Coronavirus - Faut-il tracer les patients - C l’hebdo

Titre :
Coronavirus - Faut-il tracer les patients ?
Intervenant·e·s :
Arthur Messaud - Eva Roque - Mari-Noëlle Jégo-Laveissière en off - Ali Baddou
Lieu :
Émission C l’hebdo - France 5
Date :
4 avril 2020
Durée de l’extrait :
6 min 20
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Location de la collection Material Design Icons, Wikimedia Commons - Licence Creative Commons Attribution 4.0 International

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Utiliser nos smartphones pour éviter la propagation du coronavirus, c’est l’idée du tracking, une technique de surveillance mise en place en Chine et en Corée du Sud, salutaire pour les uns, liberticide pour les autres.

Transcription

Ali Baddou : Évidemment aussi, dans le débat public, la question de ce qu’on appelle le tracking, Eva, la surveillance générale de tout le monde grâce au numérique et notamment grâce à nos téléphones portables.
Eva Roque : Exactement. Parce qu’après le mot « déconfinement » c’était le mot tracking le mot de la semaine. L’objectif c’est d’utiliser nos smartphones pour éviter notamment la contagion. En Chine, En Corée du Sud et en Israël, là la méthode est radicale, les autorités vous pistent à partir du GPS que vous avez dans vos smartphones. Tous les déplacements sont contrôlés. Par exemple, si une personne est testée positive au coronavirus et qu’elle enfreint la règle de confinement hop !, elle est verbalisée puisqu’on le sait immédiatement, donc c’est une méthode très intrusive qui n’est absolument pas envisageable aujourd’hui en France. Édouard Philippe regarde plutôt du côté de la méthode qui a été utilisée à Singapour, qui a mis en place une autre technique de tracking qui est un peu plus respectueuse des libertés publiques.
Ali Baddou : Même si Singapour n’est pas une démocratie !
Eva Roque : Oui. Je vais essayer de vous expliquer comment ça peut marcher concrètement. En fait, il s’agit de télécharger une application dans votre smartphone et, via le Bluetooth, votre smartphone va repérer dans une zone de quelques mètres autour de vous les autres utilisateurs de cette même application. Si l’un d’entre eux est positif au coronavirus, vous recevez à ce moment-là une notification, à priori des autorités de santé, vous indiquant que vous avez été en contact, sur un temps plus ou moins long, avec une personne positive. À vous ensuite, évidemment, de vous confiner. Les données seraient anonymisées et elles seraient conservées pendant plusieurs jours. C’est une méthode dont le succès va reposer sur l’adhésion ou pas de la population puisque le téléchargement de la faneuse application se ferait sur la base du volontariat.

Évidemment, ce potentiel tracking comme on dit, traçage en français, suscite énormément de débats en France. La CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, s’est déjà dit vigilante face aux applications de suivi géographique. Mesures liberticides ou pas ? En fait c’est ça la question qui se pose, évidemment.

Au moment où, en plus, on apprenait que plus d’un million de Franciliens avaient quitté la semaine dernière la région parisienne avant le début du confinement, et comment on savait qu’un million de personnes étaient parties ? Eh bien grâce aux données de géolocalisation collectées par l’opérateur Orange via son réseau d’antennes-relais.

Ça suscite forcément des interrogations. À qui sont transmises ces données, ces informations ? L’anonymat peut-il véritablement être garanti ? La directrice générale adjointe d’Orange était au micro du Téléphone sonne cette semaine sur France Inter et elle s’est voulue rassurante.
Mari-Noëlle Jégo-Laveissière, voix off : Ici, dans le cadre des travaux que nous avons initialisés très vite avec l’Inserm, nous avons regardé comment les données statistiques de notre réseau mobile pouvaient les aider à mieux dimensionner les systèmes de soin, à mieux comprendre où se déplaçait la population. Ce sont des données agrégées, ce sont des données anonymisées, dans lesquelles il est absolument impossible de remonter à un utilisateur individuel, mais ça leur donne l’idée du volume.
Eva Roque : Pour être totalement précis sur cette question, Orange vient de s’allier à l’Inserm, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, pour que les données collectées permettent de s’adapter à la situation. Je vous donne simplement un exemple : comment mobiliser plus ou moins de soignants en fonction du nombre de Français présents dans une même zone géographique. Pas certain que ce type d’explications rassure tout le monde.
Ali Baddou : Non, ça c’est sûr. Faut-il s’inquiéter pour nos libertés ? Par Skype, l’un des meilleurs spécialistes de la question, juriste pour La Quadrature du Net [1], une association de défense des droits et de nos libertés à l’ère du numérique. Bonjour Arthur Messaud.
Arthur Messaud : Bonjour.
Ali Baddou : Merci d’être l’invité de C l’hebdo.

