Aux origines du web : logiciels libres et argent public - François Élie

Loïc Chaigneau : Nous sommes très heureux de recevoir François Élie pour cette première intervention de la journée. J’ai déjà présenté François Élie dans les vidéos précédentes, etc., on ne va pas s’éterniser vu le temps qu’on a perdu.
Rapidement : François Élie est professeur de philosophie et informaticien amateur, amateur ne voulant pas dire qu’il n’y connaît rien, au contraire ! Contrairement à d’autres, il enseigne la philosophie pour manger et fait de l’informatique un loisir, ce qui n’est pas forcément le meilleur projet business, à priori, mais, visiblement, ça a fonctionné pour lui. Il est aussi le président de l’ADULLACT [Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales] [1], je le laisserai en dire quelques mots mieux que ce que je pourrais dire. Je te rends la parole François.

Logiciel libre et argent public

François Élie : Bonjour à tous. Me présenter un peu davantage ! Quand je fais la différence entre les amateurs et les professionnels, je rappelle que les amateurs ont fait l’arche de Noé, les professionnels ont fait le Titanic. L’amateur c’est celui qui aime.
Effectivement, j’ai eu la chance, il y a 20 ans, de créer une association qui s’appelle l’ADULLACT [1], ça se prononce comme ça s’éternue, Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales, on s’habitue. Vingt ans pendant lesquels j’ai essayé de militer pour faire développer des logiciels libres métiers, c’est-à-dire des logiciels libres qui n’existent pas et qu’il faut développer. Même il y a 20 ans, le combat qui consiste à dire « utilisez des logiciels libres plutôt que des logiciels propriétaires », oui, d’accord ! Pour citer Marx, « les armes de la critique passent par la critique des armes ». J’expliquais à mes collègues qu’on ne fait pas des exposés sur la révolution anticapitaliste avec Word et sous Windows, problème de logique. Je ne vais pas me fatiguer à expliquer aux gens qu’il faut être logique. J’ai simplement essayé d’orienter l’argent public vers autre chose que du gaspillage.

Je vais donc essayer de vous raconter ce qu’est le logiciel libre, d’une façon peut-être un peu différente de la façon dont on procède d’habitude, en essayant de comprendre comment est venue cette idée bizarre de vendre de l’informatique et comment on pourrait faire autrement.

D’où je parle ?

Ça fait 20 ans que je suis dans ce monde-là, mais dans un monde un peu particulier où je ne suis ni du côté du free software où on rêve de communautés qui codent en mangeant des pizzas, la nuit, sans être payées, ni dans le monde open source où on fait du pillage et on récupère, on fait de l’argent avec le code qu’on n’a pas écrit. Je suis dans une communauté qui est un peu différente, celle des clients, les gens qui payent et qui ont peut-être envie de payer autrement ou d’acheter autrement.
Je vais essayer de montrer ces trois communautés.

Richard Stallman [2] – c’est lui [photo], il a un peu vieilli, mais il n’a pas changé – lorsqu’il commence ses conférences en France, il commence toujours avec son accent inimitable : « Je peux expliquer ce qu’est le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité ». Ça a donc un quelconque rapport avec la République, avec les écoles. On pourrait développer, je vous encourage à regarder Stallman qui explique le rapport avec ces trois mots.

Je vais essayer de balayer, d’abord, quelques sujets fondamentaux, essayer de comprendre ce qui se joue dans le numérique en général, ensuite essayer de vous raconter un peu l’histoire de l’informatique, ça fait du bien, et puis regarder ces deux points essentiels : la question juridique et la question économique.

Il n’y a aucune différence technique entre des logiciels libres et des logiciels propriétaires, à part qu’ils marchent mieux ! À ma veste j’ai un manchot nain, ce n’est pas un pingouin, c’est un manchot nain. Connaissez-vous la différence entre le manchot nain et le pingouin ? Le manchot nain marche et ne vole pas, comme les bons systèmes d’exploitation. Il n’y a pas une différence technique, les différences sont juridiques et économiques.

Je zapperai probablement après sur la commande publique et sur le métier d’informaticien dans les collectivités, ça n’a pas beaucoup d’intérêt ici. Par contre, j’essaierai de vous dire quelques changements pour changer le monde si j’avais sous la main un parlementaire pour lui suggérer quelques petits changements qui pourraient changer les choses.

Fondamentaux

Quelques fondamentaux.

Nous entrons dans la société de l’information.
2004, c’est le moment où les investissements dans les nouvelles technologies ont dépassé les investissements dans l’automobile. On a quitté le siècle de l’automobile, qui a transformé la géographie, etc., on est rentré dans un siècle de l’information.
Qu’est-ce que ça change ?
Les objets qui traitent l’information devraient être des objets dont nous nous préoccupons, le statut des logiciels devrait être extrêmement important. Tout le monde s’en fout ! On regarde, on pirate, on récupère, on achète, on revend. Ah non ! On ne peut pas revendre, c’est vrai ! En fait, on n’achète jamais, on loue.
Au 19e siècle, la grande question c’est capital/travail : à qui appartiennent les usines ? Qui fait travailler les gens ? Y a-t-il du travail non payé ? Je dis des choses que vous savez déjà.
Aujourd’hui, qui maîtrise les forges sur lesquelles sont développés des logiciels ? Tiens ! Microsoft a racheté GitHub [3], utilisant le ! C’est intéressant. Qui maîtrise la feuille de route des logiciels ? C’est quelque chose de tout à fait fondamental.

Il y a aussi des enjeux de souveraineté, plus localement. Ici vous avez le fac-similé de la lettre de Jacques Perret [4], qui propose le nom « ordinateur » pour désigner ces trucs qui gèrent de l’information. La France était un très grand pays de l’informatique, c’est aujourd’hui un nain. On s’est fait complètement déshabiller. On pourrait se demander pourquoi, comment ça s’est produit, ce serait trop long ici. On avait le Minitel, c’était formidable le Minitel, et puis nous nous sommes fait déshabiller par la peur, l’angoisse de ne pas utiliser les mêmes choses que tout le monde, etc. Bon !

Fondamentalement, qu’est-ce qu’un objet numérique ? Un objet numérique c’est un objet dont l’original est identique à la copie. On quitte le monde platonicien où il faut se méfier des imitations, où les idées sont différentes des choses ; il y a le monde des choses et puis il y a des idées et, précisément, nous sommes dans le monde des idées, dans un monde où on peut échanger sans être obligé de re-produire. On pourrait donc rentrer dans une économie de biens non-rivaux. En économie, les biens non-rivaux ce sont les biens que l’on peut partager sans les prendre à quelqu’un d’autre, comme la radio. Vous écoutez la radio, vous ne privez pas votre voisin de son émission favorite. On peut produire les biens non-rivaux, on peut les financer autrement, on peut les financer en amont et ensuite on peut partager.

Le meilleur exemple que je connaisse pour expliquer ce qu’est le logiciel libre, ce sont les mathématiques. Comme professeur de philosophie, il se trouve que je raconte à mes élèves, en septembre, que les mathématiques ont commencé par être propriétaires. Pythagore, dans les grottes de Crotone, au sud de l’Italie, avait une secte, les pythagoriciens, divisée en deux parties : les mathématiciens, ceux qui produisaient des théorèmes, et puis les acousmaticiens, ceux qui écoutaient derrière un rideau des paroles oraculaires. On leur expliquait « si tu veux vérifier qu’il y a un angle droit, alors tu fais des nœuds à une corde et si tu as trois, quatre, cinq, tu auras un angle droit ». Un jour, quelqu’un que j’aime bien, il s’appelle Hippase de Métaponte, a livré le grand secret. Le secret c’est qu’il n’y a pas de secret et que tout le monde peut faire des mathématiques.
Aujourd’hui, il paraît évident d’avoir sur les mathématiques les mêmes libertés que celles qui définissent le logiciel libre :

  • nous pouvons exécuter librement les théorèmes pour tous les usages, on peut même utiliser un livre de mathématiques pour caler une armoire, ça marche très bien ;
  • nous pouvons étudier les théorèmes, regarder comment les adapter ;
  • nous pouvons les redistribuer ;
  • nous pouvons les améliorer.

Une seule chose est très impolie, c’est de les revendiquer comme les siens, c’est le théorème de Pythagore.

Ce monde du logiciel est gouverné par le droit d’auteur et ce droit d’auteur donne à l’auteur le droit de donner. Je ne peux donner que ce que j’ai ; des gens choisissent de donner ce qu’ils ont.

Au passage, une petite remarque sur les formats ouverts. Il faut se méfier de la compatibilité, compatibilité qui nous emmène dans des formats standards, souvent propriétaires. Il faut plutôt préférer l’interopérabilité [5] autour de formats ouverts dont les spécifications sont publiques, qui peuvent être définis, qui sont quelquefois maîtrisées par des entreprises privées : PDF est un format ouvert, les formats Esri dans le domaine de l’information géographique sont des formats ouverts. Il y a des entreprises qui, au contraire, ne livrent pas leurs standards, qui nous compliquent la vie et il faut être compatible avec des standards de fait, c’est très embêtant.

Une vision de l’histoire

Après ces quelques fondamentaux, je vais essayer de vous raconter la manière dont je vois l’histoire de l’informatique. Je crois que c’est important de voir les choses de manière diachronique pour ne pas avoir le nez sur le guidon et pour comprendre ce qui se joue.

Tout commence en 1971, c’est une année formidable. On invente les trois fondamentaux de l’informatique, d’abord la portabilité. Avant on branchait une machine, après l’avoir programmée elle vomissait son résultat, on l’éteignait et puis on passait à autre chose. L’idée de la portabilité, c’est l’idée de passer un programme d’une machine à une autre, ça s’appelle le C, Unix.
Deuxième invention formidable, le microprocesseur, on va pouvoir miniaturiser les objets.
Et puis la naissance des réseaux, l’idée de mettre les machines en réseau.

Je développe très rapidement. Des gens comme Thompson [6] et Ritchie [7] sont des gens très formidables, ils ne sont pas aussi riches que Bill Gates, mais ils sont bien plus importants, ce sont ces gens-là qui ont fait l’informatique. Le langage C est encore le langage dans lequel on code 60 % des programmes.
Unix c’est l’informatique sérieuse, au début des années 70. Linux, c’est Unix libre qui revient.

J’en profite pour faire une petite parenthèse. Dans l’esprit des gens on a l’impression que le petit manchot nain vient mordre les grosses bottes de l’informatique propriétaire, mais c’est le contraire ! On va le voir dans les années 80 : des petits programmes sont nés, de la micro-informatique, qui infestent aujourd’hui nos entreprises, nos administrations, c’est de l’informatique pas sérieuse !
D’ailleurs sur cette machine, je suis désolé de vous le dire, ça fait 25 ans qu’il n’y a pas d’antivirus. Je suis désolé pour ceux qui mangent une partie de la puissance de leur machine avec des antivirus, je suis désolé pour eux ! Ils ne doivent pas avoir le même système d’exploitation ; système d’exploitation, intéressant comme mot.

Microprocesseur, je passe.

Les réseaux, voici le premier dessin du réseau Arpanet [8] sur un coin de table.

