Capitalisme de surveillance et rapt de l’écriture numérique - Éric Guichard MiXiT 2023

Bonjour. Merci d’être venus et merci à MixiT de m’avoir invité.
Je voudrais parler du capitalisme de surveillance et surtout du rapt de l’écriture numérique en 30 minutes. Je vais respecter les temps, j’ai compris.
J’essaye de me situer un petit peu : j’ai fait des mathématiques, je suis actuellement dans le champ de la philosophie, je suis pas mal passé par les sciences sociales, peut-être par des biais qui sont proches des vôtres dans la mesure où, à un moment, je me suis retrouvé à évangéliser les littéraires à des questions informatiques. Je suis tombé dans Internet en 1992, dans un joli contexte, à l’École normale supérieure à Paris. J’ai un certain goût pour la programmation, l’édition et la cartographie. Je voudrais signaler un lieu lyonnais assez intéressant qui s’appelle l’IXXI, l’Institut rhônalpin des systèmes complexes [1], qui est d’un dynamisme intellectuel particulièrement joyeux.

Je compte donc évoquer la question du rapt de l’écriture numérique et celle du commerce de nos personnes dans un contexte économique précis qu’on appelle communément le capitalisme. Je ne vais insister, je ne vais pas essayer de tout définir. Je voudrais juste rappeler que je m’appuie sur cinq thèses, la quatrième et la cinquième vont évidemment faire l’objet de notre échange. Je suis vraiment content de parler devant vous parce que je pense que vous avez expérimenté concrètement les choses que je vais vous dire dans votre chair.

La première thèse, c’est que notre pensée est essentiellement technique ; pour le dire autrement, notre intelligence a toujours été artificielle.
Le deuxième point, c’est que l’écriture est une technique et sa maîtrise est essentielle pour qui veut appréhender le monde. Elle génère énormément de contraintes, elle est excessivement ségrégative aujourd’hui comme il y a trois siècles, et en même temps elle génère des positivités particulièrement fécondes.
Troisième point, c’est que l’Internet et le numérique relèvent d’une transformation de l’écriture.
Ensuite, je développerai le point essentiel qui est que l’écriture nous a été ravie et qu’il faut peut-être repenser un peu les catégories du politique pour appréhender le monde contemporain.
Tout cela est évoqué dans un article qui va bientôt sortir, dont le preprint est déjà en ligne [2].

Je vais quand même faire une petite introduction pour préciser les trois premiers points.
Le premier étant la question de la technicité de la pensée qui est peut-être une évidence pour les spécialistes de la programmation.
Je voudrais rappeler que dans les temps anciens on a toujours utilisé des machines pour compter, des équerres, le théorème de Thalès, pour faire des divisions par 3, par 5, etc., essentielles pour la musique.
Ptolémée invente un système de projection cartographique qui va être efficace quand on va découvrir l’Amérique.
On connaît tous l’aventure de la lunette de Galilée, de ses deux lunettes.

Je voudrais dire aussi que ce n’est pas que dans l’univers du nombre et des sciences qu’on utilise énormément les techniques, les instruments pour accompagner notre pensée, c’est aussi dans des univers plus littéraires comme celui du questionnement des anciens textes où on a des codes d’écriture, des imprimés, de la typographie, des dictionnaires. Peut-être que certains d’entre vous ont connu le Gaffiot qui était une solution à tous nos problèmes de traduction du latin pour qui savait chercher dans le Gaffiot, indépendamment presque de sa compétence dans cette langue.
Aujourd’hui c’est un peu pareil, on n’a pas de physicien sans instruments ni mesures.
On est arrivé au tournant du 20e siècle quand Hilbert [3] se demande si la machine peut être au service de la preuve. On en connaît les réponses et on ne peut pas nier aujourd’hui qu’avec toute la machinerie qui est en face de nous, nos ordinateurs, nos prises électriques, etc., que notre pensée est excessivement appareillée.

