Au revoir souveraineté, bonjour résilience - Tariq Krim - Smart Tech

Delphine Sabattier : Bienvenue dans Smart Tech, la deuxième partie de l’émission qui démarre. On va parler du numérique politique. Sont restés avec moi, pour cette deuxième partie, Vincent Balouet, fondateur de maitrisedescrises.com, et Yannick Puget, directeur Services & Innovation iMSA. Vous êtes là pour écouter Tariq Krim qui va nous parler du sujet de la souveraineté. Tariq Krim entrepreneur et fondateur de codesouverain.fr [1].
Bonjour Tariq.

Tariq Krim : Bonjour.

Delphine Sabattier : On aborde très régulièrement ce sujet de la souveraineté tous les deux ensemble. Comment est-ce que la pensée évolue à ce sujet dans un contexte international très chahuté, très bousculé ?

Tariq Krim : D’une certaine manière, j’ai un peu l’impression que le pivot, puisqu’on a vraiment eu un pivot du gouvernement sur les questions de souveraineté : la guerre en Ukraine, le covid ont poussé le gouvernement à s’intéresser à ces questions et on le voit surtout aujourd’hui avec la crise énergétique, on va en parler. Finalement j’ai un peu l’impression que ce pivot arrive un peu tard aujourd’hui. L’un des sujets qui va être, à mon avis, le sujet prioritaire des prochaines années, c’est la question de la résilience. En gros, comment fait-on pour faire tourner les services essentiels de l’État, l’ensemble des services de l’Internet avec beaucoup moins d’énergie ? Qu’est-ce que ça veut dire par rapport à notre compétitivité ? On sait que les États-Unis, eux, sont indépendants énergétiquement, pour nous ça va être un peu plus compliqué.

Delphine Sabattier : C’est le sujet qu’on a abordé effectivement ensemble, déjà au petit niveau de chaque entreprise.

Tariq Krim : Il n’y a pas que ça. Il y a d’un côté la parité euro/dollar qui fait que désormais on achète les puces beaucoup plus cher, que les États-Unis sont plus compétitifs. Il y a aussi la question de la guerre, donc la militarisation de l’Internet.

Delphine Sabattier : Qu’est-ce que ça change concrètement cette guerre en Ukraine d’un point de vue stratégie numérique ?

Tariq Krim : Déjà une chose très simple : 45 à 55 % du néon qu’on utilise sur les puces est fabriqué en Ukraine et ce néon, d’ailleurs comme toutes les céréales qui doivent alimenter une partie de la planète, n’ont toujours pas quitté l’Ukraine. Ça veut dire qu’on aura un problème pour les puces dans deux/trois/quatre ans. C’est très drôle parce que, aujourd’hui, on a une surabondance de puces. Pendant le covid on avait une vraie pénurie, mais, en fait, on se rend compte que les puces dont on va avoir besoin, notamment pour l’intelligence artificielle, vont devenir de plus en plus rares, ça va aussi poser des questions sur le prix des machines, on loue des machines avec des puces qui sont de plus en plus rares.

Il y a toute une économie qui se met en place. Aux États-Unis il y a aussi la crise de l’inflation, ce qui fait que l’inflation tue, d’une certaine manière, les avantages du e-commerce, c’est-à-dire de pouvoir acheter pas cher de la pub pour vendre des produits ; aujourd’hui les gens réfléchissent. Pareil avec les entreprises qui vont se poser des questions : est-ce que j’utilise vraiment tous les services de SaaS [Software as a Service ] ou est-ce que je choisis ?

On a une conjonction d’évènements compliqués. On parlait évidemment de la guerre, ce qui est certain c’est que l’Internet commercial est militarisé. On avait parlé il y a quelques années des cyberattaques, mais également des attaques sur les téléphones, des attaques sur les réseaux, des attaques sur les câbles sous-marins et, à l’époque, tout le monde regardait ça de manière un peu amusée.

Delphine Sabattier : Sans y croire vraiment.

Tariq Krim : Désormais, aujourd’hui, c’est un sujet de sécurité nationale, pas que pour la France. Donc, effectivement, le contexte est complexe.

Delphine Sabattier : On est désormais dans cette économie de guerre numérique, on va dire, donc ça rend plus difficile ou ça change la manière dont on défend nos valeurs, aujourd’hui, en Europe sur les sujets numériques ?

Tariq Krim : Il y a beaucoup de sujets qui sont déjà un peu obsolètes : pour moi la question de la Start-up Nation, donc de grandir au moment où, en fait, les États-unis sont en train de réduire. Se pose aujourd’hui la question de savoir quels sont les logiciels, quels sont les outils dont on dispose pour faire tourner la France et l’Europe dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’auparavant. Est-ce qu’on est prêt ? Est-ce qu’on est capable d’utiliser des services qui consomment moins d’énergie ? Est-ce qu’on est capable de repenser nos services pour qu’ils soient plus efficaces ? Quid de la dépendance aux États-Unis, à la Chine et à Taïwan ? Comment va-t-on repenser les dix prochaines années ? Je crois que nous sommes rentrés dans une nouvelle décennie dans laquelle l’Europe va devoir réfléchir, être un peu plus centrée sur elle-même, regarder quelles sont ses forces et ses faiblesses et pallier ses faiblesses le plus rapidement possible.