Et puis, je le disais à l’instant, milieu des années 80, l’arrivée du PC. On pourrait faire un quiz pour savoir si vous reconnaissez ces machines : le ZX80 de Sinclair, un kilo de mémoire, j’avais acheté un kilo de mémoire additionnelle, on se fait peur !
Et puis, dix ans après, la planète se met en réseau. Mars 96 c’est le moment où le nombre de machines sur Internet commence à doubler tous les mois. Je ne sais pas si vous jouez aux échecs, mais quand ça commence à doubler, c’est que très rapidement la planète va se mettre en réseau. La planète se met en réseau, pourquoi j’en parle ? Dans les URL vous savez « http:// », ce n’est pas \, c’est /, c’est le / d’Unix, ce n’est pas l’\ de ceux qui ont essayé de se rendre intéressants en inversant les /.

Trois personnages jouent un rôle très important dans cette histoire.
Richard Stallman [2], 1984, il travaille au MIT et il écrit au fabricant de son imprimante – il a le projet de lui faire faire les pieds au mur – il demande le code source du driver de l’imprimante et le fabricant refuse en disant « non, non, secret de fabrication ». Stallman comprend très vite que si jamais on ne peut plus accéder au code source, alors l’informatique est perdue. On est dans un monde où on ne vend pas encore de logiciels. Qu’est-ce que qu’on vend ? On vend des ordinateurs et des informaticiens, des ingénieurs en régie. L’idée de vendre des logiciels ne vient à l’esprit de personne dans ces moments-là. L’informatique ce sont des maths. D’ailleurs ça se démontre, il y a un isomorphisme, l’isomorphisme Curry-Howard [9] qui montre que résoudre un problème de mathématiques et programmer un programme d’informatique c’est exactement, structurellement la même chose.
Richard Stallman [2] se dit que si jamais on ne peut plus accéder au code source, si on retourne dans les grottes de Crotone avant la révolution du savoir ouvert par les philosophes, c’est foutu. Il crée la Free Software Foundation [10], il lance le projet GNU, GNU’s Not UNIX, pour essayer de libérer, sous la forme d’Unix libre, de l’informatique sérieuse.

Deuxième personnage. Pour expliquer aussi pourquoi on partage. Tim Berners-Lee [11], au CERN [Organisation européenne pour la recherche nucléaire], a besoin d’un hypertexte. L’hypertexte est une vieille idée, Ted Nelson [12] a inventé l’hypertexte au début des années 60, mais là il a besoin d’un hypertexte distribué sur plusieurs machines. Il invente HTML et HTTP pour le transporter. Et il le donne parce qu’il est chercheur, il est physicien, il travaille au CERN, une des trois institutions qui vont gouverner l’Internet naissant. Il y avait le MIT [Massachusetts Institute of Technology], le CERN et l’Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique] en France, les trois institutions qui ont porté sur les fonts baptismaux le Web. Tim Berners-Lee donne comme on a donné TCP/IP, le standard de l’Internet à l’époque où, en France, on préférait X25 et le Minitel.
Donc habitude de donner parce que c’est comme de la science, ça se partage. La valeur ne se fait pas en vendant la science, elle se fait en partageant la science et en travaillant dessus. Mes élèves qui veulent faire de l’argent ne font pas de philosophie, n’est-ce pas ! Ils vont faire des mathématiques ; ils savent très bien que les mathématiques sont libres, mais que les mathématiciens sont quelquefois un peu chers ; on arrive à vivre très bien avec des mathématiques libres.

Et puis troisième personnage. 1991, alors que le projet GNU avance petit à petit, très lentement, Linus Torvalds [13] envoie un post sur un newsgroup sur Usenet [14]. Il dit : « Je suis en train d’écrire un système d’exploitation, j’ai déjà le système de fichiers, le compilateur, est-ce que vous voulez me donner un coup de main ? ». À ce moment-là, des informaticiens du monde entier vont lui donner un coup de main. En deux ans Linux devient équivalent, en termes de stabilité, aux Unix propriétaires qui commençaient à se vendre. On a commencé à vendre de l’informatique au milieu des années 80, ce sont des jeux vidéo qui ont commencé, ce sont eux qui nous ont contaminés et qui ont donné cette idée folle de vendre du logiciel. Et puis tout le monde s’y est mis, on a vendu des jeux, Windows, des trucs comme ça, des jeux !

Et puis des gens ont montré qu’une autre informatique était possible, qu’on pouvait faire la même chose et très vite, dès 94/95, on pouvait acheter un CD, installer librement une machine aussi solide qu’un Unix.

Ça fait des années qu’on surveille : aujourd’hui les 500 plus grosses machines du monde tournent toutes sous Linux. La messe est dite ! Utiliser certains systèmes pour des usages autres que pour jouer, c’est une faute professionnelle. Les 32 000 satellites qu’Elon Musk a envoyé dans l’espace tournent tous sous Linux et pas seulement parce qu’on ne peut pas ouvrir les fenêtres dans l’espace !

J’ajoute un autre personnage, Eric Raymond [15].
Dans ce monde-là il y a des gens très différents. Richard Stallman [2] est plutôt un libertaire avec chemise à fleurs et sandales ; Eric Raymond, lui, est libertarien, pour le port d’armes : deux idées très différentes de la liberté. Par contre, ils sont tous les deux des amoureux de la liberté. C’est un très bon programmeur – programmateur c’est pour les machines à laver, programmeur c’est pour les ordinateurs, pour les logiciels. Un jour, Eric Raymond reçoit une lettre de Microsoft qui voulait l’inviter à travailler pour eux — Microsoft a racheté GitHub, ils savent très bien qu’un jour il faudra libérer l’informatique, ils le savent depuis très longtemps. Eric Raymond, toujours lui, a capturé un jour des rapports qu’on appelle The Halloween documents, vous pouvez très facilement les retrouver, ce sont des rapports internes à Microsoft. À l’époque, Bill Gates était patron de Microsoft, il pose des questions à ses ingénieurs. Première question : est-ce qu’il faut se méfier de ce qui ne s’appelle pas encore l’open source, mais est-ce qu’il faut se méfier de free software ? Deuxième question, il devait déjà connaître la réponse : si jamais il fallait s’en méfier, que faudrait-il faire pour les empêcher de le faire ? Évidemment, la première question reçoit une réponse très rapide : « On ne peut pas rivaliser, ça va trop vite ». Et, deuxième question, que faut-il faire ? Eh bien les attaquer sur le terrain juridique, il faut les empêcher de le faire, il faut que ça devienne interdit. Il ne faut pas pouvoir partager, il faut mettre des brevets, il faut faire quelque chose. Je reviendrai sur cet enjeu.

Eric Raymond est celui qui a essayé d’expliquer cette surprise : des informaticiens qui travaillent en mode cathédrale comme des moines isolés, par exemple Richard Stallman [2] est quelqu’un qui a écrit emacs. Emacs est un éditeur surpuissant, il l’a fait quasiment tout seul, en Lisp, un héros ! Donald Knuth [16], un des très grands gourous de l’informatique, a écrit TeX qui a donné LateX, quasiment tout seul, c’est le mode cathédrale ; on pourrait peut-être diviser en projets, sous-projets. Mais il y a un autre modèle qui est le modèle du bazar. Il se trouve qu’Eric Raymond s’est retrouvé en charge d’un projet – je ne vais pas développer, un projet qui concerne les circulations de mails sur les réseaux – et il observe qu’il a à faire à des gens qui programment aux quatre coins de la planète. Il se demande comment est-il possible que ce bazar puisse être plus efficace, plus solide, plus pérenne que d’autres modes de développement. C’est intéressant de lire ça [La Cathédrale et le bazar]. Et, sur les modèles économiques, je vous encourage vivement à lire son article, « Le Chaudron magique », qui essaie de comprendre comment faire de l’argent avec du gratuit, ce qu’est que ce chaudron magique qui produit de la valeur en partageant des objets.

Enjeux juridiques

Après avoir revisité cette histoire et surtout rappelé que c’est une aberration de vendre des logiciels, que c’est quelque chose de transitoire, que bientôt il n’y en aura plus. Il y a quelques années, j’étais invité à une table ronde et j’avais avec moi un personnage qui était un des responsables de l’informatique européenne propriétaire. Le journaliste me tend le micro et me demande : « Comment voyez-vous l’informatique dans dix ans ? ». Je réponds : « Je pense que dans dix ans il n’y aura plus de logiciels propriétaires ». Le journaliste, très content, tend le micro à l’autre et lui demande : « Que répondez-vous à cette provocation ? ». Il répond : « Moins de dix ans ! ». Autrement dit, ils savent qu’on fait la dernière levée, parce qu’il y a des gens qui ne savent pas bien jouer, on fait la dernière levée et on ratisse tout le monde ! Mais, en réalité, il faudra revenir sur cette idée absurde de vendre des logiciels.

Quels sont les enjeux juridiques ?
En fait, si on regarde bien, les logiciels libres donnent tous les droits, redistribuer et, peut-être même, interdire de refermer. On pourrait détailler entre logiciel libre et open source, cette dualité est très utile historiquement pour que le développement collaboratif contamine le développement propriétaire. Cette ambiguïté, ces doubles licences sont très intéressantes.
En réalité, il faut voir que les bibliothèques, les libraries, sont ouvertes parce que les gens, en informatique, détestent réinventer la roue. On ne va pas refaire ce qui a déjà été fait ! La première chose que fait un mathématicien quand il veut résoudre un problème, c’est de chercher si quelqu’un l’a déjà résolu. Il arrive qu’on tombe sur des os et qu’on arrive, finalement, à trouver quelqu’un qui a le même problème que soi ; à ce moment-là on se tutoie, on fait ensemble, on va le résoudre ensemble. L’idée de réinventer la roue est insupportable. Donc, juridiquement, on va inventer des moyens de ne pas réinventer la roue.

Ce signe, copyleft, c’est celui qui traduit cette idée que je disais tout à l’heure, le droit d’auteur — le copyright, quasiment pareil mis à part le droit moral —, cette idée que je suis détenteur, je suis titulaire de l’autorité sur le logiciel, c’est moi qui modifie, c’est moi qui arbitre les évolutions, eh bien je peux aussi, parce que c’est à moi, le donner et je peux même empêcher quelqu’un de le donner. Comment peut-on faire de l’argent ? Eh bien, il faut le vendre très cher la première fois, puisque vous ne pouvez pas, ensuite, empêcher de le donner. Ça nous emmènerait trop loin, mais je pourrais vous expliquer toutes les stratégies pour essayer de vendre quand même en faisant du chantage auprès des gens, « ne le partagez pas trop, vous n’y avez pas trop intérêt », ça nous emmènerait trop loin.

En fait, sur le terrain juridique, il y a trois types de licences sur des logiciels libres.
Il y a des logiciels libres qui sont sans copyleft du tout, qui pourront être mélangés avec d’autres logiciels. Toutes les bibliothèques JavaScript, par exemple, sont dans des licences très permissives, type MIT, qui permettent de les mélanger à n’importe quoi. Ce sont typiquement des bibliothèques qui ont le même statut que les mathématiques, on en fait ce qu’on veut, on peut même les revendre.