Le point sur lequel je voudrais insister parce qu’il est un peu important pour essayer de comprendre les résistances à cette évidence, à ce qui me semble être quelque chose de l’ordre de l’évidence appuyé par l’histoire, c’est une sorte de courant spiritualiste qu’on rencontre beaucoup en Europe, peut-être plus dans l’Europe méditerranéenne, au contact de la Méditerranée qu’ailleurs, quoiqu’on ait rencontré ça aussi chez les Allemands, dont je vais parler tout de suite, l’idée que la matière ce n’est pas intéressant, l’esprit est beaucoup plus important et la technique c’est quelque chose de banal, éventuellement méprisable ou justiciable. C’est un courant de pensée qu’on rencontre fondamentalement chez Heidegger [4] et chez Habermas [5] qui est un personnage assez bizarre dans la mesure où il semble être porteur d’une critique assez radicale notamment du capitalisme et, en même temps, il va avoir sur la science et la technique comme idéologie un discours assez dur où la science et la technique sont réduites à une seule réalité.
Voilà à peu près ce qui me semble important, disant qu’on a énormément de gens qui ont été alimentés par cette pensée philosophique spiritualiste, qui vont avoir énormément de mal à comprendre ce qui va se passer avec la technique en général, l’Internet et le numérique en particulier.

Un premier régime de blocage de certaines personnes qui ont aussi du pouvoir, qu’on peut accompagner d’un brouillage intellectuel induit par ce que j’appelle le déterminisme de l’innovation qui nous dit que les nouvelles technologies vont changer la société. C’est quelque chose qui est complètement faux, dont on entend régulièrement parler dans les médias et qui est assez problématique pour essayer d’appréhender le contemporain et la technique. C’est aussi problématique en termes de rationalité. On a énormément de mal à appréhender sereinement la question de la technique quand elle est moderne et surtout quand elle touche à l’informatique contemporaine.

Il y a quand même des philosophes, une lignée philosophique qui a abordé sereinement la question de la technique. J’évoque notamment Simondon [6] qui est assez connu en ce moment, Gilles Gaston Granger [7] qui a souligné l’importance du calcul dans nos opérations intellectuelles en définissant la pensée comme ce qui donne sens à cette multiplicité d’opérations mécanisables. C’est-à-dire que pour lui, quand on a l’impression de penser, la plupart du temps on fait globalement des opérations techniques, mécaniques, reproductibles, etc., et la réelle pensée serait une sorte d’enveloppe connexe de toutes ces opérations mécaniques.

Le fait que l’écriture est une technique est attesté.
En fait, quand on est face à des questions d’informatique on est face à des afflux de signes qu’il faut combiner, avec lesquels il faut jongler, il faut multiplier les apprentissages, les tours de main pour arriver à la maîtriser. On peut la définir éventuellement comme la résultante de quatre constituants : système de signes, supports, écoles et académies et une pensée qu’on pourrait considérer comme un peu plus individuelle.

Le fait qu’elle ait une dimension matérielle me semble assez manifeste.
Peut-être un point qui est important, c’est imaginer qu’autour de l’écriture se créent des mondes lettrés, c’est-à-dire des gens qui vont être spécialistes de cette chose, de cette technique qui a une dimension intellectuelle non négligeable, évidemment, à la fois pour en tirer profit, pour interpréter ce qu’on pourrait en comprendre dans la mesure où l’écriture est quelque chose qui résiste à l’interprétation. Je ne vais pas insister là-dessus, je pense que c’est quelque chose que vous vivez à peu près tous les jours.

Je ne vais pas insister non plus sur le fait l’écriture est assez mal appréhendée, y compris dans sa dimension informatique, parce que ce n’est que depuis une cinquantaine d’années qu’on a réussi à la conceptualiser et on ne sait jamais trop comment l’aborder. Elle est beaucoup plus intime qu’on peut l’imaginer, je vais insister là-dessus. Je voudrais juste faire un clin d’œil à Donald Knuth [8] qui, pour arriver à construire le système que nous connaissons, TeX puis LaTeX [9], a dû s’investir dans l’histoire de la typographie, de l’imprimerie, l’algorithme, le design et une anthropologie de ses propres pratiques.

