Internet, démocratie, dangers par Benjamin Bayart à l’Ubuntu-party 10.10 à Paris

Titre :
Internet, démocratie, dangers !
Intervenant·e·s :
Benjamin Bayart
Lieu :
Ubuntu Party 10.10, Paris
Date :
novembre 2010
Durée :
58 min 58 et 50 min 40
Visionner la vidéo partie 1 ; Visionner la vidéo partie 2
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Copie d’écran de la vidéo

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Benjamin Bayart : Bon, donc dans ma grande précipitation tout à l’heure pour préparer mon support, je n’ai pas laissé de titre… on s’en passera.
Ce dont je viens vous parler aujourd’hui, c’est une conférence intitulée « Internet, démocratie, dangers » ; elle est beaucoup moins pessimiste que le titre ne le fait croire : quand on lit comme ça on est très alarmé… en fait non, c’est plutôt optimiste ce que je viens vous raconter, d’abord parce que je suis plutôt optimiste de nature, et donc je ne me suis pas emmerdé pour le plan, j’ai fait trois parties : il y a « Internet », il y a « démocratie » puis il y a « dangers », ça évite de réfléchir trop, et je vous laisse deviner dans quel ordre on va les lire.
Bien… L’objectif de ce bout-là c’est d’essayer de faire en à peu près cinq minutes ce que j’ai fait en quatre heures et demi à Sciences-Po, à savoir qu’est-ce qu’est Internet. Alors vu les têtes que je connais déjà dans la salle, je pense que vous êtes au moins 80% à avoir déjà la réponse en tête. Mais bon pour les gens qui n’auraient pas encore la réponse connue bien par cœur…
Bien, une façon formelle de le dire est de dire que tout réseau qui est symétrique par nature et à commutation de paquets est par nature équivalent à Internet. Ça, ça ne va aider à peu près personne, hormis quelques informaticiens brillants… en bon français, comprendre Internet c’est comprendre ces deux éléments essentiels là : Internet est par nature symétrique, c’est-à-dire que tout point du réseau émet ou reçoit indistinctement. Si je veux comparer ça à des choses que vous pouvez connaître, le réseau téléphonique entre vous et n’importe qui d’autre est par nature symétrique, c’est-à-dire que votre téléphone peut appeler et être appelé indistinctement. Le réseau téléphonique, en lui dans sa structure, n’est pas symétrique, mais c’est une petite idée de ce qu’est la symétrie. Votre ordinateur, quand il est connecté à Internet, il peut consulter les contenus, ça vous en avez l’habitude (c’est bêtement vous faites une recherche sur Google, vous lisez votre mail etc.) ou il peut proposer des contenus, c’est-à-dire que tout ordinateur connecté à Internet dispose d’un accès qui par nature permet les mêmes choses que ce permettent tous les autres accès. L’accès à Internet des serveurs de Google n’est pas structurellement différent de celui que vous avez : il est plus gros, il coûte plus cher, il est en plus d’endroits, il faut des armées d’ingénieurs pour l’entretenir tellement le machin est énorme mais, par nature il n’est pas plus gros, il n’est pas différent, il n’est pas… il n’a pas de propriété magiquement différente. Il n’a pas de carte de VIP.
Le deuxième élément est que c’est un réseau à commutation de paquets qui était quelque chose de très innovant quand Internet est apparu à la fin des années soixante, qui est quelque chose de considéré comme complètement banal aujourd’hui. Alors pour comprendre la différence, il faut regarder les deux types de réseaux classiques que tout le monde manipulait et auxquels vous êtes habitués. Les deux réseaux classiques sont les réseaux à commutation de circuits et les réseaux podcast. Le réseau à commutation de circuits c’est typiquement ce que vous faites quand vous utilisez le téléphone. Quand vous prenez votre téléphone, votre bon téléphone moderne en bakélite gris avec un cadran qui tourne et que vous appelez le 22 à Asnières (on est super modernes, on ne parle plus à la dame), le réseau construit un circuit complet entre vous et le 22 à Asnières, c’est-à-dire qu’il prend des petits bouts de réseaux et les met bout à bout jusqu’à ce que ça fasse un circuit complet non ambigüe par lequel chemine la communication. C’est encore à l’heure actuelle aujourd’hui comme ça que fonctionne un réseau téléphonique, c’est-à-dire que quand vous sortez un téléphone de votre poche et que vous appelez le 22 à Asnières, ça construit un circuit virtuel en réservant des bouts de bande passante sur des tronçons etc etc, et c’est pour ça que pour faire des choses relativement simples comme avoir deux interlocuteurs, c’est compliqué. Soit il faut des combinaisons complexes pour suspendre une communication pendant que vous appelez quelqu’un d’autre, c’est typiquement ce qu’il se passe sur le signal d’appel. Pourquoi c’est compliqué cette affaire-là, ben simplement parce qu’il faut construire deux circuits vers le même téléphone alors que le téléphone, par définition, il est tout seul donc il y a un des circuits qui se termine en l’air, ça fait quelque chose qui est assez complexe. En tous cas, ça ne permet pas de faire des choses qui pourtant pour vous sont complétement naturelles sur le web, qui sont de consulter plusieurs sites à la fois. Je veux dire : pendant que vous êtes en train de télécharger une vidéo à la con et que ça prend du temps parce que le machin rame, vous pouvez aller lire votre mail. C’est parfaitement évident, tout le monde sait ça. Ça, ça vient du fait que c’est un circuit de commutation de paquets. Si c’était un circuit enfin un réseau à commutation de circuit comme l’est le réseau téléphonique ça ne marcherait pas. Pour les plus anciens d’entre nous, je dirai souvenez-vous du minitel, vous ne pouviez pas être en même temps sur 3615 ULA et 3615 SNCF, ce n’était pas possible, il fallait l’un puis l’autre… faut bien segmenter sa vie !
L’autre grand type de réseaux, c’est les réseaux broadcast, typiquement le réseau télé, qu’il soit en satellite, en hertzien ou en câble : il y a un point qui émet de la télé puis il y a plein de points qui reçoivent de la télé et qui sont priés de ne rien émettre. Ça, c’est typique des réseaux câblés. Et donc la grande particularité d’Internet quand il est apparu c’est qu’il avait ces deux propriétés là, et il se trouve que ces deux propriétés là entraînent un nombre de conséquences assez surprenantes.
Si on essaye de décrire, non pas par sa structure physique mais par la façon dont il fonctionne, c’est un réseau qui est essentiellement passif, qui est acentré donc local, qui est résistant et qui est simple. C’est tout clair pour tout le monde où je détaille un petit peu ? Je détaille un petit peu…
Alors il est essentiellement passif : le réseau en lui-même ne fait rien. Le réseau transporte les données. Je sais bien, ça a l’air d’être une belle lapalissade… ce n’est pas si évident que ça. Le réseau transporte les données. Il ne transporte pas les données plus vite quand elles sont pressées, il ne transporte pas les données qui sont bleues et pas les données qui sont vertes, il transporte les données, point. Il ne sait pas qui est serveur et qui est client dans l’histoire. Lui, ce qu’il voit passer, c’est des tous petits paquets de données dont il ne sait pas si ces paquets de données sont des questions ou des réponses. Comme on a vu précédemment que n’importe quel point du réseau peut être un client ou un serveur ou les deux à la foi, le réseau qui voit passer un paquet de données basiquement, il ne sait pas ce que c’est, il ne sait pas vraiment d’où ça vient, il sait à peu près où ça va, c’est la seule information qui l’intéresse, et il transporte là-dessus. Il est essentiellement passif, tout ce qui réfléchit dans le réseau est en périphérie du réseau. Le réseau seul ne sert à rien. C’est un peu comme si vous imaginiez un réseau d’eau où il manque les châteaux d’eau et les robinets. Peu utile. Si vous mettez que des châteaux d’eau, ça ne marchera pas bien ; si vous mettez que des robinets, on n’est peu avancé. Ce réseau passif, c’est un réseau qui transporte des données sans comprendre ni d’où elles viennent, ni où elles vont.
Acentré, c’est une des grandes propriétés d’Internet : il n’a pas de centre. Les gens ont souvent cette image de « il existe Internet, grand Internet (on imagine une sorte de tuyau colossal qui traverserait probablement l’Atlantique et le Pacifique) ça, ça serait Internet et dessus viendrait se brancher toutes les boîtes qui font de l’Internet (donc Google branché aux États-Unis, Orange branché en France), et puis vous vous seriez branchés sur Orange qui serait branché sur Internet ». C’est l’image que beaucoup de gens ont dans la tête. C’est faux. Ce gros tuyau énorme n’existe pas. Internet, il faut que vous le regardiez comme un patchwork. Ce sont 50 000 réseaux côte-à-côte qui sont interconnectés entre eux. Si les données qui sortent de votre ordinateur parviennent à l’ordinateur de votre correspondant au Japon, ça peut avoir traversé les réseaux de cinq, dix ou trente opérateurs différents. En moyenne 5,8 si ma mémoire est bonne. Ça veut dire que il n’y a pas d’élément central : si vous prenez votre grand patchwork avec 50 000 pièces, certaines toutes petites, certaines très grandes, et que vous le déchirez en deux, vous obtenez deux moitiés de patchwork qui sont tout à fait fonctionnelles. Si je reviens sur le réseau de télévision, on a un point du réseau qui émet, et qui diffuse sur plein de points qui écoutent. Si je coupe ce réseau en deux, il y a une des moitiés du réseau où il y a la source qui émet, celle-là fonctionne encore ; et puis il y a l’autre moitié qui est éteinte. Quand vous coupez Internet en deux vous obtenez deux moitiés d’Internet parfaitement vivantes et parfaitement fonctionnelles. C’est très bizarre, c’est curieux conceptuellement, ça ressemble à certaines variétés de petits vers ou de mollusques où quand on les coupe en deux, on en a deux. Il y a un petit côté « le balai dans l’“Apprenti Sorcier” » si ça vous rappelle des souvenirs. Donc Internet a vraiment cette propriété que chaque petit bout du réseau est vraiment un bout d’Internet et il n’est que la continuité d’entre eux. Si vous coupez Internet en deux, il y aura des réseaux que vous ne verrez plus, c’est-à-dire qu’il y aura bien une moitié du réseau qui contient france.fr et l’autre moitié qui ne le contient pas. À un moment, ça se coupe bien. Mais ces deux moitiés d’Internet fonctionnent indépendamment l’une de l’autre. On ne peut plus voir les sites qui sont de l’autre côté, on ne peut plus consulter ce qui est de l’autre côté, on ne peut plus envoyer de mail aux gens qui sont de l’autre côté, c’est-à-dire que basiquement si ça coupe avec vous d’un côté et votre boîte mail de l’autre vous allez être embêtés, mais le réseau en lui-même fonctionne. Donc cet aspect parfaitement acentré est donc complétement local, c’est-à-dire que chaque opérateur localement fait fonctionner de l’Internet, un bout d’Internet et donc en comprenant le fonctionnement d’Internet à l’échelle locale on comprend son fonctionnement à l’échelle macroscopique. C’est ça qui le rend résistant. En fait, c’est pour ça qu’on a réussi à le vendre aux militaires. Au départ, l’anecdote raconte qu’Internet à été créé suite à une commande de militaires qui cherchaient à créer un réseau solide qui puisse résister à une guerre nucléaire, et on leur a vendu un réseau anarchiste qui peux résister à à peu près n’importe quelle forme de gouvernement politique. Ce qui est surprenant, c’est qu’ils l’ont acheté. Ceci dit, la question de départ était réglée, c’était bien solide, c’est-à-dire que vous pouvez faire une guerre thermo-nucléaire globale, il restera un bout d’Internet qui marche s’il y a encore des humains en vie.
Et l’autre élément capital à comprendre c’est que c’est un réseau très simple. C’est-à-dire que c’est une des grandes caractéristiques que l’on a constaté quand Internet est apparu : tous les gens qui faisaient du réseau avant, que ce soit du réseau téléphonique ou du réseau minitel ou du réseau télé etc, c’étaient des gens qui manipulaient des équipements complexes, très très très coûteux, qui étaient compliqués à remplacer, qui étaient compliqués à configurer, qui tombaient en panne assez facilement du coup vu cette grande complexité, alors que les équipements qui faisaient tourner Internet étaient essentiellement idiots. Puisque le réseau est complètement passif et ne fait à peu près rien, il a besoin d’équipements qui ne font à peu près rien… ça ne coûte pas cher à faire. Il faut savoir qu’à puissance équivalente, à quantité de trafic transporté équivalent, un routeur qui transporte du trafic Internet et un routeur qui transporte du trafic téléphonique, il y a un facteur prix qui est de l’ordre de 1000. Je veux bien que les marchands d’équipements de téléphonie soient encore plus voleurs que les marchands d’équipement Internet, mais enfin le facteur 1000 sur le prix est intéressant.
