Clément Durand : Bonjour et bienvenue sur Les dessous de l’A, le podcast qui tente de mieux comprendre les évolutions de l’intelligence artificielle et leurs impacts sur nos sociétés. Bonne écoute.
Bonjour Ludovic et bienvenue sur Les dessous de l’A. Aujourd’hui on va essayer de mieux comprendre le rôle des métaux dans la supply chain de l’IA et dans la possibilité de développer ou non une autonomie stratégique européenne sur ces sujets-là.
Pour commencer, est-ce que tu pourrais te présenter, présenter un peu ton parcours et ce qui t’as amené aujourd’hui à diriger le projet Lithium France du groupe Eramet [1] ?
Ludovic Donati : Bonjour Clément, merci pour l’invitation.
Je suis chimiste de formation, j’étais passionné par la chimie quand j’étais jeune, j’ai donc fait une thèse en chimie organique et après je me suis intéressé aux métaux et j’ai rejoint le groupe Eramet comme ingénieur de recherche. J’ai passé quelques années à développer des procédés de traitement de minerais. Après j’ai fait un peu de stratégie, de relation investisseurs, et je me suis occupé pendant cinq ans de la transformation digitale du groupe Eramet. Il fallait lancer cette transformation puis la mettre en œuvre en particulier avec beaucoup de sujets liés à l’intelligence artificielle. Depuis mi-2023, nous avons lancé un projet avec notre partenaire Électricité de Strasbourg, une filiale d’EDF en Alsace, pour aller récupérer du lithium issu des eaux géothermales alsaciennes [2].
Clément Durand : Merci pour cette introduction. Tu as posté quelque chose sur LinkedIn que je trouvais intéressant parce que, dans le débat sur ces sujets-là, on confond peut-être parfois un petit peu les choses et j’aimerais que tu puisses définir la différence entre terres rares et métaux critiques parce qu’on en entend parler souvent de manière interchangeable. Et peut-être en quoi le fait de bien comprendre ces différences est important quand on veut traiter de ces sujets minéraux au sens large.
Ludovic Donati : On entend effectivement beaucoup « terres rares » en ce moment, en particulier parce que l’actualité internationale nous les rappellent.
Les terres rares [3], c’est une catégorie de métaux qu’on trouve dans la classification périodique. Je ne vais peut-être pas faire là un cours de chimie, en tout cas il s’agit de métaux qui sont bien précis et qui sont, pour certaines applications, effectivement critiques. Il n’y a pas que ces métaux-là qui sont critiques aujourd’hui. Quand on regarde les grands enjeux des transitions énergétique et numérique, on voit qu’il y a aussi la nécessité d’avoir plus de métaux pour fournir certains composants, typiquement on pense beaucoup aux batteries et aux batteries des véhicules électriques. Dans ce type de batteries il faut du nickel, il faut du cobalt, il faut du lithium, il faut du manganèse. Ces métaux-là qui peuvent, pour certains, être aussi utilisés dans d’autres applications, sont nécessaires et deviennent critiques parce qu’il faut absolument pouvoir s’approvisionner en ces métaux-là pour pouvoir répondre aux besoins des transitions.
Certaines terres rares sont critiques, on en a, par exemple, qui sont nécessaires pour la fabrication des aimants permanents dans les éoliennes, si on reste toujours dans le domaine des énergies renouvelables, mais, plus globalement, il s’agit de métaux qui vont être clés pour réaliser des transformations, des transitions et aussi fournir certaines applications. On peut citer également, puisque malheureusement c’est un peu le contexte en ce moment, la défense. Pour certaines applications de défense, certains métaux sont nécessaires en petites quantités, en tout cas absolument critiques si on veut pouvoir sortir des produits finis.
Clément Durand : Si je comprends bien la différence : les terres rares c’est une classification dans le tableau de Mendeleïev, dont tu parles, et les métaux critiques c’est juste qu’au niveau européen, au niveau français, on considère qu’ils sont critiques pour répondre à certains besoins. C’est ça ?
Ludovic Donati : Exactement. L’Europe, par exemple, a sorti une liste de métaux dits critiques pour lesquels il y a la nécessité de sécuriser des approvisionnements, de les avoir bien identifiés par rapport à certaines applications qui sont clés dans le secteur de la défense, de l’énergie, de l’industrie.
Clément Durand : Tu en as parlé rapidement. Tu parlais de la transition énergétique et du numérique, dans une certaine mesure. C’est comme ça qu’on le présente souvent, la transition énergétique est censée nous aider à réduire notre empreinte carbone. Pour autant, on va dire qu’on remplace une dépendance à des énergies fossiles par une dépendance et un besoin de plus en plus accru de métaux, tu parlais du lithium, du nickel, du cuivre. Dans un post récent tu évoquais justement le fait que l’humanité consommera, en 25 ans, autant de métaux qu’en plusieurs millénaires. Comment fait-on pour concilier ces impératifs écologiques avec cette réalité industrielle où on a le sentiment qu’on passe d’un besoin énorme en énergie fossile – d’ailleurs ce n’est pas dit qu’on arrive à switcher de l’un à l’autre – pour rajouter une couche de dépendance à des minerais qu’on va avoir besoin d’extraire, donc à nouveau utiliser des énergies fossiles pour les extraire, les raffiner ?
Ludovic Donati : C’est une très bonne question. Il faut juste se souvenir que, depuis le début de l’humanité, les métaux accompagnent les grandes transformations. Si on reprend les cours d’histoire, on parle de l’âge du fer, de l’âge du cuivre qui ont effectivement accompagné le développement des civilisations. Plus près de nous, on a aussi beaucoup de représentations de hauts fourneaux et une image pas forcément très belle de la mine du 19e, en tout cas ce besoin d’utiliser, d’exploiter des matières premières et de l’énergie avec les hauts fourneaux pour accompagner toute la révolution industrielle. Et aujourd’hui, on se retrouve au début du 21e avec ce besoin de travailler sur les transitions numérique et énergétique et là c’est pareil, tu l’as cité, on va avoir des besoins qui sont extrêmement importants en lithium, en nickel et en cuivre pour toutes les infrastructures électriques. On voit donc que les besoins en métaux sont extrêmement croissants. Comme tu le soulignais et ce n’est pas que moi qui le dis, on peut citer, par exemple, un journaliste, Guillaume Pitron, qui a écrit un livre, La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique, qui le dit également : dans les 25 à 30 prochaines années, on va consommer autant que ce que l’humanité a consommé depuis le début en termes de métaux [4]. Ça va donc avoir un impact très fort. Il y a effectivement toutes les mines existantes, mais il va falloir ouvrir de nouvelles mines qui auront forcément un impact. Ce que tu soulignes est donc très juste. Quand on voit la nécessité d’une transition écologique énergétique, si c’est pour aller exploiter encore plus de métaux et avoir un impact sur l’environnement, la biodiversité et l’eau, c’est quelque chose qui peut être assez difficile à gérer. Donc, bien accompagner cette transition en allant chercher des métaux primaires certes, mais aussi en travaillant sur le recyclage des métaux, peut être extrêmement important.