Après il y a des copylefts faibles qui permettent de faire ce chemin entre ces deux mondes, entre le monde propriétaire et le monde libre, qui permettent que ce soit un peu la même informatique.

Et puis du copyleft fort, on peut dire contaminant, c’est la vision qu’ont les gens du propriétaire : « Comment ! C’est comme un virus, comme une maladie ! ». En fait c’est un moyen : tout ce que je touche devient libre, tout ce que je touche devient partagé.

Je reviens un instant sur un évènement majeur. En juillet 2005, s’est produit à Strasbourg un vote historique. La Commission européenne avait pour projet de présenter un processus de brevetabilité du logiciel en Europe. Ça n’intéressait personne puisque la majorité du Parlement, à l’époque, avait laissé ça à l’opposition. Michel Rocard s’est retrouvé avec ce dossier sur les bras. Heureusement quelques-uns, dont un Bordelais qui s’appelle François Pellegrini [17], ont convaincu Michel Rocard que c’était très important, que c’était un petit peu comme si on voulait breveter les mathématiques. D’ailleurs, quand il a écrit à l’Office américain des brevets, Donald Knuth a utilisé cette analogie avec les mathématiques en disant « c’est un petit peu comme si on voulait breveter le théorème de Pythagore, on ne pourrait plus faire de mathématiques si on devait payer à chaque usage du théorème de Pythagore, c’est absurde ! ». Rocard se bat comme un chien pour défendre l’idée qu’il ne faut pas breveter le logiciel. Juillet 2005, la directive est repoussée, l’informatique européenne est sauvée.
Vous avez ici la photo de la bataille navale. Sur la passerelle du Parlement européen, les parlementaires ont vu les riches qui défendaient les brevets et les geeks avec des tee-shirts jaunes qui avaient pris tout ce qui pouvait flotter à Strasbourg. On voyait bien que les brevets tuent l’innovation, que ce n’est pas du tout quelque chose qui est demandé par les gens qui inventent, pas du tout !

J’insiste parce que cette menace du retour des brevets est permanente. Ils ne rêvent que de ça, c’est-à-dire nous empêcher de partager.

L’effet juridique principal de ce monde du Libre, c’est la séparation entre la prestation et la solution. En fait, ce sont les mêmes logiciels, mais lorsqu’on se fournit, qu’un marché public ou une entreprise se fournit en logiciel, eh bien on achète une solution et puis on se verrouille avec une entreprise qui va assurer du service, de la maintenance, de l’évolution de cette solution. Et quand l’entreprise est mauvaise, on change de solution. C’est idiot ! On ferait mieux de garder la solution et prendre une meilleure entreprise.
L’effet juridique majeur du logiciel libre, c’est de séparer les deux. Le logiciel n’appartient pas à une entreprise, il appartient à tous. Une entreprise peut très bien faire de l’argent et il y en a qui font beaucoup d’argent en faisant du service sur des logiciels parfaitement ouverts. Je prends un exemple : PostgreSQL, un système de base de données concurrent, équivalent à Oracle, est libre, vous pouvez l’installer librement, aucun souci. Par contre, je vous assure que payer quelqu’un qui est capable de vous administrer une base PostgreSQL ça coûte des sous, comme acheter un bon mathématicien. Un prof de maths ne fait pas ça gratuitement la nuit en mangeant des pizzas, il vend ses cours.

Modèles économiques

Ma spécialité dans ce domaine c’est de regarder quels sont les modèles économiques.
Je reviens au fondamental des biens non-rivaux. Si le monde du numérique est un monde où les objets se diffusent à coût marginal nul, si, à la différence des objets physiques, on peut copier sans re-produire, on produit une fois, ensuite on partage. Bien sûr, certains vont me dire « ça fait fumer les ficelles, les réseaux se fatiguent » ; c’est l’épaisseur du trait. De la même façon que ça fait vibrer l’air de donner des idées à quelqu’un, bien sûr ; c’est l’épaisseur du trait.

J’en profite pour vous dire que si vous voulez économiser la planète, le mode sombre ne sert à rien, faites durer vos machines, et les logiciels libres vous permettront de les faire durer plus longtemps.

Il y a deux scénarios possibles, deux sociétés de l’information possibles.
Il y a une société dans laquelle on reste dans le monde des choses. On va s’arranger juridiquement pour qu’il soit tout à fait impoli de copier des logiciels. Pensez à cette formidable occasion qu’a été le piratage de la musique – DADVSI [Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information], Hadopi [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet] : ils ont réussi à faire croire que copier ce n’est pas bien. Bien sûr, copier sur son voisin ce n’est pas bien ! Mais copier quand c’est autorisé, c’est bien. Il y a donc ce travail sur le langage. Humpty Dumpty, dans Alice au pays des merveilles, dit que le problème, ce n’est pas de savoir quel est le sens des mots, le problème est de savoir qui décide du sens des mots. De la même façon, ils ont inventé le mot « numérique » pour faire disparaître le mot « informatique ». Numérique ça ne s’apprend plus puisque vous avez eu des cours d’informatique intra-utérins, vous savez, de toute éternité, ce que c’est que l’informatique. Et puis numérique, ne vous en occupez pas, on s’occupe de tout ! De la même façon, cette idée de copier devient « ce n’est pas bien, ce sont des pirates ! ». Il a fallu expliquer à des parlementaires que le peer-to-peer n’est pas un truc qui a été inventé pour pirater, ça sert à équilibrer des réseaux, c’est technique. Ils s’apprêtaient à interdire le peer-to-peer ! Idiot !

Scénario 2 : on pourrait faire l’inverse, c’est-à-dire repérer les freins, les difficultés juridiques pour permette de créer de la valeur à partir de ce partage ; à ce moment-là, on rentrerait dans la société de l‘information. En fait, on est au tout début de l’informatique. On est dans un moment où on patauge dans des absurdités, où la valeur se fait sur le pillage de nos données, ce genre de choses, mais pas du tout sur la valeur des logiciels. On fabrique des logiciels de plus en plus gourmands, de plus en plus mal écrits, pour vendre des machines, pour vendre de la mémoire, pour occuper les réseaux, pas du tout pour faire des choses intelligentes !

Sur cette économie, des gens vont très vite comprendre qu’il y a quelque chose à faire.

1998, Bernard Lang [18]. Pendant des années j’allais aux conférences autour du logiciel libre et je voyais Bernard Lang passer comme un gourou, depuis c’est devenu un ami, c’est une des meilleures choses que j’ai faites de ma vie. Et puis vous avez Jean-Claude Guédon [19], quelqu’un qui a inventé le mot « courriel », un Canadien, un littéraire qui a tout de suite vu qu’il y avait un enjeu dans le logiciel libre. Très tôt, ces gens-là voient qu’il y a des enjeux économiques autour du logiciel libre, que ce n’est pas du gratuit ou, plutôt, qu’il y a de la valeur à faire avec du gratuit.

Par hasard, il y a quelques années, j’ai envoyé un message sur une liste de diffusion. J’avais le projet d’écrire cinq pages en anglais et, sur cette liste de diffusion, une éditrice de chez Eyrolles m’a dit « tu m’en fais 200 pages et on publie chez Eyrolles ». Par hasard, je me suis retrouvé à écrire ce petit livre [Économie du logiciel libre] qui n’existe plus en papier, qu’on doit pouvoir trouver, vous tapez le titre et PDF, vous devez pouvoir le trouver [20], il a été piraté le lendemain !

Qu’est-ce qui m’amène à réfléchir sur ces problèmes d’économie ?
Free software, ce sont des gens qui aiment l’informatique, qui partagent, ce sont des amateurs, ils ne s’occupent pas trop d’argent et puis open source, ce sont des gens qui trouvent qu’on peut vendre des choses, pas nécessairement en empêchant de partager, on peut partager, mais on peut vendre du service, de la maintenance, de l’évolution. Le problème c’est qu’il y a des abeilles qui contribuent au bon miel, aux bons logiciels, et puis il y a des gens qui se rétribuent, comme les apiculteurs qui volent le travail non payé des abeilles. Le travail non payé, c’est une vieille idée !
On pourrait dessiner autrement : il y a des gens qui en ont assez de contribuer et qui n’obtiennent que de la déception. Il y a des gens qui ont lu Proudhon !

En fait, si on veut comprendre ce qui se passe en termes d’économie, il faut être un peu informaticien et savoir qu’il y a trois types très différents d’informatique :
il y a les couches basses que sont les réseaux, les protocoles, ce qui est à la cave, avec des informaticiens un peu autistes, qu’on croise rarement, on ne comprend absolument pas ce qu’ils disent, ils lisent des livres, c’est très bizarre, un peu comme des rôlistes, un truc bizarre ;
deuxième informatique : les composants, les bibliothèques, libraries, les briques qu’on n’a pas envie de réinventer, les systèmes à partir desquels on va fabriquer des logiciels ;
les logiciels, des logiciels métier, ceux qu’on peut utiliser, ceux que vous connaissez.
En réalité ces trois informatiques obéissent à des logiques très différentes en termes de communautés de métiers et d’économie.

Ce sont trois acteurs, trois communautés très différentes. Souvent, dans le monde du logiciel libre, on parle de LA communauté. Je ne me suis pas fait beaucoup d’amis en disant que la communauté n’existe pas, il y a DES communautés. Et, comme dans toutes les communautés, il y a des conflits. Ce qui est intéressant, dans les communautés, ce n’est pas Youkaidi Youkaida, on est bien ensemble, on est dans la même famille, non ! Ce qui est intéressant c’est quand on se dispute, ce sont les conflits qui sont intéressants.

En fait, il y a trois communautés, je les ai mises dans l’ordre d’apparition.
Première communauté : les hackers bénévoles, ceux qui codent parce que c’est sympa, parce qu’ils aiment ça, ils ne se préoccupent pas de savoir comment ils seront payés, en général ils sont informaticiens d’une université et ils font ça comme on fait des maths pour son plaisir, ils ne s’occupent pas de savoir s’ils seront payés.
Ensuite vous avez des marchands, coalisés, qui ont intérêt à éviter de réinventer la roue ; ils ont intérêt, en particulier, à faire des économies dans la recherche et le développement. Ce n’est pas du tout la même chose, ce ne sont pas du tout les mêmes informaticiens.
Et puis, enfin, il y a des gens qui ne sont pas informaticiens du tout, qui ne font même pas de marketing, qui sont simplement des utilisateurs, des utilisateurs qui aimeraient bien payer le vrai prix.

Je voudrais essayer de vous décrire l’histoire de l’informatique à partir de ces trois libérations successives.

