Droits d’auteur, biens communs et ressources éducatives - Hervé Le Crosnier

Titre :
Droits d’auteur, biens communs et ressources éducatives
Intervenant :
Hervé Le Crosnier, maître de conférences en informatique
Lieu :
CRDP76 - Caen
Date :
Décembre 2013
Durées :
Première partie 55 min 40 - Seconde partie 19 min 37

Visionner les deux parties de la conférence
Diaporama support de la conférence : format PDF
Licence de la transcription : Verbatim

Transcription de la première partie

On va commencer le spectacle.
Oui effectivement, j’essaye depuis toujours, en fait, de mêler des positions sur la société, donc activisme, militantisme, des positions sur l’entreprise, de bien penser que quand il y a une économie ce n’est pas uniquement d’avoir des belles paroles et c’est pour ça, peut-être, que j’essaye de confronter mes belles paroles aux réalités, en faisant des formations professionnelles — j’ai lancé des DESS — des choses comme ça. C’était l’idée de ne pas raconter des choses impossibles. Donc, à un moment donné, se confronter, au travers d’une maison d’éditions, même si elle est petite et marginale, mais qui publie d’excellents livres dont un sur les communs qui, jusqu’à présent, est le seul livre en français sur les communs de la connaissance [Libres savoirs - Les biens communs de la connaissance]. Mais ça va changer puisque David Bollier, qui est donc la personne qui m’a permis de rentrer dans ce domaine des communs à la fin des années 90, va publier, en janvier prochain, un excellent petit livre d’introduction aux communs [La renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage] que je ne saurais que vous conseiller d’avance, je ne sais pas encore le titre, mais vous ne le manquerez pas. Voila. Et puis j’essaye de penser tout ça, donc d’écrire des articles, je ne sais pas si c’est de la recherche ou si c’est de la pensée d’intellectuel. Je pense qu’aujourd’hui nous avons un vrai problème à l’université, qui est cette confusion entre la recherche qui devient de plus en plus quelque chose d’hyper spécialisé, on dit de taylorisé, c’est-à-dire chacun s’occupe d’un tout petit segment de connaissance et le creuse ou le cultive avec les mêmes graines tous les ans. Et à côté de ça, on perd la vision générale qui est celle qu’on réserve aux intellectuels et donc vous savez qu’on repère partout le fait qu’il y a manque, en fait, d’intellectuels, c’est-à-dire de gens qui ont une vision plus globale.
J’ai été intéressé par le fait qu’aujourd’hui on nous demande de parler des communs, des biens communs, enfin bon, de ces termes qui pénètrent de plus en plus dans le vocabulaire politique et donc d’essayer de commencer par essayer de distinguer, en fait, tous ces termes qui appartiennent au même champ sémantique mais qui, en même temps, ont chacun des spécificités. On a parlé longtemps des biens communs, vous avez vu le livre qu’on a publié s’appelait Les biens communs de la connaissance. En fait il y a une histoire, j’y reviendrai un peu tout à l’heure, l’histoire de la recherche sur les communs, mais c’est l’idée qu’on part de ressources partagées. Biens communs, en anglais ce sont les common-pool resources, des ressources partagées sur lesquelles plusieurs personnes peuvent puiser. Bien évidemment, quand on partage des ressources, il faut se fixer des règles et on s’aperçoit de plus en plus que la question du bien lui-même, qui est partagé, devient secondaire par rapport à l’organisation sociale, aux forces internes, aux gens qui veulent partager ces communs. Donc le terme bien disparaît, en fait, de plus en plus du vocabulaire et on arrive, comme en anglais, les Anglais disent commons, bon eh bien on dit en français, maintenant de plus en plus, les communs.
Alain Rey le linguiste dans le livre Libres Savoirs, à la fin, fait une histoire de ce mot et il nous rappelle que communs est un terme qui est toujours dévalorisé ; c’est quelque chose d’assez étonnant. Vous le savez bien, les communs c’est ce dont personne ne s’occupe ; c’est la rue où on jette nos papiers ; personne ne veut nettoyer les communs ; surtout que les communs, vous savez bien, dans les fermes c’étaient les toilettes. Donc on a cette logique de dévalorisation du terme des communs et on va arriver au sens inverse, c’est-à-dire ce qui a été dévalorisé va devenir une valeur énorme pour représenter un futur quand les éléments qui ont été valorisés, la richesse, l’exception, l’excellence, le « en pointe », le « au top », tous ces éléments-là, on voit bien qu’ils ne construisent pas société, qu’ils ne font pas société. D’ailleurs, dans l’introduction, j’ai entendu « prendre soin », le care, l’idée qu’en fait il nous faut travailler ensemble, prendre soin de la société dans laquelle on vit. C’est peut-être ça la logique fondamentale des communs.
Bien évidemment, il y a le terme « le bien commun ». Le bien commun qui est un terme théologique, qui vient d’Aristote ; souvent, le bien commun, nous sommes censés en avoir tous une idée ; c’est comme l’intérêt général, mais à côté de ça nous ne savons jamais comment concrètement comment ça va se mettre en œuvre.
Les communs, au sens moderne, au sens qui est donné dans la théorie actuelle, ce sont, au contraire, des choses très pragmatiques, très pratiques. Comment on organise le vivre ensemble autour de ressources, autour de partage, autour de notions, qui nous sont nécessaires pour la société ?
En complément, on a tout ce qui est de l’ordre du bien public. Le bien public est un terme en économie qui a été utilisé depuis la fin des années 50, qui signifie, en fait, un bien dont on ne peut pas exclure l’usage et, par ailleurs, l’usage par l’un n’empêche pas l’usage par l’autre. Typiquement la lumière d’un phare : quand il éclaire, on ne peut pas empêcher les gens de ne pas se jeter sur les rochers parce qu’ils ont vu le phare et, en même temps, l’usage par un bateau n’empêche pas l’usage par l’autre. Donc ce sont des biens publics et on s’aperçoit que l’information a un comportement de bien public. C’est-à-dire quand une connaissance est là il est très difficile, en fait, d’empêcher les gens de s’en servir et l’usage par l’un n’empêche pas l’usage par l’autre. Donc comment on va, dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, c’est-à-dire les communs de la connaissance, comment on va jouer avec cet aspect économique de bien public de l’information et en même temps son autre aspect qui est la propriété intellectuelle ? Je vais y revenir tout à l’heure.
Les communs se rapprochent aussi de la notion de service public. Je disais le care, prendre soin, organiser. Organiser le partage c’est organiser, en fait, une certaine conception de la société ; l’éducation, typiquement, est un commun. Elle est là pour partager, ou plutôt elle était, ou plutôt elle devrait être. On a obtenu hier les résultats de l’étude PISA et ces résultats nous montrent que justement l’éducation est en train de faire faillite non pas sur la qualité éducative, mais sur l’inégalité, c’est-à-dire sur la notion de partage. On a une éducation qui, de facto, favorise ceux qui sont favorisés et qui renvoie, qui rejette de plus en plus, ceux qui ont des difficultés. C’est une analyse objective de notre situation qui montre bien qu’entre communs et service public il y a quelque chose à faire. Il ne suffit d’être un service public, il faut aussi l’être concrètement, pragmatiquement, et c’est cela que les communs vont nous apporter, c’est-à-dire l’éclairage des gens qui participent au système.
Enfin le domaine public, alors je vais revenir tout à l’heure sur le domaine public de la connaissance, sur le domaine public du savoir, mais le domaine public n’est pas exactement les communs puisqu’il s’agit, en fait, de ressources ouvertes à tous, sans règles. La pêche dans la mer. Vous avez la haute mer, vous faites de la pêche, il n’y a pas de règles et, malheureusement, c’est en train de détruire la ressource marine à cause du fait qu’il y a des chaluts dérivants. Enfin vous connaissez un peu tous ces problèmes de la pêche aujourd’hui, la pêche en eaux profondes, la destruction des fonds et tout ça. Et donc aujourd’hui, on se pose la question justement : est-il possible d’avoir un domaine public qui soit uniquement ouvert, comme ça, à tous les usages sans qu’il n’y ait de règles qui soient mises en œuvre ? Les communs a contrario, c’est toujours quand il y a de la gouvernance.

Enfin cette notion d’intérêt général qui organise le tout.
Alors ce récit, ces éléments autour des communs, sont un récit absolument nécessaire, nécessaire parce que nous faisons face à ce qu’on appelle des crises. Excusez-moi, depuis 73 on dit que nous sommes en crise, je finis donc par croire que nous ne sommes pas en crise mais que c’est le fonctionnement absolument normal du système qui a été mis en place, le système qui nous dirige. Ce n’est pas une crise, c’est son fonctionnement, et donc il va falloir qu’on se pose d’autres problèmes sur l’organisation de la société si on veut obtenir ce que j’appelais tout à l’heure le partage ou l’intérêt général.