Aujourd’hui, la plupart de ce qui est en fin de vie sur le sol européen, en particulier sur le numérique, sur les batteries, est envoyé en dehors de l’Europe pour être recyclé. Si on ne veut pas aller extraire que de la matière première, mais aussi utiliser des matières premières secondaires et rentrer dans un cercle vertueux, le recyclage peut être une réponse qui vient, on va dire, contrebalancer la nécessité d’aller extraire plus de métaux.
Je pense qu’il faut aussi se poser la question des usages. On n’a peut-être pas besoin de changer de portable tous les ans ou tous les deux ans. La Fresque du Numérique [5] m’avait beaucoup interpellé quand je l’ai faite : on voit les quantités de matières premières, les quantités d’eau en particulier qui sont énormes pour fabriquer un ordinateur. C’est donc la même chose : faire durer des équipements plus longtemps, allonger la durée de vie des batteries pour les véhicules électriques. Quelque part, arriver à concilier la nécessité de changer le modèle, se tourner vers plus de métaux, produire plus de batteries, mais aussi travailler sur la durabilité et travailler sur les usages.
Clément Durand : J’aimerais revenir sur le recyclage. J’ai vu très récemment qu’une entreprise française [6] avait levé des fonds pour ouvrir une usine justement pour produire des terres rares à partir de recyclage, je ne sais pas si tu en as entendu parler. En tout cas, le recyclage en général, c’est quelque chose dont on entend parler depuis longtemps ; des gens disent que c’est super, d’autres disent que c’est un peu du greenwashing. Peut-on vraiment faire du recyclage au niveau et aux ordres de grandeurs nécessaires pour répondre à nos besoins, alors pas totalement mais au moins en partie, ou est-ce que ça représente juste des pouièmes et on fait du bruit pour pas grand-chose ?
Ludovic Donati : Non, on ne fait pas de bruit pour pas grand-chose. Les Chinois, par exemple, font déjà beaucoup. Il y a plusieurs projets de recyclage sur les terres rares, projets de recyclage sur le nickel, le lithium, le cobalt pour les batteries. Ce sont des projets qui nécessitent de mettre en place des procédés, un peu comme si on traitait du minerai, sauf que là le minerai c’est de la première secondaire, pour arriver à récupérer les métaux et les remettre en forme pour qu’ils puissent être réutilisés dans différentes applications comme le numérique ou les batteries.
Aujourd’hui, principalement en Europe, il y a la quantité.
Il y a des vrais sujets au niveau de la collecte. Il faut travailler avec tous les collecteurs et tous ceux qui travaillent aujourd’hui sur la filière collecte des déchets et puis il faut mettre en œuvre des usines qui vont pouvoir permettre de réaliser ce recyclage, donc de transformer cette matière première secondaire en métaux qui vont pouvoir être réutilisés dans d’autres applications. Et, pour cela, il faut arriver à un certain niveau critique de ces matières qui sont présentes sur le sol européen.
Si je prends l’exemple juste des batteries des véhicules électriques, pour recycler des batteries des véhicules électriques, ça va très bien fonctionner. Aujourd’hui le parc automobile de véhicules électriques est encore relativement faible et on espère que ces mêmes batteries et ces véhicules électriques durent suffisamment longtemps. Donc, quelque part, une usine de recyclage qu’on ouvrirait aujourd’hui ne fonctionnerait qu’à 10 % de sa capacité. Il va falloir attendre encore quelques années pendant lesquelles on va travailler sur l’industrialisation de ces procédés de recyclage et également pour avoir un parc suffisant pour avoir un turnover en termes de batteries, si je prends l’exemple du véhicule électrique.
Par ailleurs, peut-être juste pour compléter la réponse, l’Europe a bien pris en compte ce sujet. Dans les prochaines années il y aura, pour les principales applications comme les batteries, la nécessité de prouver qu’un certain pourcentage de métaux recyclés aura été intégré dans les nouvelles batteries. Ça va favoriser aussi l’émergence d’une filière recyclage. Si je prends l’exemple du véhicule automobile, quand tu achèteras un nouveau véhicule électrique, il faudra que soit affiché un pourcentage minimum de métaux recyclés.
Clément Durand : J’aimerais bien revenir sur un point que tu as évoqué. Tu parlais de la Chine. Est-ce que tu pourrais dresser un panorama un peu rapide de qui sont les pays qui contrôlent l’extraction, le raffinage, en tout cas, on va dire, les phases critiques du process ? Quelle est la place de l’Europe dans tout ça et un petit peu les risques qu’on encourt, puisque je sais que nous sommes particulièrement dépendants ? Je veux bien que tu donnes quelques ordres de grandeur pour qu’on se rende bien compte de quoi on parle, en donnant peut-être des exemples sur certains métaux qu’on connaît tous ou sur les terres rares dont on a parlé.
Ludovic Donati : Si on prend l’exemple du lithium, aujourd’hui les principaux producteurs de lithium sont localisés en Australie, en Chine et sur ce qu’on appelle le triangle du lithium : Argentine, Chili, Bolivie, donc Amérique du Sud. Là, c’est vraiment pour aller extraire la matière première.
On a vu que les Chinois ont progressivement pris l’ensemble de la chaîne de valeur, donc derrière. Une fois qu’on extrait le lithium, il faut le raffiner pour en faire des sels de lithium utilisables dans les batteries. Aujourd’hui la Chine contrôle quasiment 90 % du raffinage du lithium avec des coûts de production qui sont extrêmement compétitifs. Donc derrière, ça favorise ensuite une filière de constitution de batteries et les Chinois maîtrisent parfaitement les batteries et les dernières technologies de batteries qui viennent ensuite alimenter nos véhicules électriques. On voit derrière, en cascade, que ce contrôle des chaînes de valeur qui est mis en place depuis 20, 30, 40 ans fait qu’on arrive à un point de bascule aujourd’hui sur l’industrie du véhicule automobile. Par exemple, l’Europe veut changer les véhicules thermiques par des véhicules électriques. C’est coûteux, ça nécessite de repenser les chaînes de valeur. À côté, les Chinois l’ont fait, sont en train de complètement les déployer, c’est ainsi qu’aujourd’hui on arrive avec des véhicules électriques chinois, même vendus en Europe, qui peuvent coûter quasiment deux fois moins cher qu’un véhicule produit en Europe.
On se retrouve sur cet exemple-là, et on pourra en citer d’autres si tu le souhaites, sur des sujets où on voit que derrière ces sujets de métaux, on a des enjeux qui sont géopolitiques et géoéconomiques extrêmement importants. La Chine a compris la nécessité de remonter ses chaînes de valeur pour toutes les applications et de maîtriser l’accès à la matière première.