Ça c’est le réseau, c’est-à-dire la partie basse, celle qu’en fait basiquement personne ne regarde jamais, elle est supposée marcher, elle est priée de marcher. Au dessus tournent des services. Alors il y en a que vous connaissez, il y en a que vous ne connaissez pas. Il y a un service clé qui est le DNS, qui lui est très peu centralisé mais l’est quand même. C’est-à-dire qu’il a un point central dans le DNS, mais qui est beaucoup moins grave qu’on ne le croit, c’est-à-dire que si vous coupez Internet en deux, comme le point central du DNS existe en 120 ou 130 exemplaires sur le réseau, à priori statistiquement vous en avez embarqué la moitié, donc ça continue à marcher.
Il y a des services qui sont complètements centralisés, c’est-à-dire que pour le coup, aujourd’hui si on coupe Internet en deux, soit vous êtes du côté où il y a Facebook soit vous n’êtes pas du côté où il y a Facebook. Point. Lui, il est complètement centralisé. Si le service Facebook était acentré comme le sont les services mail ou jabber, en coupant Internet en deux vous perdriez statistiquement la moitié de vos amis Facebook. Ce qui serait moins grave. Et comme basiquement vos amis sont plutôt dans les mêmes continents et dans les mêmes pays que vous, statistiquement vous perdriez ceux de vos amis qui sont les plus loin si on coupe Internet en deux avec un réseau acentré. C’est-à-dire que typiquement si vous coupez Internet en deux vous perdrez certains de vos contacts mail. Vous perdrez certains de vos contacts jabber. Mais les services que sont MSN et Facebook (il y en a d’autres, je n’ai pas envie de tout citer, il y en a des milliers à chaque fois) sont des exemples type de services centralisés.
Ça c’était pour essayer de comprendre ce que produit Internet. Alors de ce que c’est maintenant on va comprendre ce que ça produit.
C’est une approche que j’ai honteusement volée à Laurent Chemla, qui est d’essayer d’expliquer l’approche de ce qu’est Internet et de ce que ça produit en ayant une approche évolutionniste. Alors c’est compliqué de comprendre l’évolution, mais basiquement la principale évolution autour de l’espèce humaine qui ait eu lieu il n’y a pas très longtemps c’est le fait que l’on se soit doté d’un organe qu’à peu près aucune autre espèce n’a, qui est une société basée sur la parole et qui évolue. Cet élément-là joue un rôle clé, c’est un des éléments structurants de l’espèce : la plus grande différence entre nous et le bonobo n’est pas tellement les pratiques sexuelles mais l’ensemble de la société. Quand vous changez la façon dont les humains communiquent, vous changez la façon dont la société se structure. Or changer la façon dont la société se structure, c’est changer la façon dont l’espèce évolue. Le principe darwinien de la survie du plus adapté comme étant un des filtres évolutionnistes, c’est ce qui fait que chez l’huitre, quand l’eau de mer change d’un demi degré de température moyenne, statistiquement, les huitres qui ne supportent pas la chaleur vont mourir et donc ne se reproduiront plus et donc l’espèce « huitre » va lentement changer. Nous, on est capable de survivre à ce type de demande d’adaptation sans passer par une modification de notre ADN : on survit à ce type de modification en changeant nos structures sociales. C’est-à-dire que l’on est capable d’évoluer sur moins que la durée de vie d’un individu. Alors qu’une espèce relativement bateau de mollusques ou d’insectes va plutôt évoluer sur 40 ou 50 générations d’individus.
Ça c’est important à comprendre, c’est-à-dire que ça place l’effet de ce qu’est Internet soit comme une cause, soit comme une conséquence. Soit on considère que Internet est apparu ex nihilo et fait évoluer la société, soit on considère que la société évolue depuis un certain temps et a rendu Internet nécessaire, c’est-à-dire que basiquement sans Internet on était moins adaptés à notre propre évolution et que donc le changement précède. Donc ça c’est une des difficultés de lecture.
Une fois que l’on a compris le rôle de la communication dans la structure des sociétés humaines et le fait que cette communication définit l’être humain quasiment, il faut comprendre les effets du réseau. Créant un réseau comme ce qu’est Internet, on change radicalement la façon dont les communications ont lieu. En particulier, si vous mettez ça en parallèle avec les réseaux de communication que vous avez connus précédemment, on change les sources de diffusion, on change les modes de diffusion, on change la vitesse de diffusion. Il y a un moyen simple de s’en convaincre : combien d’entre vous ont déjà publié des écrits dans la presse ? J’en ai un là, on en est à deux, trois, quatre, cinq. Combien d’entre vous ont déjà publié des écrits sur Internet, que ce soit dans un commentaire de blog, sur un site web à vous, je ne vous parle même pas des mails que vous envoyez, on va être public on va dire un truc publié. D’accord, à peu près pas loin des deux tiers ou les trois quarts de la salle. Voilà. On change la façon dont la communication se fait. Non seulement la communication que vous produisez, mais donc par conséquent la communication que vous consommez. C’est-à-dire que l’on ne réfléchit pas de la même façon quand on cherche à écrire et quand on ne cherche qu’à lire. Donc ça, ça a des effets. Je ne suis pas assez doué en sociologie pour vous expliquer ce que ça change vraiment dans la trame de la société ; ce dont je suis certain, c’est que ça ne peut pas ne rien changer. Et qu’à l’heure actuelle, il y a suffisamment d’éléments de lecture qui montrent que ça change des choses.
On change la diffusion du savoir, la diffusion de la connaissance. Combien d’entre vous ont accès à une encyclopédie papier complète chez lui ? Quelques-uns. Combien d’entre vous peuvent accéder à Wikipédia ? Voilà. C’est très bateau. Je prends cette exemple-là parce qu’il est simple, mais on peut en trouver beaucoup d’autres. Telle publication scientifique qui il y a quinze ans était faite dans une des obscures revues de l’I3E, qui était donc accessible dans à peu près toutes les bibliothèques de toutes les écoles d’ingénieurs de France, était donc accessible en à peu près 150 ou 200 points sur le territoire ; de nos jours, la même publication est disponible en ligne à peu près le jour de sa sortie, donc elle est accessible par tout le monde, pas seulement par des élèves ingénieurs.
Une des particularités, c’est qu’Internet forme des gens qui sont capables de résister aux trolls. Mais comme je vais y revenir plus tard, je l’ai barré celui-là, j’en parlerai, c’est le transparent d’après, c’est plus long à expliquer.
Donc le point clé, c’est qu’Internet change la structure de la société et a des impacts sur la structure de la société. J’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer dans d’autres conférences, le précédent grand changement similaire, c’est l’invention de l’imprimerie, qui changeait la façon dont la connaissance se diffusait, donc la façon dont la communication s’établissait entre les hommes, et donc qui changeait la structure sociale. C’est un des principaux vecteurs de changement entre la structure sociale du Moyen-Âge et la structure sociale de l’époque dite moderne, démocratique, industrielle (on appelle ça comme on veut mais que l’on maîtrise un peu mieux). Et le lien est relativement direct.
On va revenir sur le trollicide. La question de départ est « dit môman, c’est quoi un internaute ? »
Là, il y a vaguement schématisé, à peine caricaturé, les différentes étapes que traverse le bébé internaute de sa naissance à son âge adulte. En fait, au début, la première fois que l’on a acheté Internet (parce que en général les gens ne pensent pas qu’ils ont acheté un accès à un truc qui est plus grand qu’eux, ils ont acheté Internet, ils ont ramené Internet dans un sac à la maison), les premières activités que l’on trouve sur le réseau sont les activités d’acheteur et de kikoolol.
Acheteur c’est vachement simple, c’est juste que voyages-sncf.com… c’est moins pratique que 3615 SNCF mais ce n’est pas facturé à la minute. Donc c’est acheter ses billets de train sur Internet, c’est acheter ses billets d’avion sur Internet, c’est acheter des bouquins qu’on ne pouvait pas acheter au coin de la rue. C’est une des premières activités qui apparaissent quand on récupère un accès à Internet et que l’on n’y connaît rien.
Le kikoolol c’est le fait de s’échanger des PowerPoint avec des trucs rigolos et généralement des virus avec, ou d’aller regarder des vidéos de chats qui se cassent la gueule sur Youtube. Il y a une activité relativement transverse que l’on retrouve essentiellement chez les garçons adolescents, c’est le porno. Je dis essentiellement, ce n’est pas du tout exclusif.
L’étape d’après, une fois que cet effet-là est passé – il ne s’arrête d’ailleurs jamais vraiment d’ailleurs complètement… je veux dire que le côté acheteur continue, moi ça fait 15 ans que je suis sur Internet et je continue à y acheter des billets de train ; je regarde moins de lolcats par contre, j’ai moins le temps – il y a le côté lecteur qui apparaît, c’est-à-dire que basiquement, cet ordinateur qui trône au milieu du salon qui prend de la place et qui ne sert à rien, on se met à s’en servir pour lire des choses. En règle générale, on commence par lire ce que l’on a déjà l’habitude de lire. J’ai rarement vu des lecteurs habitués du Figaro se mettre à lire l’Huma sous prétexte que c’était en ligne. En tous cas, pas au début. Mais on se met à lire : je suis un fidèle lecteur habitué du Figaro, ben je vais regarder sur lefigaro.fr… j’ai le papier un petit peu avant, ça m’évite de sortir, je peux voir les commentaires que les gens ont mis, je peux éventuellement suivre des liens autour… Je commence à lire les sites [des journaux] auxquels je suis habitué. Je connais peu de gens qui s’amusent à rentrer dans cette phase-là par le fait de lire des directives ministérielles qui s’appliquent à eux, mais ça peut. J’imagine qu’un chef d’établissement dans l’enseignement pourrait se mettre à lire le Bulletin Officiel plutôt en ligne que sur papier par exemple.
Assez vite, à force de devenir lecteur… alors, cet aspect-là : lecteur, c’est quelque chose que l’on gagne, ce n’est pas une étape, c’est quelque chose que l’on gagne et que l’on gardera. Je ne connais pas de gens qui sont sur Internet depuis 15 ans et qui ont arrêté de lire. Ça n’existe pas. Ça évoluera, c’est-à-dire que l’on commence par lire ce dont on a l’habitude et après on se rend compte que l’on peut lire d’autres choses. On se rend compte qu’en plus de lire le site de son journal habituel, on peut aller lire le site d’un autre journal, ce qui permet de s’ouvrir un peu la tête, en général ça prend quelques années ; on peut aller lire des sources d’information autres, c’est-à-dire que si vous voulez des informations précises – je ne sais pas, pour ceux d’entre vous qui sont informaticiens dans l’âme, si vous voulez des informations précises sur ce que sont telles ou telles dernières innovations en technique, je vous déconseille chaudement lefigaro.fr, vous êtes à peu près sûrs de n’y trouver rien, ce n’est pas le bon canal, vous pouvez plus essayer les sites plus geek genre PCImpact ou des sites de tests divers et variés, ou rentrer dans du vrai site dur avec de la publication scientifique parce que vous voulez apprendre comment est faite la structure d’un octocore. Tout ça, ce sont des tas de lectures qui se prolongent.
Il vient un moment où on atteint l’étape du râleur, qui est assez longue. C’est le moment où à force de lire des âneries écrites dans la presse on se dit « ah, c’est trop con ». Et en général, on commence par réagir aux âneries que rapporte le journaliste. Tel homme politique a dit une bêtise que le journaliste recopie, on a envie de dire « il est con cet homme politique ». Et on se met à râler en commentaires. C’est du commentaire d’assez bas niveau. C’est typiquement ce que vous retrouverez dans les commentaires sur Libé, sur Le Figaro, sur Le Monde, sur tous les grands journaux. Pour une raison simple : c’est là que les gens commencent à lire, donc c’est là qu’ils écrivent leurs premiers commentaires, et leurs premiers commentaires sont statistiquement idiots. C’est des gens qui déversent leur bile, qui expriment leur mécontentement, c’est en général le niveau zéro du débat, le niveau zéro de la réflexion intellectuelle. Mais c’est déjà en soi une innovation, c’est déjà en soi quelque chose de nouveau que l’on aille déverser sa bile par écrit en public plutôt que face à son bistrotier habituel devant un petit Ricard. Ça correspond à un changement dans la société. Ça n’empêche pas de le faire avec du Ricard mais ce n’est pas au même endroit, et ce n’est pas fait de la même manière.