Rappeler que l’écriture, en tant que technique, est définie par Jack Goody [10], qui est un anthropologue, comme une technologie de l’intellect, ce qui nous renvoie à un problème de la technique un peu classique : on a l’impression qu’elle est objectivable – elle est constituée, elle fonctionne avec des outils qui sont en face de nous, qu’on appréhende avec la main, etc. – et, en même temps, elle a des effets intellectuels, elle a des effets sur notre pensée. Elle devient donc un peu inséparable de l’humain et du social et c’est quelque chose qui est excessivement pertinent, notamment pour les questions liées au numérique, c’est-à-dire qu’on prend conscience du fait que cette technique, que ce système d’écriture et ses normes va influencer notre rapport au monde, nos représentations.
L’écriture est un outil qui déforme notre manière de penser le monde.

Je voudrais insister sur les pouvoirs de l’écrit parce que ça va être un peu central pour comprendre ce qui se passe avec les Big Tech aujourd’hui, mais aussi avec ce que vous faites et pratiquez et tout ce que vous pouvez imaginer intellectuellement, socialement, culturellement. Si, comme je le disais tout à l’heure, on définit comme lettrée une personne experte en écriture c’est-à-dire qui a de fortes compétences scribales dans un domaine particulier, à ce moment-là cette personne va étrangement – c’est un fait historique attesté – offrir à ses tenants la possibilité d’imposer aisément leurs valeurs morales, esthétiques et politiques aux personnes à faible littératie.
Je le dis tout de suite, je considère qu’aujourd’hui les personnes qui savent lire et écrire avec l’écriture contemporaine – je l’ai déjà dit en introduction : l’Internet est une forme contemporaine de l’écriture – représentent au maximum 5 % de la population française ou mondiale, comme vous voulez, mais à mon avis on est plus dans le rapport de 1 % face à 99 % d’illettrés. Ça peut poser certains problèmes, en même temps qu’il ne faut pas s’en inquiéter trop. Au 18e siècle, le combat intellectuel était fait entre des lettrés qui pouvaient être royalistes catholiques et d’autres qui pouvaient être républicains et athées. Au début du 20e siècle, le débat qui va se développer dans les journaux autour du rapport à la nation, du rapport à l’étranger, à la guerre, etc., va se faire entre des journalistes qui vont être, on va dire pour simplifier, avec les termes de l’époque, de gauche et de droite, mais il ne faisait pas au sein de personnes qui avaient une très faible maîtrise de l’écriture.

Pour essayer d’imaginer un petit peu comment se construit le monde, comment s’écrit le monde par les personnes qui investissent au maximum l’écriture, je pourrais faire une allusion à des personnes comme Jenson [11] qui est un orfèvre passé par Mayence, qui rayonne sur Venise ; Manuce [12] qui va créer une maison d’édition absolument gigantesque ; Plantin [13] qui accueille l’Europe lettrée. Je dis ça un peu en allusion à un débat que j’ai eu hier sur la méthode agile où on réalise qu’on est à la fois dans une érudition, une réflexion théorique absolument aboutie et, en même temps, une pratique concrète, on se salit les mains, etc.
L’effort physique se conjugue avec l’effort intellectuel, l’érudition avec la matérialité et les gestes des uns et des autres commencent à s’émanciper des considérations de classe sociale.

Peut-être être rapide sur l’idée d’une fusion de la matière et de l’esprit et rapide aussi sur l’idée que l’Internet relève de l’écriture ; pas simplement insister sur la binarité de l’alphabet de base, sur l’idée de la possibilité de créer des nombres calculables ; insister peut-être aussi sur la notion de grammaire cohérente développée par Schützenberger et Chomsky en 1963 [14] et sur les nécessités qu’on a de réapprendre les formes un peu banales, misérables, minuscules de l’écriture contemporaine avec ses règles d’association de signes, etc.

Insister peut-être un peu sur la question du support quand même, qui semble relever de l’industrie mais qui nous renvoie toujours à une analogie avec l’imprimerie. Je pense, par exemple, aux fondeurs de circuits imprimés, aux disques durs, aux auteurs et aux grammairiens que sont aujourd’hui les inventeurs de langages de programmation.

