Souveraineté vs IA & GAFAM : Reprendre le pouvoir avec Benjamin Bayart

Le numérique n’est pas neutre. Il structure nos sociétés et nos rapports de force. Il peut libérer comme il peut dominer. Au-delà de la technique, la question est profondément politique. Comment reprendre le contrôle ?
Une réflexion indispensable pour comprendre les défis de notre temps et envisager des alternatives pour un numérique plus juste, libre et émancipateur.

Giuseppe Aviges : Bonjour. Aujourd’hui nous recevons Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : Bonjour.

Giuseppe Aviges : Il va nous parler de sujets cruciaux qui ne sont pas souvent évoqués dans l’espace public : la question de la souveraineté numérique, la liberté sur le Net, mais aussi la question de la formation au numérique dans l’école publique pour les plus jeunes et les moins jeunes. Nous allons aborder tous ces sujets.
Benjamin est-ce que tu peux te présenter succinctement ?

Benjamin Bayart : Me présenter succinctement. Benjamin Bayart, ingénieur, 50 et quelques balais, militant autour du sujet des libertés numériques et de l’Internet depuis avant ta naissance.

Giuseppe Aviges : Tu es gentil.

Benjamin Bayart : À peu près. J’ai dû commencer en 97, tu as dû naître juste avant, si mais calculs sont bons.

Giuseppe Aviges : Juste après, en 98.

Benjamin Bayart : Tu vois !
Cofondateur de La Quadrature du Net [1], ancien président de French Data Network [2], un très vieux fournisseur d’accès à Internet, qui est une association loi 1901. J’ai créé et présidé pendant longtemps la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs [3]. Qu’est-ce que j’ai fait d’autre comme conneries ? Plein de trucs. Ça fait très longtemps que je milite autour de sujets comme la neutralité du Net, les logiciels libres, la protection des libertés dans le monde numérique, ce genre de choses.

Giuseppe Aviges : C’est un sujet qui touche toutes et tous, quatre milliards d’utilisateurs dans le monde. C’est une malchance ou finalement une chance d’avoir tout ça ?

Benjamin Bayart : Ça touche même les gens qui ne l’utilisent pas.

Giuseppe Aviges : Par l’exclusion.

Benjamin Bayart : Non, pas du tout, ça touche même les gens qui ne l’utilisent pas.
L’usage du numérique modifie la structure de la société. Ça touche les gens qui ne s’en servent pas. Quand on est passé à l’écriture, on avait une société qui marchait bien, qui était orale, on a inventé l’écriture pour, en gros, tenir les comptes, ça a évidemment touché les gens qui ne savaient pas écrire. La structure de la société a changé même pour les gens qui n’en bénéficient pas et pas seulement parce qu’ils sont exclus. Le fait qu’il existe l’écriture puis des lois puis un État qui fait appliquer les lois puis une police qui fait appliquer les lois, etc., ça a touché y compris les gens qui ne savaient pas écrire ; de la même manière l’existence du numérique et la façon dont on s’en sert. Par exemple, quand on utilise des caméras de vidéosurveillance pour surveiller tout le monde, on ne surveille pas que les smartphones, on surveille tout le monde.

Giuseppe Aviges : Tu passes dans la rue, tu es filmé, tu es surveillé.

Benjamin Bayart : Oui. Du coup, le numérique a un effet structurant sur les sociétés humaines. Ce n’est pas du tout qu’une question de « ça touche les geeks », ce n’est pas vrai, ça ne touche pas que les utilisateurs.

Giuseppe Aviges : Est-ce une bénédiction ou une malédiction ?

Benjamin Bayart : C’est une bonne question ! Commençons par de la philo.
Je considère que c’est plutôt une bénédiction, mais ce n’est pas gagné, parce qu’il y a des enjeux absolument majeurs. Je crois, mais pour le coup ça relève de la croyance presque au sens religieux du terme, que le numérique est plutôt quelque chose de positif parce que je vois tout ce que ça permet d’émancipation et ça me paraît intéressant. De même que le fait de répandre le savoir lire et le savoir écrire à tout le monde, c’est extrêmement émancipateur. Quand on fait le choix, il n’y a pas très longtemps, d’apprendre à tout le monde à lire, on révèle le potentiel d’émancipation de l’écriture alors que, depuis des milliers d’années, l’écriture servait essentiellement à opprimer. L’écriture a longtemps servi à opprimer puisqu’elle permettait aux puissants d’écrire les lois qui allaient s’appliquer aux communs, elle permettait aux puissants de transmettre leurs ordres dans la hiérarchie et de s’assurer que les impôts étaient payés, etc., pourtant il y avait un pouvoir émancipateur très fort.
De la même manière, le numérique offre des moyens de surveillance et de mise en coupes réglées de la société, une manipulation des masses, il y a tout un tas d’effets extrêmement pervers de ce machin, mais il y a un pouvoir d’émancipation considérable et ça c’est intéressant.

Giuseppe Aviges : On est finalement à la frontière de quelque chose.

Benjamin Bayart : Non. Par nature, c’est un des fils avec lesquels on tisse la société. L’oral, par exemple, a changé les structures des sociétés. On n’a pas de traces de ça, mais les grands singes que nous sommes, à un moment se sont mis à parler de manière de plus en plus compliquée ; parce qu’on faisait des sociétés plus compliquées et, parce qu’on était capable de parler, on faisait des sociétés plus compliquées, c’est dans les deux sens et le truc s’auto-entretient. C’est un des fils avec lesquels on tisse nos relations sociales.
De la même manière, quand tu rajoutes l’écriture là-dedans, les sociétés ne se tissent plus de la même façon. L’oral n’a pas disparu, depuis qu’on écrit ce n’est pas qu’on ne se parle plus, on communique par SMS et par oral, c’est juste qu’on ne fait pas les mêmes choses au même moment.
L’apparition de l’écriture a complètement changé la structure de la société. Tous les éléments qui structurent la société peuvent être extrêmement émancipateurs ou extrêmement opprimants. Toute la question c’est : est-ce qu’ils servent à asseoir un rapport de domination ou est-ce qu’ils servent à renverser un rapport de domination ?
De la même manière, quand l’imprimerie apparaît et permet à l’écriture de se diffuser, ça change, ça modifie à nouveau la façon dont le tissu social se fabrique avec d’autres modèles de fils foutus autrement ayant d’autres effets.

Giuseppe Aviges : Les rapports de pouvoir et d’émancipation.

Benjamin Bayart : Là aussi c’est un élément structurant de la société, donc ça peut servir à renforcer la domination ou à la renverser. Tu as exactement la même mécanique sur le numérique.

Giuseppe Aviges : C’est finalement la même logique. On parle beaucoup de cette domination avec les GAFAM, Elon Musk, OpenAI, les algorithmes. Est-ce ce que tu penses que cette logique s’applique aussi à ces GAFAM ?