Première libération. À la fin du siècle dernier, quelque chose arrive sur le terrain des serveurs, des couches basses : free software. Pour ceux que ça intéresse, je vais utiliser un modèle qu’on appelle le modèle de la métastabilité. En physique, un objet métastable est un objet qui est stable mais qui peut changer de stabilité. Si vous savez jouer aux billes, vous savez que la bille est dans le trou, mais elle peut sortir. Il y a un moment où c’est bon, c’est gagné, sauf que ce n’est pas gagné pour tout, ce n’est gagné que pour les couches basses, pour les informaticiens qui font des trucs très confidentiels, ils sont dans une cabine téléphonique marquée GNU, ils sont tout seuls et ils ont gagné. Non !
En réalité, des gens comme Eric Raymond, comme Tim O’Reilly [21] vont dire que ça pourrait intéresser l’entreprise. Ces modèles de développement collaboratif sont bougrement efficaces, on pourrait dire au monde propriétaire de l’informatique que c’est ce modèle-là qui peut faire développer du logiciel sérieux. Ils vont dire « on va appeler ça open source » pour éviter de croire que c’est libertaire, pour que les gens puissent arriver dans des conseils d’administration avec la bonne cravate, le bon costume et sans sandales. À ce moment-là, on s’aperçoit que pour passer dans le deuxième trou, le frein c’est l’idéologie : il faut faire disparaître cette idéologie et l’accélérateur c’est l’intérêt.
Qu’est-ce qui va se passer dans ce premier moment ? Les hackers bénévoles sont des gens qui codent parce qu’ils aiment ça.

Mais, au début du 21e siècle, va se passer une révolution silencieuse qui va laisser un conflit ouvert, conflit entre free software et open source. Si vous prononcez le mot open source devant Richard Stallman [2], il va dire « il ne faut pas dire open source, il faut dire free software », vous allez vous faire allumer parce que ce conflit subsiste.
Et les marchands coalisés vont se dire que c’est une bonne idée de développer ensemble, d’habitude on réinvente la roue. Qui sont-ils ? Par exemple à la Fondation Apache [22], qui travaille sur Java, XML, vous avez des gens qui payent 60 000 dollars pour pouvoir s’asseoir au board et faire travailler leurs ingénieurs ensemble. Ils sont tous là : Apple, Microsoft, Oracle. Ils ne vous le disent pas. C’est ce qu’on appelle de la coopétition : ils coopèrent pour fabriquer des armes et, ensuite, ils s’entre-tuent sur le marché mais avec les mêmes armes. Ils ont fait des économies en fabriquant ensemble des choses qui sont moins chères que s’ils les inventaient, s’ils les développaient séparément.

Deuxième exemple : OW2 [23]. OrientWare a rencontré ObjectWeb et ils ont fait ensemble, ils ont réalisé la mutualisation et vous avez ici de très grosses entreprises qui travaillent ensemble. On a l’impression qu’elles sont concurrentes, mais, en fait, elles coopèrent sans arrêt.

Et puis il y a les clients. Jusqu’à présent ça ne change rien : le propriétaire est fait à base d’open source, il a le goût de l’open source, la saveur de l’open source, mais le prix du propriétaire, ça ne change rien pour les clients. Ce qui est en train de se passer c’est que les clients coalisés se disent « au lieu de faire des clubs d’utilisateurs où on va geindre pour attendre la prochaine version, on va reprendre la main ». On laissera un conflit ouvert entre la mutualisation par l’offre et la mutualisation par la demande parce que les clients et les marchands ce n’est pas la même communauté. Un jour, dans une conférence, j’expliquais devant des gens qui étaient tous à fond pour le Libre, que les clients et les marchands n’ont pas les mêmes intérêts. « Ah bon ! On n’est pas copains ? ». À la fin, un DSI [Directeur des services informatiques] d’une très grande ville m’a dit merci, parce qu’il y en a marre qu’ils nous vendent des trucs en disant qu’on est copains. Non ! On n’est pas copains. C’est donc l’enjeu des logiciels métiers libres.

Qu’est-ce que c’est que ces clients mutualistes ? Je vais prendre un exemple. Tous les communicants utilisent des logiciels de la société Adobe ; si vous leur parlez d’autre chose ils vont vous dire « ah ! », en plus sur Mac parce que ça fait mieux. C’est l’effet Veblen : j’achète un truc très cher parce que ça me donne de la valeur ; si j’ai le dernier iPhone, c’est moi qui ai de la valeur. C’est pathétique ! Les communicants utilisent ces logiciels qui sont très chers ! Il m’est arrivé d’en rencontrer. À Angoulême, au Pôle image, il y a des écoles de l’image avec des gens qui utilisent ces logiciels ; ils étaient entre eux en train de dire « c’est cher » ; ils étaient tous ensemble. Je leur ai dit : vous vous mettez ensemble, à l’échelle de la planète. Imaginez tous les clients : les écoles de design, les écoles de dessin, les studios de cinéma, les services comm’, enfin c’est monstrueux. Ils se mettent ensemble, ils gèrent le problème de la gouvernance, ils achètent le logiciel, ils maîtrisent la feuille de route, ils divisent les prix par dix et, en plus, un retour sur investissement en deux ou trois ans. Le problème c’est la gouvernance. Pour se libérer, le prix c’est la gouvernance : il faut s’organiser. C’est tellement plus simple de ne rien faire et de payer ! Donc la liberté a un prix, celui de s’organiser.
C’est compliqué. Un ami m’a donné cette formule : c’est celui qui met la pièce dans le juke-box qui choisit la musique, c’est-à-dire que c’est celui qui paye qui devrait décider. On achète des logiciels et on ne décide pas de la feuille de route ? C’est n’importe quoi !

C’est complètement l’idée de l’ADULLACT [1]. Depuis 20 ans, nous essayons de dire aux collectivités, aux administrations : on se met ensemble et on arrache le truc.
C’est plus compliqué que prévu. Au départ, je me disais qu’avec cette idée, très rapidement on va développer ensemble. En fait, il y a des problèmes de calendrier, il y a des problèmes d’egos surdimensionnés. Je sais que les collègues élus sont préoccupés aussi de leur image. Quand on leur dit : « Vous allez développer un logiciel en marque blanche, que tout le monde pourra utiliser. — Oh ! Moi je voudrais que ce soit mon logiciel, de ma région ! ». Très compliqué !

On a quand même réussi. On a monté une coopérative parce qu’on n’arrivait pas à les faire financer ensemble, donc on a fait sur fonds propres, on a emprunté aux banques : aucune difficulté, les banques ont très vite compris que c’était une bonne idée.

Je vous donne un exemple : le contrôle de légalité. Quand on a fini un conseil municipal, on envoie les délibérations à la préfecture et la préfecture vérifie qu’il y a un vague rapport avec la loi avant de pouvoir rendre ces délibérations exécutoires. Ce contrôle de légalité est fait de manière informatisée, transmission par des réseaux.
La Caisse des dépôts et consignations avait prévu de faire un logiciel pour faire ça, en propriétaire, format fermé. On a écrit à la Direction générale des collectivités locales au ministère de l’Intérieur : « On aimerait bien avoir les mêmes possibilités que la Caisse des dépôts pour travailler sur ce segment qui s’appelle @CTES, le projet de contrôle de légalité ». Réponse polie : « Vous êtes gentils, mais vous êtes des nains. La Caisse des dépôts c’est quand même la Caisse des dépôts ! Vous êtes gentils mais ce n’est pas possible. » On a écrit une deuxième lettre, en recommandé, en expliquant que l’Europe aime la concurrence. Ils ont tout de suite compris le message. Nous avons été invités, nous avons eu exactement les mêmes possibilités d’accès aux infrastructures pour des tests. Le logiciel de la Caisse des dépôts s’appelle FAST. Pour faire des économies de publicité nous avons appelé le nôtre S2LOW [24]. Nous sommes aujourd’hui devant en termes de flux. Ce logiciel est libre, il est partagé, des entreprises différentes et concurrentes font du service sur ce logiciel et, en termes de flux, nous sommes devant FAST. On a divisé les prix par dix. Ça a un effet intéressant.

On pourrait montrer beaucoup d’autres exemples de logiciels qui ont été faits par des collectivités pour d‘autres collectivités. Par exemple, la ville d’Arles a développé en interne un logiciel que j’aime beaucoup, qui s’appelle openCimetière [25]. C’est intéressant parce qu’on comprend bien qu’on a dans toutes les communes de France, malheureusement, cette compétence cimetière, mais on achète 36 000 fois des choses différentes, alors que l’argent public pourrait ne payer qu’une fois. À Arles ils ont fait openCimetière, la killer application pour rouler à tombeau ouvert vers le logiciel libre !

Le problème essentiel c’est de faire travailler ensemble ces trois communautés. C’est trouver le moyen de mobiliser les gens qui ont envie de coder sans les décevoir, de mobiliser les gens qui ont envie de faire de la R&D ensemble en essayant de mobiliser leur énergie et pas simplement en les arrosant de subventions. Dès qu’on me demande de participer à un projet pour demander des sous, je dis non : l’argent public n’est pas la vache à lait pour subventionner des entreprises. Il faut s’organiser pour qu’elles aient intérêt à faire bien.

Et puis la communauté des clients.

C’est comme cette image des anneaux borroméens. Si un des anneaux ne marche pas, tout s’effondre. Le problème de l’informatique libre, ce n’est pas claquer des doigts en disant « on va tout libérer ». Non !, il va falloir changer des habitudes, des habitudes de développement, de marketing, d’achat et tout ça est un peu compliqué.

Focus sur la commande publique

J’avais prévu de faire un focus sur la commande publique. Très rapidement.
On a vécu dans les collectivités — c’est principalement le segment qui m’occupe — trois moments.
Il y a un moment, l’âge du spécifique où tout le monde code chacun dans son coin. Mais c’est catastrophique parce qu’on réinvente la roue, personne ne travaille pour nous, on ne travaille pas ensemble, on est séparés, les réseaux n’existent pas encore. Ceux qui se souviennent de cet âge s’en souviennent avec effroi. Par bonheur, on voit arriver le progiciel : des gens font des trucs pour nous, des trucs qui marchent ! Il n’y a plus besoin de coder. Plus besoin de coder ! En général aujourd’hui, le monde de l’informatique, enfin du procurement informatique, c’est maintenant quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il vend qui vend à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il achète. Ce qui est terrible c’est que nous sommes dans un monde où des gens qui ont fait bac + 4 en informatique font des devis ou des factures, ils ne touchent plus au clavier pour coder, ils n’aiment plus coder. Pourquoi fait-on de l’informatique ? Je referme la parenthèse, c’est effrayant !

C’est très bien, le progiciel mutualise pour nous par l’offre. Malheureusement, très vite s’installe une situation de client captif où le marchand fait ce qu’il veut, décide de manière unilatérale d’abandonner le support sur XP pour vendre autre chose ; Oracle décide « maintenant on va compter les licences d’Oracle sur le nombre de processeurs ». Vous n’aviez pas prévu, tant pis ! Des changements et on se retrouve dans une situation de client captif. Aujourd’hui, le problème c’est de reprendre la main, de refaire communauté, en essayant de lutter contre ceux qui font croire que c’est impossible et en luttant aussi contre ceux qui voudraient empêcher de partager. La Cour des comptes insiste sur le fait que la mutualisation, pour l’instant, coûte, elle n’a pas donné ses effets.
La clef c’est surtout d’acheter ensemble, c’est de faire ensemble. Acheter tout seul, c‘est idiot. Il faut donc essayer de savoir si d’autres ont les mêmes besoins que nous et ne pas acheter des solutions, on n’achète pas un logiciel ; d’ailleurs quand on l’achète on croit l’acheter, on le loue. On achète de la maintenance, de la sécurité, mais on n’achète pas le logiciel.

