’on a pu l’être avant Internet.
Donc oui par certains côtés ça augmente les inégalités, par d’autres ça rend une visibilité. Il a bien fallu pour #MeToo qu’il y ait un réseau social puissant pour que cette espèce de secret de Polichinelle que toutes les femmes savaient et que le monde ne savait pas puisse éclater.

Juliette Jeannet : C’est ça. On n’aurait pas eu #MeToo sans les réseaux sociaux.
Un autre domaine qui s’est aussi beaucoup développé ces dernières années c’est le e-sport, ce sont les tournois, les championnats de jeux en ligne sur ordinateur. De nouveau c’est un sport qui est très masculin alors que, pour le coup, il n’y a pas vraiment de raison de faire des distinctions entre les hommes et les femmes parce qu’on ne se base pas sur les capacités purement physiques. Comment ça se fait ?

Isabelle Collet : Effectivement, la force physique ce n’est pas un argument, mais très honnêtement la force physique c’est rarement un argument, tous les hommes ne sont pas Musclor.

Silvio Dolzan : Non, je peux témoigner.

Isabelle Collet : Ça ne marche pas à tous les coups. Et historiquement le jeu vidéo, comme l’informatique, n’était pas si masculin que ça, il faut penser au premier jeu emblématique, le jeu Pong, c’était deux raquettes, deux traits blancs de part et d’autre d’un écran qui s’échangeaient un pixel, ça n’avait rien de masculin ! Tetris, on empile des boîtes, ça n’a absolument rien de masculin !

Juliette Jeannet : Après il y a Super Mario, il faut aller sauver la princesse.

Isabelle Collet : Oui. Sauf que Super Mario c’est un petit plombier moustachu, ce n’est pas la masculinité militarisée qu’on a vue ensuite, par exemple dans Doom.
Alors que les premières consoles de jeu étaient familiales, se branchaient sur la télé avec l’idée de jouer en famille — on a eu ça dans ma famille, évidemment —, ensuite les vendeurs de logiciels ont estimé que le segment des garçons était plus porteur d’où la Game Boy, il n’y a pas eu de Game Girl, c’était une Game Boy ce n’était pas pour rien. En parallèle Mattel a eu la mainmise sur toute une production de jeux vidéos très axés Barbie, très roses, d’une pauvreté intellectuelle absolue. En plus, pour être un bon joueur il faut avoir du bon matériel, il faut pouvoir l’acheter et ce matériel coûte cher, il faut l’installer soi-même, ça demande un peu de compétences techniques. Les inégalités financières entre homme et femme ça marche aussi dès l’argent de poche, les garçons ont plus que les filles, donc le jeu vidéo est devenu un moyen de socialisation masculin.

Voix off : Les bonnes ondes, 100 ans de radio avec vous.

Silvio Dolzan : C’est déjà la dernière intervention de notre invitée du jour, informaticienne, professeure en sciences de l’éducation, spécialiste des rapports de genre, qui s’appelle Isabelle Collet. Peut-être un petit peu avant, Juliette Jeannet qui est avec moi une petite question : vous qui êtes toute jeune journaliste, qui débutez aujourd’hui là maintenant dans l’animation au long cours, les deux heures et demie d’animation, est-ce qu’on n’a pas posé trop de questions bateaux ce matin ?

Juliette Jeannet : Honnêtement ça fait depuis le début de l’émission que j’attendais ce jeu de mots, vous le faites à dix minutes de la fin, vous avez craqué.

Silvio Dolzan : Intéressez-vous plutôt à votre invitée qu’à mes remarques !

Juliette Jeannet : On aurait pu discuter pendant des heures avec vous, Isabelle Collet, mais c’est notre dernier échange. On a entendu tout à l’heure une archive sur la Ligue suisse des femmes abstinentes qui encourage les Genevois à boire moins d’alcool, c’est un bon exemple de séparation des rôles de genre ?

Isabelle Collet : Oui, c’est un bon exemple. Les femmes ont en charge, ont toujours eu en charge la moralité, y compris sexuelle d’ailleurs, la tenue, l’hygiène. La France de Vichy était extrêmement hygiéniste avec les femmes qui devaient être de bonnes mamans pour pouvoir fabriquer de bons soldats plus tard, donc c’était le rôle des femmes de faire attention à ce que les hommes ne boivent pas. Ça a d’ailleurs été une des raisons qui ont permis aux femmes d’accéder à l’enseignement secondaire. On a estimé que si les femmes étaient sottes les hommes allaient s’ennuyer, s’ils s’ennuyaient ils allaient au bistrot, donc il fallait instruire les femmes pour qu’elles puissent avoir une conversation un peu intéressante et, en passant, leur apprendre les règles d’hygiène de vie et d’hygiène morale.

Juliette Jeannet : C’est trop gentil !

Isabelle Collet : Ça nous va droit au cœur !

Juliette Jeannet : Vous avez partagé que votre vertu préférée c’est l’attention aux autres. Vous avez l’impression que c’est l’une de vos qualités ?