Et puis à force de se montrer râleur, on prend l’habitude de commenter, puis à force de se montrer lecteur on prend l’habitude d’aller potentiellement lire ailleurs. Le commentateur moyen (pour ne pas toujours taper sur les mêmes on va dire de lemonde.fr) qui vient balancer un troll idiot sur un blog, c’est-à-dire qu’il vient juste déverser sa bile, que ce soit sur le blog de FDN, imaginez chez Eolas ou imaginez chez n’importe quel blogueur qui a un peu l’habitude du machin, basiquement le commentateur il va prendre deux claques. « C’est bien, tu as zéro arguments, si tu n’as que de la merde à dire, vas le dire ailleurs ». C’est très formateur ça. À force d’être râleur, il va se faire reprendre. En général, pas que sur des sites où il n’y a que des râleurs, il se fera plutôt reprendre ailleurs. Et en se faisant reprendre, il y a une chance non nulle qu’il finisse par apprendre ce qu’il est en train de faire, c’est-à-dire qu’il finisse par apprendre à non pas râler, mais expliquer pourquoi il n’est pas content avec des arguments, ce qui complique énormément le jeu mais ce qui le rend beaucoup plus utile. Ça, ça devient ce que l’on appelle classiquement un commentateur : quelqu’un qui lit le papier de blog et qui essaye de dire en quoi il est d’accord, en quoi il n’est pas d’accord, et en général le commentaire porte rarement sur le fait rapporté par le journaliste quand vous le trouvez dans la presse. Il va beaucoup plus souvent porter sur le rapport fait par le journaliste des faits réels. Il va plus souvent porter sur pourquoi l’article est biaisé que sur les faits fondamentaux, parce qu’il n’y a pas grand chose à dire sur des faits, à part que l’on trouve que c’est chouette et que c’est une réussite ou qu’on aurait aimé que ça n’ait pas lieu.
Le métier de commentateur sur Internet dure assez longtemps, et en général c’est quelque chose qui se développe. Une fois que l’on a pris le pas de passer de râleur à commentateur, on se met à écrire des commentaires qui sont de plus en plus longs, qui sont de plus en plus structurés, qui sont de plus en plus argumentés. On apprend des choses assez magiques, on apprend à reconnaître quand on s’est trompé, on apprend à accepter quand quelqu’un a démonté un de nos arguments. Bref, on apprend à débattre en public. Et ça c’est assez costaud. Et puis il vient un moment où vous en avez marre de laisser en commentaire de vos blogs habituels deux fois par semaine des papiers de 600 lignes, vous vous dites que plutôt que d’en faire un commentaire, vous allez le publier chez vous. Et ça vous transforme en auteur. Puis l’étape d’après, c’est quand à force d’en avoir marre de juste tenir votre petit blog dans votre petit coin, vous devenez animateur d’une communauté, soit en pilotant un blog où il y a 10-15 personnes qui viennent écrire, soit en expliquant aux gens comment gérer eux-même leurs blogs, et vous finissez par devenir animateur.
Il y a peut-être des étapes après, mais moi je n’en sais rien, je me suis arrêté par là. Je ne sais pas bien ce qu’il y a après. Après, je ne suis pas sûr que ça soit beaucoup lié à Internet.
Et donc c’est ça que j’appelais « trollicide » : Internet produit par son mode de fonctionnement des gens qui ont une certaine tendance à arriver dans ces eaux-là [ndt : commentateur/auteur]. La majorité des gens arrivent soit à lecteur évolué soit à commentateur évolué. Les gens qui deviennent animateurs d’un réseau d’auteurs sont quand même des gens relativement rares. Mais les deux étapes clés et intéressantes là-dedans qui sont auteur-commentateur et lecteur sont des choses relativement fréquentes. Basiquement, qui parmi vous a l’habitude de commenter de manière constructive et en débattant soit sur un forum soit sur un blog soit sur IRC soit sur un média quelconque ? La quantité est déjà beaucoup plus élevée que pour les gens qui ont eu des papiers publiés dans la presse. Donc Internet tend à produire ces choses-là. Et ça, ce sont des gens qui ont un rôle social assez intéressant : ce sont les gens qui savent débattre. Quand on parle de démocratie, c’est utile des gens qui savent débattre.
Il y a mes notes de travail qui disent qu’il faut que je contrôle [ndt : Benjamin Bayart montre un de ses visuels vidéoprojetés, qui est incomplet], mais je ne l’ai pas fait parce que je n’ai pas croisé d’accès à Internet depuis tout à l’heure.
Dans la Déclaration des Droits de l’Homme [ndt : et du Citoyen] de 1789, il y a un article qui est n’a pas été mis en œuvre avant internet et qui l’est depuis, c’est l’article 11, qui définit la liberté d’expression. Il y a un autre article qui était très mal mis en œuvre, et pour le coup j’ai oublié le numéro, je dirai que c’est autour du 14 ou du 15 [ndt : article 15], c’est celui qui dit que tout citoyen peut demander compte à un agent public de son administration. Vous avez oublié qu’il y avait ça dans le droit imprescriptible inaliénable et tout ? Vous avez le droit de demander compte à n’importe quel agent public de son administration. C’est-à-dire que vous pouvez demander aux hommes politiques ce qu’ils ont fait… avec votre argent, mais ça c’est la question qui vient immédiatement à l’esprit, mais ce n’est pas que ça, c’est « tiens, pourquoi cette administration-là ne tourne pas », « pourquoi les permis de construire c’est le bordel », « pourquoi dans la préfecture tous les services fonctionnent et sont capables de délivrer des papiers en moins de vingt-quatre heures, sauf celui qui délivre des papiers pour les immigrés ? »… Ça, ce sont toutes des questions qui ne sont pas des questions de l’ordre de comment on veut organiser la société, c’est ce que vous pouvez demander à votre administration qui tourne en votre nom pourquoi elle tourne ou pas de telle ou telle manière, et on pourrait demander compte là-dessus.
Ces deux articles-là n’avaient quasiment pas de sens avant Internet. La liberté d’expression pour une raison très simple : seuls les gens qui pouvaient publier donc basiquement seuls les journalistes avaient accès à cette liberté d’expression, et vous étiez priés de vous sentir représentés par l’un ou l’autre de ces journalistes. Le deuxième élément c’est la même chose : la presse pouvait exercer un certain contrôle sur les politiques, et décider de dévoiler telle ou telle affaire posant problème. L’expérience de ces 50 dernières années en démocratie tend à montrer que des fois la presse le fait, des fois elle ne le fait pas, et selon des critères qui ne sont pas forcément simples. Je n’ai pas envie de passer trop de temps sur cet élément-là, je recommande à ceux à qui le mot ne dira rien de rechercher ce que l’on appelle du crowdsourcing. C’est le fait de faire faire une tache par la foule. Si vous tout seul vous voulez chercher dans un document de 6000 pages combien de fois apparaît un nom, ça vous prend un temps délirant. Si vous avez 2000 copains avec qui le faire, chacun va chercher dans 3 pages. Ça prend un temps ridicule. Éplucher des données publiques à partir du moment où l’on est nombreux à le faire et on crée quelques outils, ça peut être monstrueusement efficace. Il y a des gens qui bossent là-dessus, je pense à tous les gens qui bossent autour des questions d’open-data et d’open-gov : « regards citoyens » doit être le bon mot-clé à taper dans Google si vous ne savez pas retrouver le site web [ndt : http://www.regardscitoyens.org/]. On devient capable de demander des comptes aux gens qui administrent l’État en notre nom. Ce sont deux des libertés qui existaient déjà en démocratie, et qui ne pouvaient pas être mises en œuvre avant Internet, donc Internet les rend techniquement pratiques.
Ce sont des exemples de choses que l’on a déjà mises en œuvre mais qui relèvent de la révision : on est quand même en train d’essayer de parler de libertés définies en 1789 et je viens quand même de vous dire que c’est plus de deux siècles après, 220 ans plus tard, que l’on commence à les mettre en œuvre. On n’a rien inventé. Ce dont je suis sûr, c’est qu’Internet, par les modifications qu’il apporte sur la société, va forcément apporter des modifications dans la notion même et dans la compréhension des libertés fondamentales que nous avons. Mais ça, ça demande de la voyance, et en voyance je suis très mauvais. Je n’ai pas fait les bonnes études.
Je peux vous donner des éléments d’histoire. Les idées politiques fortes que l’on retrouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme, qui sont les fondements basiquement de la Révolution française, qui sont les fondements de la démocratie américaine, qui sont les fondements d’à peu près toutes les démocraties occidentales, ont émergé en Europe basiquement essentiellement à cause de l’apparition de l’imprimerie qui a permis la diffusion du savoir et de la connaissance, ça c’est 1445, et on considère que ça s’est à peu près figé (c’est-à-dire que les sujets sont convenablement bornés) depuis à peu près 1789. On peut donner quelques noms si l’on a envie de situer, les premiers humanistes, c’est-à-dire l’époque de Geoffroy Tory et Rabelais c’est 1500 quelque-chose, donc c’est très peu de temps après l’invention de l’imprimerie. Les travaux sur les questions politiques, typiquement Voltaire, c’est début XVIIIème, donc c’est 1700 quelque-chose, 1700 pas-beaucoup. Les travaux sur les structures politiques, sur la séparation des pouvoirs, etc. donc Montesquieu, and Co c’est le milieu du XVIIIème, c’est 1750-1760, quelque chose comme ça, certains travaux un peu avant, certains travaux un peu après. 1789 Révolution française. Donc on peut constater qu’il a fallut à peu près trois siècles basiquement pour que de l’invention de l’imprimerie, on ait une modification – très lente, à cause de la vitesse de diffusion de cette invention – du tissu social, qui s’est traduit par une meilleure compréhension de ce qu’étaient les rapports entre les hommes, la société, le pouvoir, etc. et qui a permis basiquement de comprendre et de mettre en avant des résultats qui ont été à peu près admis partout. Les libertés définies par la Déclaration des Droits de l’Homme en France, pour les autres pays, certains sont arrivés au même résultat en nous copiant, d’autres y sont arrivés tous seuls sans copier.
De la même manière, Internet ne date que de 1970. À la toute fin des années 60, au début des années 70, Internet était un rat de laboratoire qui raccordait quand il était vraiment tout petit quatre ordinateurs et quand il était plus grand quelques dizaines dans tous les États-Unis. Il ne pouvait pas avoir un effet révolutionnaire sur le monde en raccordant quelques dizaines d’ordinateurs dans des universités. Il était encore trop petit pour avoir cet effet. La vraie explosion, c’est-à-dire le fait que beaucoup de gens se mettent à utiliser Internet correspond au début des années 90. C’est au début des années 90 que l’on voit massivement des gens devenir internautes – si je reprends ma définition de tout à l’heure. C’est-à-dire des gens commencer à suivre ce parcours là, commencer à utiliser le machin, lire, s’en servir pour poster leurs bêtises, puis apprendre à débattre, puis progresser, puis apprendre à s’exprimer en public, etc. Ce que l’on a vu au début des années 2000, c’est l’arrivée massive des kikoolol. Il est arrivé une quantité invraisemblable de débutant sur Internet, trop pour que les anciens puissent les former, et donc qui ont tous commencé à l’étape ou bien acheteur, ça vous le reconnaissez facilement, c’est celui qui a acheté son Internet, donc c’est son Internet, on le lui doit et c’est prié de marcher comme il en a envie, je peux vous assurer qu’au début des années 2000 des comme ça j’en ai vu des pelletées, et puis le classique kikoolol que tout le monde connaît, que tant que c’est rigolo il clique, ça installe des virus, ça abîme sa machine, il s’en fout, c’était rigolo, il a cliqué. Modèle très classique. En général ça disparaît un petit peu.