Est-ce que la surveillance numérique doit nous inquiéter et particulièrement cette technique, le tracking, qui passe essentiellement par les téléphones portables ?
Arthur Messaud : Oui, il faut s’inquiéter. Sur le papier, en effet, il y a des façons de faire ça qui ont à peu près l’air de respecter la loi. C’est possible. On ne sait pas du tout, en pratique, ce que le gouvernement veut faire. S’il faut, il fera un truc très centralisé avec beaucoup de surveillance, qui sera terrible et qu’on attaquera et s’il faut il fera, pour une fois, quelque chose d’assez correct. C’est possible. Dans ce cas-là il y a deux hypothèses à envisager.

Première hypothèse : très peu de gens utilisent cette application et ça sera beaucoup d’énergie pour rien ; c’est une hypothèse qui est possible.

Seconde hypothèse : beaucoup de gens utilisent l’application et l’application permet d’accompagner le déconfinement, comme vous dites, dans plein de régions et c’est très utilisé. À ce moment-là, le risque très important socialement, c’est que toutes les personnes qui n’utilisent pas l’application se retrouvent socialement exclues, pour des choses assez triviales, tout simplement exclues du travail. Imaginez, dans une boîte il y a 20 salariés, 19 utilisent l’application donc ça permet de prouver, attester qu’ils n’ont pas été en contact dernièrement de personnes malades, mais il y a une personne qui n’utilise pas l’application soit parce que politiquement ça la dérange, soit parce qu’elle n’a pas de smartphone parce que ça coûte trop cher pour elle ou, pareil, pour des raisons politiques ou parce qu’elle a un handicap qui ne lui permet pas d’avoir un smartphone ; des raisons assez triviales parfois. Qu’est-ce qui va arriver à cette personne-là ? Est-ce qu’on va lui permettre de rester sur le lieu du travail ? En sortant d’un mois, deux mois de confinement où les gens étaient habitués à des mesures très rigoureuses, est-ce qu’on va vraiment se permettre ce risque-là ? Ce sont des questions culturelles, sociales, qui sont extrêmement importantes d’autant plus qu’on voit depuis des mois, depuis des années, toute une industrie, une industrie technologique, sécuritaire, qui essaie de vendre ce discours, de vendre ses propositions de surveillance volontaire, de surveillance dans l’espace public, dans la rue, pour, en fait, organiser la société à des fins économiques, sécuritaires et là, à des fins aussi biologiques.
Ali Baddou : Dernière question rapidement. Comment est-ce qu’on peut convaincre tous ceux qui ne seraient pas opposés à ce tracking qu’on ne peut pas tout faire même si on est dans des circonstances exceptionnelles ?
Arthur Messaud : La vraie crainte d’adopter des mesures sécuritaires, des mesures de police contre la population, c’est que les gens qui sont malades ou qui ont été en contact avec des malades aient peur et se cachent, se cachent des autorités.

En période de crise sanitaire, ce qu’il faut établir c’est la confiance. Il faut que les gens qui ont des symptômes aient confiance, puissent parler autorités et dire « écoutez j’ai un problème ». Si les gens ont peur pour leur travail, si les gens ont peur d’être exclus socialement parce qu’ils sont malades, c’est une grave crise sanitaire, éventuellement encore pire, qu’on va créer. On va aggraver la situation. Il faut moins de peur, il faut moins de surveillance, moins de défiance, il faut beaucoup plus de confiance. Toutes ces logiques de géolocalisation, de suivi par les smartphones, ça va nuire complètement à la confiance. Il faut plus de confiance, plus d’humanité et toutes ces technologies ce n’est pas très bon pour ça.
Ali Baddou : En tout cas merci infiniment d’avoir répondu à nos questions. Bonne vie confinée et c’est beaucoup plus clair.

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.