Isabelle Collet : J’aimerais bien. Je ne sais pas si je le fais tout le temps, mais j’aimerais bien d’autant plus que quand on est sciences de l’éducation c’est quand même un tout petit peu important de faire attention au moins à ses étudiants/ses étudiantes. Ça ne veut pas dire aimer tout le monde, mais ça veut dire faire attention au bien-être. D’ailleurs je trouve qu’à Genève, qu’en Suisse romande, hier j’étais au Paléo, c’est quelque chose qui est bien partagé. Je suis impressionnée par la bienveillance de ce festival.

Silvio Dolzan : L’empathie c’est important, c’est vrai, pourtant dans l’informatique, dans les programmes, dans les logiciels, il n’y a pas beaucoup d’empathie.

Isabelle Collet : En fait pas forcément. C’est-à-dire que finalement j’ai rencontré ou connu des gens via les réseaux sociaux, la première chose qu’on a envie de faire quand on accroche c’est souvent de se voir en vrai. Il y a des groupes, des communautés qui se sont créées, rapidement on voulait faire un truc IRL, c’est-à-dire se voir dans la vraie vie, ça rapproche. J’ai fait mes premières interviews pour ma thèse en sociologie sur chat, le chat était primitif à l’époque, mais ça été une façon très facile pour les informaticiens que j’interviewais de me parler, de se confier. Ce n’est pas la même, et je comprends qu’il y ait des gens qui ne veulent pas rentrer là-dedans parce que ça ne leur parle pas, mais on peut tout à fait avoir aussi de l’empathie en ligne.

Juliette Jeannet : Vous parliez tout à l’heure des profs du secondaire, de l’éducation, vous êtes justement spécialiste en éducation, vous travaillez sur la façon de plus inclure les femmes dans l’informatique. En quoi consiste votre travail ?

Isabelle Collet : Je forme tous les enseignants et enseignantes de Genève, primaire et secondaire, de manière obligatoire, aux questions de genre. Pas uniquement en sciences et pas uniquement en informatique, parce qu’en fait on a une symétrie, c’est-à-dire que 90 % de garçons en informatique sont en face des 90 % de filles en soins infirmiers ou aussi dans des métiers nettement moins élevés sur l’échelle sociale comme préparation dentaire, esthétique, etc. Tout le monde est d’accord, il n’y a pas de sot métier, les métiers ont de la valeur. Oui, mais sur l’échelle sociale et l’échelle des salaires on ne se raconte pas d’histoire, tous ces métiers n’ont pas la même valeur, n’ont pas la même insertion professionnelle, etc. Je ne pense pas qu’il y a un cerveau rose et un cerveau bleu, que cette répartition est due à quelque chose de biologique.

Juliette Jeannet : C’est ma question. On attribue le fait que les femmes sont plus bienveillantes, comme on le disait, plus dans l’attention aux autres, les hommes sont plus dans la logique, etc. Pour vous ça n’existe pas. Il n’y a pas de cerveaux roses et de cerveaux bleus.

Isabelle Collet : Ça n’existe pas. Tout à fait honnêtement peut-être qu’à force de fouiller on arrivera à trouver, je ne sais pas, « gningnin % » plus de quelque chose, rien à voir avec les disproportions qu’on peut avoir dans l’école et dans l’emploi. Pour le coup l’informatique est un très bel exemple. S’il y avait vraiment un cerveau bleu qui permette de coder ça n’explique pas pourquoi les premières programmeuses, que la programmation a été essentiellement inventée tout à l’origine par des femmes. D’ailleurs pendant très longtemps la philosophie, les lettres classiques étaient quelque chose qui était absolument masculin. D’ailleurs à Genève c’était tout le paradoxe : l’université de Genève accueillait les jeunes femmes mais pas les Genevoises, parce que les Genevoises ne pouvaient apprendre le latin pour passer la maturité. Alors qu‘aujourd’hui on dit « non, les lettres, les lettres classiques c’est très féminin parce qu’elles sont douées pour la communication, etc. » Les femmes sont douées pour la communication mais les plus grandes figures d’orateurs, ce sont plus des orateurs que des oratrices, les juges aux assises, les plus grands journalistes, je pense que c’est en train de changer, mais le fait est. Soi-disant qu’elles sont douées en communication mais ça ne se retrouve pas dans la société. Donc non, il n’y a pas de cerveaux roses et pas de cerveaux bleus et les enseignants/enseignantes, involontairement, transmettent, reproduisent une certaine stéréotypie de la société dans laquelle ils sont parce que l’école n’est pas en amont de la société, elle est une partie en amont, mais elle est quand même surtout en aval de la société dans laquelle elle est, c’est important que les enseignants réalisent à quel moment ils sont moins égalitaires qu’ils le pensent. En fait mes cours c’est de la pédagogie de l’égalité : comment faire un cours aussi adressé aux garçons qu’aux filles et, au-delà de ça, à toutes les classes sociales et à toutes les origines ethniques.