Donc on peut légitimement soupçonner que dans les années qui viennent, Internet… là sur en fait les 10 ou 20 ans (selon la lecture que l’on en a) de diffusion du réseau, a déjà produit un effet politique. Il a déjà produit un effet politique fort en re-rendant possible la liberté d’expression, en re-rendant possible le contrôle de l’État par les citoyens, en ré-ouvrant un certain nombre de pistes qui sont des pistes qui avaient déjà été ouvertes par les grands anciens. Il est fort probable que les modifications qu’Internet apporte sur la société et sur la compréhension que l’on en a fassent émerger des variétés nouvelles de liberté. Et je suis bien incapable de vous dire lesquelles. Mais ne vous inquiétez pas, dès qu’on les aura trouvées, on vous les dira. On voit émerger au moins des principes pour le moment, dont certains que je vais évoquer dans les minutes qui viennent. Mais pour le moment, on est en train de bien réviser ce que l’on avait appris il y a 200 ans. Et il y a de grandes chances que l’on se remette à progresser juste derrière. Maintenant que l’on a le nouvel outil, on vient de changer de classe, on a révisé les trucs de la classe d’avant, on va commencer à attaquer sérieusement… et il y a des chances pour que l’on voit émerger des éléments de structure démocratiques probablement centrés sur le réseau.
Je ne parle pas forcément politique quand je parle démocratie ou structures sociales, ce n’est pas nécessairement politique. C’est politique au sens de la vie en commun, ce n’est pas politicien.
Dans les quelques pistes de choses qui peuvent correspondre à des modifications, Internet offre un modèle d’architecture de quelque chose qui est acentré, une architecture qui est redondante, qui est résiliante (quand on en ampute un bout, ça continue à marcher quelque soit le bout que l’on a amputé. Quand vous regardez bien, ça ne marche pas chez l’être humain, il y a plein de bouts que l’on peut amputer, ça continue à marcher, puis il y a certains morceaux qu’il ne faut pas enlever.) et qui est bizarrement sous-optimale, c’est-à-dire que l’on pourrait produire le même effet avec moins de moyens, on pourrait transporter autant de données avec moins de tuyaux, mais qui est pourtant la solution la plus efficace, puisque si l’on transportait autant de données avec moins de tuyaux on aurait une solution qui ne serait plus ni résistante, ni résiliante, on obtiendrait quelque chose d’extrêmement fragile où il suffirait de taper dans un coin pour que tout s’effondre. Et si vous regardez, il y a à l’heure actuelle dans le monde énormément de très grosses architectures qui sont d’une envergure similaire à celle d’Internet et qui s’effondrent tous les quatre matins.
J’ai pris quelques exemples au pif, le réseau électrique en est un très drôle. Le dernier black-out aux États-Unis c’était il y a deux ans, quelque chose comme ça, où ils ont perdu toute la côte Est. Pouf, plus d’électricité. Pourquoi ? Parce que le réseau était trop fragile. Il n’était pas assez redondant, pas assez résiliant, il était construit de manière extrêmement centralisée, il a suffit qu’il pète à un endroit et pouf toute la côte Est s’est éteinte. Obtenir un réseau électrique qui soit basé sur une architecture plus voisine de celle d’Internet, c’est-à-dire plein de petites cellules qui produisent un petit peu d’électricité et qui se l’échange en fonction des besoins, c’est quelque chose que les américains appellent le smart grid, et auquel beaucoup de gens réfléchissent en ce moment, qui serait un moyen beaucoup plus efficace de transporter de l’électricité, sous-optimal, effectivement, si vous demandez à un polytechnicien de vous faire l’équation complète du truc, ça a l’air d’être sous-optimal, ça serait mieux d’avoir une belle cathédrale avec un point central qui produit tout et qui transporte etc., mais c’est plus efficace : quelque soit ce que vous éteignez, l’ensemble continue à fonctionner.
On peut penser au transport aérien, ça c’est un exemple que m’ont soufflé les gens que j’ai été voir en Suède hier, ils ont quand même rappelé qu’il suffisait d’un volcan qui fasse prout pour qu’il n’y ait plus d’avion pendant quinze jours. Et pourquoi un volcan supprime tous les avions pendant quinze jours ? Parce que l’on a que des avions à réaction. Si on avait des avions à hélice, eux pourraient voler. Si on n’avait pas un seul modèle de transport aérien, d’accord, on perdrait tous les avions à réaction pendant le moment où le volcan n’est pas content. Mais avec les quelques avions à hélice restant on pourrait continuer à voler. Amusant comme grille de lecture ! Si l’on n’avait pas un seul modèle de transports aérien, ça ne s’éteindrait pas de manière complète en si peu de temps.
Le monde financier est un bon exemple d’un machin qui explose tout seul, qui est bien parfaitement instable, et qui est bien complètement centralisé. Je me dis qu’en cherchant un peu on pourrait probablement trouver des bouts d’architecture qui aideraient ces gens là à faire des choses plus solides. Ce n’est pas mon sujet du jour, mais ce sont des pistes de choses dont je suis convaincu que Internet va apporter des solutions, mais je n’ai pas envie de me lancer dans des trolls avec des gens dans la salle qui connaissent le sujet mieux que moi, je sais qu’il y a des travaux dans ces voies-là, je sais qu’il y a des gens qui réfléchissent sur la notion de monnaie, je sais qu’il y a des gens qui réfléchissent sur la définition de création de masse monétaire… je sais qu’il y a des travaux sur tous ces sujets-là et qui sont des travaux qui réfléchissent en fait, quand on regarde ça d’une manière un peu macroscopique, toujours à regarder comment on peut créer ça de manière acentrée et locale en créant de la redondance et de la résilience. Ils n’y ont en général pas pensé en se disant « tiens je vais faire de l’argent comme on fait Internet », mais au final quand on regarde, ce sont bien les même types de structure.
Une fois que l’on a vu les liens qu’il y a entre Internet et démocratie, on va pouvoir s’intéresser à quelques dangers, à quelques petites choses qui menacent ces avancées démocratiques liées au réseau.
Je tiens quand même en introduction à vous dire que je suis intimement convaincu que ces dangers sont plutôt mineurs. Exactement comme quand la presse à imprimer est apparue, il y a eu immédiatement les opposants de tous poils, qui les moines copistes qui ne voulaient pas qu’on leur pique leur buiseness, qui les politiques qui ne voulaient pas que l’on parle d’eux en écrivant des livres, qui l’Église qui ne voulait pas du progrès scientifique qui remettait en cause les vérités absolues expliquées dans la Sainte Bible, etc. Il y avait une certaine forme d’opposition à l’imprimerie et malgré cette opposition, en à peine quatre siècles et demi, on est passés de l’invention de l’imprimerie à la liberté de la presse. Donc je me dis que normalement en un tout petit peu moins que quatre siècles et demi, on devrait passer de l’invention d’Internet à une espèce de société libre qui correspond à une version évoluée de la démocratie du XVIIIème siècle. Peut-être un tout petit peu moins que quatre siècles.
Dans les dangers, il y a la question de la culture, qui est toujours intéressante ; alors pour ceux qui n’ont pas repéré, on va dire du mal des marchands de musique, des marchands de films, et de la loi HADOPI.
Tout support d’échange est substrat de culture. Il faut que l’on se mette d’accord sur la définition de la culture. Soit vous en prenez une définition extrêmement moderne qui dit que si c’est en vente à la Fnac, c’est de la culture, et donc comme j’y ai trouvé des cahiers blancs et des stylos, un cahier c’est de la culture ; soit vous en prenez une définition un peu plus ancienne, et en fait, on appelle « culture » la référence commune que partagent un groupe d’êtres humains et qui lui permet de communiquer. Si nous pouvons communiquer, c’est parce que nous parlons la même langue. Si nous parlons la même langue, c’est parce que nous avons la même culture. Si quand je dis « un mulot » vous comprenez que c’est une souris et pour les plus cultivés d’entre vous, vous comprenez que c’est une référence à un sketch des Guignols de l’info, c’est bien que nous avons des références culturelles en commun. La culture, ce sont ces références-là. La culture, ce n’est pas forcément des trucs compliqués, ça peut être des références compliquées savantes et intelligentes, je ne sais pas, si vous aussi vous avez lu Rabelais on peut disserter sur ce que raconte Gargantua ou ce que raconte Pantagruel, ce qui s’appelle culture, ce sont ces éléments communs. La culture, ce sont ces éléments communs. Par définition, à partir du moment où vous avez un moyen de faire communiquer des êtres humains ensemble, ils vont créer une culture. Ils vont créer un vocabulaire, il vont créer des références… Basiquement tout à l’heure quand je disais un « kikoolol », il y a vingt ans, j’aurais sorti ça à mes parents, aucune chance qu’il sachent ce que c’est. Aucune. Aujourd’hui, ils commencent vaguement à avoir entre-aperçu des choses qui se racontent sur MSN par leurs petits-enfants ou par leurs enfants et ils arrivent à se dire que « tiens, peut-être effectivement ça doit faire référence à ça ». On commence à avoir ces éléments de culture commune qui apparaissent.
Un élément échangeable, un élément qui s’échange, est par définition un élément culturel, et réciproquement, un élément culturel est par définition un élément qui s’échange.
La conséquence de la guerre que nous font tous les gens marchands de culture c’est que si ils gagnent, imaginons qu’ils y arrivent : on ne s’échange plus de musique ou de films qui soient basiquement sous copyright, dans un monde où l’on peut s’échanger de la vidéo facilement, où on peut donc faire passer ses idées d’une personne à l’autre en disant « tiens, regarde, telle scène de tel film, ça me rappelle le prof ce matin, c’est trop marrant ». En supposant que l’on ne fasse pas passer ça par des scènes de films que ces gens-là vendent, on va le faire passer par autre chose. Je ne sais pas par quoi, mais on va forcément le faire passer par quelque chose. Il y aura bien une culture commune qui s’établira. Si techniquement il n’est pas possible que ce soit la culture issue de l’industrie du divertissement, ce sera autre chose. Ce sera des vidéos que l’on a trouvées gratuitement sur Internet et que l’on a le droit de diffuser, ce sera de la musique que l’on a trouvée ailleurs que chez un marchand de musique. La conséquence immédiate de tout ça : quelle valeur a un film dont vous ne pouvez pas parler ? Iriez-vous au cinéma voir un film dont vous ne pourriez pas discuter après ? Je veux dire, hormis si vraiment l’actrice a des gros seins… hormis quelques cas très précis où l’on revient quand même sur la question du porn… Iriez-vous voir un film que vous ne pourriez pas raconter, dont vous ne pourriez pas parler ? De nos jours, si vous parlez de quelque chose sur Internet, vous n’allez pas faire une dissertation par écrit à la machine à écrire comme en 1930, vous allez le raconter avec des images, vous allez le raconter avec des bouts de vidéo, vous allez le raconter avec des bouts de bande-son, avec des montages rigolos. Si vous ne pouvez pas faire ça, ça ne vous sert à rien. Quelle valeur a ce film s’il n’est pas une référence commune ? Iriez-vous vous emmerder à vous enfermer pour 10€ dans une salle obscure à regarder quelque chose qui n’est pas une référence commune ? Un film qui cite des références à plein d’éléments qui ne vous parlent pas parce que vous n’avez pas vus les films d’avant, et que de toute façon vous ne pourrez raconter à personne donc qui pour vous ne sera pas un élément de communication utile. Si ces gens-là arrivent à faire en sorte que l’on ne puisse plus s’échanger leurs contenus alors leurs contenus n’a plus de valeur. Le contenu de l’industrie du divertissement n’a de valeur que parce que nous l’échangeons. Parce que nous l’échangeons alors il a de la valeur. Parce que l’on fredonne la même chanson, parce que l’on cite les paroles de la même chanson, parce que l’on cite les mêmes bouts de films, parce que quand je vous dis « les cons ça ose tout c’est même à ça qu’on les reconnait » vous êtes nombreux à voir de quel film je parle, c’est pour tout ça que ces contenus ont une valeur.
Donc la conséquence immédiate de la guerre qu’ils nous livrent, c’est que si l’industrie du divertissement gagne et arrive à faire en sorte que l’on ne puisse plus échanger ses contenus, elle en sera la première victime. Les contenus qu’elle possède n’auront plus de valeur. La seule valeur réside dans l’échange que nous pouvons en faire.