Delphine Sabattier : Vous disiez qu’il faut passer du sujet de la souveraineté à celui de la résilience. Est-ce que les deux sont compatibles ?

Tariq Krim : En fait, il y a plusieurs sujets qui sont entremêlés.
Il y a la privacy, l’idée de savoir comment on fait pour protéger les données.
Il y a la souveraineté qui est de se dire comment on est capable de s’assurer que l’ensemble des services que nous utilisons en France, que ce soit dans des grandes entreprises, au sein de l’État ou dans l’armée, ne soient pas trop dépendants ou quasiment dépendants des États-Unis ou de la Chine.
Il y a la résilience qui est, à mon avis, comment faire tourner la France et l’Europe avec, peut-être, 75 % de l’énergie qu’on avait avant, avec des ressources beaucoup plus complexes, de l’eau qui devient aussi essentielle pour les datacenters, qui est également en restriction pour quasiment pour tout le monde. Les datacenters vont être également touchés, donc on va avoir des coûts en hausse.

Delphine Sabattier : C’est une deuxième complexité que vous apportez.

Tariq Krim : En fait il y a une conjonction d’éléments qui font que dans les années qui viennent ça va effectivement être très compliqué. Je pense que la période faste de la tech est derrière nous. Là on va rentrer dans une nouvelle phase, on va devoir apprendre à être beaucoup plus efficaces.

Delphine Sabattier : Je posais la question de la compatibilité. Dans ce contexte de guerre, on voit bien, quand on se retourne vers nos alliés, qu’ils sont plutôt du côté des États-Unis aujourd’hui, clairement. Or, sur la question de la souveraineté numérique, ce n’est pas comme ça qu’on voit les choses, on ne les voit pas comme des alliés dans le numérique pour gagner notre souveraineté. On est plutôt en train de se dire : est-ce qu’il ne faut pas se tourner peut-être plus vers l’Asie ?
Est-ce que cette quête d’une résilience numérique va remettre en question la manière dont on envisage la souveraineté vis-à-vis des États-Unis ?

Tariq Krim : Le problème de la souveraineté c’est que tous les pays de l’Europe ne la voient pas de la même manière. Aujourd’hui on voit que ce qui a protégé l’Ukraine sur les guerres cyber, c’est avant tout Microsoft. Aujourd’hui, quand on vend des solutions de cloud américaines, on vend implicitement avec l’idée que les États-Unis vont vous protéger numériquement, donc que vous rentrez dans une sorte d’Otan numérique, un Otan privatisé puisqu’il faut rappeler que les entreprises ne sont pas l’État américain, même si elles travaillent en conjonction. Donc cette question de la souveraineté va devenir de plus en plus difficile pour les acteurs européens parce que, effectivement, la question c’est de se demander : est-ce qu’on y va seuls – défendons-nous avec nos propres technologies – ou est-ce qu’on entre dans un écosystème dans lequel on serait protégé ?

Mais cette protection a un coût économique évidemment important, puisque peut-être 30 % des bénéfices que l’on fait sont absorbés par ces plateformes, voire plus si on compte la publicité, si on compte tous les éléments qui existent. Et aussi la question de savoir si, en se faisant absorber dans ces plateformes, on ne perd pas, en fait, ce qui nous rend uniques, c’est-à-dire notre capacité à créer des choses différentes. Comme on l’a vu avec Max Schrems lors de notre conférence à l’Open Source Experience [Digital Sovereignty & privacy : fireside chat with Tariq Krim and Max Schrems​], il y a un véritable antagonisme entre la vision de la privacy aux États-Unis et en Europe ; elles sont totalement incompatibles. Ça veut dire que le logiciel que l’on va faire tourner, pour qu’il soit compatible avec nos valeurs, est du logiciel qui doit être inventé en Europe. On ne peut pas utiliser les clouds américains qui dépendent des lois - notamment de manière extraterritoriale - américaines. En même temps, on a envie d’être protégés numériquement par les États-Unis, donc c’est un équilibre qui va être compliqué pour chaque gouvernement.

Delphine Sabattier : Et il faut jouer très finement.

Tariq Krim : Exactement.

Delphine Sabattier : Peut-être une réaction, Vincent, sur ce sujet, la résilience.

Vincent Balouet : On peut la prolonger sur le terrain de la cyber, puisque, aujourd’hui, les outils qui sont utilisés pour détecter, trouver des virus, les extraire, sont dépendants technologiquement, on ne les pas forcément en Europe ; certains outils sont quand même pas mal européens et même français. On a un peu écarté les outils russes au déclenchement de la guerre en Ukraine, on s’en souvient. Demain matin peut-être que les plateformes européennes avec les Outremers suffiront pour aller détecter tout ça 24 heures sur 24, en restant souverain.

Delphine Sabattier : Les Outremers, effectivement c’est un sujet que vous connaissez bien.
Merci beaucoup Tariq Krim de codesouverain.fr. On reste tous les trois ensemble pour la chronique « Où va le Web ».