Benjamin Bayart : Oui. Pour une fois je suis chez les vrais gauchistes, encartés, officiels et tout, c’est écrit « Parti de gauche », on ne peut pas se gourer, c’est l’avantage, au moins tu sais où tu es, c’est comme le Port-Salut, c’est écrit dessus. Il y a un truc que j’aime bien expliquer aux gens de gauche. J’étais allé l’expliquer aux gens du NPA [Nouveau Parti anticapitaliste] lors d’une université d’été il y a quelque temps. Tu vois ce qu’est L’Humanité, le journal.

Giuseppe Aviges : Le journal de Jean Jaurès.

Benjamin Bayart : Quel est le sous-titre ? « L’organe central du Parti communiste ». L’Humanité, c’était l’organe central du Parti communiste.
Tous les grands mouvements de gauche étaient propriétaires de leurs imprimeries, toute la pensée de gauche a été développée par des anarchistes de gauche, beaucoup anarchistes, si tu regardes ce sont tous des anciens ouvriers typographes. Proudhon est un ouvrier typographe, qui n’était pas très bon dans son métier d’ailleurs, il avait un peu de mal à faire la relecture, ça ne l’amusait pas. Il y avait le côté de la technique. Parmi les nouvelles techniques venant structurer le monde, la technique émergente de l’époque, 19e, 20e siècle, c’était l’imprimé. Ce n’était plus l’imprimerie de Gutenberg, ça commençait enfin à se répandre et c’était au cœur des outils que les partis politiques qui visaient l’émancipation du peuple avaient décidé de s’approprier, pas seulement d’utiliser. Ils n’étaient pas clients chez Jean Roger imprimeur, ils étaient imprimeurs donc ils comprenaient comment ça marchait, ils comprenaient ce que ça faisait et ils savaient s’en servir, du coup ils étaient armés pour réfléchir sur le monde en termes qui ne soient pas abstraits, mais très concrets : comment marche le machin avec du plomb, pour faire une putain de page qui, du coup, pourra devenir un bidule qu’on met sur une rotative pour aller salir du papier avec de l’encre.
À l’heure actuelle, les mouvements de gauche et les mouvements politiques de manière générale ont fait cette impasse sur le réseau : vous n’avez pas vos propres fournisseurs d’accès à Internet ; vous n’êtes pas capables d’opérer vos propres serveurs, ou très marginalement. Vous êtes présents sur les réseaux sociaux, côté partis de gauche, France Insoumise plutôt plus que la majorité des partis, mais en général comme utilisateurs passifs d’une grande plateforme et c’est très différent. Vous ne possédez pas l’infrastructure et surtout vous ne maîtrisez pas, ce qui veut dire qu’il manque une compréhension pratique de ce que sont ces outils alors qu’ils structurent le monde. Tu ne peux pas faire de la politique, c’est-à-dire discuter de comment on fait notre société, s’il y a un des modèles des fils qui te servent à la tisser que tu ne comprends pas ou alors tu es décalé.

Giuseppe Aviges : On ne maîtrise pas. Du coup, quel élément, selon toi, faudrait-il qu’on porte à notre connaissance ?

Benjamin Bayart : Il y en a plein. Tout le problème c’est qu’il y en a plein. C’est comme si tu me demandais « dans l’écriture qu’est-ce qu’il faut apprendre ? Est-ce qu’il faut apprendre à écrire les lettres ou les chiffres ? ». Eh bien, il va falloir plus que ça camarade ! II faut apprendre à écrire de la comptabilité, il faut apprendre à écrire de la pensée politique. Et dans le numérique tu as plein de sujets : comprendre à peu près les infrastructures de réseau, par exemple ; tu ne peux pas comprendre l’aménagement du territoire si tu ne comprends pas tout le sujet infrastructures, aménagement des réseaux numériques. C’est exactement comme si tu prétendais faire de l’aménagement du territoire, alors que tu ne piges rien à ce qu’est un train, il va quand même te manquer des trucs. Dans l’aménagement du territoire, pour les transports en commun, savoir à quel endroit tu ne peux faire ni un tram ni un train parce que ça n’a pas de sens, que la seule solution c’est de faire un autocar, un bus, un covoiturage, que sais-je, il faut que tu comprennes ce que tu es en train de faire. Si tu prétends amener une gare de chemin de fer à Bennac de Lavastrie, un très joli hameau derrière un petit village dans le Cantal, ça n’a pas de sens. En revanche, faire en sorte qu’il y ait un autocar qui passe à tel endroit, ça a un sens, et pour comprendre ça, il faut que tu comprennes l’infrastructure que tu manipules. Il y a donc tout le sujet infrastructures. On va parler droit des télécoms, aménagement de territoire, développement des territoires, où est-ce qu’on amène le développement économique.

Giuseppe Aviges : Infrastructures lourdes.

Benjamin Bayart : Tout ce qui est réseaux. Aussi bien les réseaux fibre optique que les réseaux 4G, 5G, ce sont des infrastructures, c’est un bien essentiel, c’est l’aménagement du territoire. Je sais que ça a surpris un petit peu, mais, depuis quelques années, on considère que s’il n’y a pas un bon accès à Internet une zone n’est pas habitable, tu ne peux pas y travailler. Quand les petits sont malades, que tu es obligé de rester chez toi pour les garder et de faire du télétravail, s’il n’y a pas de fibre optique chez toi, c’est chaud quand même. Donc, s’il n’y a pas une bonne couverture réseau en fibre optique et en 4G, ce n’est pas habitable : le logement a beaucoup moins de valeur, c’est mal habitable, comme est aujourd’hui considéré comme pas habitable un logement dans lequel il n’y a pas l’eau courante. Je t’assure que mon arrière-grand-mère s’en foutait, elle allait tirer l’eau du puits, l’idée qu’il y ait l’eau sur l’évier avait un côté luxueux. De nos jours, ce n’est pas comme ça.
Il y a donc tout un pan infrastructures qu’il faut comprendre, il y a tout un pan effets du numérique sur la société et tu as du mal à le penser quand il te manque une pratique. Tu peux aller lire tous les ouvrages de philosophes que tu veux, à un moment, si tu veux comprendre l’effet de l’écriture sur le monde, c’est quand même pratique de savoir écrire. Quand tu veux comprendre l’effet de l’imprimerie comme outil de diffusion de masse des connaissances et comme outil de manipulation du peuple, normalement il te vient assez vite à l’idée que « OK, il faudrait que nous fassions notre journal et, pour qu’il ne puisse pas être censuré par l’imprimeur, il faudrait que nous soyons imprimeur. »

Giuseppe Aviges : Ne pas dépendre des autres.

Benjamin Bayart : Pour apprendre à être des grands garçons, des grandes personnes et dire « on se tient debout, on comprend ce qu’on fait ».

Giuseppe Aviges : Finalement, c’est aussi la même logique qui a poussé la migration sur Internet d’un tas de médias de diffusion, par exemple toutes les chaînes YouTube qui se créent, le média Blast [4], tous ces médias qui ne trouvent pas écho à la télé, qui n’y ont pas leur place, s’émancipent en disant « regardez, on peut faire tout seuls », mais ce n’est pas jusqu’au bout du processus.