Il y a plein de questions derrière, qui sont des questions utiles et intéressantes. Comment on fait pour rémunérer les créateurs ? Comment on fait pour essayer de calmer la tristesse des actionnaires de Vivendi qui vont perdre de l’argent ? Il y a plein de questions utiles et intéressantes dedans. Mais il y a une réponse dont je suis certain, c’est que l’on continuera à avoir de la culture, même si c’est sans ces gens-là. Je ne suis pas inquiet, la disparition de la création et la disparition de la culture, ce n’est juste pas possible. Donc il y aura forcément une création culturelle. La grande question est de savoir s’il y aura une création culturelle faite par nos marchands de modèles en plastique ou faite autrement. Et il est à souhaiter pour eux que nous continuions pendant longtemps à échanger leurs contenus entre nous, et donc à donner de la valeur à ces contenus.
Un autre élément clé dans les dangers contre ces avancées apportées par Internet, c’est la question de la neutralité du réseau. Je vous ai mis un résumé clair des épisodes précédents : « Orange veut taxer Google pour monétiser ses eyeballs ». Qui a compris la phrase ? Bien, alors… « Orange veut taxer Google », jusque là je pense que tout le monde voit. « Monétiser », c’est transformer quelque chose en argent. Quand la banque de France prend du papier et met de l’encre dessus, on peut dire qu’elle monétise le papier. Sur le web, on dit que l’on « monétise les visiteurs » : vous allez voir un site web et plaff vous êtes devenu un euro. C’est « eyeballs » le mot intéressant. Vous, vous êtes certains que vous avez acheté un accès à Internet à votre fournisseur d’accès à Internet [ndt : FAI]. Et donc en étant client chez un FAI, il vous doit un service que vous avez acheté. Ben c’est triste à vous apprendre, ce n’est pas vrai. Vous lui avez offert, contre une somme d’argent finalement relativement modique, du temps de cerveau disponible. Et il aimerait vendre ce temps de cerveau disponible. Et il est un point de passage obligé, parce que quand vous allez passer deux heures par jour sur votre ordinateur, que ce soit pour regarder Youtube, Facebook, Youporn, n’importe quoi, vos deux heures par jour passées sur Internet, c’est forcément au travers de lui, parce qu’en général les gens n’ont qu’un seul FAI à la maison. Vous êtes donc deux yeux — c’est ça les fameux « eyeballs » que les américains mettent partout — face à un ordinateur où pour vous joindre, quelqu’un qui veut vendre du contenu ne peut vous joindre que via votre FAI, qui est un point de passage obligatoire. Donc il est un lieu idéal pour poser un péage. Exemple type : quand vous regardez des vidéos sur Youtube, pour ceux d’entre vous qui n’ont pas installé AdBlock, je vous livre un scoop : il y a de la publicité (souvent je l’oublie par ce que je met AdBlock, mais il y a de la publicité). Et c’est comme ça que vit YouTube. Youtube gagne sa vie avec la publicité affichée. Si votre FAI décide qu’il ne laisse pas ses abonnés aller chez Youtube, il va se passer quoi ? On pourrait se dire que ses abonnés vont changer de FAI. Ben non, ça ne se produit pas. L’accès à Youtube depuis Orange est monstrueusement merdique depuis 18 mois, et il y a toujours à peu près 50% des internautes de France qui sont abonnés chez Orange. C’est très surprenant, ils sont simplement tous arrivés à la conclusion que Youtube, ça rame. Du coup, à chaque fois qu’ils se retrouvent sur un autre accès ils font « à tient non, ça marche bien c’est toi ». C’est rigolo. Et donc l’idée est de dire que les gros fournisseurs d’accès se disent « je veux 15% des revenus des fournisseurs de services puisque je suis en position de monopole ». Pas en monopole en tant que le seul FAI de France, en monopole dans le sens où toi marchand de contenus, tu ne peux pas accéder au temps de cerveau disponible de mes clients sans passer par moi, je crée donc un monopole local, je crée un marché de captifs qui n’est joignable qu’à travers moi. Et ils espèrent grâce à ce mécanisme piquer grosso modo 5, 10, 15, 20% des revenus des gens qui font des services. C’est une bataille commerciale qui est en train de se livrer aux États-Unis, en Europe, devant le Parlement français ces temps-ci, devant la Commission européenne il y a peu, c’est vraiment une guerre tout à fait d’actualité.
Personne du public : [inaudible]
Benjamin Bayart : Je ne sais pas, le débit est correct partout ailleurs sur Internet, donc soit ils ont un demeuré qui s’occupe de ce lien-là et il faut qu’ils le mutent ailleurs, soit ils ont fait exprès. Mais laisser un demeuré en poste, c’est une variété de l’avoir fait exprès. Donc non, je pense que c’est plus ou moins fait exprès.
En fait, ça c’est le problème commercial qui moi m’intéresse assez peu. Il se trouve que ce problème commercial a des conséquences sur une question centrale qui est la neutralité du réseau, qui elle est une question qui m’intéresse beaucoup plus.
En fait la question de la neutralité du réseau, si je reprends le parallèle que je fais depuis tout à l’heure avec l’imprimerie, c’est la question de savoir si le papier est en mesure de décider ce que j’ai le droit d’imprimer dessus. Je ne sais pas si vous voyez quel niveau de perversité ça suppose. Que l’imprimeur puisse refuser de m’imprimer, ça on comprend bien. Que le gouvernement puisse dire à l’imprimeur de refuser de m’imprimer, ça on comprend bien. C’est le privilège d’établissement des libraires au XVIIème siècle, c’est la responsabilité des imprimeurs et des intermédiaires techniques… Mais là on est dans une ampleur toute particulière, le réseau va accélérer ou ralentir en fonction des accords commerciaux ou en fonction d’à peu près n’importe quel critère, donc modifier la perception de la réalité que vous avez de ce qui est au delà du réseau. On est bien dans un mécanisme qui, si on veut le transposer dans le monde de l’imprimé, revient à dire que le papier a le pouvoir de décider ce que l’encre dira ou ne dira pas. C’est un truc complètement surnaturel. Et eux sont en train de se battre sur ces questions-là en disant que ce sont des problèmes commerciaux, alors que si vous regardez ce dont je parle depuis une heure, ça va avoir des impacts très forts sur la définition même de la société, sur la question de savoir comment fonctionnent nos démocraties… Si le réseau peut faire mentir, d’accord Orange s’en servira peut-être pour taxer Google, pensez-vous que l’Iran ne s’en servira que pour taxer ? Il y a des chances pour que l’Iran s’en serve pour déformer le réseau de manière à faire disparaître un certain nombre d’informations de manière plus forte que ce qu’elle fait aujourd’hui. Il y a des chances pour que la France s’en serve très précisément de la même manière. Je vous rappelle qu’il y a des opinions politiques illégales en France. Tout le monde voit de quoi je parle ou ça vous échappe un peu ? C’est une des grandes différences entre la France et les États-Unis. Aux États-Unis, il n’y a pas d’opinion politique illégale, aux États-Unis, on peut dire « mon opinion est que la race noire est une race inférieure ». C’est quelque chose de légal aux États-Unis de dire ça. Le dire en France est illégal. Les conséquences derrière, les pratiques de dire derrière « parce que les noirs sont inférieurs il faut tous les égorger », ça c’est illégal dans les deux pays. C’est une incitation au meurtre, c’est très grave, etc. Mais on a ceci de particulier que en France certaines opinions politiques sont interdites, et on nous explique très régulièrement qu’il faut filtrer Internet pour en supprimer les opinions politiques interdites. C’est-à-dire l’antisémitisme, l’incitation à la haine raciale, etc. Qu’un jour quelqu’un vote une loi pour dire que l’antisarkosisme est une opinion politique interdite, et ça part dans le même tas. On en est très loin à l’heure actuelle, mais figurez-vous que ce n’est pas si invraisemblable que ça. Je vous rappelle qu’il y a deux-trois ans, on a voté une loi qui disait qu’il fallait mettre en avant les points positifs du colonialisme je crois, ou quelque chose comme ça. Du débile politiquement, on en vote régulièrement en France, ce n’est pas si anecdotique que ça.
La question de la neutralité du réseau a certes un grand intérêt sur des questions commerciales, que l’on arrive assez bien à expliquer à Bruxelles et sur lesquelles on se bat contre Orange et contre Google aussi d’ailleurs, on arrive à ne pas être d’accord, c’est avant tout pour nous une question fondamentale de liberté. Les élément centraux sur les questions de filtrage et sur ce que permet ou ne permet pas la démocratie sont vitaux. Basiquement pour faire simple, attenter à la neutralité du réseau, c’est donner le pouvoir aux opérateurs de décider ce qui doit passer de ce qui ne doit pas passer. C’est donner un pouvoir de censure à un organisme privé qui est un opérateur, qui n’est qu’un intermédiaire technique entre vous et la réalité. C’est donner l’autorisation à votre opérateur de téléphonie d’écouter votre conversation pour la modifier à la volée quand elle lui déplait. Comme si le fabricant de ce micro — je ne sais pas de quelle marque, Shure — pouvait faire en sorte que le micro s’arrête quand je dis qu’un micro Shure ce n’est pas bien. On est sur ce genre d’âneries-là.
Donc la neutralité du réseau, c’est un élément capital. C’est un élément probablement central dans la définition moderne de ce qu’est une démocratie. En 1789, quand on a essayé de définir ce qu’était un État démocratique doté d’une constitution, on a écrit dans les Droits de l’Homme qu’un gouvernement dans lequel il n’y a pas la séparation des pouvoirs entre les trois pouvoirs classiques (l’exécutif, le législatif et le judiciaire) n’a pas de constitution. Je pense que de la même manière, on pourrait arriver à la conclusion qu’un pays dans lequel le réseau n’est pas neutre n’est pas démocratique. Puisque le réseau devient, à très court terme, le moyen essentiel d’accès à l’information et d’exercice de vos droits de citoyen.
=== 1:05:05 XXX ===
J’avais envie de détailler que ces deux-là, parce que l’on m’avait dit qu’il fallait que je fasse une heure et que j’en suis déjà à un peu plus d’une heure dix minutes, donc pour les autres je vous ai fait un paquet cadeau.
Donc LOPPSI c’est censure par décision du ministère de la police, méthode dite ’Fouché’ que l’on pratique en France depuis deux siècles et demi, le prétexte mis en avant est le filtrage de la pédopornographie, dont pas mal d’études tendent à démontrer que le filtrage ne permet pas ’’’XXX’’’ efficace : à moyen constant, il vaut mieux essayer de faire fermer les sites et faire emprisonner les gens qui ont mis ça en ligne que d’essayer de les faire filtrer, puisqu’en les faisant filtrer, les sites sont toujours en ligne, toujours accessibles, et on a dépensé des moyens à filtrer. Donc c’est une idée que l’on pourrait filtrer du contenu sur Internet. Alors effectivement quand on parle de retirer d’Internet le contenu pédopornographique, ça ne fait peur à personne ; moi ce qui me fait peur, c’est que le Ministère de l’Intérieur puisse décider tout seul sans en référer à un juge et sans contrôle de qui que ce soit qu’un contenu doit être filtré en France. Effectivement, ce sera probablement du pédoporn au début. Pour vous donner une petite idée, quand un mécanisme similaire a été mis en place en Australie, ils ont filtré un peu de pédoporn, puis après ils ont filtré avec du porn déplaisant, c’est-à-dire du porn qui avait l’air d’être une atteinte aux bonnes mœurs — après ça dépendra de la bonne marque de mœurs que l’on veut avoir — ; ensuite ils ont filtré les sites qui disaient comment contourner le filtre — ben oui, parce que forcément sinon c’est le bordel… —, après ils ont filtré les sites qui disaient qu’ils filtraient les sites qui disaient comment contourner le filtre… Donc assez vite ils ont filtré WikiLeaks par exemple, puis une partie de la presse étrangère, puis là ils se sont dit que ça se voyait donc ils ont arrêté… on atteint des sommets dans le débile. Quand la liste des filtres filtrés a fuité, il y avait à peu près 40% de porno dans le lot, et à peu près pas de véritable pédoporn. La décision de police ou de justice disant qu’il était illégal de consulter tous les sites filtrés en question en Australie n’existe pas, donc si certain des sites web font des revenus et sont des activités professionnelles par exemple des sites pornographiques tout à fait légaux, qui vivent d’abonnement de publicité ou de tout ce qu’ils veulent, ont eu une perte de revenus décidée par le gouvernement australien sans aucune décision de justice. On est dans un délire assez complet, on est assez voisin du mode de gestion de… pour ceux d’entre vous qui ne le lisez pas assez souvent ou ne l’avez pas assez lu je vous recommande de lire Beaumarchais, on retrouve le mode de fonctionnement de la France de 1780 : un système qui est battu en brèche à un endroit et se défend en allant de plus en plus loin, en étant de plus en plus brutal et de plus en plus violent, et en vient à des décisions qui sont évidemment idiotes. Décider de filtrer les sites qui disent que le gouvernement filtre, les sites qui disent comment contourner le filtre… Et ces gens-là croient qu’ils sont encore en démocratie… c’est très curieux comme approche. Donc on nous propose de faire ça, ça s’appelle LOPPSI.