Nous sommes face aussi à une limite de la démocratie représentative. Je ne sais pas si vous avez remarqué, dans les dix dernières années, la majeure partie des grandes élections a été contestée parce que les gens estimaient qu’ils n’avaient pas 50 % mais qu’en fait il y avait un trucage ; y compris les élections aux États-Unis qui est quand même censé être un des grands pays de la démocratie représentative. Donc on voit bien qu’il y a là une crise parce que des gens sont élus et qu’on ne tient plus compte du reste de l’avis [du reste de la vie, Note de l’orateur] de la société. Or, le reste de l’avis [la vie, Note de l’orateur] de la société c’est ce qui fait vivre le monde.
Enfin, nous avons une prise de conscience écologique, c’est-à-dire les limites du monde. Nous avons vu la Terre d’en haut, nous avons des photos de la Terre, ce merveilleux Blue Marble de la NASA, qui est en perpétuel remis à jour, enfin cette photo magique de la Terre vue de l’espace. Donc de facto nous savons que nous sommes confrontés à des questions communes qui sont posées et non plus à des logiques d’intérêts personnels, individuels, d’entreprises, de pays ou de choses comme ça. Le changement climatique en est le symptôme le plus clair.
Donc ce récit est nécessaire parce qu’il permet d’ouvrir des fenêtres, de voir des solutions, en fait, à cette triple situation. Ensuite, dans notre cas, dans le cas des documentalistes, des gens de la formation, on nous parle sans arrêt d’une société de la connaissance, voyons bien qu’est-ce que la connaissance, comment elle s’organise, comment elle se diffuse, comment elle se partage et à quoi peut-elle servir au fond ? Est-ce qu’elle va servir à renforcer des inégalités, inégalités entre pays ou inégalités entre personnes ? Ou est-ce qu’au contraire cette connaissance va servir à un meilleur partage pour faire face, en fait, aux trois crises dont j’ai parlé précédemment ?
Alors si les communs sont une réponse, une prise de position, c’est qu’en fait ils existent depuis toujours et partout. Si on réfléchit bien, si on a une vision des communs comme étant une manière d’organiser des groupes sociaux pour partager des ressources, ça s’est toujours fait. C’est comme ça que les gens vivent au mieux, à commencer par le commun qui est le foyer familial où effectivement il faut, ce qu’on nous apprend tout petits, partager entre frères et sœurs ; obtenir tout ce qu’on peut, faire au mieux avec ce qui nous est donné. C’est pour ça que les communs sont souvent des modes de gestion utilisés dans des conditions difficiles, les communs de subsistance. Or, ce dont nous nous apercevons au fur et à mesure des études sur les communs, c’est que ça va au-delà des communs de subsistance. Mais il nous importe de prendre leçon de ceux qui sont confrontés à des situations difficiles : le livre de David Bollier parle de femmes dans des États indiens, ce qui concerne l’Andhra Pradesh, qui ont conservé des semences traditionnelles et qui continuent à les planter et à les échanger entre elles, et qui n’ont pas succombé à la révolution verte qui a lieu dans les années soixante, c’est-à-dire aux semences industrielles et qui aujourd’hui se retrouvent à pouvoir nourrir leur village grâce à ces pratiques-là, quand la révolution verte sert avant tout à faire du riz d’exportation ou des produits qui se transforment en argent et non pas en nourriture. Donc comment, en fait, cette richesse commune a continué à être maintenue par des tas de communautés partout dans le monde pour organiser le partage ?
En même temps, dans nos pays développés, on s’aperçoit que les communs servent au plaisir. Ce qui se partage c’est aussi du plaisir. C’est le partage des livres, ce qui nous intéresse. Vous savez quand même que la majeure partie de nos lectures vient de livres qu’on nous a prêtés, qu’on nous a conseillés, qui sont chez nos amis, etc. Cette idée qu’on va lire un livre et le garder pour soi est peut-être un mythe pour les grands éditeurs qui y voient surtout les espèces sonnantes et trébuchantes, mais ça n’a jamais, jamais, été le cas des lecteurs eux-mêmes.
Enfin les communs, c’est une manière de, justement, à partir du moment où on met en place la communauté, c’est-à-dire l’idée de groupee de gens qui se fixent de règles pour fonctionner ensemble, c’est l’existence de mouvements sociaux, c’est-à-dire de moyens de vivre ensemble quelles que soient les conditions extérieures qui forment le cadre général.
Alors, dans cette logique ancienne des communs — ça vient de loin — arrive le numérique. Arrive le numérique qui lui a des qualités particulières. Il a des qualités comme biens, les biens numériques sont des biens qu’on peut facilement transmettre, qui ont un coût marginal, c’est-à-dire un coût de reproduction qui tend vers zéro. Et donc on se retrouve avec une toute autre situation. L’ère industrielle produit des biens qui sont vendus sur un marché — des automobiles, des frigidaires, que sais-je encore — ces biens sont vendus sur un marché parce que chaque bien coûte quelque chose de plus à fabriquer. Or aujourd’hui, ce qui coûte c’est de fabriquer des prototypes et après, la reproduction ne coûte plus rien. Et là, nous avons un basculement radical de modèle économique. Comment on va faire en sorte que toute cette opportunité qui nous est offerte par le numérique soit réellement partagée, partagée entre tous ?
En plus, le numérique ajoute un autre élément qui va nous faire renaître cette idée de communs, c’est qu’on peut coopérer pour produire des biens numériques. L’exemple dont on parlait tout à l’heure, de biblio-fr [1], c’est-à-dire d’une liste de diffusion, est typiquement un bien collectif. En fait il y a quelqu’un, d’accord, qui le crée, qui lance l’initiative, qui impulse, tout ça, mais ce n’est rien parce que le contenu lui-même est produit par les gens qui le lisent. Et donc, on a un vrai système collectif de production d’un outil de savoir, d’un outil de réflexion, d’un outil de connaissance. Et ça, c’est entièrement permis par le numérique sur plein de domaines, y compris on verra tout à l’heure, sur le domaine de fabrication d’objets matériels avec les fab labs ou les imprimantes 3D.
Ensuite, le numérique est né avec des utopies. C’est-à-dire ça n’a pas été, si on regarde l’histoire de l’Internet, c’est loin d’être uniquement une succession ou de la micro-informatique, c’est loin d’être une succession de prouesses techniques. Ce sont aussi des histoires qui ont été racontées, des mythes, tous ces mythes de construction de communautés virtuelles, d’un monde horizontal face au système vertical de l’industrie, etc. Donc toute une série d’utopies qui ont été mises en œuvre et qui ont changé pas mal les mentalités jusqu’à créer, parmi les ingénieurs de l’Internet, l’idée d’une démocratie technique, certes réservée au corps des ingénieurs. Tout le monde ne peut s’exprimer sur les normes de l’Internet et n’en a pas forcément les compétences.
Enfin, l’autre aspect du numérique, c’est qu’il nous rend sensible la mondialisation des échanges. Notamment, comme on peut faire circuler ces biens dont le coût de reproduction ne coûte rien, comment nous allons faire partager les connaissances qui sont produites dans les grands centres de connaissance et comment on va les faire diffuser à l’échelle du monde ? Tout ce qui est les relations, open access, santé publique, etc.
Alors, dans cette situation nouvelle, ouverte par le numérique, on retrouve une vieille question qui est celle de la propriété intellectuelle et on s’aperçoit qu’en fait, dans les vingt dernières années — non maintenant, je ne vois pas le temps passer, trente dernières années — dans les trente dernières années, nous avons un changement très radical de la conception même de la propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle a toujours été conçue comme une manière de protéger des auteurs, c’est-à-dire soit dans l’esprit anglo-saxon du Statut d’Anne qui est ici en image. C’est l’idée qu’on va encourager les gens, encourager les personnes éclairées à écrire des livres utiles pour la société. Dans le modèle français c’est devoir quelque chose à la propriété la plus sacrée qui est celle de la production de l’esprit comme le dit la loi Le Chapelier. Donc on est dans l’idée qu’on va protéger des auteurs.
Or aujourd’hui, on s’aperçoit que la propriété intellectuelle sert principalement à limiter la circulation du savoir et des connaissances. Et ça c’est un changement très radical. On a oublié que cette protection des auteurs était l’enjeu d’un équilibre : en même temps qu’on a décidé de protéger les auteurs, c’est-à-dire de leur donner un monopole sur leurs œuvres, on a créé le domaine le public. Or cette logique-là est perdue. Vous entendez les gens dire « j’ai créé », comme si les gens n’avaient pas déjà hérité du savoir du passé, hérité de ce qu’ont donné leurs professeurs, hérité de grilles ou de connaissances anciennes, enfin, etc., pour créer quelque chose de nouveau. Donc c’est le premier basculement.