Quels changements pour le métier

Ça change tout pour le métier, je ne vais pas développer trop. Il faut recommencer à coder, il faut former les gens, il faut leur laisser le temps de faire de la veille pour voir ce qui existe. Il faut arrêter de faire des factures et des devis.
Mais, le plus important, si jamais il y a de futurs parlementaires ici, j’en profite bassement pour leur dire quelles sont les petites choses, dans la loi, qui pourraient faire que tout change.

D’abord, au début du 21ᵉ siècle, on s’est posé la question : est-ce qu’il faut s’obliger à faire du logiciel libre ou est-ce qu’il faut contraindre ? Il faut s’obliger. C’est une ardente obligation de faire que l’argent public produise du logiciel libre, d’ailleurs c’est dans la loi. 2016, la loi pour une République numérique [26] impose que l’argent public ne produise que du logiciel libre. Le problème de la loi c’est qu’il faut expliquer, il faudrait la lire, il faudrait l’appliquer, c’est très long.

Un truc tout bête : obliger à publier les connecteurs entre des logiciels pour éviter que les clients les repayent 50 fois. La plupart des entreprises vendent des trucs qui sont déjà vendus 10 fois, 100 fois, avec des marges qui sont à plus de 90 %. C’est formidable !

On pourrait faire des déclarations d’intention d’appels d’offres pour décourager ceux qui achètent tout seuls. « Comment ? Vous avez acheté tout seul, alors que les autres avaient le même besoin que vous ! ». C’est ce qu’ils commencent à faire dans l’État. La DINUM [27], la DSI de l’État, regarde les grands marchés pour dire « attendez, vous n’allez pas acheter deux systèmes qui font la même chose ! ».

Un tout petit changement qui aurait de gros effets. Actuellement, quand on achète un logiciel, un logiciel qui est en fait une location, eh bien on le paye en investissement, comme si c’était quelque chose qui était du patrimoine ; et quand on fait développer du logiciel libre, qui est en fait du vrai patrimoine, on le paye en fonctionnement, ce qui est une horreur pour les élus parce que moins on paye en fonctionnement, mieux on se porte. En fait, il faudrait faire l’inverse ! C’est de la location ? Fonctionnement. C’est du patrimoine ? Investissement. À ce moment-là par intérêt, je crois beaucoup à l’intérêt, eh bien ils vont faire propre.
L’intérêt c’est redoutable. À Angoulême, je m’occupe des RH et je remarque que la peur de l’amende, pour l’emploi des travailleurs en situation de handicap, a rendu les gens extrêmement philanthropes. De la même façon pour la construction de logements sociaux : l’inquiétude de payer l’amende a rendu philanthropes, la mixité sociale doit beaucoup à cette philanthropie. Donc l’intérêt, ça marche très bien.

Et puis, je termine sur le pantouflage. À l’intérieur de l’État, des gens rêvent de passer dans le privé pour récupérer les services, et ils ont exploré ; je ne veux pas dénoncer, mais il y a des gens qui font des allers-retours très bizarres. À un moment il faut dire stop : je suis un libéral, ces gens qui détestent les monopoles publics et privés, et, à un moment, il faut savoir que ce n’est pas la même chose, des deux cotés, public et privé, on n’a pas la même fonction. Ce jeu qui consiste à utiliser l’argent public pour engraisser des sociétés est un jeu qui doit cesser et ça peut passer par la loi.

Merci de votre attention

Je termine souvent par cette formule que je prête à Confucius, quand on ne sait pas de qui c’est, on dit que c’est de Confucius : « Souvenez-vous que quand vous ferez quelque chose, vous aurez contre vous ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et surtout ceux, très nombreux, qui ne voulaient rien faire. »
Merci de votre attention.

[Applaudissements]

Questions du public et réponses

Public : Bonjour. J’ai écouté attentivement ce que vous avez dit sur la différence entre open source et logiciel libre. Je découvre votre travail, je vais poser la question sans avoir la réponse. Je travaille dans le dessin animé, j’ai beaucoup affaire au cas dont vous avez parlé. Typiquement, de ce que j’en sais, je crois que la Fondation Blender [28] c’est de l’open source, pourtant leur modèle économique a l’air d’être basé sur le don. Est-ce que, pour vous, ça correspond au cas de figure que vous évoquiez, c’est-à-dire qu’on loue sans arrêt, que leur logiciel n’est pas vraiment pour tous, ou est-ce qu’il est vraiment pour tous ? Je n’arrive pas vraiment à faire la distinction entre les deux.

François Élie : Si on regarde les licences, Blender fait partie des grands logiciels libres, il est dans les distributions. Si vous avez Ubuntu sur votre machine, vous faites « apt install blender », il descend sur votre machine : c’est du logiciel libre.
Le problème, dans toutes les communautés qui pilotent du développement, c’est d’assurer la pérennité du logiciel. Beaucoup de très grands logiciels — Blender fait partie des grands logiciels, comme LibreOffice — vont essayer de s’adosser à des fondations qui vont essayer de drainer des fonds. LibreOffice draine des fonds qui vont venir de collectivités, de grandes entreprises, qui ont intérêt à ce que ça continue à exister. Je ne sais pas pour vous, j’utilise beaucoup Wikipédia. À tout hasard, pour que ça continue d’exister, j’ai mis un virement automatique sur la Fondation Wikimédia [29]. Ce n’est pas très douloureux, 10 euros par mois, pour que ça continue d’exister.
Tous les gens qui utilisent Blender ne le savent pas et ne le font pas, mais beaucoup de gens ont intérêt à ce que Blender continue à exister, donc ils financent.

Les modèles de financement de ces logiciels sont extrêmement variés, mais ils ont tous cette idée de pérenniser le logiciel en sachant qu’il va falloir payer des gens, que ça ne pousse pas sur les arbres, que ce n’est pas avec une communauté de bénévoles que l’on assure la pérennité du logiciel. C’est pour ça que j’insiste sur le fait que ces communautés sont des communautés d’intérêt qui n’ont pas les mêmes intérêts.

Le end user qui va utiliser Blender ne se rend pas compte de tout ça. Il attend la prochaine version, il a l’impression que ça pousse sur les arbres. On ne va pas le lui reprocher, on ne va pas lui demander d’acheter une licence. Par contre, on va dire aux gens qui font un film qui rapporte de l’argent avec Blender : « Vous avez intérêt à ce que ça continue d’exister, donc crachez au bassinet ! ». On ne leur impose pas, ils vont trouver que c’est leur intérêt que ça continue d’exister.

Il y a des modèles plus ou moins vertueux. Il y en a qui utilisent une double licence : une licence community et une licence corporate. Le problème est toujours le même : comment financer ce qui va, ensuite, être offert ?

Public : Bonjour Monsieur Élie, encore bravo pour votre conférence. Je ne connaissais pas du tout le sujet, je le connais encore moins, au moins, je vois les problèmes que vous avez évoqués.

François Élie : Si vous le connaissez encore moins, j’ai raté mon coup !

Public : Je veux dire que je ne m’y connais pas du tout dans ce qui est open source, tout ce qui est logiciel, etc., au moins, vous avez soulevé des problématiques très intéressantes. Justement, pour une question un peu plus politique, vous avez réussi l’exploit de me faire dire, et aussi à Loïc, « merci Michel Rocard », ce qui n’est quand même pas mal, bravo ! Justement, pour rester sur l’Union européenne : est-ce que depuis, on va dire, cette loi Rocard concernant les logiciels, la position de l’Union européenne a changé ? Est-ce qu’elle s’est dirigée vers un côté, un autre ? Vous traitez aussi de souveraineté, en l’occurrence plus nationale en ce qui concerne tout ce qui est gaspillage d’argent, etc., mais, au niveau européen, est-ce que l’Union européenne, est-ce que le Parlement, est-ce que la Commission européenne a une politique justement sur tout ce que vous venez de traiter ? Merci.

François Élie : La réponse est oui. Au tout début, j’ai parlé très rapidement des forges, c’est-à-dire des endroits où on développe du logiciel. D’ailleurs c’est intéressant que ça porte aussi le nom de forge : la révolution du 19e siècle c’était aussi la révolution des maîtres de forges, il y a donc du logiciel à coulée continue qui se développe sur les forges.
On a réussi à convaincre, en France, de faire une forge dans le projet ADELE, ADministration ELEctronique, on leur a dit « il faut une forge ». Ils ont fait une forge de l’État qui s’appelle admin source, qu’ils nous ont confiée après parce qu’ils ont arrêté. À la Commission européenne, on a réussi à convaincre de faire une forge à l’échelle européenne pour mutualiser entre les pays. Même s’il existe des conflits ouverts, de manière inlassable, incessante, des lobbyistes invitent les parlementaires et les gens de la Commission à des petits déjeuners pour leur expliquer les choses de la vie, qu’il faut bien faire pour eux. En fait, il y a une lame de fond qui fait que tout le monde sent qu’il va falloir aller vers le partage, pour des raisons financières aussi ; quand on est pauvre, on finit par devenir intelligent. Un certain nombre des signes le montrent.
J’en prends deux exemples.
Un exemple qui va sortir bientôt : dans les tuyaux il y a un gros travail sur les communs numériques à l’échelle européenne, pas simplement sur les logiciels mais sur tout ce qui est numérique, tout ce qui est communs, tout ce qui est respublica : il va falloir partager.
Et puis, sous la présidence française, la Déclaration de Strasbourg des 27 [30], vous pouvez voir deux pages sur l’open source.
Donc oui, les choses avancent très bien. Il y a 20 ans les planètes n’étaient pas alignées, aujourd’hui il y a un discours assez commun. Le problème c’est qu’il ne suffit pas de dire, il faut aussi savoir comment.
Par exemple, dans l’État, il y a des startups d’État – je déteste le mot, le mot État aussi, mais bon !, startup c’est un peu agaçant. Des gens vont développer très vite, en mode très agile, des logiciels, mais après ils ne pensent pas à la pérennité. À l’ADULLACT [1] on va se retrouver ensuite à expliquer comment gérer la pérennité d’un logiciel qu’on a développé comme ça, à l’arrache, parce qu’on avait un besoin. Il ne suffit pas de dire qu’il faut faire de l’open source. On a vu, avec Blender, qu’il faut assurer la pérennité de ce logiciel, il faut assurer la confiance qu’on a dans ce logiciel et pas choisir des langages confidentiels, des modes de développement bizarres, il faut que ce soit bien documenté.

Les choses avancent, mais il faut revenir à ce qu’est l’informatique. Il ne suffit pas que le numérique soit cadeau. Il est offert mais par des gens qui ont travaillé pour ça, donc il faut regarder comment on finance, comment on produit.

Public : Bonjour. Merci beaucoup pour votre conférence, c’était vraiment, je pense, essentiel. J’aurais des questions du point de vue politique et juridique. Est-ce que, dans les programmes, dans les propositions qui ont été faites pendant la présidentielle, vous avez vu des choses qui allaient dans le bon sens, ou une prise de conscience de ces questions-là par les grands mouvements politiques ? En fait j’aurais trois questions, c’est la première.