ACTA, qui est une proposition d’accord de traité international propose que toute forme de connaissance soit par essence privée. Ça revient à dire que une connaissance publique n’existe pas… Une des bases — je sais que là je vais faire un grand retour en arrière — de la propriété littéraire et artistique c’est de considérer que l’œuvre appartient au public à partir du moment où elle est dévoilée. Parce que c’est un principe de commerce de base. Moi je suis marchand, vous êtes acheteurs, vous venez m’acheter ma marchandise, au moment où je vous donne la marchandise, la vente est faite, vous êtes propriétaire. Si vous ne me payez que deux mois après, vous êtes cependant propriétaires à la seconde où je vous donne la marchandise. Vérifiez le code du commerce, je vous assure que c’est comme ça. Vous êtes propriétaires de votre maison le jour où on vous en donne les clés, pas le jour où vous avez fini de payer l’emprunt. C’est super important à comprendre : l’œuvre appartient au public à partir du moment où elle est dévoilée. La société, qui constitue le public doit encore une rémunération à l’artiste pour l’œuvre qu’elle vient de lui acheter. Mais l’œuvre appartient au public à partir du moment où elle est dévoilée. Sinon ça veut dire que ce n’est pas une transaction commerciale. La seule chose qui est différée, c’est la forme de rémunération qui plutôt que d’être une rémunération forfaitaire comme l’État achète 50 000€ à un artiste le fait qu’il ait fait une chanson, c’est des modes de rémunération très différents, qui sont indexés sur des choses bizarres, qui fonctionnent d’une manière assez complexe, mais la transaction est réalisée à partir du moment où l’œuvre est dévoilée. Or le traité en question basiquement consiste à renforcer toute la partie propriété intellectuelle revient assez fermement là-dessus et nie pas mal d’évidences. Quand on creuse tout ce sujet-là dans ACTA, on trouve des tas de choses assez choquantes.
Un des éléments que l’on retrouve dans ACTA qui est très drôle aussi comme danger, on va dire de démocratie, est la responsabilité des intermédiaires. Ça va nous rappeler des choses que l’on avait pratiquées un petit peu au XVIIIème siècle également. Quand vous voulez éviter que n’importe qui puisse imprimer des choses déplaisantes sur le gouvernement, vous avez qu’à dire que l’imprimeur est responsable de ce qu’il imprime. Nous, on aurait tendance à considérer que c’est l’auteur qui est responsable de ce qu’il écrit. Mais non, il vaut mieux trouver que c’est l’imprimeur qui est responsable de ce qu’il imprime : si vous n’arrivez pas à attraper l’auteur, vous mettrez l’imprimeur en prison. Du coup, l’imprimeur n’osera jamais imprimer quelque chose qui pourrait un jour éventuellement lui être reproché peut-être, et donc il va se montrer très frileux. En fait, dans ce cas, la censure n’est plus faite par le gouvernement mais par l’imprimeur. De la même manière sur Internet quand vous faites peser la responsabilité sur les intermédiaires techniques. Si moi fournisseur d’accès je suis coupable de vous avoir laissé regarder des contenus illégaux, je ne vais pas me prendre la tête, je vais vous ouvrir l’accès à disney.com et à fdn.fr et puis c’est tout ! Bon disney.com je reconnais que c’est cruel… surtout pour les enfants, c’est très mauvais pour leur tête. Cette approche-là est dramatique, parce que c’est ce qui fait que les gens qui hébergent des plateformes de blog ferment des blogs sans raison valable, c’est ce qui fait que les journaux n’acceptent pas facilement les commentaires sous leurs articles, alors que moi commentateur j’écris mon commentaire en mon nom propre, je suis responsable de ce que j’écris en tant que citoyen adulte majeur et responsable d’une démocratie du XXIème siècle. Si j’ai envie de mettre un commentaire que eux n’aiment pas, ce n’est pas à eux d’en juger. Ils n’ont pas à se poser comme juge. Juge, c’est un métier, c’est bien à part.
Justement, une des bonnes idées qui flottent en ce moment est ce que l’on appelle le deep paquet inspection, qui est un des moyens de porter atteinte au réseau. C’est une technique, je n’ai pas envie de rentrer dans le détail de ce que ça fait, mais c’est une des techniques pour porter atteinte à la neutralité du réseau. L’idée sous-jacente derrière, à chaque fois qu’elle est défendue par les commençants, c’est de faire du pognon, ça on sait comment ça se combat comme idée ; quand elle est défendue par les gouvernants, c’est d’empêcher une activité illicite. Toujours. C’est de filtrer le pédoporn (on y revient), c’est de filtrer les sites terroristes — ce qui fait que du coup je ne sais pas comment les gens des renseignements intérieurs retrouveront les déclarations du patron d’Al Quaïda sur le fait qu’il veuille attaquer la France pour les diffuser aux 20h de TF1 si on filtre les sites terroristes… je ne sais pas si tout le monde à suivi le raisonnement… oui… c’est-à-dire qu’il va falloir filtrer TF1, c’est casse-couilles… ah ben si, ils diffusent des trucs terroristes quand même ! Donc l’idée derrière, c’est de dire que le réseau tout seul avec ses petits bras musclés et quelques équipements, il va regarder les paquets un par un, puis il va leur demander les papiers du véhicule, puis ce qu’ils font là, puis il va décider s’ils ont le droit d’y être ou pas. Ça veut dire que des équipements automatiques vont décider si un contenu, un échange, une discussion est légale ou n’est pas légale. On crée un équipement qui va juger de la légalité des choses, appliquer la sanction immédiatement et cet équipement est mis en œuvre et géré par une entreprise privée qui est l’opérateur de communications, donc une œuvre de bienfaisance connue… Vous je ne sais pas, mais moi je n’aime pas du tout. Le côté justice automatique me fout les boules, le côté justice privée ne me va pas mieux, les trois ensemble, ça fait un mélange bien bizarre.
Ce sont certains des dangers qui trainent.
Je veux revenir quand même sur le point essentiel : ce sont des dangers mineurs. Quoi qu’il advienne, je suis intimement convaincu que la révolution, le changement de société apporté par Internet arrivera, exactement comme tous les dangers dont je parle là ont sensiblement leurs équivalents à l’époque de l’imprimerie, et ont tous été forts à l’époque. L’interdiction d’imprimer a existé, l’interdiction d’éditer des livres a existé, l’interdiction d’écrire a existé, l’interdiction de lire des livres a existé jusqu’à dans les années 40 en France et pas uniquement à cause de l’Allemagne nazie, des livres interdits à la vente en France sur des prétextes relativement bateau il y en a, je rappelle qu’il y a des chansons de Jean Ferrat qui étaient interdites à la radio dans les années 50… je ne parle pas de trucs complètements délirants d’il y a mille ans, les années 50, c’est vingt ans avant ma naissance, ce n’est pas si vieux. Je suis assez convaincu que même si chacun de ces dangers se révèle mis en place, que l’on échoue dans chacun de nos combats contre eux, je sais qu’à la fin, il devrait quand même au bout du compte rester un réseau libre et ouvert qui aidera à créer une société libre et ouverte. Ce que je ne sais pas, c’est si ce sera dans vingt ans ou dans trois cents. Si on gagne tous les combats, c’est peut-être dans vingt ans. Si on les perd tous, c’est peut-être dans deux siècles. Pour moi la question essentielle est celle-là.
Donc, en forme de conclusion, qu’est-ce qu’Internet ? Une fois que l’on a regardé rapidement ce que c’est techniquement, ce qui est intéressant c’est ce que ça produit. Ça produit un outil politique majeur. Bien plus majeur que l’on ne le croit. Les gens croient qu’Internet fait de la politique juste parce que on a pu discuter du traité constitutionnel européen dessus. Ce n’est pas que ça.
Ça change la structure de la ville, ça change la structure du monde, donc ça change la structure de la façon dont on veut gérer le vivre ensemble dans le monde. Forcément. C’est une des racines de la société, puisque ça change la façon dont les gens interagissent. Je ne sais pas si c’est à ce point-là, mais c’est peut-être une marche dans l’évolution de l’espèce, dans la façon dont l’humain évolue en adaptant sa société plutôt que son organisme.
Alors la question de savoir si l’on va pouvoir ou pas télécharger le dernier album de Machin gratuitement, ça on s’en fout, ce n’est pas du tout le sujet. Les questions qui sont derrière des lois comme LOPPSI et HADOPI sont des questions politiques extrêmement sérieuses, ce sont des questions politiques majeurs qui sont du même ordre que les questions politiques qui se sont posées pendant la Révolution française sur la définition et l’établissement des libertés fondamentales. On est sur des sujets très durs, qui après se déclinent et ont des conséquences un peu partout dans le droit, mais on est sur des sujets qui sont extrêmement durs.
Un des enjeux pour moi, une des choses que l’on cherche à faire par nos luttes sur le sujet, ce n’est pas seulement de se retrouver en opposition frontale avec le gouvernement (pour être en opposition frontale avec un gouvernement, c’est super simple, il suffit de dire le contraire de ce qu’il dit, ce n’est pas très intéressant). Ce que l’on essaye d’obtenir — et là pour le coup je vais reprendre le petit bout que j’ai laissé tout à l’heure et dont je n’ai pas parlé qui est la mécanique newtonienne. Là, je suis sur le bureau et pourtant je ne tombe pas. Or je suis formel, je pèse. Pesant plutôt vers le bas, j’exerce sur le bureau une pression dans ce sens-là [ndt : vers le bas]. Puisque je ne tombe pas et que le bureau ne plie pas, ça veut dire que le bureau exerce sur moi une pression vers le haut. Facile : action, réaction. C’est la base de la mécanique newtonienne. Or là pourtant le bureau n’est pas en train de s’élever [ndt : Benjamin Bayart s’est levé du bureau]. En fait, il n’appuie vers le haut qu’en proportion de ce que l’on appuie vers le bas, et c’est ce qui fait que mon doigt [ndt : posé sur le bureau] ne bouge pas quand je m’appuie dessus. Plus je pousse fort vers le bas, plus il pousse fort vers le haut. Si l’on pousse de plus en plus fort, il y a un moment où quelqu’un va céder. À un moment, quelqu’un va céder, forcément. Je vous assure, vous mettez deux machins qui poussent fort l’un contre l’autre, à un moment, le plus fragile des deux cède.
À l’heure actuelle, ce que l’on est en train de vivre, ça fait quatorze ans que les gouvernements sortent des lois idiotes sur Internet, les premières que j’ai en tête étaient la LSI (Loi de Sécurité Intérieure) et la LSQ (Loi de Sécurité Quotidienne) du gouvernement Jospin, mais il doit y en avoir quelques unes avant que je n’ai pas en tête… si, il y a l’amendement Fillon en 96 je crois, donc avant le gouvernement Jospin, qui proposait de rendre les hébergeurs responsables des sites web hébergés, donc on était déjà sur des histoires d’intermédiaire technique comme dans ACTA. Ça fait quatorze - quinze ans que l’on se bat sur ces sujets-là, les éléments législatifs contre lesquels on se bat sont de plus en plus violents, sont de plus en plus durs, sont de plus en plus antidémocratiques. L’idée de filtrer sans passer par un juge est une idée tout à fait moderne qui a trois ou quatre ans. La réaction du système établi, que ce soit de l’industrie culturelle dans les histoires de contenu, que ce soit du politique sur les histoires de libertés, est de plus en plus violente, ce qui tend à prouver que la société liée à Internet pousse de plus en plus fort. Je suis certain qu’à un moment, l’un des deux va céder. Soit ce sera la société liée à Internet qui va céder, et Internet deviendra Google TV où vous pourrez regarder des films de chez Mickey, et on attendra patiemment le prochain réseau pour la prochaine révolution. C’est un des scénarios où l’on perd deux ou trois siècles. Une fois que le réseau actuel sera devenu Google TV et qu’il ne servira plus à diffuser de la démocratie, maintenant que le concept Internet existe, le concept Internet renaîtra très facilement sous forme d’un réseau virtuel plus ou moins planqué, etc. C’est une des approches où l’on perd deux ou trois siècles dans la bataille.