En parallèle, les pays occidentaux ont beaucoup délocalisé leur production et l’ont beaucoup délocalisée en Chine, ce qui permet globalement à la Chine, aujourd’hui, de maîtriser l’intégralité, depuis la matière première et son sourcing, en Chine ou ailleurs, jusqu’à la fabrication des produits finis directement sur place. C’est vrai pour le véhicule électrique, c’est vrai pour toutes les applications numériques en Asie, c’est vrai sur les semi-conducteurs. Une pénurie de semi-conducteurs, il y a quelques années, a provoqué de gros problèmes. C’est pour cela qu’aujourd’hui on voit d’autres continents, d’autres pays, commencer à se réveiller. On voit, en particulier aux États-Unis, qu’on parle beaucoup de métaux en ce moment et d’accès aux matières premières. Je pense que les États-Unis ont bien compris aussi la nécessité de cet accès aux matières premières pour contrôler toute la chaîne de valeur.
Aujourd’hui d’autres pays et d’autres continents, comme l’Europe, se rendent compte que les années où on était dans une mondialisation heureuse, avec des supply chains totalement globalisées, sont plutôt derrière nous, il y a donc la nécessité de sécuriser à nouveau une partie de ces approvisionnements en métaux, en matières premières, de réindustrialiser – en ce moment, en France et en Europe, on parle beaucoup de réindustrialisation, d’industries plus vertes – et ainsi d’assurer une partie de la souveraineté de nos approvisionnements en filières courtes. En plus, si on travaille en filières courtes et qu’on arrive à produire sur place sans faire le tour de la planète plusieurs fois, ça ne peut avoir qu’un impact positif, globalement, sur l’impact carbone des produits.
Clément Durand : Peut-être les trois quatre cinq métaux les plus critiques, courants, utilisés en Europe que ce soit dans l’industrie, dans le numérique. Quel notre niveau de dépendance à la fois sur la partie extraction, raffinage ? As-tu des chiffres à donner en termes d’ordre de grandeur ?
Ludovic Donati : En ordre de grandeur, aujourd’hui en lithium on est quasiment à zéro, donc la dépendance est totale, on comprend donc tout de suite que rien que sur cet élément la dépendance pour fabriquer des batteries puis pour fabriquer des véhicules électriques, si je reprends encore cet exemple-là, est totale.
Sur le nickel, nous sommes assez indépendants. Nous avons la chance, en France, d’avoir un territoire, la Nouvelle-Calédonie, qui produit du nickel, même si, en ce moment, l’industrie néo-calédonienne du nickel ne va pas très bien, et d’avoir des acteurs comme Eramet qui sont présents sur différents continents, en particulier en Indonésie où on produit également du nickel.
Sur le cobalt c’est pareil, c’est très dépendant de pays africains, en particulier du Congo.
On a clairement des dépendances en matières premières.
Sur le raffinage on va dire que c’est à peu près la même chose. Si je reprends encore l’exemple du véhicule électrique, en Europe, aujourd’hui, on n’a pas de capacité complète de raffinage des métaux puis de fabrication des batteries. C’est en train de se constituer, il y a cette volonté d’avoir par exemple la vallée de la batterie [7], comme on l’appelle, dans la zone de Dunkerque. On aura les différents composants, des précurseurs de cathodes et batteries pour ensuite les fabriquer sur place, mais clairement, aujourd’hui, la dépendance est grande.
Si on prend d’autres exemples, comme le numérique, on a des dépendances sur différents métaux, le gallium, le germanium, même des dépendances sur le cuivre si on regarde au niveau des télécoms et sur les fibres optiques.
On pourrait citer plein d’exemples qui montrent qu’il y a une forte dépendance sur ces métaux, ces matières premières et ces composants, avant d’arriver aux produits finis qui ne sont pas réalisés en Europe mais en dehors de l’Europe.
Clément Durand : On parle beaucoup de la consommation énergétique des IA, moins de la dépendance aux métaux pour construire toute l’infrastructure qui permet de faire tourner les IA. Quel est l’impact du développement de l’IA et de l’IA générative particulièrement sur la demande en ressources minières et est-ce que des conflits d’usage existent déjà entre l’IA et d’autres technos qui ont aussi besoin de ces métaux ?
Ludovic Donati : Il pourrait y avoir des conflits d’usage. On voit qu’avec l’essor de l’IA et de l’IA générative il y a des très forts besoins en énergie pour faire fonctionner les datacenters. Il y a aussi beaucoup de besoins effectivement de métaux, on peut citer, par exemple, le gallium, le germanium pour les semi-conducteurs, pour tout ce qui est communications, le germanium pour la fibre optique. Tous ces produits-là sont importants, mais, pour certains, il n’en suffit que quelques centaines de tonnes par an, si on prend l’exemple du gallium et du germanium pour ces applications-là. Néanmoins, pas beaucoup de tonnes de ces métaux sont extraites, ça peut devenir assez vite critique, c’est pour cela qu’on parle de métaux critiques.
Tu as tout à fait raison de dire qu’il faut regarder quelle est la dépendance et s’il peut y avoir des conflits d’usage.
Si on prend l’exemple du cuivre qui sert beaucoup pour les réseaux télécoms et pour acheminer l’énergie. Il peut y avoir, à terme, des conflits d’usage entre ce qui va être nécessaire pour alimenter les datacenters et derrière les sujets numériques autour de l’IA et de l’IA générative et ce qui peut servir aussi pour la mobilité électrique, donc arriver à alimenter suffisamment tout le réseau, ne serait-ce que si on regarde en France arriver à alimenter tout le territoire pour avoir des bornes de recharge qui soient facilement accessibles partout. Ces sujets sont regardés, par exemple en France par un organisme qui s’appelle l’OFREMI, l’Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles [8]. On regarde justement quelles sont les vulnérabilités sur les chaînes de valeur et les dépendances aux métaux pour les industriels et ensuite quels sont les composants qui sont les plus critiques ou s’il y a un conflit d’usage, conflit d’usage qui peut être contrebalancé par justement, on en parlait tout à l’heure, une partie du recyclage. Le recyclage des anciens réseaux de téléphonie pourra être intéressant à partir du moment où il sera économiquement facile à réutiliser par rapport à de l’extraction primaire. Mais, clairement, on regarde s’il y a suffisamment de nouveaux gisements de cuivre, de nickel, de cobalt, de lithium, qui pourront alimenter les besoins qui vont être extrêmement croissants sur la transition énergétique et numérique.
Clément Durand : Tu en as parlé au tout début, tu disais que tu travailles sur cette mine de lithium pour Eramet. Je sais que vous avez déjà mis en place des solutions numériques et à base d’IA pour travailler sur des procédés d’extraction, tu disais que c’est relativement polluant. Est-ce que tu aurais un ou deux exemples justement d’utilisation de l’IA pour réduire cet impact et peut-être comment vous l’avez mesuré ?