François Élie : La question politique : quelle est la place de ces sujets sur le terrain politique ?
Au début de ce combat, au début du 21e siècle, il y avait des gens au Parlement, à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui avaient à la fois le bon niveau en informatique et surtout une vision, je n’ai pas dit que les gens n’ont plus le même niveau. Par exemple, j’ai rencontré le sénateur Laffitte [31]. Le sénateur Laffitte c’est Sophia Antipolis, c’est la réforme de l’enseignement à l’école Centrale, c’est quelqu’un qui a tout de suite vu, d’ailleurs il a fait une proposition de loi pour généraliser l’Internet et l’usage des logiciels libres dans les administrations.
Aujourd’hui, on peut dire que c’est le désert, c’est-à-dire qu’il n’y a plus cette vision. Il y en a quelques-uns qui découvrent la roue, qui lisent, je vais leur envoyer mon livre en disant ça fait 20 ans qu’on est dessus. Aujourd’hui, on pourrait se dire qu’on est déçus que ce n’est plus dans les programmes politiques.
J’allais dire que ce n’est pas très grave. Ce n’est pas très grave, tant pis pour eux ! Mais dessous, dans tous les ministères, les n - 2 sont convaincus. Les grands DSI de l’État, en général des polytechniciens, sont tous dans l’open source. Je prends un exemple : la Gendarmerie nationale a fait sa grande migration [32], je suis très fier parce que j’ai animé la table ronde dans laquelle ils ont annoncé, en 2007, qu’ils allaient basculer vers le logiciel libre. En 2013, les 70 000 machines des brigades de Gendarmerie sont toutes sous Linux pour des raisons de sécurité, pour qu’elles puissent sortir toutes à un seul endroit. Les gens qui ont piloté sont très peu nombreux et ils sont très bons. Et puis ce sont des gens qui ne sont pas de ceux qui font des factures ou des devis : il y a des généraux de gendarmerie qui, de temps en temps, mettent un tee-shirt et sont développeurs Debian. Même si sur le terrain politique on ne s’y retrouve pas dans le discours, chez les informaticiens qui gèrent des deniers publics, la messe est dite !

Évidemment, si vous me posez la question : est-ce que pour les présidentielles il y avait un peu de Libre ? Non. Il y avait éventuellement, de temps en temps, les écologistes, le Parti pirate, qui disent deux/trois trucs, mais il y a très peu de choses. Puisque vous avez dit du bien de Michel Rocard, je vais vous en donner un autre en pâture. Il m’est arrivé d’être invité, c’est très bizarre pour un libéral, par monsieur Mélenchon pour travailler sur son programme. Il y a des gens qui s’intéressent à ces choses, mais il n’y a pas de vision politique, j’allais dire : à long terme. Ce sont des prurits ici ou là, par intérêt, mais il n’y a pas de vision politique.
Je répète que ce n’est pas grave, parce que les choses avancent de toute façon comme un rouleau compresseur. C’est un petit peu comme un tsunami : nous sommes quelques-uns à avoir vu le sol bouger, on sait que la vague arrive. Ils ne sont pas prêts, ce n’est pas grave, mais la vague arrive.

Public : Du coup, au niveau international, est-ce qu’il y a des pays qu’on pourrait prendre en exemple, dans lesquels la législation ou en pratique on serait déjà plus avancé sur ces questions-là ?

François Élie : Oui : la France. C’est le problème ! La Commission européenne observe ce qui se passe. Un jour des gens de l’ADULLACT [1] vont à la Commission, il y avait un grand tableau qu’avait fait un gros consultant et nous étions tout à fait dans un coin : « Pourquoi sommes-nous dans le coin ? — Parce que vous avez dix ans d’avance ! ». Donc, effectivement, il y a des gens qu’on peut prendre en exemple, mais malheureusement c’est nous. On attend les autres. Nous sommes très observés.

Public : Ma dernière question c’est sur l’éducation. Vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de formation. Est-ce que vous pensez aussi qu’il y aurait besoin d’insister d’autant plus à un éveil, à une formation dans l’Éducation nationale à ces questions-là ?

François Élie : Il y a deux combats assez différents.
Il y a un combat pour l’enseignement de l’informatique. C’est un combat qu’on mène aussi, que je mène avec ma casquette d’enseignant. J’ai été invité deux fois à l’Élysée, à 17 ans d’intervalle. La première fois c’est parce que mes élèves avaient gagné un concours d’informatique et la deuxième fois, 17 ans après, parce que la ministre allait annoncer qu’on allait ré-enseigner l’informatique. Il y a un gros problème : on n’a toujours pas compris qu’il faut enseigner l’informatique à tout le monde. J’allais dire que ce n’est pas grave, commençons par leur apprendre l’orthographe parce que si on oublie les points-virgules dans un programme, il ne marche pas ; je plaisante ! L’informatique pour tous. On n’a pas besoin d’enseigner l’informatique à très haut niveau, il faudrait, mais ils n’ont toujours pas compris qu’on n’a pas de cours de numérique intra-utérins et qu’en fait les gens qui disposent de ces trucs- là [téléphone portable, NdT] pour jouer à Candy Crush ne savent rien en informatique. J’en veux beaucoup à la Petite Poucette de Michel Serres. Ils ne savent rien, il faut leur apprendre, il faut tout leur apprendre !
Ce combat est compliqué parce qu’ils ne comprennent pas. En informatique, les gens s’imaginent savoir parce qu’ils ont passé deux heures avec une souris. C’est très difficile d’être prof d’informatique parce que vous avez des gens qui disent « ce n’est pas ça que j’ai envie d’apprendre ». Mais, coco !, puisque tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir ce que tu ne sais pas. C’est très compliqué d’enseigner l’informatique, je vous assure. Effectivement, c’est un premier combat.

Après il y a un deuxième combat, ce sont les outils qu’on utilise et là j’ai une bonne nouvelle. Jusqu’à présent l’Éducation nationale était plutôt un mauvais élève : on accueillait Microsoft avec un tapis rouge, on se faisait prendre en photo, on passait des conventions, etc. Un petit signe : le directeur du numérique éducatif a changé récemment [Audran Le Baron]. Son pedigree est intéressant : il a travaillé avant sur le Projet Copernic. Le Projet Copernic c’est celui qui permet de payer les impôts, c‘est de l’open source du sol au plafond. Ce sont des gens qui savent très bien comment on prend le meilleur code, comment on passe le meilleur contrat de maintenance en tenant la bride courte aux entreprises. Le nouveau patron de la DNE [Direction du numérique pour l’éducation] a organisé le 1er avril de cette année, à l’ENS [École normale supérieure] de Lyon, les Premières Journées du Libre Éducatif [33]. C’est la première fois que ça se faisait dans l’institution.
Les choses avancent pour le Libre dans l’éducation à vitesse grand V. Ça va me permettre de déployer du GNU/Linux dans toutes les écoles d’Angoulême, c’est un scoop ! je n’ai pas réussi à le faire annoncer par la presse locale d’Angoulême, ils n’ont pas compris, je les ai pourtant invités pour ça. Ils ont publié le nombre de machines, les écoles, mais ils ont oublié de dire que c’était GNU/Linux, ils n’ont pas compris.
Les choses avancent très vite de ce côté-là.

Public : Je voulais ajouter au passage, par rapport à ce que tu disais sur les élèves, ça fait partie des choses qu’on ne s’imagine pas forcément. Quand on est enseignant on leur fait passer Pix [34] tous les ans. La première fois que je l’ai fait, je ne suis pas forcément féru d’informatique, je me suis dit : les élèves vont tellement me dépasser, je ne vais pas comprendre ce qui va se passer dans la salle, il va falloir avoir l’œil partout. Je me suis très vite rendu compte qu’ils avaient beau avoir entre 16 et 18 ans, en réalité ils étaient complètement aliénés. Ça fait partie des choses qui nous intéressent, des problématiques qui nous concernent. C’est-à-dire qu’ils ont un usage, comme tu disais, pour jouer à Candy Crush ou pour les réseaux sociaux, mais, en réalité, ils n’ont aucune maîtrise de l’objet et de la matière qu’ils utilisent.
On est vraiment dans un processus d’aliénation qui est extrêmement important et qu’on sous-estime énormément. Quand on écoute certaines générations on a l’impression, comme tu le disais, qu’ils ont fait de l’informatique intra-utérin alors qu’en réalité non, il y a une aliénation extrêmement probante, même s’ils sont tout le temps sur leur téléphone. On le constate énormément dans les classes, avec pourtant des exercices qui leur sont proposés qui sont des exercices extrêmement simples, en réalité, dans les premières étapes.

Public : Vous avez parlé de la gendarmerie. Je voulais vous poser la question sur la défense. On peut supposer que l’objectif de sécurité est aussi fort en gendarmerie qu’en défense. Par exemple, l’association qui s’appelle l’April [35] fait régulièrement une veille. Ils font la publicité et ils portent à la connaissance des gens la façon dont la Défense réagit par rapport à l’entrisme Microsoft [36]. Or là, jusqu’à présent, sauf information contraire que vous nous donneriez, c’est catastrophique. Est-ce que ça a un rapport, justement, avec la géopolitique et notre relation avec l’Otan ? Parce que là nous sommes très mal partis.

François Élie : L’April relaie régulièrement cette question, ça s’appelle « Open Bar », c’est le nom que prend cette convention supposée entre Microsoft et la Défense.
En fait, il faut voir ça à plusieurs niveaux.
Il y a d’abord un premier niveau qui est la nécessité, pour les systèmes d’armes, d’être interopérables. On peut effectivement se dire qu’on est rentré à nouveau dans le commandement intégré de l’Otan, donc on est verrouillé sur Windows.
Il faut savoir que les gens qui pilotent les armées ont accès au code source. Il est hors de question d’utiliser un système, même propriétaire, sans l’auditer, donc le problème ne se pose pas exactement de la même façon. Ce n’est pas parce qu’un navire est piloté sous Windows qu’il y a des backdoors. Non, le système a été nettoyé, il a été audité, ce n’est pas le même Windows que celui que vous avez. Il faut arrêter les fantasmes. Ce sont des systèmes qui ne sont pas exactement les mêmes.
À côté de ça, il faut savoir que l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information], l’Agence qui s’occupe de sécurité, a fait développer un Linux sécurisé avec un cahier des charges extrêmement strict : on a deux cartes réseaux sur la machine, une carte réseau qui va sur les secrets défense et une carte réseau qui va dans le grand bain ; sur la même machine, deux parties complètement étanches. Donc ça existe, il suffirait d’une volonté politique, ou d’un besoin, pour switcher.
Il ne faut pas être trop alarmiste. Ils ne font pas ça seulement pour des raisons de sécurité. Dans la gendarmerie, ils l’ont fait pour des raisons de pérennité des documents. Ils doivent pouvoir ouvrir les documents dans 30 ans, donc ils ont choisi des formats ouverts. Comme ils gèrent des données, c’est aussi la sécurité des données.