Benjamin Bayart : Tu as le bon terme qui est émancipation, qui n’est pas migration. Le média n’est pas un truc qui existait dans la télé et dont la télé s’est débarrassé pour le remplacer par le big deal. Le média n’existait pas. L’existence d’un certain nombre d’outils numériques permet, et permet en particulier de monter des choses qui ressemblent un peu à des chaînes de télévision mais qui n’en sont pas, beaucoup plus facilement qu’avant, avec beaucoup moins de moyens, il y a donc une capacité à s’exprimer et il faut réinventer la grammaire qui va avec. Ça ressemble beaucoup à des émissions de télévision, mais ce ne sont pas des émissions de télévision, la façon de filmer n’est pas la même, les moyens en studio ne sont pas les mêmes. Dans les émissions qui marchent bien il y a Backseat [5] qui a un budget qui est 5 à 10 % de ce que serait une émission vaguement similaire sur une chaîne pas chère.

Giuseppe Aviges : Mais ça commence !

Benjamin Bayart : Ce n’est pas le sujet. Ce n’est pas du tout réalisé de la même façon. Les moyens techniques beaucoup moins lourds et c’est aussi un format qui n’a pas de sens. L’émission dure deux heures et demie, trois heures, jamais des émissions de télévision n’ont ces formats-là. Tous les gens du marketing te font croire qu’il faut faire moins de 60 secondes, mais on sait aussi qu’il y a des formats très longs qui fonctionnent. On va avoir la vidéo TikTok, juste rigolote d’un chaton qui se casse la gueule où tu as droit à 18 secondes ou bien tu as l’interview fleuve sur Thinkerview, sur Backseat, sur un certain nombre d’autres émissions, tu as tous les podcasts, le format standard d’un podcast c’est une heure. Un tel format n’a pas de sens à la télévision, même à la radio ce n’est pas fréquent. Les seuls endroits où il y a des interviews un peu longues à la radio c’est sur France Culture, en général des émissions d’une heure, moins le journal au début, une pause musicale au milieu et un bidule à la fin.

Giuseppe Aviges : Ça revient au même.

Benjamin Bayart : Non, on a en gros 40 minutes d’interview ; sur un sujet préparé, c’est dense, c’est déjà un format relativement long. Mais Internet fait que si tu as envie de faire quatre heures, tu fais quatre heures. Et si tu as envie de faire 15 secondes de bidule, fais 15 secondes de bidule.
Le langage, la grammaire, la façon n’est pas la même, le public auquel tu t’adresses n’est pas le même. On voit d’ailleurs que ça transpire dans l’autre sens. Le mode d’expression de Hanouna dans la télévision vient beaucoup du mode d’expression qu’on a quand on parle sur une chaîne Twitch pour essayer de grappiller ce monde-là sur Télé facho.
Tu as vraiment un effet d’émancipation.

Giuseppe Aviges : sur l’ancienne Télé facho.

Benjamin Bayart : Oui ! T’inquiète, elle a juste changé de nom !
Tu as vraiment un effet à cet endroit-là. Pour moi, c’est un élément où une partie du chemin est faite parce que l’effet émancipateur est visible et il faut faire gaffe parce que les cons aussi s’émancipent. Toit u as en tête Le Média [6] et deux trois trucs gauchos, Trump aussi, c’est le bébé des réseaux sociaux.

Giuseppe Aviges : Lui-même a créé son propre réseau social, il s’est doté d’infrastructures finalement, si on peut dire ça comme ça.

Benjamin Bayart : Ou il les a achetées, je ne suis pas sûr qu’il ait une vraie maîtrise du numérique à cet endroit-là. Pour moi il y a un élément qui manque encore. Vous avez compris – vous, ce n’est pas toi perso ni même le Parti de gauche.

Giuseppe Aviges : La France Insoumise, par exemple, a son système d’organisation des comités sur une plateforme en ligne où tu peux les rejoindre, c’est comme un réseau social interne, finalement.

Benjamin Bayart : C’est bien que vous ayez ça et c’est bien que ce soit sur des systèmes à vous, que ce ne soit pas juste « on a réutilisé telle appli disponible « . C’est très bien. Ce que je ne sais pas c’est à quel point, je présume, les trois ou quatre qui gèrent ça sont la même petite bande de geeks depuis plus ou moins le début. Est-ce qu’ils sont au cœur du système ou est-ce qu’ils sont un petit kyste où on laisse les barbus à cravate bricoler avec les ordinateurs, pardon, les barbus à lunettes, ils n’ont pas de cravate chez vous. Tu vois ce que je veux dire.
Le directeur de L’Humanité et le patron de l’imprimerie n’étaient pas les geeks qu’on laisse sagement dans leur placard dans le parti de Jaurès. L’Humanité, c’est l’organe central du parti. Le fait de comprendre ce métier de la presse, ce métier de l’écriture et ce métier de comment on fait du récit commun qui était l’élément central de la vie politique fin 19e début 20e, ce n’était pas du tout un petit sujet annexe « ah oui, au fait, on a un journal ! ». C’était un élément central et c’était un élément du futur.

Giuseppe Aviges : De la pensée politique.

Benjamin Bayart : Je suis sûr que quand Jaurès terminait de boucler son papier, son édito ou je ne sais quoi pour L’Humanité, il allait corriger au marbre, il voyait donc très bien comment bossaient les ouvriers imprimeurs et il y a moyen qu’il devait connaître un peu le métier. Je ne suis pas sûr... quoique Manuel Bompard est un peu plus geek que la moyenne.

Giuseppe Aviges : Il est mathématicien.

Benjamin Bayart : Oui, mais je ne suis pas sûr que les ténors du parti ou que les têtes pensantes aient une idée réelle de la façon dont ça tourne, comment c’est fait, ce que c’est. S’ils comprennent aussi bien ce qu’est un programme Python que Jaurès comprenait ce qu’était une composition au plomb, on est au bon niveau, mais je pense que ce n’est pas le cas. Et là il y a un trou. Tu ne peux pas réfléchir à un monde que tu ne comprends pas et je ne dis pas qu’il est impératif d’être informaticien pour comprendre le monde.

Giuseppe Aviges : Mais avoir les règles principales.

Benjamin Bayart : Dans un monde où l’informatique prend autant de place, si tu n’es pas complètement dégourdi face à ce qu’est un ordinateur, en fait, si tu as déchiré ce petit voile qui sépare les utilisateurs des faiseurs. Il y a là un passage intéressant où tu t’appropries l’objet. Manger des carottes depuis très longtemps ce n’est pas la même chose que de savoir en faire pousser !

Giuseppe Aviges : Du coup, la France est-elle capable de s’émanciper de cette situation-là ? Là on a eu un Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle [7] au Grand Palais, plein d’annonces, ça fait des années qu’on en parle.

Benjamin Bayart : Mais la France est déjà émancipée ! Ne confonds pas la France avec ses dirigeants !

Giuseppe Aviges : D’accord, mais ça acquiert une souveraineté sur quelque chose.

Benjamin Bayart : Est-ce que nos dirigeants sont capables de faire pousser des poireaux ? La réponse est non. Est-ce que la France est capable de faire pousser des poireaux ? Oui, bien sûr.