Ludovic Donati : Tout à fait. Juste pour reprendre ce que tu disais, effectivement les activités minières, puisque c’est aller extraire de la ressource en matières premières, ont un impact. On fait en sorte, aujourd’hui, que ce ne soit pas polluant, que ça ait le moins d’impacts possibles et, pour cela, on peut effectivement utiliser en particulier des technologies d’intelligence artificielle.
Quelque part, les géologues ont été les premiers data scientists. Pour connaître un gisement sur un grand terrain sur lequel on a fait des sondages et où on voit qu’il y a un métal intéressant, par exemple le nickel ou le manganèse ou le cobalt, tout ce que tu veux, ça génère énormément de données. On a besoin de connaître la topographie de la mine, on a besoin de connaître exactement ce qu’il y a dans le sous-sol avec des bases de sondage assez conséquentes, donc des méthodes statistiques ont été développées pour estimer la quantité de métaux qu’il pouvait y avoir dans les gisements et ensuite en exploitation. Avec l’intelligence artificielle on regarde déjà, quand on dispose de ce type de données, comment on peut automatiser au maximum leur traitement pour pouvoir être beaucoup plus efficaces dans la connaissance du gisement et dans les zones sur lesquelles on est persuadé qu’il y a ces métaux en quantités suffisantes à extraire. Quelque part, je le traduis en disant « on veut extraire plus, mais extraire mieux », donc aller exactement là où on va récupérer des métaux, c’est-à-dire ne pas remuer trop de terre mais aller exactement dans les poches où on estime qu’on pourra récupérer ces métaux.
On a donc travaillé sur ces aspects d’automatisation de processus miniers qui sont importants à la fois pour connaître les gisements, mais aussi, quand on est en phase d’exploitation, pour pouvoir, en fonction des aléas, arbitrer à nouveau en disant « est-ce que je vais plus dans telle zone ou dans telle autre par rapport aux conditions de marché. » C’est un premier sujet sur lequel on a on a beaucoup travaillé et formé y compris des géologues à la data science. Aujourd’hui on se retrouve avec des géologues data scientists qui ont un peu un mix de compétences des deux, je pense que les sujets de formation sont très importants là-dessus.
Ensuite, on a également travaillé tout le long du process.
Quand on extrait des minerais, une fois qu’on a le minerai, il faut récupérer le métal. Il y a plusieurs types de procédés. On pourrait en citer un qui est bien connu qui est l’usage de hauts fourneaux, donc de beaucoup d’énergie pour chauffer le minerai, le mettre en fusion un peu comme de la lave, pour pouvoir ensuite, par séparation, en récupérer un alliage. Comme c’est très consommateur en énergie, on a regardé avec des métallurgistes comment mettre leurs connaissances dans des algorithmes d’intelligence artificielle. Ces fours qui sont équipés de beaucoup de capteurs depuis de très nombreuses années grâce à l’informatique industrielle, donc on mesure en permanence si le procédé fonctionne bien et s’il va y avoir des déviations. Quand je dis que le procédé fonctionne bien, c’est-à-dire qu’il consomme le minimum d’énergie et qu’on arrive à extraire le maximum de métal. Grâce à cela, on a réussi, par exemple, à réduire les consommations en énergie de nos hauts fourneaux de 5 à 10 %. Ça a donc un impact qui peut être extrêmement important.
Peut-être un troisième exemple qui va plus concerner les aspects environnementaux justement. Une fois qu’on a exploité une partie d’une mine à ciel ouvert, qui sont des très grands espaces, on procède à des programmes de revégétalisation. On a essayé de cartographier ces zones, on l’a mis en œuvre en utilisant des drones qui font un peu la topographie au niveau zéro de la mine. On fait repasser les drones régulièrement et, à partir des données récupérées et des algorithmes de computer vision, on monitore la revégétalisation. Cela permet d’apporter des preuves aux communautés, des preuves bien sûr en interne et puis aux gouvernements dans les pays dans lesquels on opère, que cette revégétalisation se passe bien et qu’on a minimisé fortement l’impact de la mine.
Aujourd’hui, dans notre feuille de route chez Eramet, on a pour volonté de reboiser plus d’un hectare par rapport à un hectare qui a été exploité, vraiment pouvoir ensuite compenser, avoir des mesures compensatoires et des mesures qui permettent, in fine, d’avoir totalement compensé l’impact. Ce n’est pas évident, mais les technologies numériques et en particulier l’intelligence artificielle sont vraiment d’une grande aide et nécessitent d’être vraiment déployées à l’échelle.
Clément Durand : Pour continuer là-dessus. Tu disais en introduction que tu pilotes un projet de mine de lithium. En Europe et en France, pendant des décennies, on a fermé nos mines, on considérait que c’était trop polluant, que ça avait un impact sur la santé, un impact social. Aujourd’hui on se rend bien compte, et c’est ce que tu décrivais, que si on veut réussir la transition écologique on a besoin de minéraux, de minerais et on parle de rouvrir des mines en France, en Europe, c’est l’exemple d’Eramet avec le lithium. Quels sont, selon toi, les obstacles de la relance d’une industrie minière en France et en Europe, que ça soit sur le plan environnemental, social ?
Ludovic Donati : Ce n’est effectivement pas un sujet qui est simple. Tu le soulignais, durant les 30 à 40 dernières années on a fermé des mines, on a beaucoup délocalisé, on a donc vu une sorte de désindustrialisation du territoire au profit, en gros, d’industries plus tertiaires.
À mon avis, aujourd’hui on est quasiment tous dans ce cas-là. Beaucoup de gens comprennent la nécessité, par rapport à des enjeux de souveraineté, de relancer des mines en Europe pour contrôler une partie de l’accès aux matières premières. Ils comprennent aussi la nécessité de réindustrialiser pour avoir des industries qui soient plus proches donc, globalement, qui ont un impact en termes de supply chain, de chaîne d’approvisionnement, qui va être plus faible. Néanmoins, peu de personnes ont envie d’avoir une usine qui se construit ou une mine devant son jardin ou à côté du bois où on va aller se promener le dimanche. Il faut donc travailler sur l’adhésion de la population, expliquer les enjeux, pourquoi ces enjeux, pourquoi les transitions aujourd’hui, pourquoi on a besoin de métaux, vraiment travailler et ratisser tout le territoire sur l’adhésion, coconstruire le projet avec le territoire. Je pense que c’est extrêmement important aujourd’hui.
Ce sont les principaux enjeux : l’adhésion et l’acceptabilité.