On a un deuxième basculement qui est si l’équilibre sert à valoriser la création, qu’en est-il 70 après la mort d’un auteur ? Peut-il encore créer ? Alors on a beau dire qu’on généralise : les auteurs morts qui ont du succès permettent de faire rentrer l’argent qui va payer les auteurs vivants qui n’en ont pas. Enfin ce n’est pas très vrai ça ! Ce sont des histoires qu’on raconte ! La réalité c’est qu’au bout d’un certain temps les gens ne peuvent plus écrire des œuvres, ils sont décédés et qu’à partir de ce moment-là toute extension de leur propriété se fait, en fait, au détriment de quelque chose, c’est-à-dire au détriment du domaine public.
Enfin, l’autre évolution importante des trente dernières années, c’est le basculement du fait qu’on avait deux droits. On avait un droit qui portait sur la création, la propriété littéraire et artistique, ou le copyright, et un droit qui portait sur l’invention, l’innovation, qui était le droit des brevets. Or ces deux droits ont fusionné, alors qu’objectivement, il n’y a aucune raison qu’ils fusionnent, à part la volonté commune de trois industries, c’est-à-dire l’industrie du logiciel, l’industrie de la pharmacie — les Big Pharma — et l’industrie de l’entertainment — Hollywood — qui se sont rendu compte, un jour, qu’en fait leur vrai métier c’était de gérer des droits qui devaient se poursuivre après la création d’objets ; après la parution du film il faut gérer les droits, du disque, du médicament ou du logiciel. Donc cette idée qu’il fallait qu’elles renforcent, pour devenir les industries puissantes qu’elles étaient, le rester et devenir encore plus puissantes comme on le voit maintenant avec vraiment ces trois types d’entreprises qui sont majeures dans notre société, il fallait qu’elles renforcent ces lois qui leur donnaient les moyens d’agir dans le futur à partir de leurs créations. D’où l’existence du terme de propriété intellectuelle qui était très peu utilisé auparavant.
Parallèlement à ce basculement de la propriété intellectuelle, on assiste à quelque de chose de merveilleux qui est que les moyens de créer sont rentrés dans les mains de tout le monde. Tout le monde a aujourd’hui les moyens non seulement de faire de la création, mais de l’organiser, de l’éditer, de la publier, de la diffuser, de toucher d’autres personnes. Tout le monde a, y compris dans les mains, les moyens de recevoir de l’information, de la connaissance, de la culture et de devenir un re-diffuseur : on rajoute dans son blog, on fait suivre dans un courrier. Enfin il y a toute une série de moyens qui transforment, en fait, ce qui était auparavant l’apanage d’une industrie, l’industrie de l’édition, l’industrie de la production de cinéma, etc., en une pratique faite par des milliards individus sur la planète à deux milliards d’internautes.
Donc on est là dans une situation qui est radicalement nouvelle et puis on s’aperçoit aussi que l’on passe de l’idée de l’autorité, auteur/autorité, vous voyez, c’est la même logique, l’idée de l’autorité venant de gens qui pondent des travaux, des œuvres, de la connaissance, du savoir et qui le diffusent à des gens qui sont là juste pour le capter, des élèves par exemple.
Or aujourd’hui, on s’aperçoit que le mode de fonctionnement c’est la conversation. Cette conversation a toujours existé. Ce qu’on appelle la République des Lettres, avant les revues scientifiques, c’était la manière dont les savants, les sachants de l’époque, échangeaient des lettres entre eux, des lettres manuscrites qu’ils copiaient, qu’ils recopiaient, qu’ils faisaient circuler, pour organiser cette conversation autour de leurs idées, de leurs savoirs, de leurs découvertes. Cette conversation, maintenant, est l’apanage de tout le monde. Elle passe par des modes des fois simples, le « j’aime » de Facebook, le retweet sur Twitter, qui sont toute une série de signes qu’on participe à une conversation. Elle passe aussi par des choses plus complexes comme la réécriture de pages dans Wikipédia. Le fait de dire mais là il y a un débat donc on exprime les termes du débat, etc. Elle passe aussi dans les publications scientifiques où, de plus en plus, elles sont associées à des conversations entre chercheurs autour d’idées ou de théories, avec, on le voit, une nécessité de revenir sur les choses publiées qui ne font plus vérité.
Très clairement, on a toute une série de phénomènes où des textes publiés sont retirés, sont mis en doute, où on refait des études pour savoir si ce qui a été publié est bien crédible, pas crédible, répétable, etc. Donc cette conversation devient un élément organisateur du savoir et il est rendu possible par l’existence du réseau.
Enfin, nous avons cette mondialisation dont j’ai parlé. C’est-à-dire il est quand même dramatique de trouver dans certains pays développés le moyen de résoudre des maladies, par exemple des épidémies comme celle du sida, et de ne pas partager cette connaissance avec les pays qui en ont le plus besoin, mais qui n’ont pas les moyens de se le payer. Donc cette mondialisation des échanges est un élément très important. Non seulement nous voyons la Terre depuis le ciel, nous savons que nous avons un monde fini, mais nous savons que dans ce monde fini les humains peuvent s’interconnecter, s’échanger les choses.
On a donc un changement de la propriété intellectuelle. On a un changement des conditions effectives dans lesquelles le savoir, la connaissance, se met en place et puis nous avons un autre changement qui est la conception de ce qui est l’ajustement à un domaine public, c’est-à-dire des connaissances qui sont exploitables par tous.
Parce que, à la différence de la mer dont j’ai parlé tout à l’heure où il fallait gérer quand même la ressource marine, la connaissance est additive, c’est-à-dire la seule chose qu’on peut faire c’est en produire plus. On ne peut jamais arriver à moins. D’accord ! Donc de ce point de vue-là, l’existence du domaine public est la garantie que tout le monde va pouvoir puiser dans ce domaine public, pour enrichir la connaissance ; ça ne peut pas faire autre chose que de l’enrichir. Donc il faut bien que la société définisse l’espace majeur de ce domaine public, qui est né, je vous le rappelle, en même temps que la notion de droit d’auteur. C’est l’espèce de penchant inverse. Or il n’y a, on s’en aperçoit, aucune définition positive du domaine public dans la loi française. Le domaine public serait comme défini par défaut. D’ailleurs on dit qu’on « tombe » dans le domaine public. Cette expression bien connue, en fait, a un sens très précis. La seule chose qui tombe c’est le revenu des avocats !
Alors qu’est-ce que c’est que ce domaine public et en quoi il est important ? Il est important parce que c’est la matière première avec laquelle on va pouvoir réinventer des choses. On va pouvoir faire circuler des connaissances. Et puis il est aussi le socle sur lequel on peut avoir des pensées nouvelles, des idées nouvelles, des relectures, des réécritures. Alors pensez à la littérature, avec le roman de l’âge classique du roman le 19e siècle, combien il nous sert, aujourd’hui, à continuer à écrire des romans. Tous ces gens qui écrivent des romans d’aujourd’hui, s’ils ne s’étaient pas appuyés sur leurs connaissances du roman classique du 19e siècle, jamais ils n’auraient pu, y compris le subvertir, inventer des nouvelles formes narratives, etc.
C’est une matière disponible, ouverte à tous, y compris pour le vendre. Là aussi, une chose qui doit être nécessaire, c’est si c’est ouvert à tous, c’est ouvert à tout usage. Et je dis tant mieux ! Heureusement qu’il y a des gens qui continuent à publier, à faire des livres, à vendre Victor Hugo, Flaubert, Balzac. Nous ne les aurions plus ! Ils seraient perdus. D’accord ! A contrario, si des gens peuvent les vendre, d’autres peuvent le donner. C’est le travail magnifique de gens comme le projet Gutenberg [2] qui ont retapé à la main des milliers d’œuvres du domaine public pour les faire circuler gratuitement. C’est un travail partagé, typiquement en commun, c’est-à-dire des gens font un travail pour quelque chose qui les dépasse de manière à ce que le domaine public circule gratuitement. Donc on a une concurrence entre quelque chose qui est gratuit, quelque chose qui est payant. Il faut donc que ce qui est payant ait un plus, ait quelque chose de plus agréable et ce plus agréable ça sera les notes, l’édition, le fait qu’il n’y a pas de fautes d’orthographe. Excusez-moi, il y a des éditeurs dans la salle ? Pas de fautes d’orthographe c’est devenu rare dans les livres ! Le fait qu’il y a une préface, enfin bref, qu’on produise du nouveau savoir à partir du savoir qui appartient au domaine public.
Alors comment on accède à ce domaine public ? Là aussi, il y a une tendance qui consiste à ne considérer que le domaine public dit structurel, 70 ans actuellement après la mort d’un auteur. C’est-à-dire le fait que ce patrimoine, qui est un travail intellectuel partageable avec la société, se transmet de génération en génération : 70 ans, en général, ce sont les petits-enfants qui continuent à en profiter. Souvent, quand il n’ont pas de petits-enfants, c’est donc leur éditeur. Merci pour lui ! Donc ce n’est qu’une des manières de voir le domaine public.