Il y a d’autres aspects dans l’armée qui donnent confiance.
Par exemple, j’ai été audité au moment où, dans l’armée, ils ont réuni une DSI commune aux trois armées, nous avions été invités pour faire un exposé sur le logiciel libre, avec des vraies questions : comment on achète intelligemment pour éviter l’effet tunnel ? Ils voyaient bien que c’était un problème d’achat.
Je parlais tout à l’heure d’un général de gendarmerie qui met un tee-shirt Debian : il y a aussi, dans l’armée, des gens qui sont convaincus. Je crois que le général Desvignes, qui a dirigé l’école des transmissions, est un fana des logiciels libres : pour des raisons de sécurité, il en connaissait très bien l’efficacité.
Je parlais tout à l’heure des n – 2 qui sont tous convaincus. Les informaticiens ne sont pas des benêts à qui on va expliquer « faites du Libre ». La question, c’est surtout comment on fait, comment on fait avec nos partenaires, etc. La question de la sécurité se pose aussi pour les autres armées. L’armée américaine est aussi embêtée que nous avec ces cochonneries.

Public : Bonjour, merci pour votre exposé. Vous avez dit à un moment, il me semble, que la France un temps fut pionnière dans le développement de l’informatique à l’international, mais, qu’entre-temps, elle s’est faite déshabiller. Est-ce que vous pourriez rapidement résumer cet épisode, les bifurcations qu’il y a eu et peut-être les occasions manquées ? Merci.

François Élie : Il y a deux éléments.
Un premier élément, je vais parler du Minitel. J’en veux beaucoup à France Télécom. On a, en France, des gens qui ont inventé la transmission par paquets : Louis Pouzin [37] qui a eu la légion d’honneur, je crois, en 2003. On s’est rendu compte que c’était lui qui avait inventé ce qui allait devenir TCP/IP. J’en veux beaucoup à France Télécom parce qu’ils ont préféré défendre le Minitel, encourager les gens à garder X25 pour les réseaux, en disant que TCP/IP n’avait aucun avenir. On a perdu du temps, on a perdu beaucoup de temps ! Les Suisses, les Canadiens étaient avant nous sur Internet. Un des problèmes, c’est de revenir au Web 1.0.
Le Web 1.0 c’est celui que je préfère : c’est celui où toutes les machines qui sont connectées à Internet sont à la fois clientes et serveurs. Aujourd’hui encore, on a du mal à faire comprendre ce qu’est le Web en France parce qu’on a l’impression qu’une machine connectée à Internet est un gros Minitel multimédia. Non !, c’est aussi un serveur. Derrière ma box j’ai des serveurs. C’est très facile à faire. Pourquoi n’explique-t-on pas aux gens qu’ils peuvent fournir de l’information, échanger ?
J’en veux beaucoup au fait qu’on a raté notre entrée dans la société de l’information parce qu’on a oublié de dire aux gens que l’Internet, c’est fait pour écrire, ce n’est pas seulement fait pour lire. Votre ordinateur n’est pas un gros Minitel. Il n’y a pas un petit client avec un gros serveur. La meilleure image que j’ai du serveur en matière d’informatique, c’est « deux bières » [geste mimant l’appel d’un serveur de bar, NdT], c’est ça un serveur : je fais une requête, le serveur me répond. Ce n’est pas une grosse machine avec un cerbère qui garde la salle réseaux, ce n’est pas ça un serveur. Sur cette machine, il y a une dizaine de serveurs qui sont en train de tourner, il y a des serveurs web, des serveurs de mail. Sur toute distribution Linux vous avez plein de serveurs. C’est le premier point.

Le deuxième point c’est qu’on a laissé partir plein de gens qui ont peuplé la Silicon Valley. Il y a des Français partout ! On les a laissés partir parce qu’on était incapables de les payer et de les encourager. Il y a des gens qui sont partis chez Microsoft simplement parce qu’ils avaient une pension alimentaire à payer, on ne les a pas gardés. Des gens qui sont de niveau médaille Fields et qui sont partis. Il faut savoir garder les talents. Pour les garder, il faut quelquefois les payer, quelquefois les encourager, quelquefois les reconnaître. On s’est fait déshabiller. La France fait effectivement partie des pionnières en matière informatique, elle a encore une position de premier plan. En mathématiques, c’est la même chose. On a encore des gens très bons, gardons-les, encourageons-les. Le rêve, en France, c’est « on voudrait avoir des licornes, des entreprises qui vont rivaliser ! ». Mais ce n’est pas le problème ! Le problème ce n’est pas d’avoir des gens qui vont faire du fric ! Le problème c’est d’avoir des gens qui vont inventer des choses intelligentes et, ceux-là, on ne les a pas gardés, ils sont partis ailleurs. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.
Après, on pourrait renter dans le détail sur la manière dont s’est organisé le déshabillage complet.

Public : Merci pour votre exposé. De mon côté je fais partie des professionnels du métier, donc je fais des trucs qui ne marchent pas et qui coulent. Blague à part, je souscris totalement à l’exposé que vous venez de faire. J’aimerais juste me permettre une toute petite précision. Il se trouve que j’ai fait une école d’ingénieur, mais j’aimerais aussi qu’on insiste sur le fait que les mathématiques ne sont pas un prérequis absolu à l’apprentissage de la programmation. J’enseigne la programmation à des personnes qui sont éloignées de l’emploi, qui n’ont pas de bagage, etc., c’est possible. Je souscris aussi à ce que vous venez de dire, j’ai bossé un an aux États-Unis, les meilleurs de ma promo y sont toujours, c’est malheureux, il faut se battre contre. Ce n’est pas parce que l’informatique a principalement été enseignée à des ingénieurs qui avaient fait des prépas et qui étaient forts en mathématiques, qu’on a besoin d’être fort en maths pour faire du développement. Je parle plus à mes camarades là sur ce point. Merci.

François Élie : On peut avoir des divergences sur ce que sont les mathématiques. Je suis cartésien, j’ai lu Descartes et je fais partie des gens qui pensent qu’il n’y a pas besoin de bosse des maths. Il n’y a pas des gens qui sont doués en maths, il y a souvent des gens qui ont rencontré des bons professeurs de maths qui leur ont fait comprendre que tout le monde peut adorer les maths. Il ne faut pas dire aux gens « vous n’avez pas besoin de faire de maths pour faire de la programmation » parce que ce n’est pas complètement vrai. Il faut leur dire « il n’y a pas besoin d’être bon en maths pour aimer les maths, tout le monde peut faire des maths ». Un des problèmes de la France : on vient de sortir les maths du tronc commun. Vous imaginez ! Au pays de Descartes ! C’est catastrophique ! Tout le monde peut faire des mathématiques, il suffit surtout d’avoir des profs qui vous font aimer ça. Je dis « ne désespérez pas, vous n’étiez pas mauvais en maths, c’est simplement que vos professeurs étaient mauvais ».

Public : J’aurais une question qui va peut-être vous sortir un peu de votre domaine de compétences. On va voir si vous aurez quelque chose à y répondre.

François Élie : C’est le Jeu des 1000 francs juste avant le grand défi.

Public : Je me permets parce que c’est d’ordre vraiment politique, ce sont des questions qui nous tiennent à cœur à l’IHT [Institut Humanisme Total].

François Élie : Moi aussi ça me tient hacker, avec un « h ».

Public : J’essaye de trouver dans votre exposé des liens qui pourraient être créés entre votre discours et ce que vous avez dit. Je vais essayer très brièvement et probablement de manière non-exhaustive de synthétiser une partie de votre discours. En fait, vous critiquez la privatisation des logiciels et, au contraire, vous êtes pour le partage des logiciels, notamment des logiciels libres, j’espère ne pas dire de bêtises. Là je vois deux visions qui s’opposent : une vision capitaliste, justement, de la privatisation des logiciels et une vision plutôt communiste qui viserait au partage des logiciels et la mise à disposition de tous les travailleurs. On serait plutôt dans la primauté à la valeur d’usage plutôt qu’à la primauté à la valeur d’échange. Vous parlez beaucoup d’intérêt. Je me dis que ça serait peut-être de liens qui seraient faits entre nous.
Je dis ça parce que vous êtes libéral et vous ne vous en cachez pas, nous, nous sommes plutôt communistes, c’est pour ça que je voulais vous poser cette question et voir ce que vous en pensez.

François Élie : Il faut s’entendre. Aujourd’hui il n’y a plus de libéraux au sens où on ne parle de libéraux qu’au sens économique. Les libéraux sont ceux qui ont fait la Révolution française, c’est le siècle des Lumières, l’universalisme, c’est ça le libéralisme. Ce n’est pas le couteau entre les dents et le capitalisme.

J’ai utilisé un mot tout à l’heure qui est le mot coopétition.
Si je reprends le vocabulaire que j’ai utilisé au début à propos du 19e siècle, bien sûr il y a une séparation entre capital et travail, mais ce n’est pas si simple, ensuite, de remplacer les capitalistes par un monopole d’État, parce que la question, après, c’est comment être efficace. On peut aussi être très inefficace en produisant des communs, qu’on n’y arrive pas. Le problème c’est que le diable est toujours dans les détails et dans le « comment ».
J’ai utilisé le mot coopétition. Ma vision de l’économie, c’est qu’en réalité on a tout faux en s’imaginant que tout est marchandisable, que ce soit d’ailleurs dans le modèle économique capitaliste ou dans le rêve communiste. Qu’est-ce que se passe ? Il faut relire Jean-Baptiste Say. Jean-Baptiste Say expliquait qu’il y a des biens libres, c’est le mot qui m’a attiré, je me suis demandé de quoi il s’agissait. Il parlait de l’air, de l’eau, tous ces biens qui sont aujourd’hui marchandisés. J’ai creusé un peu la question et j’ai travaillé un petit peu sur le passage de l’époque féodale à ce qui a suivi.

Lorsqu’on regarde l’époque féodale, on est dans un monde où il n’y a pas de communs, où les communs sont en général compliqués à gérer. Il n’y a même pas d’espace public, il n’y a pas de routes, à chaque pont il faut payer. Des gens ont découvert que c’était plus rentable à échelle macroéconomique, que ça produisait des externalités positives de laisser les gens librement passer sur les ponts ; on va les financer autrement et on crée l’espace public, on crée des communs.

En fait, je suis convaincu que la question n’est pas de savoir si on va avoir un monopole d’État ou des monopoles GAFAM, la question n’est pas là, du tout ! La question c’est de savoir où mettre le curseur entre les communs qu’on partage et les moyens d’ajouter de la valeur à ces communs autrement. En réalité, je crois qu’aucun des modèles n’est bon parce qu’on oublie quelque chose qui est commun et on assèche : ce n’est pas en vendant de l’eau qu’on va avoir la pérennité, on se tire une balle dans le pied ; et ce n’est pas non plus en décidant qu’il faut partager qu’on va comprendre comment il faut partager.
Dans coopétition il y a à la fois de la coopération et de la compétition. La compétition ce n’est pas mauvais. Je sais qu’en sport, les compétiteurs font un meilleur temps, avec l’adrénaline, devant du public qu’en salle. Il faut donc de la compétition, il faut qu’il y ait une lutte. Par contre, il faut aussi partager. Je crois qu’il faut articuler les deux.

En philosophie on a un peu réfléchi à ces choses-là, je vois malheureusement les limites des analyses économiques qui découvrent les communs comme si c’était quelque chose de nouveau. Mais non, les communs c’est quelque chose qu’on invente pour sortir de l’époque féodale et, malheureusement, on est en train de retourner à l’époque féodale. Cette réappropriation des communs m’inquiète parce qu’on a oublié que toute économie se fait à partir de communs pour continuer à produire des communs. C’est l’articulation des deux qu’il faut voir.