Giuseppe Aviges : Tu es méchant !

Benjamin Bayart : En vrai, typiquement sur tous les sujets autour du numérique, on a des opérateurs télécoms qui sont de très bonne tenue. En fait, on ne s’en rend pas compte. Même quand je bossais encore chez Numéricloud il y a une quinzaine d’années, 16 ans, il arrivait qu’on fasse venir des ingénieurs américains parce qu’on utilisait un soft à eux qui était bugué jusqu’à l’os, on avait besoin de corrections dessus. Les mecs débarquaient, ils venaient en France pour la première fois, ils étaient contents, ils faisaient du tourisme aux frais de leur boîte, ils étaient ravis. Du coup, nous leur parlions un peu du produit que nous fabriquions : abonnement, câble, à l’époque on fournissait du 100 mégas à 30 euros avec quelques chaînes de télé, on leur décrivait un peu plus. Ils disaient « aux États-Unis ça vaut 120 dollars et il y a des options. – Oui. – Chez nous celle-là, celle-là et celle-là sont intégrées et ça vaut 32 euros. » On ne se rend pas compte : nos opérateurs télécoms en France sont plutôt bons.

Giuseppe Aviges : Avoir une offre unifiée.

Benjamin Bayart : Avoir une offre unifiée, des débits relativement élevés, une qualité de réseau qui n’est pas trop déplorable. On a mis longtemps à se décider à déployer la fibre optique, mais maintenant ça se déploie pour de vrai. Pendant dix ans on n’a pas voulu y aller, alors que d’autres pays, plus au Nord, côté Finlande par là.

Giuseppe Aviges : Même la Corée.

Benjamin Bayart : La Corée c’est encore autre chose, le pays est vraiment structuré très différemment.
On ne voulait pas aller sur la fibre, France Télécom n’avait pas envie en fait, puis on a fini par y aller, on l’a fait en y mettant des moyens. Maintenant on a un réseau fibre qui est pas mal développé. On l’a développé beaucoup plus vite qu’en Allemagne par exemple. On ne te fait pas chier sur les volumes téléchargés, tu as regardé Full HD, donc on va te facturer plus cher ton abonnement internet, on n’a pas ce genre de connerie en France. Sur ton abonnement fibre, on ne vient pas t’emmerder selon que tu regardes YouTube en haute définition ou en basse définition, ce n’est pas le sujet. Il n’y a pas de tarif différent, alors que typiquement, en Allemagne, ils sont très tentés de t’en empêcher parce qu’ils ont des infras un peu moisies, donc, si tu roules trop vite, ça tremble et ils ne sont pas contents. Les infras télécoms de Deutsche Telekom sont en retard par rapport à ce qu’on a en France. Va regarder les offres d’accès à Internet en Belgique, c’est rigolo comme tout ! Tu regardes l’accès câble à Bruxelles, après tu regardes à Paris et tu fais « waouh », mais c’est la capitale de l’empire, la capitale de l’empire c’est Bruxelles, ce n’est pas Paris. Pourtant la qualité de l’infra est meilleure chez nous. On n’est donc pas si mauvais que ça.
Si tu regardes les très gros hébergeurs dans le monde, tu as les trois géants américains, tu as un géant chinois et après il y a qui ? OVH [8]. Tout le monde a en tête Octave [Klaba], il est rigolo, il a un accent un peu marrant parce qu’il vient de Pologne, en fait OVH est une grosse boîte. C’est une boîte tout à fait sérieuse, c’est une vraie boîte d’ampleur internationale. Ce n’est pas un hyperscaler comme Google, mais c’est quand même un très gros acteur dans le monde qui a une capacité de croissance et c’est une boîte française.

Giuseppe Aviges : Et c’est une infrastructure qu’on a.

Benjamin Bayart : En grande partie, elle est en France.
Pareil sur le plan technique. Si tu cherches des grands noms dans le développement de l’intelligence artificielle, il y en a un paquet.

Giuseppe Aviges : On forme les ingénieurs, mais après ils partent. Est-ce que certains restent ?

Benjamin Bayart : Pas tant que ça. Certains partent. Sur la qualité des ingénieurs, souvent quand je fais des conférences, je pose la question au public : qui, parmi vous, connaît un ingénieur formé en France qui est parti s’installer aux États-Unis ? À peu près un tiers des mains se lèvent. Qui parmi vous connaît un ingénieur formé aux États-Unis qui est venu s’installer en France ? Personne. Je ne suis pas si sûr que leurs ingénieurs soient si bons que ça si on ne cherche pas à les embaucher ! On a de bonnes écoles d’ingénieurs en France, vraiment. On abîme beaucoup l’éducation, ça c’est embêtant, bientôt on n’aura plus de matheux, du coup on n’aura plus d’ingénieurs, ou moins bons. On a des formations d’ingénieurs qui sont bonnes, on a des gens en informatique qui sont extrêmement compétents ; en France, quand la recherche en informatique est financée, elle marche bien. On a de bons chercheurs. Vraiment ! Dans les travaux de pointe sur l’intelligence artificielle, on a très régulièrement des équipes françaises.

Giuseppe Aviges : Alors qu’est-ce qu’on fait avec toute cette matière grise ? On fait des GAFAM ou autre chose ?

Benjamin Bayart : En fait, il y a plein de sujets là-dedans. Tu m’amènes sur la souveraineté numérique. Là plein de morceaux viennent se croiser, s’imbriquer.
D’abord on n’est pas si mauvais que ça, j’insiste, même en matière de souveraineté numérique, typiquement parce qu’en France on se pose la question, ce qui est un truc bizarre culturellement et politiquement, c’est un truc bien à nous. Il y a une envie de souveraineté en France, il y a une envie de souveraineté en Allemagne, on ne peut pas le contester. Ils ont une culture politique, pas la même, on a une culture politique, on ne veut pas fusionner, on veut bien faire l’Europe ensemble mais chacun son pays, chacun sa culture, chacun sa méthode. Du coup, nous sommes capables de nous défendre, les Allemands sont capables de se défendre ; on a un budget militaire, ils ont un budget militaire. On décide de fabriquer les Rafales, ils décident d’acheter des F-35 et pourtant c’est la même volonté de souveraineté au départ.
En France, ça donne dans la culture « les Américains sont des alliés, mais nous ne sommes pas des vassaux » et pour qu’on ne passe jamais d’allié à vassal, il faut que nous soyons capables de fabriquer nos armes sans eux et on y tient, donc on tient à avoir une industrie de l’armement, donc on tient à avoir tout ce qui suit toute cette logique-là.
Sur le numérique, en France, on n’a pas la même approche. Pourtant, il y a deux trois endroits où on voit que ça grince. L’État veut numériser beaucoup de choses, typiquement tous les fichiers de police sont des fichiers numériques, ça fait un petit moment que ce ne sont plus des bristols dans des caisses en bois, même à la préfecture de police de Paris tout est numérique. Ils arrivent bien à la conclusion qu’ils n’ont pas trop envie que ce soit sur des ordinateurs qui ne sont pas à leurs mains. Pour le moment, ils ont envie d’aller vers des technologies de cloud, mais ils n’ont pas envie d’aller chez Amazon ou chez Microsoft Azure ou chez Google. C’est une question très française de se demander à quel moment on va devenir dépendant, à quel moment cette dépendance n’est pas une alliance, c’est une vassalisation, c’est dangereux et ça ne va pas. C’est une question très française et c’est une question que les entreprises se posent peu, que même dans l’État on ne se pose pas systématiquement.