Il y a aussi une autre manière qui est ce qui ne peut pas rentrer dans le domaine de la propriété intellectuelle, par exemple les théorèmes de mathématique. Or justement, nous voyons une double bagarre sur ces deux éléments-là. Le premier c’est la bataille à prolonger la durée de propriété face au domaine public. On est à 70 ans depuis maintenant une vingtaine d’années, mais on parle déjà de 90 ans ! Donc cette prolongation permanente du domaine public ! Et, l’autre manière c’est de dire « ces choses qui n’étaient pas susceptibles de rentrer dans le cadre de la propriété intellectuelle vont le devenir. » Par exemple, les théorèmes mathématiques, aujourd’hui, se développent de plus en plus sous la forme d’algorithmes, c’est-à-dire sous la forme de systèmes informatiques, eh bien on fait des brevets sur les logiciels. Et donc on fait rentrer dans le domaine de la propriété intellectuelle des connaissances qui n’auraient jamais dû y être.
L’autre aspect pour construire le domaine public, y accéder, c’est tout ce qu’on peut appeler le domaine public consenti ou volontaire, c’est-à-dire quand les gens disent : « Ce que j’ai fait, OK c’est une œuvre, mais je vais permettre qu’on l’utilise comme si c’était du domaine public », ce qu’on appelle les licences Creative Commons, des licences d’usage. Et puis, et je crois qu’il ne faut jamais l’oublier, entre dans le domaine public ce que sont des usages légitimes, notamment la copie privée.
La copie privée fait qu’une œuvre sous droit, quand elle est dans un cercle privé, se comporte comme une œuvre du domaine public. Et ça c’est excessivement important. Les bibliothèques sont une manière de gérer. Souvent dans le discours, dans la vulgate, on confond domaine public et gratuité. Je vous ai montré tout à l’heure que ce n’était pas obligatoire, que heureusement qu’on vendait encore Victor Hugo. Mais en sens inverse, gratuité ne veut pas dire que les œuvres sont dans le domaine public. Ça veut dire qu’il y a une structure sociale qui gère l’accès à cette connaissance de manière gratuite : ce sont les bibliothèques, ce sont tous les centres de documentation. C’est aussi toute l’existence de limitations, d’exceptions à ces règles de monopole qui forment la propriété intellectuelle.
Ces deux aspects-là, à la différence de ce qui était précédemment, c’est-à-dire le domaine public structurel, c’est géré quelque part par la loi qui va dans le mauvais sens — on peut la faire changer dans l’autre sens, j’espère, c’est le travail de citoyens — mais ceux-là sont gérés directement par l’activité des gens. Comment les gens organisent des choses pour que la connaissance, la culture, se comporte comme si elle était dans le domaine public, au maximum même pour les œuvres les plus récentes ? Donc activité des gens qui mettent des licences Creative Commons, ou activité des organismes sociaux, collectifs, qui rendent l’accès possible.
Cette nouvelle problématique est complètement adaptée au fait que nous avons de plus en plus de gens qui sont des producteurs. Les amateurs écrivent, produisent des blogs, produisent des idées et les diffusent très largement. Donc comment est-ce qu’on peut changer. en fait. des règles faites pour des industries, faible nombre, les médias ou l’édition, vers ce qui va concerner des milliards d’individus.
On voit aussi que se multiplient les œuvres dérivées, ce qu’on appelle les remix, les mashup, enfin tout ce qui permet d’avoir une créativité nouvelle en utilisant les appareils d’aujourd’hui et en considérant le matériau déjà publié, le matériau culturel déjà publié, comme la source de nouveaux matériaux. Ça a commencé avec le cut-up de Burroughs et compagnie, ou les collages des peintres cubistes.
Et enfin on a les inventions de second niveau, c’est-à-dire voir que ce qu’on dit aujourd’hui sur le droit d’auteur se retrouve aussi sur la question du droit des brevets.

L’autre élément c’est qu’on a tous entre nos mains un outil de duplication. Un ordinateur c’est fait pour faire du copier-coller. Et puis que nous avons conscience qu’il y a des relations mondiales, c’est-à-dire que tout ce qui est pensé sur la propriété intellectuelle a des effets à l’échelle du monde. On le voit sur les médicaments, c’est la chose la plus simple, dont j’ai parlé tout à l’heure, mais c’est la même chose sur quelles règles on va adapter pour les semences ? Qu’est-ce qui va se passer avec le réchauffement climatique ? Il va falloir forcément changer le type de semences que l’on met en œuvre avec les changements climatiques et cela va être différencié selon les pays, c’est-à-dire selon les événements climatiques qui vont se passer. Est-ce que ça va être l’occasion d’une nouvelle mainmise de l’industrie semencière ? Ou est-ce que, au contraire, ça va être une nouvelle adaptation permanente, qui est celle que vont mener les paysans par échanges de semences dans leurs conditions concrètes d’existence ? Voila une vraie question, cette deuxième relevant de ce qu’on appelle les communs.
Les Creative Commons sont un symptôme de cela au sens où c’est l’auteur qui décide d’ouvrir des usages, c’est-à-dire d’ouvrir son œuvre en partage, et il le fait parce qu’il va peut-être y gagner quelque chose. Il va y gagner de la reconnaissance, il va y gagner le fait que ses idées sont mieux partagées, il va y gagner aussi quelque chose. Là aussi, on voit apparaître un élément qui est que le gain ne se mesure pas uniquement par le PIB, c’est-à-dire il ne se mesure pas uniquement par la quantité de richesses qui peuvent être amenées à l’instant t sur une personne, un groupe, un pays, une industrie, etc.
Bien sûr, il y a la limite à franchir, c’est-à-dire quelle est la différence entre la citation et le plagiat ? Entre le fait que nous avons un outil de copier-coller, et penser que l’ordinateur ne servira pas à copier-coller, penser que le réseau ne servira pas à rediffuser, enfin bon ! C’est être en dehors du monde je veux dire, quoi ! Il n’y a que des gens qui ne se servent pas d’ordinateurs et d’Internet qui peuvent penser des choses pareilles. Dès qu’on a là, on voit très bien que ça servira à faire du copier-coller et à diffuser des œuvres.
Donc comment on va mettre ça en œuvre et comment on va mettre des limites ? La limite essentielle pour nous pédagogues, c’est celle du plagiat. Est-ce que je cite les gens auxquels je prends des œuvres ? Est-ce que je les respecte ? C’est quand même plus intéressant d’utiliser ce terme de respect plutôt que d’utiliser le terme d’interdiction. D’accord ? Donc comment est-ce qu’on va basculer pour mener une lutte radicale contre le plagiat ? Parce que le plagiat est destructif. Il détruit les communautés. Par contre la citation elle, au contraire, enrichit la circulation du savoir. Il y a une loi qui est intéressante qui est train d’être discutée en Irlande qui est une loi sur le remix qui va rendre légal le fait de faire un remix, de prendre des morceaux de sons ou des morceaux de vidéos et de les mettre bout à bout, à condition que l’on cite la liste des extraits que l’on a utilisés.
[Quelle heure est-il ? J’ai l’impression d’être très long.]
Maintenant on va passer au côté obscur de la force, à ce qu’on appelle les enclosures. C’est-à-dire s’il y a des choses qui peuvent être partagées, à côté de ça elles peuvent donc être reprises, encloses. Le terme d’enclosure a une histoire. L’enclosure c’est le mouvement de privatisation des terres communales, des terres utilisées en commun, en Angleterre, qui s’est traduit : donc les landlords ont commencé à mettre des barrières, des enclos autour des champs, et ça s’est traduit par l’expulsion des pauvres qui ne pouvaient plus y trouver les moyens de subsistance, qui n’avaient plus le droit d’aller ramasser le bois mort pour se chauffer, les champignons ou le miel pour manger, ou de mettre des animaux dans les pâtures. Dès lors ils ont été migré, ils ont migré de l’endroit où ils pouvaient vivre vers l’endroit qui les appelait, c’est-à-dire les villes, l’industrie, et surtout la marine, avec ses conditions extrêmement difficiles, ses chances de survie très faibles au bout d’un voyage à cette époque-là. Donc ce mouvement des enclosures est, en fait, un mouvement qui, en détruisant ce qui est commun, favorise une grande différentiation entre celui qui va devenir riche, les landlords, et ceux qui vont être expulsés et qui vont aller grossir les bidonvilles parce que ce mouvement continue aujourd’hui.
Donc aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on a une extension, en fait, à la fois de la sphère marchande mais aussi de la sphère étatique, qui souvent est un marchepied sur la mise en place de la sphère marchande, je vais en parler dans le transparent suivant.