On a bien sûr, tu le soulignais, des enjeux environnementaux. Je pense qu’une mine d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec les mines du 19e siècle. On fait des études d’impact. Par exemple, sur mon projet, on a des études extrêmement fortes d’impact zéro sur la biodiversité, sur la consommation d’eau. On regarde aussi les impacts qu’il y aura d’ici 20, 30, 40 ans, en particulier avec le dérèglement climatique.
Si on réindustrialise, si on réimplante des industries, il faut aussi tenir compte de l’évolution de ces territoires en fonction de ces dérèglements climatiques. Il peut y avoir des conflits d’usage typiquement sur la ressource en eau, par exemple ce que va consommer une usine, ce que vont consommer des agriculteurs pour nourrir le territoire, ce qui va être consommé pour d’autres sujets. Tout cela est extrêmement regardé, cadré, structuré. La législation française et européenne est très claire là-dessus tout en donnant un coup de boost sur l’accélération de ce type de projet avec la loi industrie verte [9] qui a été adoptée il y a quelques mois.
Travailler sur ces sujets-là est extrêmement important pour favoriser l’émergence d’une nouvelle filière européenne, mais ça ne suffit pas. Aujourd’hui, on est dans une compétition qui est mondiale. Tout à l’heure, on a donné l’exemple de la Chine qui contrôle beaucoup de chaînes de valeur sur le lithium, sur le nickel, sur le cobalt, sur plein de métaux, sur les terres rares bien sûr. On a également, dans d’autres zones du monde, dans des gisements qui sont très riches en certains métaux, on peut citer le cuivre au Chili, le lithium en Argentine, au Chili ou en Bolivie, le nickel en Indonésie. On peut en citer beaucoup comme ça, mais finalement c’est très loin de l’Europe. C’est bien d’avoir des acteurs européens, comme Eramet, qui vont en extraire une partie, ce qui permet ainsi d’avoir une bonne répartition et qu’une partie revienne en Europe, mais ça ne suffit pas.
Dans cette compétition mondiale, le facteur économique et financier va être la clé. Aujourd’hui, pour réinvestir en Europe on a besoin d’avoir des projets qui soient structurellement et financièrement rentables. Cette rentabilité ne va pas toujours être évidente, parce que, parfois les gisements peuvent être moins riches et la chaîne de valeur, derrière, n’est pas encore présente. Si on prend encore l’exemple du véhicule électrique, aujourd’hui toute la chaîne de constitution de la batterie ne s’est pas encore constituée en Europe.
Il faut donc travailler sur ces enjeux industriels et financiers, quelque part ce que j’appelle aujourd’hui le coût de la souveraineté, c’est-à-dire qu’il faut vraiment travailler en partenariat, acteurs publics et acteurs privés, pour arriver à trouver la bonne équation qui permet de rendre ce type de projet rentable, acceptable, voire ayant provoqué une adhésion, et qui s’inscrit dans un plan global qui est celui de devoir réaliser une transition énergétique et numérique qui nous permet néanmoins d’être souverains sur ce que l’on va produire.
Clément Durand : Tu évoques cette question de la sécurisation des approvisionnements, un peu de ceux dits risqués. On a travaillé justement à identifier ces matériaux critiques, ces minerais critiques. Aujourd’hui où en est-on concrètement en Europe et en France, à la fois sur la cartographie des risques, des dépendances en matière de minerais ? Quelles sont les initiatives qu’on met en place justement pour ceux dits risqués et pour sécuriser tout ou partie des approvisionnements, que ce soit à moyen ou long terme, quand on sait que, de toute façon, si on veut réussir la transition écologique et numérique, on a besoin de minerais, on ne pourra pas faire autrement ?
Ludovic Donati : Comme je le disais tout à l’heure, en France, plusieurs actions ont été mises en œuvre suite au rapport qui a été fourni au gouvernement par Philippe Varin début 2022 [10].
La première a été de nommer un délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques pour coordonner l’action de l’État. Il coordonne l’action des différents ministères parce que quelque part, ce qui est très intéressant avec les métaux, on voit que les sujets ne sont pas que industriels mais sont aussi beaucoup diplomatiques. Donc réaliser la diplomatie minière pour pouvoir signer des partenariats avec les pays dans lesquels on peut trouver ces métaux et sécuriser ainsi des approvisionnements, quelque part avoir une sorte de partenariat gagnant-gagnant avec les pays qui possèdent les métaux et les pays qui en ont besoin, c’est quelque chose qui est mis en œuvre et qui est très important aujourd’hui.
Il y a cette coordination.
Il y a eu le lancement de l’Office français pour les ressources minérales pour les filières industrielles, l’OFREMI, qui est copiloté par des industriels, l’État et le BRGM, le Bureau de recherches géologiques et minières [11], qui a permis d’identifier un certain nombre de dépendances. Sur le site de l’OFREMI, il y a pas mal de documentation à ce sujet qui permet justement d’identifier ces dépendances et ensuite de voir, entre l’État et les entreprises privées, comment réaliser de nouveaux investissements, sécuriser une partie des dépenses peut-être en investissant à l’étranger ou en rouvrant des nouvelles mines et des nouvelles usines en Europe.
C’est un peu cette coordination globale qui est mise en œuvre en France. Il y a la même volonté au niveau européen. Il y a quelques mois, l’Europe a validé le Critical Raw Materials Act [12] qui demande aux États membres de sécuriser au moins 10 % de l’approvisionnement en matières premières sur le sol européen, ce qui c’est de nature à favoriser justement la réémergence de ces projets aux niveaux français et européen, d’accompagner aussi, par différents dispositifs, ces projets à émerger.
Cette semaine, donc fin mars, a eu lieu la labellisation de quasiment 50 projets jugés stratégiques pour l’Europe. C’est une bonne chose parce que ça aide aussi à les mettre en lumière et à aider cette relance.
Clément Durand : Plus globalement, en termes d’actions concrètes, d’initiatives, si on se projette à moyen/long terme, sur la sécurisation des approvisionnements, tu parlais de ces 10 %, est-ce qu’il y a d’autres choses à noter ? J’en profite pour poser une question parce qu’on critique souvent la France et l’Europe de faire des commissions, faire des rapports, de dire plein de choses, mais d’être moins dans la mise en œuvre concrète : est-ce que sur ce sujet-là il y a une vraie mise en mouvement où est-ce que ça reste encore beaucoup dans l’incantatoire ?
Ludovic Donati : Il y a une vraie mise en mouvement, c’est clair. Quand on regarde ce qui a été fait au niveau français depuis trois ans et demi maintenant, c’est assez conséquent. Je donne juste une petite anecdote. Il y a à peu près une dizaine d’années j’étais au bureau du comité stratégique de la filière mines et métallurgie et on avait, au niveau de l’État, des ingénieurs des mines qui nous questionnaient : faut-il garder encore le mot « mine » dans notre comité stratégique de filière parce que ça fait peur ? Je dirais qu’en une dizaine d’années on a quand même rebasculé sur la compréhension du fait que les mines, donc l’accès aux matières premières, étaient nécessaires. C’est vrai qu’on avait un peu perdu cette vision parce que les mines étaient en dehors de l’Europe, très loin et je trouve que, quelque part, on avait un peu perdu la matérialité de toutes les applications qu’on a aujourd’hui entre les mains, les smartphones et les ordinateurs utilisés pour l’IA, les voitures, les avions. Tout cela nécessite des métaux, donc accéder à ces métaux est extrêmement important.