Giuseppe Aviges : Mais il y a un début.

Benjamin Bayart : Les États-Unis sont nos alliés, mais il se trouve que ce sont des alliés remuants en cette saison et peut-être pas tant alliés que ça, ça commence à remuer un peu.
Sur ces histoires de souveraineté numérique il y a tout ce volet-là, la question existe en France, mais on ne sait pas apporter la réponse. Le dernier qui avait soulevé la question c’était Sarkozy et sa question n’était pas celle-là. Il avait un problème de souveraineté au sens où Facebook n’obéit pas quand le préfet de police donne un ordre et ça lui déplaît. Sarkozy veut que quand la police donne un ordre, Facebook obéisse et Facebook n’était pas d’avis d’obéir, en ces temps-là, à la police française. Il avait ça comme problème de souveraineté, il voulait donc un Facebook français qui soit opéré par Dassault ou Lagardère, quelqu’un à qui il puisse passer un coup de fil quand ça fait chier et qu’on puisse couper pour mettre au pas, comme on peut mettre au pas France Télévisions par exemple.

Giuseppe Aviges : Quelqu’un sur qui il a la main.

Benjamin Bayart : Quand un monsieur un peu trop arabe, en plus avec un bonnet, vient faire des chroniques, on peut le virer. Ça l’intéressait, c’était ce sens-là de souveraineté que cherchait Sarkozy.
Là, ce qui est en train de se dessiner autour des sujets de cloud souverain, etc., c’est OK, les technos du cloud sont intéressantes, on les maîtrise très bien en Europe, on a des ingénieurs extrêmement compétents sur le sujet, il n’y a pas de problème, on sait les former. En revanche, il n’y a pas des masses d’offres disponibles sur catalogue avec les bons niveaux de sécurité, etc. Il y a une volonté d’aller un petit peu par là, mais il faudrait embarquer le reste de l’Europe, il y a tout un tas de choses qu’il faudrait embarquer et qui sont un peu compliquées à synchroniser.

Giuseppe Aviges : Sarkozy veut avoir la main.

Benjamin Bayart : Sur le volet cloud souverain, Sarkozy veut avoir la main pour que les opérateurs obéissent à la police, etc. Là, on est en train de développer une approche un peu plus intelligente, un peu plus économique, qui est de dire « OK, le secteur du numérique est un secteur économique stratégique, il n’y a aucune raison qu’en Europe nous soyons les consommateurs passifs d’une techno qui est pensée aux États-Unis, qui est produite aux États-Unis, qui n’obéit qu’aux intérêts américains, sur laquelle le gouvernement américain a une forme de contrôle, donc, il y aurait un vrai intérêt à ce qu’on développe une industrie du numérique en Europe, en particulier autour des sujets du cloud mais pas que, etc. ». Il y a donc un certain nombre d’éléments concrets, il y a des morceaux très industriels qui relèvent de l’industrie lourde, genre il faudrait qu’on sache fabriquer des puces. Ce serait intéressant, ce ne serait pas bête. Tout le monde dit « les puces électroniques sont toutes fabriquées à Taïwan », ce qui n’est que partiellement vrai, en tout cas, ce n’est pas comme ça. Oui, elles sont en grande partie fabriquées à Taïwan, un très gros volume est fabriqué à Taïwan, mais il faut savoir que tous les fabricants de puces électroniques s’appuient sur la seule entreprise au monde qui est capable de fabriquer les machines qui fabriquent des puces.

Giuseppe Aviges : L’étape d’avant.

Benjamin Bayart : Et la machine qui fabrique les puces, un engin d’une complexité incroyable, qui ne s’achète pas du tout du tout comme un lecteur de CD, est faite une entreprise néerlandaise [ASML, Advanced Semiconductor Materials Lithography].

Giuseppe Aviges : Il n’y en a qu’une ?

Benjamin Bayart : Oui. Il y a un leader au monde là-dedans qui sait fabriquer ces machines-là, c’est une entreprise néerlandaise et c’est quand même triste qu’elle livre l’essentiel de ses équipements à Taïwan ! On en installerait quelques-uns en Europe, vu qu’on a la techno, ça ne serait pas plus con, mais c’est compliqué à installer, c’est vraiment compliqué ! Ce sont des sommes colossales à investir, ça demande des infrastructures très particulières, il y a un problème d’accès à l’eau, pour faire ça, qui est incroyablement compliqué. En gros, les besoins sur l’eau sont extraordinairement précis : si la composition de l’eau extraite de la rivière du coin n’est pas tout à fait la même, il faut recalibrer tout le merdier sinon on nique la production.

Giuseppe Aviges : Tu as à la fois le serveur, toute l’infrastructure à mettre en place et l’énergie, l’eau.

Benjamin Bayart : Il y a des problèmes d’accès à l’eau : il en faut la bonne quantité, qui soit de la bonne qualité, d’une qualité très constante pour que l’usine fonctionne comme il faut, il faut évidemment l’usine, il faut les machines en question qui sont d’une grande complexité, c’est tout un bazar à faire, ce sont des problèmes énormes. Il faut amener la bonne quantité d’énergie. En France, l’électricité n’est pas très chère et pas carbonée, ce qui est vachement intéressant, du coup il faudrait garder le nucléaire pour réussir à garder une industrie.

Giuseppe Aviges : Les questions se posent.

Benjamin Bayart : On a une électricité pas chère, fiable, qu’on sait produire quand on en a besoin, dans les quantités qu’on veut, ce n’est pas rien en fait.

Giuseppe Aviges : C’est très dangereux aussi.

Benjamin Bayart : Définis « dangereux ». Il y a beaucoup plus de morts par le tabac ou par la voiture que par le nucléaire, donc définis dangereux !

Giuseppe Aviges : Au-delà de la question de peur.

Benjamin Bayart : Ça fait peur, mais ça c’est ta religion.

Giuseppe Aviges : Ne partons pas là-dessus, il y a un tir au but et après on est foutu.

Benjamin Bayart : Non, regarde ce qu’il y a eu comme accidents majeurs. Où est ton tir au but où après on est foutu ? Le Japon n’est plus habité ? Combien y a-t-il eu de morts à Fukushima à cause de l’accident nucléaire ?

Giuseppe Aviges : Tu comprends quand même l’inquiétude.

Benjamin Bayart : Je comprends que ça fasse très peur. Quand j’étais petit, j’avais peur du croquemitaine.

Giuseppe Aviges : Ce n’est pas uniquement psychologique.