Sur ce qui est collectif, c’est-à-dire sur la manière dont les activités communautaires sont gérées par les gens qui en font partie. Vous savez tous que dans nos services publics nous sommes censés avoir des comités d’usagers. Mais enfin, bon ! Ils ont une parole, qui, ma foi ! On va leur expliquer pourquoi on ne fait pas comme ils nous disent. Si vous participez à des réunions de parents d’élèves ou des réunions comme ça, vous voyez de quoi je veux parler !
Les formes d’enclosures sont très générales, subtiles souvent. Souvent c’est très subtil, mais il y a en a une qui est principale, c’est la privatisation. C’est-à-dire je prends quelque chose qui est commun et je dis maintenant c’est à moi. Cas typique c’est l’industrie semencière ou, pire encore, l’industrie des organismes génétiquement modifiés, qui va, sous prétexte qu’elle a rajouté quelques gènes à une plante, dire, eh bien maintenant cette plante qui a été sélectionnée pendant des millénaires par les paysans, c’est la mienne et j’ai un droit de propriété dessus. C’est le brevetage des méthodes. Aujourd’hui, les méthodes commerciales on peut, aux États-Unis, déposer des brevets dessus. En Europe c’est plus compliqué, ce n’est pas encore totalement autorisé, mais il y a une loi récente qui fait qu’un petit alinéa pourrait le permettre, malheureusement. Donc on se retrouve dans une situation où des choses qui sont de la méthode, du savoir partagé peut être mis en privé.
Enfin c’est la privatisation de l’eau qui est un excellent exemple. C’est-à-dire au lieu de gérer en commun l’eau pour s’assurer que cette ressource ne disparaisse pas – l’enjeu de l’eau c’est faire en sorte que l’eau potable continue d’arriver chez nous et qu’elle ne disparaisse. Or malheureusement, on s’aperçoit qu’elle est en voie de disparition à cause de la pollution des sources d’eau potable, et qu’en échange on nous dit : « Il va falloir aller acheter maintenant en supermarché », dans des bouteilles en plastique dont on s’aperçoit, par ailleurs, qu’elles ont des défauts qui consistent à faire passer des perturbateurs endocriniens dans le liquide. On va aller acheter cette eau parce qu’on a détruit, en fait, les responsabilités collectives autour de la gestion de l’eau.

L’autre aspect c’est la marchandisation, c’est-à-dire l’idée que toute une série de biens ou de services qui n’entraient pas ou qui ne devraient pas entrer dans le régime du marché, c’est-à-dire de quelque chose qui va avoir une valeur qui s’échange sur un marché, sont aujourd’hui en train de devenir des éléments de marché. Le premier c’est la terre. C’est une idée étrange de penser que la terre soit un bien qu’on puisse acheter et qu’on puisse vendre quand l’immense majorité des gens sur cette Terre, encore aujourd’hui, ne sont pas sur cette logique-là. Ils sont sur une logique d’usage, ce qui se partage, ce qui se gère, c’est l’usage, l’usage de la terre qui appartient à la collectivité.
Je lisais récemment l’exemple de ce qu’on appelle l’accaparement des terres, c’est-à-dire le fait que des terres qui ont toujours été gérées de manière commune par les gens en Afrique, ont été, par exemple au Mali, au moment de la révolution malienne, ont été nationalisées. Elles ont été nationalisées et les gens ont été tout à fait d’accord parce qu’ils pensaient que cet État qui sortait du colonialisme allait être leur État. Et puis, très récemment, on s’aperçoit que cet État, ou des structures locales, des communes, vendent ces terres à des pays étrangers et que, dès lors, les règles de partage et d’usage de ces terres – mais derrière les terres ce sont aussi les réseaux d’irrigation, l’accès à l’eau, etc. – deviennent, en fait, des propriétés privées desquelles les gens qui y vivaient sont expulsés.
Ça, ça renvoie à cette idée qui a été développée par John Locke, au 18e siècle, et qui est le fondement, en fait, de toute l’économie, c’est que la terre n’appartient à personne, res nullius. C’était très intéressant, ça permettait d’aller en Amérique et de dire cette terre n’appartient à personne, il n’y a pas d’Indiens, il n’y a pas de choses comme ça, tout ça n’existe pas, donc je la prends et je m’installe. C’était une idée comme ça, alors que dans la réalité, c’est un res communis, c’est-à-dire quelque chose qui est géré en commun, par des gens, pour avoir une gestion responsable. Parce que si on prend l’exemple d’un réseau d’irrigation, tous ces paysans savent très bien que si le premier prend toute l’eau, les autres n’en ont pas. Dans ce cas-là il faut bien trouver des règles pour partager cette eau, des règles ! Ce n’est pas res nullius, ce n’est pas quelque chose qu’on peut prendre et utiliser parce qu’en réalité, on s’aperçoit que le res nullius, c’est, en fait, toujours la loi du plus fort. C’est le plus fort qui dit : « Ceci est à moi maintenant ou ceci je peux le vendre. »
L’autre chose qui ne devrait jamais être une marchandise c’est le travail. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Franklin Delano Roosevelt, vous savez, un gauchiste bien connu – enfin vous me direz, à l’heure actuelle, c’est sûr que ça serait un sacré gauchiste – dans la "Déclaration de Philadelphie", un texte rédigé en 1944 lors d’une conférence de l’Organisation internationale du travail tenue sous sa présidence, et qui dit : « Il ne faut pas que le travail soit une marchandise. » Le travail, c’est quand même les humains derrière qui le portent. Et donc, quelles relations sociales, qu’est-ce qu’on met en œuvre comme moyen social de vivre qui n’est pas l’obligation de vendre son travail, sa force de travail ?
Enfin la question de la connaissance. Est-ce que ça peut réellement être une marchandise ? Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas gagner de l’argent avec la connaissance. Mais c’est est-ce que ce gain d’argent est une reconnaissance de la société ? Par exemple, tout ce qui est les bourses, les systèmes aujourd’hui qui sont discutés à l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé, sur des modes de financement de la recherche sur les médicaments, ante, c’est-à-dire on va payer des gens, on va trouver des formes de grant, de bourses, des choses comme ça, pour payer des gens à faire des recherches sur les médicaments et non pas post, c’est-à-dire non pas sur la vente de ce médicament sur un marché.
Parmi tout ça, ce qui est intéressant dans notre situation, c’est de parler de l’enclosure des communs universitaires. Typiquement, dans la sociologie des sciences des années 40/50, il y avait l’idée que la science devait être absolument partagée. Il y avait un communalisme des scientifiques qui visait, en fait, à partager l’ensemble de leurs connaissances, tout ce qu’ils découvraient, d’assurer la répétabilité. On répète les expériences de manière à voir si elles sont falsifiables, c’est-à-dire est-ce qu’on peut montrer que la théorie était un peu vaseuse, etc., donc tout l’enjeu de la communauté ou des communautés scientifiques de ce partage de la connaissance. Or ça, ça a été rompu. Ça a été rompu par une loi aux États-Unis, de 80, qui s’appelle le Bayh-Dole Act, qui permet aux universités de déposer des brevets et qui voit donc les chercheurs astreints au silence. Ils ne se parlent plus à l’intérieur des communautés de chercheurs puisqu’ils sont dans l’attente de déposer de brevets sous l’égide des services de propriété intellectuelle de leur université. Et on voit là une forme d’enclosure très intéressante, c’est la désagrégation de la communauté. On voit bien que ce qui est détruit ce n’est pas le bien, ce n’est pas la connaissance, il s’en produit toujours plus, c’est la communauté capable d’organiser, de converser, d’améliorer cette connaissance qui est produite.
C’est aussi l’idée qu’une recherche, aujourd’hui, ne vaut que si elle est en partenariat avec des entreprises. Ce ne sont plus des recherches avec des sciences participatives où on fait participer les usagers. Aujourd’hui, il y a encore des recherches en sciences participatives, par exemple dans les sciences naturelles, et ça, ça peut intéresser justement nos lycéens, nos collégiens, qui est de faire des observations partagées de manière à établir des cartes, à établir des connaissances sur la faune et la flore ; le Muséum d’histoire naturelle organise toute une série de recherches en sciences participatives comme ça, qui font entrer le savoir des gens, leurs connaissances propres dans le cadre de la recherche.
Quand ça se passe avec l’entreprise ce n’est pas tout à fait ça. C’est l’entreprise qui a transformé l’université en bureau d’études collectif. L’entreprise paye pour qu’il y ait des recherches qui soient faites dans le bureau d’études qui est l’université et les résultats sont déposés sous la forme de brevets et donc ne sont plus accessibles à l’ensemble des gens. Il y a des délais, il y a de plus en plus des thèses qu’on ne peut pas communiquer, etc. Ça, ça se traduit par une diminution des échanges entre universitaires, ce que d’aucuns appellent l’excellence. L’excellence c’est, en fait, promouvoir la compétition sur la coopération. C’est transformer l’idée que l’objectif commun est de créer des connaissances adaptées au monde dans lequel nous vivons et qui vont servir à ce monde, en un moyen de compétitions internes y compris dans le domaine de la connaissance.