Je pense que je prêche des convaincus en disant que, sur le plan des pratiques, l’Internet renvoie aussi à l’écriture. Nous écrivons plus que jamais avec nos machines en réseau, nous lisons sans cesse.

Maintenant, insister un petit peu sur la question de l’inculture. Il existe effectivement, de par le monde, des personnes formées à l’informatique sous toutes ses formes et assurément capables de pousser cet ensemble de techniques à leur limites.
Là je reprends et je reprendrai aussi en conclusion quelque chose que j’ai écrit il y a à peu près six mois en disant et en rappelant que ces personnes-là c’est vous, les lettrés du numérique c’est vous, même si, effectivement, vous êtes étonnés de ne pas avoir de thèse de littérature, on a toujours l’imagerie du lettré ou de la lettrée qui serait versé plutôt dans les humanités. Il ne faut pas oublier qu’il y a des lettrés : les mathématiciens, les physiciens, etc., sont des personnes qui sont investies dans les questions d’écriture et qui savent lire et écrire.

Si je vois qu’un enfant de dix ans sait lire un imprimé ou un manuscrit du 19e siècle, je découvre, hélas, qu’un étudiant de master est perdu devant un fichier texte qui n’a pas l’extension .csv, il ne sait pas coller des données d’un tableur vers un éditeur de texte. Pour expliquer en Pyhton comment écrire les dix premiers chiffrés il me faut deux heures en master en ce moment. Il faut vraiment insister sur cette question d’un illettrisme complètement profond et je ne parle pas encore de la dimension culturelle de cet illettrisme qui va faire qu’à un moment, si je suis perdu, je sais que je vais aller sur Stack Exchange [15] plutôt que sur Comment Ça Marche [16] pour essayer de trouver une solution, etc.
À de rares exceptions près, nous ne savons pas écrire non plus. Qui sait produire une écriture planaire aussi subtile que celle-ci, c’est Descartes, 1637. Je ne sais pas si vous voyez, c’est La Géométrie, Discours de la méthode, on a une écriture à la fois horizontale et verticale. Je sais que certains d’entre nous savent reproduire ce genre de chose, mais ce n’est pas si simple.

Je pourrais insister sur nos difficultés à savoir écrire liées au fait qu’on a une écriture numérique qui est instable ; le fait qu’on a, des fois, des administrations qui ne sont pas très efficaces quand elles signent des accords avec des entreprises comme Microsoft pour faire entrer l’école dans l’ère du numérique, sur des contraintes bureautiques liées à l’idéologie libérale qui permettent d’acheter des machines chinoises mais qui ne permettent pas d’embaucher des personnes et avec toujours ce boulet des philosophies spiritualistes qui nous empêchent de penser sereinement la technique.

Si je parle maintenant du rapt de cette écriture.
Vous avez compris déjà tout à l’heure, quand je disais qu’on a une écriture qui est particulièrement instable c’est aussi parce qu’on a une industrie qui en change les normes pour maintenir ou assurer des monopoles.

Je regarde sur 30/40 ans ce qui s’est passé — cette analyse est la mienne, mais je pense qu’elle tient à peu près la route. On a évidemment le fait que l’écriture est devenue une industrie. On peut considérer les Big Tech comme une industrie qui fabrique non plus des marteaux ou des voitures, mais qui investit dans l’écriture, qui réalise des produits scribaux dont on va se servir.
L’écriture est donc devenue une industrie, une industrie privatisée. On pourrait dire qu’elle l’a toujours été, le papier a toujours été vendu. Mais entre les années 1990 et 2010, ce que j’appelle le temps du règne de Microsoft, nous avons assisté aussi à une forme inouïe de privatisation de l’écriture. Aujourd’hui, on pourrait définir la littératie minimale comme le fait d’être capable de se servir d’un ordinateur quand on enlève Word de cet ordinateur. À mon avis, elle n’est pas très répandue !