Je dirais que cette bascule a été très forte ces dernières années.
L’Europe aussi, avec la France un peu en locomotive, commence à en prendre conscience et, comme je te le disais, elle a sorti son Critical Raw Materials Act il y a quelques mois, d’ailleurs dans la lignée de ce qu’ont fait aussi beaucoup d’autres pays : l’Australie a fait le sien, les États-Unis aussi avec l’IRA [Inflation Reduction Act. On peut citer aussi le Canada qui a une stratégie minière très claire, l’Arabie saoudite également s’y est mise, tout le monde s’y met, mais l’Europe n’est pas en reste.
Maintenant, il y a une effectivement une volonté de vitesse : concrètement comment est-ce qu’on aide les industriels à relancer ce type de projets en Europe alors qu’on est dans une compétition mondiale avec souvent, en termes de rentabilité économique, un intérêt à faire plutôt en dehors de l’Europe qu’en Europe aujourd’hui, donc combler ce différentiel de compétitivité c’est là, en gros, qu’on attend l’Europe aujourd’hui. Des mesures sont en train d’être mises en place qui devraient favoriser cette émergence-là dans les années à venir.
Et puis, il y a un sujet très fort qui est de discuter avec les clients finaux sur les produits finaux.
Avoir une vision claire de ce qu’on veut pour un numérique et une intelligence artificielle européennes nécessitera aussi de se poser la question de où on veut localiser les serveurs. Pour fabriquer ces serveurs, toute la partie hardware en gros, est-ce qu’on est complètement dépendants, aux mains des États-Unis ou de l’Asie, ou est-ce qu’on relocalise une partie de la production ? Je pense que ces questions-là doivent également être adressées dans une vision plus globale de, puisqu’on parlait d’intelligence artificielle, quelle intelligence artificielle veut-on avec quelle consommation d’énergie et quelle consommation de matières premières ?
Clément Durand : Sur ce dernier point, ce sont des discussions ou des réflexions que tu vois déjà émerger, qui se structurent et qui intègrent justement cette vision globale de la mine au chatbot, si je peux le dire comme ça ?
Ludovic Donati : Je dirais qu’l y a une prise de conscience forte ces dernières années. Je participe à un groupe de travail, une mission gouvernementale qui s’appelle la French tech corporate community [13] qui est un peu le pendant de la French Tech pour les startups. Je m’occupe d’un groupe de travail dans lequel on a beaucoup regardé les impacts du numérique sur l’environnement et comment le numérique, l’intelligence artificielle, peut avoir aussi un impact positif. Il y a quelques années nous étions quelques représentants de grands groupes qui avions cette conviction. Aujourd’hui nous sommes beaucoup plus nombreux, beaucoup de choses ont été faites d’ailleurs par différents instituts, l’Institut du numérique responsable [14] par exemple. Se pose de plus en plus cette question de l’impact global du numérique sur l’environnement et comment y répondre.
Nous avons mené un certain nombre d’études et de groupes de travail là-dessus. En particulier, nous avons développé un simulateur d’impacts pour les projets numériques et d’intelligence artificielle des grands groupes. En gros on regarde, quand on a un projet, ce qu’il va coûter en termes de consommation d’énergie, de hardware, les consommations de métaux, de plastiques, etc., par rapport à ce qu’il peut rapporter et ce qu’il peut permettre de faire éviter à une entreprise. Un exemple que je donne depuis quelques années : à Eramet, on utilise beaucoup de drones pour faire des couvertures globales de topographie de mines et travailler sur certains sujets dont celui dont je parlais tout à l’heure, de végétalisation. Quelque part, pouvoir faire cette couverture et ce suivi en temps réel de la mine, a beaucoup plus de valeur et beaucoup plus d’impact, parce qu’on peut couvrir 100 fois plus de surface qu’auparavant, que si on réalise ces relevés directement, entre guillemets « à la main », c’est-à-dire qu’on envoie des personnes sur les sites avec des voitures dont la plupart ne sont pas encore électriques, elles consomment beaucoup de fuel, d’énergie. Au final, avoir automatisé le traitement de la donnée, disposer de cette donnée pour travailler sur la revégétalisation et sur la topographie de la mine en couvrant 100 fois plus de surface qu’auparavant, c’est très bénéfique par rapport à l’impact global qu’aura eu la constitution des drones et ce qu’ont consommé les algorithmes qui permettent de faire ce traitement de l’image. C’est un exemple. Il y a aussi d’autres exemples. Peut-être qu’on va utiliser de l’IA, du numérique, des chatbots, peut-être sur des applications qui n’ont pas suffisamment d’intérêt. Dans ces cas-là, ça doit permettre de se reposer la question : est-ce qu’il faut vraiment le faire ? Est-ce que c’est vraiment nécessaire d’avoir cet usage-là ou est-ce que, finalement, on peut faire comme avant et se passer de cet usage numérique ?
C’est un premier sujet sur lequel on a beaucoup travaillé.
On a également travaillé sur les achats responsables. Derrière, il y a l’éducation de tout le monde, les grands fournisseurs et les personnes qui sont en charge des achats au sein des grandes entreprises.
Quand on va acheter des ordinateurs, quand on va acheter des services numériques, maintenant, pour la plupart des grands groupes, il s’agit d’inclure des clauses dites de numérique responsable qui vont demander explicitement aux fournisseurs, dans le cadre des appels d’offres, de s’assurer qu’une partie de la matière sera recyclée, que l’impact en eau, en énergie, etc., pour fabriquer les matières que l’on va acheter n’auront pas dépassé un certain seuil.
Travailler aussi sur la durabilité, donc assurer qu’on puisse avoir une durabilité suffisante et qu’on n’est pas obligé de changer d’équipement tous les deux ans, c’est un deuxième exemple que je trouve extrêmement intéressant.
Derrière, on a aussi tous les sujets qui touchent à l’éducation, je pense que c’est exactement ce que tu fais avec ton podcast qui est extrêmement important. C’est d’arriver à toucher un public le plus large possible pour faire prendre conscience globalement de la matérialité du numérique et que, derrière les applications numériques, il y a énormément de consommation d’énergie et de matière, et pouvoir repenser aussi la manière dont on les utilise pour plus de durabilité, plus de frugalité et ne pas être toujours dans la surconsommation. C’est très important aussi pour s’assurer qu’on ne va pas surconsommer, donc sur-extraire des métaux.