Une des infrastructures qui est la plus en danger aujourd’hui d’enclosure, c’est l’Internet lui-même. Ce qui est intéressant avec l’Internet, c’est que son existence a fait renaître la question des communs. C’est parce que cette infrastructure a été conçue, enfin comme disent les informaticiens, c’est un dumb network ; c’est un réseau idiot ; c’est un réseau qui a une infrastructure pour faire des choses avec lui. Or justement, ça c’est en train de basculer ; c’est en train de basculer parce qu’on remet en cause la neutralité de l’Internet : on va avoir des prix différenciés, des bandes passantes différenciées, selon que l’on a à faire à quelqu’un qui est capable de payer comme YouTube ou à quelqu’un qui a moins de moyens comme, je ne sais pas, une association.
C’est le cloud computing, c’est-à-dire l’idée que l’on change les relations horizontales que permet le réseau avec le fait qu’il faut passer par un nuage qui appartient à quelqu’un ; ce nuage il va appartenir au GAFA, c’est-à-dire Google, Amazon, Facebook, Apple et Twitter. Ces nuages vont appartenir à des grands groupes et on sera dépendants, on va avoir un Internet en silos.
C’est la mise en place de DRM, c’est-à-dire de verrous sur la diffusion de vidéos via le Web.
Et enfin, c’est la mise en place de médias sociaux qui captent, à leur seul profit, l’énergie de tous leurs membres. Si on réfléchit bien, Facebook c’est un milliard deux cent mille personnes. Dans toute autre situation, quand on a la responsabilité d’un milliard deux cent mille personnes, on n’est pas soumis à ses propres intérêts. On est soit un élu dans un État démocratique, soit on peut trouver des tas d’autres formes comme ça de réseaux collectifs, mais on a là une entreprise qui a cette responsabilité, qui se trouve acteur de la responsabilité non pas de chaperonner 200 000 personnes, d’être juste la plate-forme qui organise, dont la seule richesse vaut de l’activité de ces un milliard deux cent mille êtres humains. Donc on a là un problème de responsabilité qui est essentiel.
Je vais terminer par cette citation de Woodie Guthrie, qui commence à être connu, donc Woodie Guthrie, grand chanteur de folk, qui lui assume avoir puisé dans tout le folklore américain et qui dit : « Oui c’est sous copyright, mais je n’en veux pas de votre copyright, au contraire ! Devenez mon ami en reprenant mes chansons. » Une logique bien antérieure à Creative Commons puisqu’elle date d’il y a maintenant 70 ans.
Alors tout ça pour dire que dans cette situation où existent des enclosures, existent aussi des résistances et, qu’en fait, il y a des formes nouvelles de cet affrontement entre les dominants et les dominés que Karl Marx a appelé la lutte de classes. Les formes changent.
Aujourd’hui on a des mouvements sociaux du numérique. Le premier d’entre eux ça a été le logiciel libre. Ce qui est intéressant, on voit trois points pour étudier le logiciel libre : la ressource ; c’est un logiciel, donc il bénéficie de toutes les capacités dont j’ai parlé tout à l’heure : le numérique se reproduit et se diffuse pour un coût qui tend vers zéro. Mais aussi, c’est un outil d’enregistrement de la connaissance. On enregistre des tas de savoirs dans le logiciel, de plus en plus, et donc ça ne peut pas être fermé, pour l’intérêt de la connaissance, ça doit être partagé.
Il faut que les membres de la communauté, c’est le deuxième point, c’est la communauté en question, c’est celle de développeurs, il faut qu’ils sachent ce que fait le logiciel du voisin, pour apprendre, pour comprendre, pour améliorer, pour adapter. Alors pour toutes les raisons qui font qu’un logiciel va être utile, il faut qu’ils puissent le savoir. Donc on est obligé, dans ce cadre-là, de trouver un deal entre le plagiat – je pourrais te prendre tout ce que tu as fait et dire maintenant c’est moi qui l’ai fait, et je vous ai dit tout à l’heure que résister au plagiat est une chose essentielle. Eh bien en l’occurrence, ce qui a été trouvé, c’est un règle juridique, c’est-à-dire comment on trouve des règles de fonctionnement à cette communauté de développeurs qui empêchent qu’un développeur puisse prendre tout et s’en servir pour lui ; c’est ce qu’on appelle la General Public License dont l’auteur est Eben Moglen. Je sais qu’on met toujours des informaticiens, Richard Stallman, etc. ; j’ai choisi de mettre un juriste, pour montrer que ce mouvement des logiciels libres n’a pas été uniquement un mouvement porté par des développeurs informaticiens, mais aussi c’est un commun, c’est-à-dire c’est une forme d’organisation sociale, dans laquelle des gens interviennent pour produire une espèce de garantie collective que leur ressource restera partagée et évolutive. Donc c’est une règle juridique. Et ça je pense que c’est quelque chose de relativement nouveau.
Si vous réfléchissez aux mouvements sociaux auparavant, leur idée c’est « il faut renverser le pouvoir, il faut prendre le palais d’Hiver et après tout ira mieux. » Or là on s’aperçoit que, étant donné la complexité des systèmes, étant donné la mondialisation, c’est au contraire d’imposer des règles juridiques. C’est un vrai un changement, maintenant c’est vieux, la GPL date de 87/89, donc maintenant c’est devenu quelque chose d’assez acquis dans les mouvements sociaux, de penser en termes de droit qui sont écrits pour protéger, en fait, l’existence de ressources partagées ou l’existence de communautés.
Ce mouvement des logiciels libres a donné naissance à un autre mouvement, j’utilise le terme mouvement pour montrer le terme de dynamique, c’est-à-dire bien plus intéressant que le fait d’avoir des biens produits qui un jour sont rendus disponibles sous Creative Commons, c’est l’idée qu’il y a des gens qui disent :« Moi comme auteur, je veux faire circuler mes œuvres ». Donc cette logique de dynamique, favoriser le partage, s’opposer à all rights reserved‎ par some rights reserved, c’est-à-dire qui n’empêche pas non plus qu’on demande la reconnaissance, le respect dont je parlais tout à l’heure. Dans toutes les licences Creative Commons, il y a besoin de citer l’auteur.
Autres mouvements sociaux du numérique, la question du libre accès aux publications scientifiques. En fait il y a un objectif, donc d’assurer le partage des savoirs avec une logique à la fois très intéressée, bien comprendre que tout ça ce n’est pas forcément de l’altruisme mais c’est un mélange entre une dynamique altruiste et une dynamique intéressée. Pour le chercheur, en favorisant la circulation de ses articles, il favorise la circulation de ses idées, donc quelque part sa renommée, sa capacité à être cité et, pour lui, c’est bien évidemment excessivement important. Quand on fait de la recherche, c’est une bataille d’ego aussi, donc être reconnu c’est quelque chose de très important. Mais c’est aussi refuser que les travaux scientifiques soient enclos et puissent être partagés à l’échelle du monde. Je pense toujours à ce chercheur qui a découvert la structure du SRAS, je ne sais pas si vous vous en rappelez, un de ces virus, qui a eu lieu il y a une dizaine d’années, en 2005/2006, et qui a refusé de déposer un brevet, en disant : « Mais non ! Ça, ça appartient à la nature et je ne veux surtout pas déposer de brevet. Il faut qu’on se serve de tout mon travail pour, collectivement, trouver les moyens de résister à ce nouveau type de virus. » Aujourd’hui il y a des tas de chercheurs qui déposent, j’y reviendrai, leurs articles en accès ouvert, en accès libre.
Enfin il y a un dernier mouvement dont je voudrais parler c’est celui des ressources éducatives libres. Alors là c’est compliqué, on y reviendra, je pense, dans le débat, c’est l’idée que des pédagogues donc, peuvent partager leurs ressources. Partager ça veut dire quoi ? Ça veut dire non seulement les rendre ouvertes, non seulement permettre aux gens d’accéder à leurs notes de cours, à leurs expériences, à tout ce qu’ils font faire à leurs élèves, aux exercices.

Transcription de la seconde partie

Wikipédia
Quelque part, ça existait déjà avec les livres dont on avait une forme socialisée d’existence vu que ce sont souvent les conseils généraux qui achètent les livres, ou les conseils régionaux maintenant, pour les mettre à disposition des élèves. Mais c’est plutôt le fait que ces ressources, elles-mêmes, peuvent être réutilisées, au même sens que les logiciels, c’est-à-dire on peut les améliorer, on peut ne se servir que d’une partie, on peut rajouter ses propres exercices, et faire circuler à nouveau le travail pédagogique en ressources éducatives libres. Donc c’est en fait, comment on organise les échanges entre enseignants — et vous savez combien, dans l’enseignement, on est souvent tellement seul devant sa classe, tellement seul devant sa préparation — que d’organiser cet échange devient quelque chose de création d’une communauté enseignante qui, malheureusement, n’a plus tellement court.