Certaines personnes pourront dire que l’usage massif de ces produits, par exemple Microsoft, a permis le déploiement minima d’une culture de l’écrit numérique. On peut aussi considérer que mon argument ne tient pas parce que la privatisation de l’écriture est désormais obsolète en grande partie du fait des grandes entreprises du numérique. Par exemple, LibreOffice [17] commence à se déployer sérieusement en 2010, le format .docx commence à être à peu près bien documenté. Dans les années 2015 Apple propose un visualisateur de documents Word, on peut aller sur Google Docs pour écrire, on a l’impression que ça y est, l’écriture est devenue gratuite. Mais on oublie que les coûts visibles se sont déplacés vers les infrastructures, j’ai calculé que ça me coûte à peu près 70 euros par mois d’abonnements téléphoniques, de wifi, etc. On a aussi des coûts invisibles via l’orientation de notre pensée avec tous ces instruments qui nous utilisons : singularisation des moteurs de recherche, censure sur Facebook, promotion de la haine ou des propos clivants et là je commence à faire un premier coup de pub pour Toxic Data – Comment les réseaux manipulent nos opinions de David Chavalarias [18], qu’il faut absolument lire, coûte que coûte, qui est particulièrement édifiant, j’en reparlerai tout à l’heure.

Nous écrivons sur des plateformes de services privées selon les modalités qu’elles mettent en place. Paul Mathias écrivait, en 2009, que notre pensée ne nous appartient plus.

Nous sommes aussi distraits par la publicité. Si je ne fais attention ici j’ai tout de suite la météo qui arrive, la plupart du temps j’ai les informations sur la victoire de tennis à Roland Garros la veille, etc., je n’ai pas besoin de ces choses-là.

Rien de tout cela n’alimente le libre arbitre ni la pensée sereine d’autant plus qu’on a souvent que des écrans minuscules pour se déployer.

On a un deuxième niveau de captation de l’écriture, c’est celui qui fait que nous ne pouvons plus organiser librement notre pensée avec notre outil préféré, cette technologie de l’intellect, puisque l’écriture est confisquée par celles et ceux qui ont accès à ces entrepôts et qui, à partir de ces entrepôts peuvent effectivement mieux nous cibler, adresser une publicité spécifique, etc.

Le troisième temps, qui est celui sur lequel insiste beaucoup David Chavalarias, c’est le fait que maintenant on formate jusqu’à nos idées politiques et on nous vend. Je ne dis pas que ce sont les Big Tech qui font directement la chose, mais ils n’hésitent pas à vendre nos profils à des dictateurs, des groupes politiques pour nous influencer électoralement. On l’a vu avec l’élection de Trump, pour le Brexit, on l’a vu en Bulgarie et peut-être même en Suède en 2022. Le problème c’est qu’en plus on nous vend pas cher : 4000 euros pour un million de personnes, nous dit David Chavalarias.

Je voulais évoquer ces trois gradations du pouvoir de l’écrit :

  • premier point, première étape : de grandes difficultés à organiser notre pensée pour les 95 % d’illettrés que nous sommes ;
  • ensuite brouillage de nos raisonnements et orientation de nos pratiques consuméristes ;
  • enfin, manipulation de notre libre arbitre pour favoriser des partis hostiles à la démocratie.

Je dirais avec humour, parce qu’on n’a pas que des imbéciles en face de soi, que les praticiens de tels commerces ont compris, à nos dépens, l’articulation entre technicité de la pensée et pensée intérieure.