Benjamin Bayart : Je comprends que ça fasse très peur, il faut juste faire attention avec les peurs. On fait une société de paranoïaques avec des flics partout, qui surveillent tout le monde, parce qu’on a une peur bleue des terroristes ! En moyenne, en France, les terroristes flinguent 150 personnes tous les dix ans, ça en fait 15 par an. En revanche, pour la voiture, on ne te fait pas chier, ça tue 4 000 personnes par an ! Pour le tabac, on ne te fait pas chier, ça en tue des dizaines de milliers tous les ans ! On ne vient pas fliquer la totalité de la population à cause des féminicides qui tuent dix fois plus que le terrorisme ! Je comprends qu’on ait peur, mais il faut faire très attention parce que la peur est irrationnelle et à partir de la peur on fait de la merde. La peur est un très bon vecteur permettant de faire voter n’importe quoi à n’importe qui et c’est ce qu’utilise la droite au pouvoir depuis des décennies : agiter les peurs pour faire du sécuritaire.

Giuseppe Aviges : Il n’y a pas un signe égal entre les antinucléaires et ça !

Benjamin Bayart : Si. Ils agitent des peurs pour faire voter leurs envies. Pour moi la mécanique est la même, on agite une peur irrationnelle. Qu’il y ait des problèmes liés à la sécurité nucléaire, c’est très vrai ; qu’il y ait des problèmes immenses de transparence dans la filière nucléaire, je suis bien d’accord, mais ce sont des problèmes de modèles industriels, ce ne sont pas des problèmes de sécurité de l’outil.

Giuseppe Aviges : Mais c’est une question qui se pose !

Benjamin Bayart : Bien sûr, mais ce n’est pas une raison pour arrêter, c’est une raison pour le faire proprement, et en France on le fait plutôt proprement par rapport à ce qui se fait ailleurs.

Giuseppe Aviges : Il y a un débat.
Du coup sur le numérique.

Benjamin Bayart : Si je reviens côté numérique, en fait c’est tout le problème de la réindustrialisation en France. Un des sujets c’est d’avoir de l’énergie, beaucoup, dans le numérique comme ailleurs.
Il y a tout ce morceau sur la fabrication des semi-conducteurs, il y a donc tout un tas de secteurs dans le numérique et l’air de rien, en France, il y a pas mal de secteurs dans lesquels on n’est pas mauvais. Tout ce qui est infrastructures télécoms nous sommes plutôt pas mauvais ; tout ce qui est connaissances logiciels, l’hébergement, comment gérer le métier de cloud provider, etc., nous ne sommes pas les meilleurs du monde, mais nous ne sommes pas mauvais, du coup il y a moyen de faire un truc. En revanche, quand tu regardes, la commande publique ne va pas là.

Giuseppe Aviges : C’est ignoré !

Benjamin Bayart : La commande publique ne va pas là. Quand les collectivités, l’État, etc., achètent du cloud, ils ne l’achètent pas en France. Ils vont chez Amazon, chez Google, chez Microsoft Azure, mais ils ne vont pas chez OVH, et ils vont pas chez Clever Cloud, ils ne vont pas chez Scaleway, ils vont un petit peu chez Outscale mais pas beaucoup, Outscale c’est le truc de Dassault, il y a donc un gros problème de routage de la commande publique. Et bien évidemment, la commande privée fait comme la commande publique et ne va pas non plus à cet endroit-là. Du coup, comme ces entreprises ne sont pas tout à fait de la bonne ampleur, pas assez développées, ce n’est pas d’elles que tu entends parler dans 01NET quand tu lis la presse pour les décideurs informatiques. Ils entendent parler d’Amazon, ils n’entendent pas parler d’OVH ou de Scaleway, donc ils vont acheter du Amazon parce que c’est ce qu’ils ont entendu dans les dîners en ville. En gros, c’est comme cela que réfléchit un directeur. Il y a donc un problème sur la façon dont on root la commande publique, sur la façon dont on aide nos industriels à se développer, parce qu’il ne faut pas croire, les industriels américains se sont développés avec de la commande publique, mais nous ne le faisons pas.
Il y a donc un sujet, mais on a les savoir-faire, on a des entreprises qui ne sont pas mauvaises, il y a des entreprises, en Allemagne, qui ne sont pas mauvaises du tout dans le développement logiciel, et là il y a un nœud qui ne passe pas. Il y a aussi d’autres problèmes, il n’y a pas que la puissance publique qui est en tort là-dedans.

Giuseppe Aviges : Les personnes privées aussi, les entreprises.

Benjamin Bayart : Oui. La commande des grands groupes. Le particulier n’a pas tellement d’importance là-dedans. Quand on parle d’Amazon dans ce secteur-là, c’est AWS [Amazon Web Services], ce sont les gens à qui on va louer des serveurs, etc.

Giuseppe Aviges : Parfois même sans le savoir, parce que nous sommes des utilisateurs indirects.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas la branche d’Amazon qui te livre des grille-pains et des livres. Ce n’est vraiment pas l’Amazon grand public. Donc oui, tu peux en être utilisateur indirect : tu utilises Doctolib pour prendre rendez-vous chez ton toubib, tous les services de Doctolib tournent chez Amazon. Pourquoi ça ne tourne pas OVH ou sur Scaleway ou sur Clever Cloud ?

Giuseppe Aviges : C’est plus performant ?

Benjamin Bayart : Non, pas vraiment.

Giuseppe Aviges : Habitude ?

Benjamin Bayart : Habitude beaucoup, sécurité un petit peu. C’est le plus gros, du coup on est sûr qu’il ne va pas mourir demain ! C’est bien connu, c’est du raisonnement de directeur ! « Je vais choisir le plus gros, comme ça on ne me le reprochera pas », et c’est très important. Et puis, pour toutes les startups, il y a cet élément très marrant qui est qu’Amazon fait des cadeaux comme un dealer : « Tu es une petite startup, tu as 10, 20, 30 000 euros de serveur, cadeau. Tu pourras consommer des services pour à peu près 10, 20 000 euros », la première dose est gratuite.

Giuseppe Aviges : Et après la deuxième, tac !

Benjamin Bayart : Après, si jamais ta boîte coule, en six mois tu n’as pas réussi à consommer les 10 000 balles qu’on t’a donnés, ta boîte est morte, tu vas faire le clochard ailleurs, tu ne nous embêtes pas ! Et si jamais ta boîte marche, tous tes services sont là, tu ne vas pas tout refaire pour les déménager. « À combien sont leurs services ? Oh, ce n’est pas si cher que ça, c’est 2 000 balles par mois, la boîte se porte bien, elle est en croissance, 2 000 balles par mois, on les a ! ». Tu ne bougeras plus ! C’est vraiment la technique des dealers : la première dose est gratuite. Amazon le fait beaucoup, Microsoft le fait aussi un peu.

Giuseppe Aviges : Ça commence dans les écoles avec les suites logicielles.

Benjamin Bayart : C’est un peu la même techno, ce n’est pas au même endroit commercialement. Microsoft l’a beaucoup fait sur les suites logicielles.

Giuseppe Aviges : Tu achètes ton PC, c’est déjà dedans.