Ah si, il y a quand même un autre bien commun de la connaissance, central, c’est Wikipédia. Pas besoin de dire plus de mots que de montrer le logo. Vous savez très bien, aujourd’hui, qu’on ne peut plus avoir aucune conversation dans un restaurant sans que quelqu’un, un jour ou l’autre, à un moment donné, ne sorte son appareil pour aller vérifier sur Wikipédia. Donc on a là quelque chose qui a été construit en commun par des gens, par les propres utilisateurs de Wikipédia, qui améliorent, modifient, et en même temps qui ont des règles internes, des règles de la communauté des wikipédiens, qui permettent d’assurer la maintenance, en fait, de ce bien commun et de garantir aussi qu’il ne sera pas approprié, puisqu’il y est en licence Creative Commons BY-SA : c’est-à-dire que tout ce qui est mis dans Wikipédia restera disponible à tout le monde, pour toujours, par la licence elle-même.
Il y en a des choses dans les communs, des mouvements qui montrent, en fait, quand on construit des communs, c’est qu’on commence à voir apparaître y compris de la production de biens matériels en peer to peer, c’est-à-dire en réseaux collaboratifs, en commons-based peer production comme dit Yochai Benkler.

C’est l’idée, qu’en fait, on va pouvoir partager le design. Vous savez que dans la production de produits il y a une place très importante au design et au plan, au patron, tout ça. Donc comment est-ce qu’on va pouvoir partager ça ? Et ça c’est rendu possible par l’infrastructure qu’est le numérique et l’Internet, la capacité de collaboration. Et puis, comment après, on va pouvoir, y compris aller jusqu’à la fabrication avec les imprimantes 3D et le début des fab labs ; les fab labs qui commencent à s’implanter souvent maintenant dans des lycées, au moins dans des universités. C’est l’idée qu’on va mettre en commun des outils pour fabriquer des objets, à une condition, c’est que ce qui a été travaillé dans le fab lab en commun, donc travaillé en commun, restera en commun ; c’est-à-dire que le plan lui-même, le design, pourra être réutilisé par tous les autres membres des communautés de fab labs. Donc ça ce sont des éléments très importants. Et enfin, on voit apparaître aussi une share economy, c’est privilégier, en fait, le partage face à la possession ; c’est-à-dire trouver les moyens d’avoir un usage plutôt que devoir posséder quelque chose ; cas typique, c’est le covoiturage par exemple.
On a vu qu’il y a dans les communs la question des enclosures, donc des volontés de privatiser, de marchandiser, de transformer ce qui est organisé en commun. On a vu qu’il y a des mouvements de résistance qui, au contraire, développent l’idée de produire en commun, de partager les ressources. Après, il y a du travail, parce que tout ça c’est une dynamique. Qui dit dynamique dit : « Il faut faire de la recherche pour essayer de comprendre ce que sont les communs. » Or, quand on veut étudier les communs, j’aime beaucoup cette phrase d’Elinor Ostrom qui est là en portrait : « Chaque commun est un cas particulier ».
Elinor Ostrom est la première femme à avoir eu le prix Nobel d’économie, en 2009, justement pour son travail sur les communs. Ce qui était très étonnant, c’est dans la presse française, le jour où elle a eu son prix Nobel, elle l’a eu conjointement avec Williamson, qui lui travaille sur les logiques de partage internes à la firme, donc les structures internes des firmes ; ça, ils savaient très bien décrire, les journalistes économiques ; sur le travail d’Elinor Ostron ils ne savaient rien dire, si ce n’est qu’elle a travaillé sur les colocataires ! Ce qui est quand même très faible par rapport à son apport ! Alors depuis, ça s’est développé, mais c’est bien de vous dire aussi que ce que je disais au début, c’est-à-dire on est dans une période où le terme des communs était très peu connu en 2009, la preuve en est faite : vous regardez les journaux du jour du prix Nobel d’Elinor Ostrom, et maintenant, aujourd’hui, où c’est quand même devenu quelque chose de plus répandu.
Quand on étudie les communs, si chaque commun est un cas particulier, comment on va s’en sortir ? En fait il faut, à mon avis, étudier quatre points.
Le premier c’est la nature de la ressource partagée. Quelle est sa nature ? Est-ce qu’elle est additive ou soustractive ?
Le deuxième c’est le bundle of rights. Là aussi, on a tendance à dire il y a deux cas : c’est public ou c’est privé. En réalité, ça ne marche pas comme ça. Il y a toute une série d’exemples, y compris en Europe, qui viennent des traditions, qui font qu’on a des choses partagées : les bassins versants, l’affouage de l’eau, enfin il y a toute une série de choses qui restent du passé et qui font qu’il y a des droits collectifs. Il y a des règles d’usage, des Creative Commons créent des règles d’usage. C’est parce que je suis propriétaire, au sens de la déclaration de Bern, de l’œuvre que j’ai créée que je peux mettre un droit d’usage qui est différent, par exemple le droit de recopier, de faire circuler, etc. Donc on a, en fait, un faisceau de droits et pas uniquement des droits de propriété.

Le troisième point, troisième pilier, c’est quel est le processus de gouvernance ? En fait quelles sont les règles ? Les communs c’est avant tout une structure sociale. C’est comment les gens se sont mis ensemble, se sont fixés des règles et comment, d’ailleurs, ces règles sont acceptées par le reste de la société. C’est-à-dire comment, par exemple, la General Public License, depuis, a fait la preuve de sa validité devant les tribunaux. Donc on voit bien qu’il y a une relation de force entre les règles internes que se produisent une communauté et leur acceptation par l’ensemble de la société.
Enfin, le quatrième point à étudier, c’est quel est le type spécifique de risque d’enclosure qui porte sur ce commun particulier ? On peut distinguer, de ce point de vue-là, les communs universels des communs locaux. Les communs universels nous font toucher quelque chose de très compliqué. Qui va protéger la communauté, faire que la ressource marine reste partageable ? Qui va faire en sorte que l’Antarctique ne devienne pas une ressource minière et qu’on protège l’Antarctique ? Pour l’instant, il y a un traité international de l’Antarctique, mais enfin c’est un traité qui est sans arrêt remis en cause. Qui va faire en sorte que l’air que nous respirons ne soit pas en permanence enclos, c’est-à-dire pollué, en fait, empêchant notre respiration pour les profits des vendeurs de machines Diesel ? D’accord ? Quelles sont les formes de communauté qui sont adaptées à ces communs universels ? Là, c’est très compliqué. Soit on pense que ça va être les États ; on le voit avec les questions justement de pollution ou de réchauffement climatique, que les États ne sont pas la meilleure solution aujourd’hui parce que chacun pèse d’un côté bien sa responsabilité face aux communs universels – dans les grandes déclarations, c’est toujours présent – mais, en même temps, pèse ses formes de développement, ses intérêts particuliers, etc., et donc c’est toujours ceux-là qui l’emportent, je ne sais pas pourquoi !
Donc on a un problème, en fait, de comment on fait que ces biens communs universels soient réellement pris en charge par la société, c’est-à-dire par les gens qui vont avoir la volonté de les défendre, notamment parce qu’ils appartiennent aussi à leur culture. Ces communs universels sont des sources et des ressources, la nature elle-même, d’éléments culturels, ce qui fait dire à certains qu’il faut avoir des Rights of Mother Earth, c’est-à-dire des droits de la Terre- Mère qui, elle-même, la nature, aurait elle-même des droits et pourrait être, quelque part, une personne capable d’ester en justice.

Ce n’est pas simple ça parce qu’on ne sait pas forcément quels sont les gardiens de ces communs universels. On le sait pour les forêts, on sait par exemple que ce sont les peuples des forêts ; pour la haute montagne, on sait que ce sont les peuples qui vivent en haute montagne. Mais il y en a plein d’autres où on ne sait pas et donc c’est là que l’on voit qu’il y a une liaison très forte entre l’engagement citoyen et cette question des communs.
À côté de ces communs universels, donc qui préexistent, en fait, il y a tous les communs construits. Comment, à chaque fois qu’on construit quelque chose, on organise des règles de partage internes. Communs ce sont des règles, ce n’est pas un phalanstère comme dit Benjamin Coriat. Et là on voit des choses différentes quand on produit des jardins partagés. On m’a dit qu’ici, dans cette université, une présidente a ouvert des jardins aux étudiants qu’ils cultivent, entre eux, et qui le font en essayant d’avoir des semences et des plants qui viennent de partout et qui partagent ensuite, dans des grandes fêtes le produit de ce qu’ils ont pu ramasser dans leurs potagers. On voit de plus en plus des potagers collectifs, comme ça, s’installer dans les villes, où on voit bien que cette question culturelle de ne pas être entourés de béton mais d’avoir bien des moyens de rester proches de la nature, sont des éléments importants dans la volonté de construire des communs. La question est de savoir avec qui on veut partager ces communs ? Là, encore une fois, si ce sont des communs, ce ne sont pas des ressources res nullius, dans lesquelles tout le monde pourrait puiser et dire : « Oh le beau jardin, tiens je prends le potimarron. » Mais c’est bien d’avoir des règles internes de partage entre les gens qui ont donné quelque chose. C’est vraiment ce qui distingue le domaine public des communs.