Clément Durand : Je trouve intéressant ce que tu dis. Tu as parlé plusieurs fois de cette question des usages, de la frugalité. Ce n’est pas forcément un discours qu’on entend beaucoup, notamment chez des industriels ou des entreprises qui ont plutôt intérêt à ce qu’on soit dans la croissance, parce que ça permet forcément de vendre plus. En Europe, on entend beaucoup parler de dessiner une troisième voie technologique, d’être plus sobre, plus au service de l’humain, qui prenne mieux en compte les problématiques environnementales. En parallèle de ça, ou face à ça, on a des Américains, une certaine partie des Américains qui nous parlent d’aller miner des astéroïdes, d’aller racler le fond des océans pour choper des nodules polymétalliques, en disant qu’on va toujours avoir de la croissance, on aura des minerais, il n’y a pas de problèmes d’usage, c’est juste une question de technologie, de temps et d’investissement dans ces technos. Comment fait-on pour faire exister cette troisième voie qui dit que si, il y a des limites ? En fait, on peut se questionner sur les usages, on n’a peut-être pas besoin de tout faire même si c’est possible. L’IA ça peut être bien sur 20 % des cas et peut-être 80 % des usages ne sont pas utiles et, comme tu disais, on peut faire comme avant.
Comment porte-t-on ce discours-là ? Peut-être questionner nos usages, penser un peu plus frugalité, se restreindre, finalement, et ne pas être dans la croissance à tout prix.
Ludovic Donati : Tu as raison. C’est un changement de modèle. Quelque part, ces 30, 40, 50 dernières années, nous avons été sur un modèle capitaliste qui favorisait la consommation, une consommation rapide et effrénée des usages et là on essaye d’aller sur une autre voie. C’est un discours qui n’est pas évident à porter aujourd’hui puisque le modèle de la plupart des investisseurs privés c’est effectivement de rentabiliser le retour sur investissement pour l’actionnaire. C’est exactement ce qu’on voit actuellement aux États-Unis, d’ailleurs tu le soulignes très bien.
Pour porter cette troisième voie, déjà on essaye de porter nos valeurs. Si je prends l’exemple d’Eramet, tout à l’heure tu citais les nodules polymétalliques. Il y a quelques années on avait regardé, avec un consortium français, la possibilité d’aller extraire des métaux au fond des océans. Quand on voit déjà la complexité d’aller en extraire sur la Terre, aller extraire sous l’océan c’est quand même un cran au-dessus, c’est très capitalistique, et surtout on n’a pas de mesure d’impacts. Je pense que tous les auditeurs qui ont fait la Fresque du climat [15] et, sans faire la Fresque du climat, qui l’ont compris : les océans ont un rôle régulateur extrêmement important sur le climat. On voit qu’on est déjà un peu aux limites, actuellement, avec les quantités de CO2 qui changent le pH de l’océan et qui peuvent avoir un impact extrêmement néfaste. Si en plus on se met à aller extraire en dessous sans avoir d’études d’impacts réels et à toucher la biodiversité des océans, ça peut être extrêmement compliqué dans les années à venir, voire que la machine s’emballe encore plus.
En tant qu’acteur responsable, nous avons clairement affiché le fait qu’aujourd’hui on ne veut pas aller au fond des océans. Il y a encore suffisamment sur Terre pour faire de la mine responsable sans aller sous l’océan.
Au niveau des astéroïdes, c’est quand même quelque chose qui va être extrêmement compliqué à mettre en œuvre. Déjà, il va falloir des quantités d’énergie énormes pour envoyer des équipements qui permettent d’extraire ces métaux. Sur les astéroïdes, ça va être quand même très compliqué, je pense que là on est vraiment dans le technosolutionnisme un peu trop porté à l’extrême. Pour le moment, on estime qu’on a suffisamment de gisements pour travailler à l’extraction sur Terre par rapport aux besoins des 10, 20 prochaines années.
Travailler également sur le recyclage, on en parlait au début, va être une des solutions importantes pour diminuer la part de matières premières primaires et augmenter la part de matières premières secondaires.
Il faut porter cette voie-là, ce n’est pas simple et c’est pour cela que les entreprises privées ont besoin d’être accompagnées par l’État, donc par la France, par l’Europe, pour pouvoir porter ce type de projet qui a forcément un coût. Le coût de la souveraineté, le coût de la transition écologique est important, c’est donc pour cela qu’il faut qu’on arrive à travailler ensemble, industries, État et Europe, sur la vision que l’on veut.
Un autre sujet dont on parlait juste avant aussi, qui est pour moi très important, c’est l’éducation : que tout le monde comprenne l’impact qu’a l’usage de l’intelligence artificielle, l’usage du numérique, plus globalement tous les usages en termes de consommation d’énergie, en termes de consommation de matières, pour permettre à chaque personne de repenser la manière qu’elle a d’appréhender ses usages numériques. Il n’y a peut-être pas besoin, effectivement, de télécharger trois fois le même film qu’on regarde trois fois de suite.
À mon avis, le chemin est encore long, mais plus on explique, plus on fait, et si on n’arrive, en plus, à mettre en place ce type de projet en Europe ça fera certainement un cercle vertueux qui va permettre d’arriver à associer un plus grand nombre à cette démarche.
Mais, clairement, je n’ai pas la réponse aujourd’hui. En plus, on est dans des conflits géopolitiques extrêmement importants entre les US, la Chine avec l’Europe au milieu, ce qui fait que dans les prochaines années ce ne sera pas évident.
Clément Durand : Tu disais qu’un des principaux points de blocage, on va dire, c’est le modèle économique. Les investisseurs, dans le modèle capitalistique, ont besoin d’avoir des retours sur investissement. Est-ce que, chez Eramet ou peut-être autour de toi, tu observes justement des réflexions ou des mises en place de modèles économiques alternatifs où on a une association entre le privé et le public qui permet au privé de s’y retrouver, même si ce sont des projets peut-être moins rentables d’un point de vue purement économique ? Y a-t-il des modèles alternatifs qui permettent de mettre en place des choses et qui permettent de garder quand même des incentives pour les différents acteurs ?
Ludovic Donati : Je pense, en particulier avec le déploiement de la CSRD [Communication Sociale Responsable Directive], tout ce qui va être reporting extra-financier au niveau des entreprises, aide à matérialiser les efforts qui sont faits en particulier par les entreprises européennes, présentes en Europe ou d’ailleurs ailleurs dans le monde. Je pense que c’est de matière aussi à montrer les efforts qui sont faits par ces entreprises et les valoriser.