Benjamin Bayart : Word, Windows, tout ça coûtait très cher à l’époque où c’étaient des licences pour l’installer sur sa machine, c’était plusieurs centaines d’euros la licence, c’était donc relativement cher. Mais, pour les étudiants, il y avait une licence à trois cacahuètes. Pour le prix d’un café, l’étudiant avait tout à disposition, officiel, avec un vrai numéro de licence pas volé, même pas piraté. Du coup, quand tu as pris l’habitude d’utiliser ça pendant toutes tes études, tu es plus à l’aise quand tu as ça, du coup ton patron n’est pas trop tenté de mettre autre chose. On a fait en sorte que tout le monde soit accro, c’est pratique. C’est vraiment de la technique de dealer et ce sont des démarches commerciales qu’on autorise, c’est un choix de la puissance publique de les autoriser. On pourrait décider de ne pas les autoriser ; on pourrait décider d’en favoriser d’autres ; on pourrait décider d’orienter la commande publique pas seulement en fonction de ce que les dealers ont envie de vendre. Là-dedans, il y a un grand volet qui est un impensé.
Un autre morceau, que je trouve assez intéressant, qui explique ces problèmes d’orientation, c’est la formation des élites, en particulier les élites politiques. Le bain commun de formation des élites politiques, en France par tradition, c’est plutôt littéraire ; les gens qui font Sciences Po, les facs de droit, l’ENA, ont plutôt des profils littéraires que des profils scientifiques. Depuis une dizaine d’années, on a aussi beaucoup de commerciaux. Je voyais passer l’info tout à l’heure, le pourcentage de ministres sortis d’une école de commerce, sur les 20, 30 40 derniers gouvernements, ça remontait jusqu’à Bérégovoy, pendant très longtemps ça oscille entre 0 et 3 % et puis, depuis que le président de BDE [Bureau des étudiants] a été élu président de la République, à peu près 30 % des ministres sortent d’écoles de commerce, donc toujours pas de formation scientifique.

Giuseppe Aviges : Polytechnique, tout ça ?

Benjamin Bayart : Il y a peu de polytechniciens, peu de gens qui ont des bases de science très solides. Au début du Covid, le fait que Merkel explique aux Allemands ce qu’est une croissance exponentielle avait fait beaucoup jaser sur les réseaux sociaux. Elle expliquait « la façon dont se répand un virus c’est une croissance exponentielle et du coup toc, toc. Effectivement, en ce moment il n’y en a presque pas et que ça suit la croissance exponentielle, alors dans six semaines c’est la merde noire, donc restez chez vous ! ». Angela Merkel était capable d’expliquer ça aux Allemands parce qu’elle est docteur en physique, si je ne me trompe pas. Quand tu as fait un peu de physique théorique trapue, expliquer une exponentielle c’est l’enfance de l’art. En fait, en France, quasiment aucun ministre n’est capable d’expliquer ça, c’est vachement embêtant. Du coup, ils ont un rapport aux sciences qui est un peu problématique, mais en plus un rapport à l’informatique qui est très problématique. Au mieux, ils ne sont que utilisateurs des ordinateurs.

Giuseppe Aviges : On a eu des ministres du Numérique.

Benjamin Bayart : Mais je m’en fous du ministre du Numérique, il n’y a pas que le ministre du Numérique qui m’intéresse ! Typiquement, si le ministre de l’Éducation nationale est un vieux clou qui a peur de son ordinateur, il faut qu’il rentre chez lui ! On cherche comment éduquer les gamins aujourd’hui, on ne cherche pas comment éduquer les gamins en 1912. On cherche comment éduquer les gamins aujourd’hui dans un univers où il y a de l’ordinateur partout, où il y a du numérique partout, tout le temps. Depuis le babyphone qui te surveille pendant que tu dors le lendemain de ta naissance jusqu’à l’ordinateur qui pilotera le four crématoire qui servira à cramer ton cadavre, il y a des ordinateurs partout ! Tu ne peux pas éduquer les gamins sans tenir compte du fait qu’on est dans un univers numérique et je ne dis pas forcément les former à l’informatique, ce n’est pas mon propos, mais tu dois les former à un monde dans lequel il y a des ordinateurs partout, donc il faut leur apprendre énormément de choses.

Giuseppe Aviges : À interagir avec.

Benjamin Bayart : Par exemple, tu as appris à écrire à l’école, on t’a appris à écrire pour que la maîtresse te lise, c’est ce qu’on t’apprend à la petite école. Or, quand tu es sur les réseaux sociaux, il faut que tu apprennes à écrire pour être lu en public, ce n’est pas du tout la même chose ! Aux Poilus de la Guerre de 14 on avait à peine appris à écrire, mais un peu, du coup, quand ils étaient dans les tranchées, ils pouvaient écrire à leur famille, on ne leur avait pas du tout appris à écrire pour être publiés. Ce n’est pas la même écriture, ce n’est pas la même façon de s’exprimer, ce n’est pas la même violence dans le retour. La maîtresse n’est pas violente quand elle juge ta copie ; parfois elle met des sales notes, mais il n’y a pas tellement de violence par rapport à ce qu’est Twitter. Il n’y a pas des gens qui t’insultent, etc.
Apprendre à s’exprimer pour être lu en public, c’est très différent, ce n’est pas le même usage de l’écriture et il faut l’apprendre aux gamins. En fait, il faut partir du principe que les gamins ont tous un smartphone passé un certain âge ; en dessous de quatre/cinq ans, généralement ils n’en ont pas, à partir de sept/huit ça se discute et au-delà de douze ils en ont tous, on ne peux pas faire abstraction de ça. Il vaut donc mieux s’en servir de manière pédagogique que de le négliger, que dire « je vais leur apprendre à écrire à la plume Sergent-Major comme ma Mémé avait appris », c’est débile. Le retour, « on va faire comme ma Mémé », ça ne marche pas ! L’univers n’est pas le même, on n’est pas dans le même monde, la société n’est pas gaulée pareil, les outils ne sont pas les mêmes. Il vaut mieux qu’ils soient en maîtrise de l’outil, qu’ils n’en aient pas peur, mais pas seulement de l’outil au sens technique, ils apprendraient deux/trois bases de ce qu’est un ordinateur et un peu de code, ils arrêteraient de croire à la magie, ce ne serait pas plus mal, mais même sans aller jusque-là. Le numérique est partout, il faut donc bien éduquer les gens à la société dans laquelle ils vivent, il faut éduquer les gamins au monde tel qu’il est, or le monde tel qu’il est c’est avec des ordinateurs partout.
Il ne faut pas seulement leur apprendre à avoir peur des ordinateurs, ça c’est débile, le côté les gendarmes qui viennent expliquer « faites attention sur les réseaux sociaux, c’est plein de pédonazis », c’est bien qu’on les prévienne, mais ce n’est pas l’essentiel du problème. L’essentiel des problèmes que vont avoir les gamins quand ils jouent dans la rue, ce n’est pas de se faire kidnapper par Dutroux, ça existe, mais c’est très rare. En revanche, se faire renverser par une bagnole parce qu’ils couraient après le ballon, c’est plus fréquent. Il vaut mieux, dans les urgences absolues, leur apprendre à avoir peur des bagnoles et du coup à ne pas courir après leur ballon si le ballon est parti sur la route ou s’assurer qu’ils sont dans une zone où il y a pas de voiture, dans un parc ou dans une rue piétonne, etc. On voit bien qu’on ne peut pas faire abstraction de cette éducation à la rue dans le monde dans lequel on est. De la même manière, on ne peut pas faire abstraction d’une forme d’éducation au numérique et de l’usage du numérique dans l’éducation, pas au sens où il faut qu’on t’apprenne à avoir peur de ton téléphone, il faut qu’on t’apprenne à vivre avec, c’est-à-dire comment le manipuler, comment te protéger mais aussi comment interagir. Par exemple, il faut qu’on t’apprenne à écrire pour être lu en public, mais aussi à comment faire une réaction publique à un truc que tu viens de lire. Spontanément, tu peux avoir envie de dire « oh, là, là, t’es con ! », juste parce que tu as lu un truc d’un mec de droite alors que tu es de gauche ou le contraire, mais cette réponse-là est débile. D’abord, tu ne ferais pas comme ça dans la vraie vie.