Juliette Jeannet : Il y a sûrement des enseignants ou des enseignantes qui nous écoutent. Est-ce que vous avez des conseils pratiques pour les aider à intéresser les filles à l’informatique, en tout cas à décloisonner ces questions de genre ?

Isabelle Collet : Pour l’informatique en particulier pendant assez longtemps on a dit aux filles « allez-y c’est super, ce sont des carrières, ce sont des bons métiers, vous vous orientez mal, prenez conscience qu’en fait vos choix ne sont pas bons, allez là où c‘est rentable ». Comment voulez-vous faire rêver à 16 ans quelqu’un avec un discours comme ça, ça ne tient absolument pas la route ! Alors qu’on dit aux garçons pour aller vers les métiers dans le soin aux personnes : « Ces métiers ont besoin de vous parce que le métier a besoin de mixité ». C’est juste, tous les métiers ont besoin de mixité. Il faut dire à tout le monde, aux garçons et aux filles parce que tout le monde doit l’entendre, qu’actuellement on a une transition numérique qui est préparée par une population extrêmement homogène donc ça ne peut pas être inclusif. Si on veut aller vers une transition numérique inclusive il faut plus de mixité dans les personnes qui la préparent. Ce n’est pas tant que les filles ont besoin d’aller en informatique c’est que l’informatique a besoin d’elles.

Juliette Jeannet : Donc les profs doivent dire ça aux classes, ils doivent dire aux garçons « allez dans les hôpitaux, allez dans les EMS [Établissement médico-social], ils ont besoin de vous » et aux filles « allez chez Google, il a besoin de vous ».

Isabelle Collet : Je ne sais pas si Google est forcément l’exemple !

Silvio Dolzan : Ce n’est pas l’exemple le plus…

Isabelle Collet : En tout cas expliquer que la vie est mixte, que tous les secteurs d’activité doivent être mixtes et que cette séparation, cette division qu’on appelle socio-sexuée des savoirs, n’est pas due à une fatalité biologique, elle est due à une construction sociale qu’il est peut-être temps de remettre sérieusement en question.

Juliette Jeannet : Au niveau de la famille aussi. Si je suis un parent j’ai envie d’aider mon enfant à ne pas tomber dans ces classes prédéfinies, qu’est-ce que je peux faire ?

Isabelle Collet : Montrer autre chose. Les parents qui veulent ouvrir les possibles soit pour leur garçon soit pour leur fille, sont souvent catastrophés au moment où le gamin ou la gamine arrive à l’école et disent « oh mon Dieu, ça y est, il ou elle apprend sous les stéréotypes ». Eh bien oui, parce qu’il y a d’autres enfants qui viennent faire la police du genre et qui vont expliquer « maîtresse, ça ce n’est pas pour les filles, maîtresse, ça ce n’est pas pour les garçons » sachant que ce sont essentiellement des maîtresses.

Silvio Dolzan : Dans les cours de récré la corde à sauter et le foot.

Isabelle Collet : C’est ça et puis de toute façon, le rose… Il n’y a rien de plus infamant pour un garçon d’être pris pour une fille alors que pour une fille être prise pour un garçon ce n’est pas terrible mais ce n’est à ce point pas infamant, en plus on voit bien la hiérarchie du genre. Au moins les parents peuvent montrer autre chose. Parfois ils ont l’impression d’arrêter la cascade avec une petite cuillère, ils se demandent si ça sert à quelque chose. Mais oui ! On n’oublie pas et à l’adolescence c’est là où ça secoue le plus. Se définir comme garçon possiblement désirable, fille possiblement désirable, dans des normes hétérosexuelles qui, accessoirement, ne conviennent pas à tout le monde, c’est un vrai boulot compliqué et c’est le moment où ces normes de genre sont souvent les plus sensibles, voire les plus violemment affirmées par les ados, mais ça vaut la peine. Ça vaut la peine de dire au moins chez moi ce n’est pas grave, on peut faire autre chose et si le petit gamin veut mettre du vernis à ongles effectivement dans la société, dehors, s’il sort, peut-être qu’on va l’embêter mais à la maison ce n’est pas un souci. Et si la gamine veut se rouler dans la boue, jouer avec des voitures, c’est cool aussi. Montrer une autre possibilité.

Silvio Dolzan : Vous donnez l’exemple ? Votre fille est tombée dans la marmite de l’informatique ?

Isabelle Collet : Ma fille n’est pas tombée dans la marmite de l’informatique, elle est tombée dans la marmite des sciences, pas forcément du premier coup d’ailleurs. Effectivement avec deux parents qui aimaient les sciences...

Juliette Jeannet : Elle entendait parler de sciences à la maison.

Isabelle Collet : Oui. Après ses études elle a dit que c’était vraiment ça qu’elle voulait faire.

Silvio Dolzan : Merci beaucoup Isabelle. Merci beaucoup Juliette. Des jolis prénoms et des belles personnes.

Silvio Dolzan : Les bonnes ondes, 100 ans de radio avec vous.