On a aussi des outils financiers qui évoluent puisque les banques elles-mêmes prêtent de l’argent, revoient par rapport à ces critères la manière dont elles allouent des prêts ou qu’elles accompagnent des projets industriels. Je pense que c’est aussi de nature à faire évoluer les choses. De plus en plus d’entreprises émettent des obligations vertes, des green bonds, avec une partie de ces obligations qui est liée à des critères et des résultats autour de la biodiversité, des consommations d’énergie, de l’impact environnemental. Cela favorise aussi et incentive les entreprises privées à mettre en place des projets qui permettent de réduire leur trajectoire carbone, de réduire leur trajectoire en termes d’impact environnemental, en termes d’usage, en termes de durabilité. Je dirais que ce sont des choses qui sont en train d’être mises en place aujourd’hui, arrivent ou sont déjà arrivées et qu’on rentre dans un cercle vertueux au niveau des entreprises européennes.
Après, on voit aussi que la compétition est purement économique. Certaines zones du monde ont tendance à s’affranchir de ce type de choses. Les signaux qui sont envoyés actuellement par les États-Unis ne sont pas forcément extrêmement rassurants. Pour cela, c’est bien d’avoir l’État et l’Union européenne qui gardent un cap clair là-dessus, qui ne changent pas d’avis pour justement aider les entreprises à continuer là-dedans et à diminuer leur impact.
Clément Durand : On arrive sur la fin de l’échange. Il me reste deux questions.
La première : avec l’expérience, le regard que tu as, si tu avais trois conseils, mesures prioritaires à mettre en place pour justement renforcer cette autonomie en matière de minerais et sécuriser notre capacité à mettre en place la transition écologique et développer nos infrastructures technologiques, quelles seraient ces trois actions concrètes prioritaires ?
Ludovic Donati : La première action clé c’est d’identifier clairement les vulnérabilités sur les matières premières, vulnérabilités actuelles et futures. Cela nécessite aussi faire un peu de prospective, de se projeter sur ce que sera le futur des usages sur les différentes filières industrielles : l’aéronautique, la défense, le ferroviaire, la construction. On peut en citer plein.
Ensuite, pour moi, la coopération entre public et privé et l’interopérabilité sont clés. Il faut que la puissance publique puisse travailler avec les industriels qui veulent mettre en place ce type de projet matières premières. Travailler également avec les chaînes de valeur en aval, donc aller jusqu’aux grands donneurs d’ordre, pour que tout le monde soit aligné sur la nécessité de sécuriser les chaînes et de travailler sur l’investissement pour ce type de projet, pour pouvoir, quelque part, financer le déficit de rentabilité qu’il pourrait y avoir en Europe par rapport à aller acheter ailleurs, dans d’autres zones du monde, ce que j’appelle un peu le différentiel de souveraineté. En fait, c’est le coût de la souveraineté, arriver à chiffrer le coût de la souveraineté.
Clément Durand : Si on se projette un peu à 10 ou 20 ans, comment anticipes-tu un peu l’évolution de la demande en termes de minerais ? Va-t-on assister à une modification importante des rapports de force actuels en termes de localisation d’extraction du raffinage ? Je rajoute une question : est-ce que tu vois des ruptures technologiques majeures qui permettraient de nous aider à réduire nos dépenses, je pense notamment à l’utilisation de l’IA – récemment j’ai eu un échange dans le podcast avec une entreprise qui travaille sur l’IA –, travailler sur la conception ou l’identification de matériaux critiques qui pourraient être éventuellement, à un moment, synthétisés ce qui permettrait de réduire ces dépendances-là ? Est-ce que ce sont des choses que tu regardes ? À la fois comment va bouger un peu le paysage, à ton avis, dans les temps à venir et est-ce que l’IA ou la technologie vont permettre de faire bouger tout ça ?
Ludovic Donati : Clairement, je suis convaincu que l’intelligence artificielle va vraiment rebattre les cartes, je trouve qu’elle les rebat déjà. Par exemple si on prend un autre secteur, le secteur du médicament. Pour arriver à identifier des nouvelles cibles de médicaments qui peuvent avoir des impacts très forts sur certaines maladies tout en n’étant pas cytotoxiques en détruisant la santé, ça prenait énormément de temps avant de screener des librairies entières de molécules. Là, on peut concevoir les bonnes molécules grâce à l’intelligence artificielle. Si je fais le parallèle, ça va être pareil sur les métaux. On va pouvoir concevoir les alliages de demain qui vont être plus résistants, donc des alliages et des super alliages par exemple qu’on peut avoir dans l’aéronautique. Dans l’aéronautique, on a des alliages à base de nickel et à base d’aluminium qui sont extrêmement résistants, mais qui peuvent parfois être un peu lourds. Si on arrive, grâce à l’intelligence artificielle, à réduire le poids de ces alliages et à en améliorer les propriétés, ce sera super, ça permettra d’aller extraire moins de métaux tout en ayant des propriétés qui seront meilleures. Je pense qu’on peut citer plein d’exemples comme ceux-là dans différentes industries. Je suis donc persuadé que l’intelligence artificielle va être clé pour transformer les usages, trouver de nouveaux produits et, quelque part, améliorer la consommation.
Sur la demande et l’extraction du raffinage des minerais, clairement, aujourd’hui, on voit qu’on est sur une pente extrêmement croissante des quantités de métaux. Si je prends l’exemple du nickel, il devrait faire fois 3,5 d’ici 2040, le cobalt fois 5, le lithium fois 14. Donc même si la moitié de ces projets ou la moitié de ces réalisations naissent, ce sont des chiffres qui sont absolument énormes.
Juste pour redonner les ordres de grandeur : aujourd’hui une batterie de véhicule électrique c’est 45 kilos de nickel, 6 kilos de cobalt et 40 kilos d’aluminium. Quand on voit la quantité de batteries qui seront nécessaires pour produire et électrifier le parc, on va clairement avoir besoin de nouvelles mines, de développer des capacités de recyclage. Qui va les maîtriser ? Aujourd’hui c’est principalement la Chine. Pouvoir rouvrir des capacités d’extraction et de raffinage en Europe devrait permettre de vraiment diminuer la dépendance. Si je reprends l’exemple de la batterie, par rapport aux besoins d’électrification, pour les objectifs en France, ce serait à peu près 100 000 tonnes de lithium par an. C’est énorme quand on sait que ce lithium est contenu peut-être à 2, 3 % dans les minerais.
Ça veut dire qu’il y a la capacité de relancer des nouveaux projets et de contribuer et, en parallèle, en utilisant l’intelligence artificielle, principalement de mieux extraire, avec moins d’impacts, et de repenser aussi les usages finaux à l’aune justement de l’intelligence artificielle pour consommer moins de métaux.
Clément Durand : Merci beaucoup pour tes réponses, Ludovic, et à bientôt.
Ludovic Donati : Merci beaucoup.
Clément Durand : L’épisode est maintenant terminé. J’espère qu’il vous a plu. N’hésitez pas à le partager autour de vous et à vous abonner au podcast pour écouter les prochains épisodes. À bientôt.