On pourrait se dire « oui, je fais un constat », il suffirait de prendre conscience, d’avoir une conscience politique de cette captation de l’écriture pour que les citoyens insistent auprès des États pour qu’ils régulent la situation. Je dis que c’est particulièrement difficile parce que ces États sont maintenant très pauvres par rapport à cette industrie de l’écrit. Je redonne des chiffres.
On va dire que le budget de l’État français c’est à peu près 400 milliards d’euros.
Le produit intérieur brut de la Tunisie, c’est-à-dire l’ensemble de tout ce qui peut se réaliser comme tractations commerciales c’est 40 milliards d’euros, pour la France c’est 2500 milliards d’euros.
On a neuf pays qui ont un PIB supérieur à 2000 milliards de dollars ou d’euros, c’est pareil en ce moment.
Je rappelle aussi que la moitié des pays du monde a un PIB inférieur à 30 milliards de dollars. 30 milliards de dollars c’est quelque chose qui me semble important parce que c’est le chiffre à peu près lambda qu’on rencontre quand on apprend que récemment diverses entreprises ont investi 30 milliards de dollars dans OpenAI.
Le chiffre d’affaires de Google c’est 260 milliards de dollars, une capitalisation boursière qui avoisine celle de la France en 2021, 1500 milliards, la capitalisation boursière ça serait à peu près l’équivalent du PIB et le chiffre d’affaires c’est à peu près le budget d’un État.
Le fondeur taïwanais TSMC investit 30 milliards d’euros pour augmenter ses capacités de production, nous dit-on il y a un an.
On a quand même des sommes colossales qui sont sans commune mesure avec le pouvoir des États.

Les aliénations intellectuelles et les menaces démocratiques précitées sont donc organisées, facilités par des entreprises qui ont des moyens financiers qui dépassent le PIB de la moitié des pays.

On pourrait dire que c’est assez facile comme critique. Essayons d’avoir une autre analyse et là je vais m’appuyer un petit peu sur le dernier ouvrage de Masutti [Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance] : peut-être qu’il y a une collusion entre les États riches et cette grande industrie du numérique. Par exemple, les États-Unis ont depuis un siècle favorisé leurs entreprises pour affiner leur hégémonie nous dit-on. C’est l’idée d’un complexe militaro-industriel qui est aussi très présent en France.
Il y a l’idée d’une collusion des intérêts d’un État et de sa grande industrie, c’est le capitalisme de surveillance aux dépens de la liberté de ses citoyens. C’est ce qu’on voit avec les révélations de Snowden [19], d’Assange [20], etc.

Si ces schémas fonctionnent particulièrement bien pour des États comme la Russie et comme la Chine, on peut aussi considérer qu’il est pertinent pour les États-Unis. Du moins, ce sont les partisans du libertarianisme qui ont cette approche. On pourrait considérer que cette approche vaut aussi en Europe où on aurait, où on a, au choix, des gouvernements qui sont au service de l’industrie, du commerce mondial, qui favorisent la privatisation de l’éducation de leurs citoyens, etc.

En fait, je pense que c’est un peu plus compliqué. Outre le fait que tout cela, cette captation, cette appropriation de l’écriture et le fait que maintenant on écrive, on utilise l’écriture selon les normes, les règles induites par cette industrie de l’écrit, ne favorise évidemment pas l’expérience, l’imagination, l’appropriation et les joyeuses expériences comme celles des imprimeurs de la Renaissance.
On peut aussi considérer que les États n’ont plus les moyens de lutter contre les grandes entreprises du numérique. Et en plus, les propriétaires de ces entreprises, je pense évidemment à Elon Musk, ont des fortunes colossales si bien qu’ils n’hésitent pas à promouvoir des systèmes politiques débarrassés des États au motif que les algorithmes de leurs compagnies assureront mieux que les États les questions sociales, pas seulement les questions sociales, les questions juridiques. Là il faut lire Le numérique contre le politique de Antoine Garapon et Jean Lassègue qui nous expliquent comment, effectivement, il y a une privatisation des questions de droit au motif que les algorithmes des entreprises sont plus efficaces qu’un juge d’instruction qui est toujours un peu lent, englué dans sa paperasse, etc. Ici on a donc un solutionnisme primaire.
La chose sur laquelle je veux insister en conclusion c’est que les États démocratiques ne sont pas que les jouets d’une caste qui les posséderait. L’Europe a quand même produit quelques avancées avec le RGPD [21]. Même si, aujourd’hui, le mouvement des retraites contre l’augmentation du temps de travail montre que les États gardent quand même des devoirs en matière de droit, de protection sociale, d’émancipation et d’éducation.