L’autre approche, c’est de dire que le morceau société Internet qui va pousser de plus en plus fort jusqu’à ce que le gouvernement cède. Le grand problème, c’est que peu importe lequel des deux qui cède, si il cède quand il y a trop de pression — ça porte un nom en physique : vous mettez en pression deux éléments, vous appuyez bien bien bien bien fort, ils sont super solides, vous appuyez super fort jusqu’à ce que ça casse — ça s’appelle une explosion. C’est en général très mauvais. Donc nous ce que l’on essaye de faire en essayant par des biais, parfois frontaux en allant expliquer aux députés qui sont idiots de voter des textes auxquels ils ne comprennent rien, parfois de manière très biaisée en attaquant devant le Conseil Constitutionnel, devant le Parlement Européen, devant le Conseil d’État, devant ci, devant ça, en changeant d’approche à chaque fois. On n’est pas en opposition frontale, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, on essaye d’accompagner le changement, on essaye d’obtenir certaines avancées, on essaye d’obtenir qu’il y ait de la pression qui lâche un peu du côté du gouvernement pour que ça ne monte pas en pression, qu’il recule un peu. Qu’il ne recule pas sur toute la ligne le premier jour, ce n’est pas possible. Qu’il recule un peu. On arrive à gagner lentement du terrain parce que c’est la seule solution pour gagner sans explosion.
Et c’est vraiment les deux éléments clés selon moi. Comprendre que c’est une question politique extrêmement sérieuse que de savoir ce que c’est qu’Internet, et de comprendre qu’il faut absolument se mêler de ces débats-là et qu’il faut que ces débats avancent. Si ils n’avancent pas, ça se terminera de manière explosive.
Je suis sûr que l’on n’a même pas le temps pour les questions, mais moi j’ai fini. Si vous avez des questions, c’est le moment.

Olivier Fraysse
 : Avant de passer aux questions, sachez que le tirage de la tombola va commencer à côté, mais vous pourrez vérifier si vos tickets sont gagnants après le tirage, donc vous pouvez quand même rester pour les questions, ne vous sentez pas piégés.
Public 1
 : Merci pour ce bel exposé. Effectivement, dans ce débat-là, on n’assiste pas forcément à un conflit d’intérêts entre le gouvernement responsable de toute action politique au sein de la société et une communauté d’utilisateurs plus ou moins large ou plus ou moins éclairée…
Benjamin Bayart
 : Non, effectivement la ligne de fracture n’est pas celle-là, on a plus clairement, si on cherche à la définir, une ligne de fracture entre des anciens et des modernes. On a des gens qui pensent le monde issu de l’imprimerie et de la télévision et qui l’aiment bien et qui veulent le défendre, basiquement parce que c’était un monde dans lequel ils étaient puissants ; et on a des gens qui viennent du monde nouveau, qui veulent le défendre et le promouvoir soit parce que ce monde les rend libres, soit parce que ce monde les rend puissants. Mais on a bien des anciens contre des modernes. Ce n’est pas une question de gentil peuple contre le méchant gouvernement.
Public 1
 : Effectivement, je pense que les choses sont un peu plus complexes et d’ailleurs les parties prenantes au départ sont diverses : quand vous parlez de la LSI/LSQ, ou plus récemment de la LOPPSI et de la LOPPSI 2, qu’est-ce qui pose problème dans ce texte, finalement au delà du fond, on sait très bien qu’il y a des mesures qui sont liberticides largement bricolées, largement improvisées par une administration qui sert un exécutif qui n’est pas filtré par le législatif — on entend sur d’autres sujets le Premier Ministre dire que telle loi concernant les retraites éventuellement sera votée par le parlement tel jour — donc en fait pour moi, ce problème de durcissement des positions des pouvoirs publics sur ce sujet-là des libertés de l’Internet est lié, en tous cas en France, à un déséquilibre des pouvoirs, on s’inscrit dans une constitution, on disait en 58 un « parlementarisme rationalisé » que je vois aujourd’hui plutôt comme un parlementarisme rationné. Ma question est la suivante : comment peut-on sur ce sujet-là envisager un renforcement du législatif et le rendre en quelque sorte moins godillot ? Merci.
Benjamin Bayart
 : Il y a des éléments pour lesquels je peux répondre et des éléments pour lesquels je ne suis pas le bon interlocuteur. Comment on fait pour rendre les parlementaires moins godillots je n’en n’ai pas la moindre idée. Il faudrait leur faire pousser du courage, c’est un truc pas simple. Est-ce que ce mode de fonctionnement et ce durcissement en France est possible que parce que la Vème République permet ce déséquilibre des pouvoirs, je n’en suis pas sûr. Ce type de déséquilibre des pouvoirs, ce type de prises de positions de plus en dures d’un exécutif qui passe de moins en moins par des formes démocratiques se constate à d’autres endroits. En particulier dans les endroits parfois les plus inattendus.

La notion de séparation des pouvoirs en France on n’a jamais été fan, c’est un produit d’exportation. Comme je le dis souvent, c’est un machin que l’on a inventé chez nous et que l’on a vendu aux américains et dont ils sont très contents. Même aux États-Unis où l’on voit dans des contextes "11 septembre" passer des textes sur l’anti-terrorisme ou la pépodornographie sur Internet, dans le même texte avec un beau bout au milieu, on se dit « tiens c’est la même chose ? », non mais c’est quand même le même texte. C’est plus le signe de puissants qui se sentent en danger et qui utilisent le système existant jusqu’au bout de ce qu’ils peuvent, et un petit peu plus.
Et c’est notre jeu de trouver quand ils utilisent un petit peu plus que le bout du système existant pour leur dire « voilà, là vous êtes allés trop loin, pan ». C’est exactement à ça que l’on jouait en aidant les députés à aller amener HADOPI devant le Conseil Constitutionnel. « Voilà, dans ce texte-là, il y a tel, tel, tel, tel points, la ligne jaune est franchie, c’est assez clair, donc on va devant le Conseil Constitutionnel ».
Je n’ai pas de solution magique. Je ne suis pas certain que rendre le Parlement autonome règlerait le problème. Typiquement, en Grande-Bretagne, le Parlement autonome existe et on trouve des problèmes similaires. Simplement, on se débrouille pour contourner le Parlement autrement. En France, c’est facile de contourner le Parlement, on pose le papier, puis le Premier Ministre dit dans quels termes ça sera voté quel jour, curieusement ça se produit… C’est très facile en fait : il n’y a pas besoin de le contourner, il est ouvert. Il suffit de passer bien au travers. En Grande-Bretagne, ils font ça sans passer par le parlement. Pour le filtrage du pédoporn, ce n’est pas le Ministère de la Police qui s’en occupe, c’est une association bien-pensante. Ce n’est pas mieux. Et il n’y a pas de loi qui l’impose aux opérateurs, il y a un accord signé par les opérateurs. Je n’ose imaginer ce qu’on leur a promis comme mesure de rétention s’ils ne signaient pas l’accord. En fait en Grande-Bretagne, parce que la mécanique démocratique fonctionne, ils font leurs sales coups complètement en dehors. Sous forme d’associations privées qui du coup font les mêmes conneries mais privées. Donc ce n’est pas forcément plus sain pour autant. Et finalement, cet assez mauvais fonctionnement de nos institutions est relativement pratique. Il peut parfois nous avantager un peu.
Donc je suis d’accord sur l’analyse sur la faiblesse du Parlement, mais je ne suis pas tellement convaincu qu’un Parlement plus fort nous aiderait tant que ça. Je ne sais pas si ça changerait grand chose. Je préfère aller me battre contre LOPSSI devant un Parlement faible que de devoir me battre contre un machin fait complètement dans le privé, entièrement en dehors du regard et entièrement en dehors de toute forme de démocratie. Donc je rejoins des bouts de l’analyse mais pas tout.
Est-ce qu’il y a d’autres questions ?
=== 1:31:01 XXX ===
Public 2 : Merci. Juste une information, ce n’est pas une question, il y a deux ans, j’étais à une audience du Tribunal de Paris pour la privatisation de la censure sur Internet par les opérateurs, par un certain nombre d’associations qui s’étaient présentées ; le juge ’’’XXX’’’ a renvoyé ces opérateurs à censurer les sites qui venaient des États-Unis. Je n’ai pas eu la capacité de pouvoir continuer, mais si ça vous intéresse, le 16 novembre à 17h à la 17ème Chambre à 13h vous me retrouverez, je me suis présenté en tant que partie civile contre des affaires qui jugent de savoir si l’on peut discuter en France de l’évolutionnisme, du créationnisme, du situationnisme, du révisionnisme et du négationnisme. Je ne suis pas du tout sur les affaires en questions, il y a Faurisson ; peu importent les opinions qui sont défendues au tribunal, mais on interdit à Faurisson de s’exprimer. Donc Faurisson ne se présente pas mais je me suis constitué partie civile pour demander à ce que la loi 24bis soit disons désavouée par la 17ème Chambre, bien sûr il y aura ’’’XXX’’’, etc. Donc je demande à tout le monde si éventuellement au TGI de Paris le 16 novembre à 13h vous pouvez vous présenter ; j’y serai, et éventuellement on pourra vous faire citer comme témoins si c’est possible parce que c’est une des dernières audiences de mise en état, donc je rappelle le 16 novembre à 13h30 à la 17ème. Il n’y a pas de questions.
Benjamin Bayart : Par contre moi j’ai une réponse, même s’il n’y a pas de question. C’est l’un des problèmes clés. À l’heure actuelle, cette différence qu’il y a entre la liberté d’expression en France et aux États-Unis, je tiens souvent à la rappeler et à la mettre en avant pour que l’on comprenne de quoi l’on parle. Ça ne veut pas forcément dire que je préfère la position américaine à la position française… Quelque part, philosophiquement, ce M. Faurisson je ne suis pas trop d’accord avec ce qu’il raconte, mais ça m’embête qu’il ne puisse pas le dire. Ça c’est mon côté français, voltairien, etc. Après, que la notion de liberté d’expression en France ait certaines limites fixées — en ce moment fixées de manière trop bêtes et trop dures —, je ne suis pas forcément complètement contre. Le complet laissé faire aux États-Unis où du coup on ne peut pas interdire de…
Voix enregistrée de la Cité des Sciences : Mesdames, Messiers, la bibliothèque ferme ses portes dans une demi-heure.
Benjamin Bayart : Merci…
Voix enregistrée de la Cité des Sciences : Nous vous remercions de penser dès à présent à faire enregistrer vos emprunts.
Benjamin Bayart : C’est gentil… Donc je disais que le fait que l’on puisse aux États-Unis dire tout et n’importe quoi et en particulier que ce soit un des problèmes pour luter contre le Ku Klux Klan, qui est quelque chose de dangereux, montre que aucun des systèmes n’est bon. Je trouve qu’en ce moment, le système français dévie trop. En toute chose, la mesure doit être.
Il y avait une autre question.
Public 3 : Oui, vous nous avez parlé des moyens de contrôle des actions de l’administration. On peut faire en effet les démarches auprès de son député, des sénateurs, etc. mais les instances administratives telles que le Conseil d’État ou le Conseil Constitutionnel qui sont nommées finalement par les membres du gouvernement, les hautes instances d’État, est-ce qu’il n’y a pas un souci là-dessus par rapport au contrôle que l’on peut faire sur ces deux organismes ?
Benjamin Bayart : Alors là-dedans il y a des choses assez compliquées. Qui surveillera les surveillants ? Ça revient toujours à ça. La bonne réponse est « le peuple ». C’est toujours le peuple qui surveillera les surveillants. Puis après on se demandera qui surveillera le peuple mais la réponse est « la police ». Comme ça c’est bien, ça boucle. Quand tu parles du Conseil Constitutionnel, lui je ne sais pas trop où il se trouve dans l’ordre des trois pouvoirs, je dirai plutôt du côté du judiciaire, mais je n’en suis pas certain.