L’autre élément sur la nature, sur la nature des communs, c’est qu’en fait il y a ceux qui sont additifs et ceux qui sont soustractifs. Là aussi on est dans une difficulté, parce que le renouveau de la théorie des communs vient des gens qui viennent des communs additifs, c’est-à-dire les communs de la connaissance, l’informatique, le logiciel, tout ça on ne peut pas le détruire. Une fois qu’une connaissance est là elle ne disparaîtra jamais ; une fois que quelque chose a été numérisé, il circulera, ça vous pouvez en être certain ! Donc la seule chose qu’on peut faire c’est faire un commun additif. Et là, tout ce qui empêche l’usage, est une barrière, est une enclosure. Donc comment la communauté favorise l’usage puisqu’on ne peut qu’ajouter ? Ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, que c’est un domaine public.
On comprend très bien qu’un chanteur, il a fait une chanson, et il a besoin d’en vivre. Pour arriver à faire ses chansons il a fallu qu’il travaille, il a fallu qu’il y passe du temps, de l’énergie, etc. Donc il va bien falloir trouver des modèles économiques, mais, de facto, ce modèle économique doit tenir compte du fait qu’on est dans un commun additif, c’est le commun de la culture. Et ça, aujourd’hui, on peut se poser toute une série de modèles qui existent, il y a les licences globales, il y a la contribution créative, il y a plein de modèles qui cherchent à penser comment on peut à la fois maintenir cette idée que la culture est une cause commune et comment on peut rémunérer les gens qui participent à la production de cette culture.
Les communs nous font revenir, en fait, sur la question de la notion même de propriété, en rappelant que dans les révolutions du lac atlantique, c’est-à-dire Angleterre, États-Unis, France, la propriété a été le symbole de la résistance à l’arbitraire royal, le symbole de la résistance au féodalisme. Donc il y a deux piliers de tout le droit issu de ces révolutions du lac atlantique : c’est la propriété et l’individualisation des droits, contre, en fait, les droits collectifs, contre les droits des communs, contre la propriété ou l’absence de propriété ; plutôt l’idée qu’il y a une res communis, c’est-à-dire c’est quelque chose qui est géré en commun sans que ça ait forcément besoin d’avoir la propriété.
Aujourd’hui on a des exemples : en France, il y a une association qui s’appelle Terre de Liens dont l’objectif est d’acheter des biens, puisque malheureusement la terre est devenue un marché, mais dont l’usage va être ouvert à des paysans contre toute une série de respects d’une charte, notamment une charte de partage, écologique, etc. Vous voyez, c’est comment est-ce qu’on va trouver des questions qui nous permettent de remettre en cause la logique de la propriété – propriété étant « c’est chez moi donc je fais ce que je veux avec », y compris je pollue mes voisins – à comment est-ce qu’on a une gestion collective et responsable des éléments qui sont autour de nous.
Il n’y a pas de propriété sur Wikipédia, ce que les bibliothécaires appellent « anonyme par excès d’auteurs ».
Alors en fait, on s’aperçoit dans toute la recherche sur les communs que, de plus en plus, les communs sont une manière de repenser les droits fondamentaux, peut-être même une manière d’arriver à obtenir les droits fondamentaux. L’exemple que je citais tout à l’heure du climat est un élément absolument essentiel. C’est-à-dire comme il va falloir nous adapter au réchauffement climatique, la question de la production alimentaire, donc du type de ressources alimentaires qu’on va pouvoir trouver qui sera cultivé, adapté à ça, va dépendre principalement – et je sais qu’il y a le mythe de la techno-science, qu’il y a BASF [groupe chimique allemand] qui dépose des tas de brevets ; il y a Monsanto qui dépose des tas de brevets sur les plantes à l’adaptation climatique. La réalité c’est que pour nourrir les neuf milliards d’êtres humains qu’il y aura à cette époque-là, ça reviendra sur les paysans. C’est d’ailleurs ce que disent les rapports de l’ONU, etc., c’est-à-dire favoriser l’échange, les communautés paysannes, les petits champs, face à cette logique uniformisante qui ne sera pas capable de résister, en fait, à tout ce qui est imprévu et imprévisible lié au réchauffement climatique.
Donc comment ces droits fondamentaux, le droit à l’alimentation, le droit à l’eau, le droit à l’éducation, sont favorisés par la re conception de ce travail-là, non plus comme étant de nouvelles industries mais bien comme des biens communs ?
Et l’éducation, si on y pense bien, ce droit fondamental à l’éducation, est-ce qu’on va revenir vers un travail en bien commun de l’éducation ? Ou est-ce qu’au contraire on va accentuer une marchandisation de l’éducation ? Ce qui est une des tendances qui existent à l’heure actuelle dans ce qu’on appelle les MOOCs et des choses comme ça ?
Donc voila. Je termine, je crois que c’est le dernier transparent. C’est l’idée qu’en fait, derrière la question des communs, il y a l’idée de remettre le partage comme une des valeurs fondamentales, une des valeurs structurantes de l’activité des humains, c’est-à-dire d’en finir avec ce mythe de l’Homo œconomicus, celui qui ne serait intéressé que par son gain personnel et que ça serait l’activité brownienne, en fait, de ces gens intéressés uniquement par leurs gains personnels qui formerait l’optimisation la meilleure, c’est-à-dire celle du marché. On voit bien que le marché marche très bien ! Vous n’avez qu’à regarder autour de nous, ça crée forcément des sociétés stables, équitables, tout ça !
Donc il faut en finir, en fait, avec cette logique-là et ce qui est intéressant des communs c’est quelle nous montre qu’il y a dans l’individu, certes les individus sont intéressés, ils recherchent leur propre intérêt, mais les individus sont aussi prêts à partager et on le voit notamment dans les situations difficiles où il y a des gens qui se sacrifient, parce que la logique, c’est la logique du partage. Il faut reconnaître, en fait, cette capacité des individus et puis il faut reconnaître aussi le fait qu’il y a des choses qui sont supérieures aux individus. Je sais que Margareth Thatcher disait : « There is no such thing as society  », une société ça n’existe pas, ce ne sont que des individus séparés. Non ! En fait on s’aperçoit très, très bien, il suffit d’ouvrir les yeux autour de nous, pour savoir que si ça ne va pas plus mal c’est parce que les gens font société et qu’il y a des valeurs sociales qui sont supérieures à cette logique de l’Homo œconomicus. Et ce qui est intéressant avec les communs c’est qu’ils le mettent en pratique, cas particulier par cas particulier, activité pragmatique par activité pragmatique, secteur par secteur, ressource par ressource, etc. Et donc ils sont capables de nous montrer qu’on peut renouveler, en fait, les conceptions générales telles qu’elles dominent à l’heure actuelle.
C’est ce que dans le logiciel libre on appelle la liberté de coopérer. C’est très beau comme terme, d’habitude on a un droit ou des choses comme ça, là c’est une liberté d’être enfin à faire des choses ensemble.
Ça implique, bien évidemment, une activité citoyenne et c’est ça qui est intéressant des communs, c’est qu’ils impliquent les gens. Nous ne sommes plus seulement des consommateurs, mais nous sommes des gens impliqués dans la création, la culture, mais aussi la défense des communs universels, etc. Et une des choses les plus importantes c’est, en fait, d’avoir la garantie que tout ce travail collectif qu’on va faire ne soit pas accaparé demain. C’est-à-dire comment on va mettre en place des formes sociales, des formes d’activité, des mouvements, des lois, qui permettent la logique du don et du contre-don telle qu’elle a été mise en œuvre, découverte, en fait, par l’étude des sociétés, par Marcel Mauss ? C’est l’idée que si on fait un don qui va devenir le capital de quelqu’un d’autre alors on ne le fera pas. Donc ce qu’il faut c’est résoudre cette question-là : comment existe dans nos sociétés une logique de don et de contre-don, qui est fondatrice de nos sociétés, dans tous les domaines ? Mais comment on fait en sorte que ce travail collectif qu’on va faire ne deviendra pas, demain, le capital de quelqu’un d’autre qui s’en servira contre ceux-là mêmes qui ont produit cette activité collective ?
J’espère avoir essayé de brosser toute cette question des communs et je vous remercie de m’avoir écouté.
[Applaudissements]

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.