Public : Je vous remercie. Je pense que nous sommes tout à fait d’accord sur le fait que les communs, c’est ce vers quoi nous devons tendre. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que c’est une vision communiste tout simplement, partager.

Public : J’ai une question, pas vraiment une question, j’aimerais avoir votre point de vue. Au début de votre exposé vous parliez du rapprochement qui est fait notamment par Microsoft qui a racheté GitHub, au fait qu’il y a des rapprochements qui se font entre Ubuntu et Microsoft également. Ma question est : dans quelle mesure n’y a-t-il pas une récupération des gros groupes sur l’idée d’open source ? Je pense notamment au fait qu’ils nous font fabriquer les briques, je pense aux technologies telles que React [bibliothèque JavaScript libre développée par Facebook, NdT], Angular [framework codirigé par l’équipe du projet Angular chez Google, NdT] qui sont open source où ils se sont totalement réappropriés la culture du hack. Pour les développeurs dans la salle lorsque vous créez une application React, ils disent free act, dès le début.
Quelle est votre vision vis-à-vis de ça ? N’y a-t-il pas une manière détournée d’utiliser le logiciel libre ? En fait, est-ce qu’il y a des pièges là-dedans ? Si oui, quels sont-ils ? Mettre ça notamment en corrélation avec le fait qu’il y a une accélération des formés en développement qui ne sont pas des programmeurs, qui sont simplement des techniciens hyper-spécialisés sur les frameworks et les technologies développées par ces groupes. Aujourd’hui on forme des développeurs, on forme des gens – je le sais parce que c’est en partie mon travail, donc ça fait partie des biais que je vois au quotidien – sur un laps de temps très court, quelques semaines, pour qu’ils soient tout simplement aptes non pas à savoir programmer, mais à savoir fabriquer des features, des petites fonctionnalités pour, au final, alimenter ces frameworks. Ces programmeurs, qui sont une majorité quantitative, ne savent plus comment sortir des outils développés par ces groupes. Vu qu’on ne peut pas éviter l’open source, comment vont-ils faire pour surfer sur la vague et quels sont les biais de ça ? Ce n’est pas très clair comme question.

François Élie : Il y a une première observation. Vous avez tout à fait raison, ça illustre ce que j’ai dit à propos du middleware, c’est-à-dire qu’effectivement la révolution est faite, la libération du middleware est faite, quasiment toutes les libraries sont open source, mais effectivement personne ne s’y retrouve. Les clients ne s’y retrouvent pas, on ne leur dit pas, mais c’est à base d’open source au prix du propriétaire. Et puis effectivement, je n’en ai pas parlé, cette communauté de gens, des informaticiens qui vont être dans une situation de client captif aussi. Ils ne font pas d’informatique générale, ils ne savent faire que ça, que sur tel framework. C’est pour ça qu’il faut faire de la veille, il faut lever le nez du guidon et s’apercevoir qu’il y a peut-être d’autres frameworks, il faut peut-être une informatique plus pérenne, il faut regarder un peu dans le dur et ne pas faire de l’informatique trop rapidement.
Quand je disais qu’il faut faire des maths pour faire de l’informatique, ce n’était pas une blague. Un de mes fils fait de l’informatique, je lui ai conseillé de faire des maths le plus longtemps possible, non pas parce qu’il faudrait faire des maths pour faire de l’informatique, bien sûr que non ! Mais, pour faire une informatique qui permet qu’on puisse dominer sans être verrouillé sur des frameworks, il faut lever le nez et chercher ce qui existe d’autre, donc faire de la veille et regarder ce qui existera dans dix ans. Ce qui existera dans dix ans ce sont des fondamentaux, c’est pour ça qu’il faut revenir à des fondamentaux comme Unix, comme POSIX [38], des fondamentaux qui seront toujours les mêmes, qui sont les mêmes depuis le début. Apprendre à programmer en C c’est, j’allais dire, le b-a-ba.

Public : Oui, merci. Pour développer ma question, je pense notamment aux technologies comme Angular et React qui vont permettre d’alimenter les applications de Facebook et, au final, on se retrouve dans un double rapport où les gens ne vont travailler que là-dessus. Est-ce qu’il y a une récupération de l’open source à ce niveau-là et comment on s’en prémunit par rapport à ces groupes-là ?

François Élie : Une révolution silencieuse a produit des effets tout à fait pervers, l’utilisation massive de l’open source en mode cloud sur des plateformes de type Amazon, Facebook, etc. Ça aurait pu tuer l’open source, parce que, pour le coup, il y a la disparition du logiciel. Le logiciel n’est plus nulle part, on ne se demande même pas si l’application est libre ou pas, ça n’a pas de sens. Une des réactions contre ça, ça a été à l’occasion de la sortie de la licence GPL v3, la licence Affero [39], qui impose que ceux qui vont utiliser du code publient les modifications. Un des moyens avec lequel les communautés d’open source peuvent se défendre, c’est de mettre leurs produits sous licence Affero. Ça n’empêchera pas les plateformes d’utiliser leur code, mais ça les empêchera de forker à tout bout de champ et de tuer les troncs originaux de ces logiciels. Il y a donc des réponses juridiques qui sont bougrement efficaces.

Public : Bonjour. J’ai deux questions.
Je n’y connais pas grand-chose en informatique, du coup j’aurai sûrement des erreurs. Bref ! Vous avez dit qu’on est dans l’ère de l’information, donc il y a une certaine guerre pour l’information, la data, les données, etc. Ça fait aussi vendre. Ma question c’est : est-ce qu’il y a des coffres-forts à données, souvent on parle des serveurs Amazon. Est-ce qu’il y a des sortes de coffres-forts de données qui, après, servent à être revendus ? Comment ça fonctionne ? C’est la première question.

François Élie : Quand on parle de société de l’information, on est dans la circulation de l’information. L’information, ça peut être soit des mots qui ont un sens pour nous, soit des informations qui n’ont pas de sens, mais qui ont du sen quand elles sont agrégées, par exemple la répétition de moments musicaux qui vont permettre de deviner quel est le prochain disque que vous avez envie d’acheter ou d’écouter. Tous ces signaux faibles peuvent être traités par des machines.
Il faut savoir que le grand modèle économique de la société de l’information, c’est aujourd’hui le pillage des données. Pillage des données tout à fait autorisé « est-ce que vous acceptez ce cookie ? », vous cliquez « oui, j’accepte tout » et Wouuuh ! Vous acceptez pour gagner du temps, vous n’avez absolument pas lu le CLUF [Contrat de licence utilisateur final, NdT] et, pour gagner du temps, vous avez dit oui, vous avez accepté qu’on pille vos données, que les lettres que vous avez envoyées à votre bien-aimée deviennent la propriété de la plateforme. C’est la fête !
Un des enjeux, c’est peut-être, malgré l’utilisateur, d’essayer de le protéger, j’allais dire à son insu, pour essayer de protéger ses données de santé, ses données personnelles. On va effectivement essayer de sécuriser les données. Par exemple, en France, une préoccupation de la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] c’est de s’arranger pour que les données personnelles, les données de santé, ne soient pas accessibles au gouvernement américain avec le droit américain qui l’autorise à aller fureter partout.
Il y a des enjeux juridiques sur les données. Malheureusement, je répète, les utilisateurs n’en sont absolument pas conscients et acceptent à chaque clic « oui, j’accepte », chaque fois qu’ils circulent, de se faire piller leurs données. Le grand modèle économique c’est actuellement le pillage.
Vous aviez une deuxième question.

Public : Est-ce que vous êtes au fait du Web 3.0 ? J’ai cru entendre ça. Qu’est-ce que vous auriez à en dire ?

François Élie : Une modification technique très importante a eu lieu, qui s’appelle AJAX [Asynchronous JavaScript and XML]. Au début du Web, lorsque Tim Berners-Lee invente HTML, on clique sur un lien et on a une nouvelle page qui s’affiche. AJAX — d’ailleurs c’est un technicien de Microsoft qui l’a découvert par hasard — est un système qui permet, quand on clique sur un lien, de rafraîchir une partie de la page, une

de la page, qui permet, d’abord, d’éviter de fatiguer les réseaux et de faire quasiment des applications en HTML extrêmement rapides, ce qui a été une très grande révolution. Ça a permis d’aller vers du transactionnel.
Je n’aime pas trop les 1.0, 2.0, 3.0. Vous avez compris que j’aimerais bien qu’on revienne aux fondamentaux. Le Web 1.0 je suis, « un jour, une heure, seulement », client et serveur à la fois. C’est ça, fondamentalement, l’Internet, plutôt que ce web 2.0, 3.0 où on s’imagine que l’intelligence est dans le réseau. Non ! L’intelligence n’est pas dans le réseau, elle est dans la possibilité, pour chaque utilisateur, de maîtriser les serveurs qu’il peut faire tourner chez lui.

Il y a bien sûr des techniques qui permettent à des plateformes de faire mieux que des utilisateurs qui sont agrégés. Mais revenons aux fondamentaux et arrêtons d’imaginer qu’à chaque fois une révolution pousse l’autre. On parle maintenant de l’entreprise 4.0, j’attends la 16.1 !, c’est une peu du marketing, tout ça.

Public : Par rapport à ce retour de l’Internet client/serveur, j’aimerais bien avoir votre point de vue sur les technologies, tout ce qui va être la DeFI [Decentralized Finance], tout ce que seront les technologies qui tournent autour des cryptomonnaies, des blockchains où, justement, on retrouve un peu cette logique, en tout cas on n’a pas de super datacenters qui vont être tenus, mais c’est vraiment quelque chose qui est fait par les utilisateurs eux-mêmes, qui sont des utilisateurs techniques, mais qui peuvent proposer des applications qui soient décentralisées. Est-ce que ce n’est pas par là qu’on va avoir une brèche pour retourner à l’âme originelle d’Internet qui a supplanté la physique du Minitel à une logique de client/serveur ?

François Élie : Vous avez tout à fait raison. Je ne suis pas sûr que la blockchain soit un exemple simple. Il faudrait beaucoup de temps pour expliquer d’abord ce qu’est la blockchain et le rapport que ça a avec ça. Mais vous avez raison, et là, pour le coup, on a encore besoin des mathématiciens, c’est la question du pair-à-pair. Le peer-to-peer permet d’équilibrer les réseaux et permet à la fois d’éviter d’avoir un serveur central : on va se répartir et on pourrait imaginer des réseaux sociaux complètement décentralisés. C’est par exemple ce que j’ai proposé quand j’ai été audité par la Fondation Mozilla sur l’avenir des navigateurs : je leur ai dit que le navigateur peut être un serveur. On pourrait imaginer effectivement des réseaux décentralisés, mais on a encore du mal sur les file systems décentralisés, il y a encore un peu de théorie qui manque, il y a encore des mathématiciens qui travaillent. Mais, effectivement, l’avenir est là, c’est-à-dire qu’on retrouvera l’idée de serveurs mutualisés sans serveur central, qui libéreront les utilisateurs, il n’y aura pas de centre. On retrouvera l’idée première de l’Internet, bien sûr. Il y a encore un peu de recherche à faire du côté des file systems.

[Applaudissements]