Le Conseil d’État par contre je suis certain, c’est du côté du pouvoir judiciaire. Il est totalement indépendant. Un conseiller d’État qui décide de rendre une décision qui déplaît au gouvernement ne risque pas sa carrière. Il ne lui arrivera rien. Il ne peut pas même être muté. Il lui arrivera juste rien. Au mieux, ce qui peut lui arriver, c’est que finalement il ne sera pas nommé au cabinet du ministre. On n’est pas vraiment sûr de la sanction. On ne peut pas obtenir beaucoup mieux comme forme d’indépendance dans une justice. Parce qu’effectivement il restera toujours que le gouvernement ayant des services secrets et une armée, il peut faire abattre qui il veut. Ça devient compliqué après de faire de l’indépendant qui résiste à la mort… c’est dur ! Ce n’est pas si mal que ça le point d’équilibre que l’on a en ce moment. On obtient des problèmes : qui contrôle la Cour de Cassation par exemple, c’est une lecture intéressante. La Cour Européenne des Droits de l’Homme. Tu me diras, elle est nommée aussi, mais enfin elle est indépendante aussi. Puis comme elle est nommée par plusieurs pays et qu’elle est indépendante des plusieurs pays en question, c’est vachement compliqué à faire plier, il faut faire plier tous les pays qui fassent plier tous les juges pour que dans dix ans quand il faudra les renommer ils en nomment des autres. C’est un bordel… C’est une forme d’indépendance en fait. Le fait d’être en place pour longtemps et de manière inamovible, c’est ça l’indépendance, c’est la seule garantie d’indépendance que l’on puisse avoir. Donc comment on contrôle ces juge-là ? Il y a toujours le contrôle qu’en fait le peuple. La récente décision de la Cour de Cassation sur la garde à vue qui est quelque chose de très intéressant. Pour ceux qui ne connaissent pas, je vous recommande de chercher ça. « Décision garde à vue Cour de Cassation » il y a quoi, deux semaines ? Super intéressant à lire.
Public 4 : Maître Eolas…
Benjamin Bayart : Maître Eolas en a parlé, mais je préférais le billet de chez M. Mô qui est plus clair sur l’analyse qu’il fait de la décision de la Cour de Cassation. Qui surveille ? Les citoyens. La Cour de Cassation a écrit, en gros, une énormerie, un truc énorme, colossal, il faut bien qu’il y ait des citoyens qui le lisent pour dire que c’est une bêtise. C’est rentré dans le droit quand même, ce n’est pas la question. Mais ça s’est vu. Il y a dix ans, ça ne se serait pas vu. Trois avocats pénalistes parisiens auraient lu la décision, auraient fait « oh, c’est énorme », puis voilà, ils s’en seraient parlé entre eux au bistrot et puis c’est tout. Là, ça s’est vu, moi qui ne suis pas avocat, qui ne suis pas pénaliste et qui suis à peine parisien à mi-temps, je suis au courant, et dans la salle visiblement d’autres gens qui sont capables de citer les noms des blogs sur lesquels on retrouvera les infos. Donc ça a en plus circulé.
Ça tend à prouver que ce que je disais est vrai, qu’Internet tend à développer cette analyse critique de l’administration qui est rendue en notre nom. Même si tu as le sentiment que non. Le peuple a du pouvoir. Pas forcément à court terme, le seul pouvoir que l’on ait à court terme c’est ressortir avec des fourches et des piques dans la rue pour couper les gens en deux… c’est un bordel innommable ça, tu ne te rends pas compte, c’est pire que les manifs niveau embouteillages… Ce n’est pas une méthode simple. Le simple fait que voilà, on a lu, on a vu que c’étaient des conneries, on l’a écrit, donc en plus on s’en souviendra, c’est utile. Et plus on sera nombreux à le faire, plus ça se verra que ce sont des conneries, plus ils n’oseront plus trop le faire. C’est le droit d’être entre toi et ta copine quand vous êtes en train de discuter sur l’oreiller. C’est compliqué, il faut vraiment aller se mettre bien en interface de tout partout, c’est vraiment Matrix, que tu sois dans une petite bulle avec des tuyaux… En dehors de ça, en supposant que l’on ne soit pas dans Matrix, ils n’ont pas le moyen d’empêcher que les gens discutent entre eux. Ils n’ont pas le moyen d’empêcher que tu puisses m’envoyer un mail chiffré, ils n’ont pas le moyen d’empêcher qu’il y ait des communications chiffrées puisque les communications chiffrées sont un préalable indispensable au business. Et on ne va pas interdire le business, on peut interdire les libertés tant qu’on veut mais pas le business ! Ça c’est l’article 17 des Droits de l’Homme de 1789, ce n’est pas mon préféré. C’est celui qui défend la propriété et le commerce.
Ce monde dans lequel les gens échangent avec un sentiment de libertés et où à chaque fois ça augmente le compteur à dollars de Vivendi, c’est juste pas possible dans les quantités auxquelles ils pensent. Si à chaque fois que je me souviens d’une chanson débile je la recherche sur Internet pour la faire écouter quinze secondes à un pote en lui disant « ah regarde ça c’est les Fatals Picards quand ils chantent telle ou telle idée », si à chaque fois je repaye le morceau, ben basiquement ils vont tellement ponctionner l’économie que l’on ne consommera plus rien, on arrêtera d’acheter du manger, des voitures et des maisons, et on ne payera que de la musique. Ça va subtilement déséquilibrer l’économie… Donc je suis assez d’avis que ça n’aura pas lieu. Les rêves délirants de Pascal Nègre qui croit qu’à chaque fois que quelqu’un télécharge un fichier mp3 qu’il n’écoute même pas, ça fait mystérieusement disparaître un euro de son compte en banque… il se trompe. Il se trompe de manière évidente. N’importe quelle analyse macroscopique montre que les masses d’argent, les budgets que les ménages consacrent aux loisirs ne sont pas plus élevés ou plus faibles qu’avant. L’idée qu’ils puissent gagner, et qu’ils puissent gagner comme ils en ont envie, c’est-à-dire que l’on continuerait à télécharger par milliard leurs musiques et en les payant à tous les coups, ça n’a juste pas de sens. Quand tu suis les chiffres qu’ils annoncent, il faudrait je crois que 46% du PIB mondial leur revienne. C’est sur des montants tellement débiles que c’est évident que c’est n’importe quoi.
Après, l’autre approche qui est où ils pourraient gagner, c’est-à-dire que l’on s’échangerait librement des contenus, de la musique, etc. et les artistes et les créateurs — étant aussi bien les producteurs que les musiciens, chanteurs, etc. — tout le machin de la création recevrait une juste rémunération, ça c’est l’échec complet de leur politique actuelle, c’est un résultat souhaitable que les citoyens puissent librement échanger les contenus culturels puisque c’est la définition de la culture que d’être ce que l’on s’échange librement. Et qu’en contrepartie de ça la société verse une juste rémunération aux artistes, c’est l’objectif de tout le monde. On est bien d’accord. L’objectif actuel des majors est d’empêcher qu’il y ait un échange libre. Ça c’est une connerie. C’est nier la culture. Si leurs produits ne s’échangent pas librement, ce ne sont pas des produits culturels (pour faire simple). Et donc s’ils arrivent à gagner sur le fait qu’il n’y ait pas d’échanges libres, ils ont perdu la valeur de leur marchandise. C’est bien là qu’est le point. Après, chercher à ce que sur le réseau on s’échange librement de la culture d’une part, et que d’autre part les créateurs de culture soient justement rémunérés en proportion de ce qu’ils ont apportés à la société, c’est mon vœu le plus cher. Juste on n’en prend pas le chemin.

Public 5
 : Bonsoir, moi je voulais savoir s’il n’y avait pas lieu après tout d’être optimiste sur le chemin que tendrait à prendre Internet sur ’’’XXX’’’ de tous, dans la mesure où ça serait juste une question générationnelle ? Peut-être… Je veux dire…
Benjamin Bayart
 : C’est 80% de la réponse.
Public 5
 : …je veux dire, à l’heure actuelle, voilà…
Benjamin Bayart
 : Oui oui, c’est 80% de la réponse, c’est évident. Le cheminement que je décrivais pour passer d’un acheteur kikoolol à un animateur de réseau, chez les jeunes, ça prend à peu près cinq ans. Entre le moment où l’on est sorti des couches-culottes, on sait lire et écrire, on débarque sur Internet, donc entre 12 et 16 ans selon la marque d’adolescent que l’on a, il faut en moyenne autour de cinq ans pour transformer le gamin kikoolol qui achète des sonneries de téléphone portable en un gamin qui est toujours autant kikoolol avec des sonneries de téléphone portable, mais qui en plus sait animer le forum de discussions de son blog, débattre en public, gérer le machin, répondre à ses commentaires, etc. C’est à peu près le temps de maturation. Donc il y a un temps de maturation des internautes qui est de ce que j’ai pu constater, ce ne sont pas des chiffres fiables, plus long chez des gens plus âgés, parce que voilà ce n’est pas leur culture, ils arrivent sur le tard, ils ne s’y intéressent pas forcément, etc. mais en moyenne, je pense que mes parents mettrons plus de cinq ans. Peut-être ils n’arriveront pas bien haut au bout des étapes parce que ça ne les intéresse plus. Mais il y a effectivement une grande question générationnelle. Le grand problème est qu’une fois que tu as établi une dictature, il ne suffit pas de changer de génération pour la faire tomber, une fois que tu as établi un monde dans lequel on nie un certain nombre de règles démocratiques. Parce que si tu regardes, si l’on perd sur tous les tableaux sur lesquels on se bat, il ne va pas rester des grands bouts de démocratie. On vient de voir que la séparation des pouvoirs n’était pas gagnée, on a vu tout à l’heure que la liberté d’expression n’était pas courue d’avance sur des questions de neutralité, on a vu que la censure par gouvernement sans décision de justice était dans les cartons, il y en a un paquet comme ça… Si l’on perd sur absolument la totalité des tableaux, on va vivre dans une forme de démocratie très curieuse. Et on ne reviendra pas à une forme de démocratie plus classique de manière souple. Il ne suffira pas de changer de génération. Pour que la question Internet soit bien comprise et bien assimilée par les politiques, il suffit de changer de génération, oui. Pour que la prochaine génération de politique, ceux qui auront 70 ans dans 40 ans quand ils remplaceront les actuels (parce qu’il ne faut pas se tromper, ce sont les ordres de grandeur), pour que ceux-là aient encore quelque chose à défendre, il faut que l’on arrive à préserver le peu que l’on a. Donc basiquement faire juste le pari de rester chez soi les doigts de pied en éventail à regarder Koh-Lanta sur TF1 en attendant patiemment que les députés plus jeunes prennent le pouvoir, ça ne marchera pas. Quand ils prendront le pouvoir, il n’y aura plus rien à sauver. Faire le pari d’aller essayer d’expliquer pour qu’au moins ils fassent le moins de mal possible, si ils ne finissent pas totalement convaincus du truc ce n’est pas très grave, si au moins ils ont à peu près compris qu’il ne fallait pas tout casser, on aura au minimum sauvé les meubles. Oui, la question générationnelle joue. Non, il ne suffit pas de rester chez soi en attendant que les jeunes prennent le pouvoir, ça ne marche pas comme ça.
Olivier Fraysse
 : Une dernière question ? Ça sera la dernière, on a déjà gratté une heure…

Voix enregistrée de la Cité des Sciences : Mesdames, Messieurs, nous vous rappelons que la bibliothèque ferme ses portes dans un quart d’heure.

Public 6
 : Oui, juste une toute petite question. Pour pallier en fait à l’indépendance du cyberspace qui n’est peut-être pas gagnée, ne faut-il pas résister en chiffrant ou cryptant tout, utiliser Freenet, des…
Benjamin Bayart
 : Pour quoi faire ?
Public 6
 : Ben peut-être pour limiter la censure, les blocages,
Benjamin Bayart
 : Regarde, moi je milite et je défends Internet au grand jour, sous mon vrai nom, avec un vrai site web, où je signe de mon nom, où tout le monde sait qui je suis, où la police sait où venir m’arrêter… Alors en fait une fois que j’aurais été arrêté, je vous recommande le chiffrement !

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.