Évidemment, parmi les solutions pour lutter contre ça il y a l’idée de favoriser la littératie numérique et je pense que nombre d’entre vous s’y impliquent.
Je voudrais rappeler, c’est une analyse d’Edgerton [David], qu’une société composée de techniciens qualifiés affronte mieux l’innovation technique qu’une autre composée de nombreux illettrés entourés de quelques entreprises ou startups de pointe. Mieux vaut donc investir dans l’éducation de qualité que dans des startups éphémères reposant sur le modèle de l’aliénation du client des entreprises précitées : si on investit, si on fabrique des startups et que l’idée c’est toujours de vendre l’utilisateur final, il n’y a pas beaucoup d’imagination là-dedans.

Je voudrais reprendre un peu les propos de Dennis Meadows [22] au sujet de l’éducation au climat qui nous invite à sortir de nos habitudes et de nos addictions.

En fait, les choses sont peut-être assez possibles parce que j’ai décrit trois régimes de temporalité et chacun, vous avez vu, est de l’ordre de 10/15 ans, donc on peut imaginer un quatrième régime de temporalité de l’écriture numérique où on va s’approprier collectivement cet outil essentiel pour le développement de notre pensée.

Je voudrais aussi proposer de repenser un peu la politique en se rappelant que nous sommes assujettis à une histoire où on a des États-nations engagés dans la démocratie qui ont, certes, parfois adopté de pratiques ségrégatives – les immigrés, les ouvriers en France, les Juifs en Allemagne, etc. –, mais qu’on est peut-être englués dans une polarisation de certaines analyses qui opposent en général l’État et le citoyen où l’accroissement de nos libertés est vu comme synonyme de lutte contre les prérogatives abusives des États. Or, les États comme leurs citoyens sont aujourd’hui dominés par des structures plus puissantes que sont ces Big Tech engagées dans l’industrie de l’écrit comme je l’évoquais.
Je propose un modèle ternaire où on reste effectivement dans la logique où on a des citoyens, des États, mais on a aussi un troisième terme dont il ne faut pas négliger la puissance et le pouvoir financier.

Si les États ne représentent plus le pouvoir suprême, s’ils deviennent des acteurs mineurs face à d’autres déjà internationalisés, les combats contre leurs malfaisances imaginées ou avérées n’ont pas de sens lorsqu’ils ne prennent pas en compte les organisations richissimes qui veulent l’affaiblissement ou la disparition de ces États pour accroître encore plus leur mainmise sur notre écriture et notre libre arbitre, qui prétendent que leurs algorithmes sont plus efficaces que nos lois, nos constitutions.
L’État, sous sa forme actuelle, est aussi fragile que nos systèmes de protection sociale. Il mérite d’autant plus d’être défendu qu’il est le garant de nos solidarités.
Je veux dire par là que c’est un problème qu’on a dans les formes de radicalisme, à mon avis, en France et en Europe. On a énormément de personnes qui restent focalisées sur l’opposition entre le citoyen à défendre et l’État méchant qui abuse de ses prérogatives, parce qu’elles restent spiritualistes, comme je l’évoquais tout à l’heure, et qu’elles ne prennent pas en compte cette dimension désormais politique de la maîtrise de l’écriture, notamment par cette industrie privée.

Du coup, pour résoudre ces questions éthiques et juridiques nous pouvons nous faire aider par les informaticiens eux-mêmes, et les informaticiens mêmes c’est vous. Je prétends, je rappelle que je n’ai pas écrit ça hier pour vous faire plaisir, je l’ai écrit il y a trois mois, j’en suis absolument convaincu et j’espère l’avoir prouvé en partie par ce talk.
En tant que lettrées du numérique, ces personnes savent repérer les appropriations, captations, détournements techniques contemporains, leurs acteurs et leurs auteurs. Elles s’engagent aussi comme les mondes lettrés d’antan, leurs analyses et leurs conclusions sont plurielles et c’est vraisemblablement en leur sein que s’écriront les futurs.

Je vous remercie.

[Applaudissements]