Giuseppe Aviges : Non, tu le fais parce que c’est l’outil que tu utilises.

Benjamin Bayart : Tu le fais derrière un clavier, tu es tout seul dans ta piaule en slip, tu peux te le permettre, mais tu ne le ferais pas en vrai, tu ne serais pas d’accord, mais tu ne le dirais sûrement pas d’une manière trop agressive ou trop grossière parce que tu aurais peur de t’en prendre une. En fait, tu as une éducation à cela : comment répondre à quelqu’un que tu ne connais pas.

Giuseppe Aviges : C’est un apprentissage, ce sont des codes spécifiques qu’on va adapter.

Benjamin Bayart : C’est ça. C’est un apprentissage, ce sont des codes spécifiques, c’est une façon de faire, c’est une façon de socialiser et ça s’apprend, ça pourrait s’apprendre, on pourrait orienter toute une partie de l’éducation là-dessus, mais on ne le fait pas. On retrouve ça à beaucoup d’endroits, du coup on a des ministres ou des dirigeants qui ne sont pas du tout éduqués au numérique, au mieux ils savent être utilisateurs de manière vaguement correcte d’un ordinateur, au mieux ! Ce qui est très faible. C’est un peu comme si je te disais que leur niveau de maîtrise de l’écriture, c’est qu’ils arrivent à lire Oui-Oui va à la plage. Ça fait light quand tu prétends écrire la loi ! Il y a un problème, tu ne maîtrises pas bien ton outil. OK tu sais lire, c’est nécessaire, mais il y a une petite culture : non seulement il faut savoir lire, mais il ne serait pas mal d’avoir un peu de culture politique, histoire que tu comprennes les lois que tu es en train de faire ; ce ne serait pas mal d’avoir un peu de culture juridique quand tu dois faire la loi, histoire que tu saches à peu près comment l’écrire et que ça ne fasse pas trop rigoler les juges quand ils vont devoir l’appliquer ; il faut que tu aies une certaine aisance à l’écrit, sinon tu vas être plutôt handicapé dans ton travail, parce que tu ne sauras pas préparer tes discours.

Giuseppe Aviges : Où nous emmènent-ils du coup ? Où veulent-ils nous emmener pour l’instant ?

Benjamin Bayart : À l’heure actuelle, en cette saison où on a donc des anciens d’écoles de commerce au gouvernement, ils arrivent à avoir une pensée à peu près business. Ils arrivent à comprendre que ce ne serait pas aberrant d’essayer de développer l’économie du numérique dans nos contrées, qu’on n’est pas forcément trop mauvais pour ça, qu’il y a moyen de moyenner un truc. Là où ça se complique un petit peu c’est qu’ils ne comprennent pas ces technologies-là, donc ils ne savent pas trop comment le faire. Ils ne savent pas bien à qui s’adresser, ils sont très tentés de s’adresser à leurs interlocuteurs habituels, qui sont leurs anciens camarades de promo, pour faire simple, ou les gens avec qui ils allaient en rallye quand ils étaient ados, on est quand même dans la haute bourgeoisie à cet endroit-là, on n’est pas tellement dans le fils de prolo. Ils vont donc s’adresser à des patrons ou des dirigeants de grands groupes, mais pas spécialisés dans le numérique qu’ils ne connaissent pas bien. Ils vont beaucoup plus essayer d’avoir recours à un Lagardère qu’à des gens spécialisés dans le numérique. Il y a donc une difficulté à cet endroit-là. C’est pour cela, par exemple, que dans leur première tentative pour fabriquer du cloud souverain, il y a eu le délire de Sarkozy et puis quand même des industriels qui sont venus en disant « regardez, on pourrait goupiller un truc, un consortium, etc. », il n’y avait pas OVH autour de la table, c’est délirant ! C’est la plus grosse boîte d’Europe !

Giuseppe Aviges : Même les interlocuteurs ne sont pas OP [Opérationnels].

Benjamin Bayart : Autour de la table il y avait Orange qui ne pigeait rien à la question de l’hébergement à l’époque, ils ont fait quelques progrès depuis mais ça reste pas au niveau, il y avait Capgemini qui est, en gros, une boîte de presta, qui n’a jamais fait la gestion d’une infrastructure d’hébergement et il y avait je sais plus qui d’autre, Sopra Steria peut-être, bref ! Il y a une boîte qui existe dans le domaine, qui est leader en Europe qui, à l’époque, doit représenter quelque chose comme 5 % du marché mondial, ce qui est pas négligeable, les géants font 25, quand tu fais 5, tu es petit, mais tu n’es pas nain, et elle n’est pas autour de la table. C’est comme si on avait voulu faire un avion de chasse en faisant venir des garagistes et un spécialiste de l’avion qui fait des maquettes en bois. Et si on invitait Dassault, ce ne serait peut-être pas con ! Ah non ! On n’a pas prévu !

Giuseppe Aviges : C’est de l’ignorance ! Ou de l’auto-sabotage !

Benjamin Bayart : C’est l’ignorance de ce qu’est le numérique. Typiquement, si tu veux parler d’infra télécoms à des gens comme Orange, ils sont bons, ils ont des ingénieurs qui sont très bons dans le domaine. Quand tu commences à leur parler d’informatique, si tu restes dans la couche dirigeante de la boîte, ils sont utilisateurs d’ordinateurs, ils ne sont pas faiseurs, et c’est une grosse différence. Ce ne sont pas vraiment des faiseurs et c’étaient les moins inadaptés dans le contexte. La majorité des informaticiens que je croise dans le monde de l’entreprise, dans les directions de systèmes d’information, dans les DSI, sont consommateurs d’ordinateurs.
Il y a une espèce de fantasme en ce moment, « il faut gérer les écrans », avec un « z », « les zécrans ». « Il faut gérer les écrans, les écrans c’est dangereux pour les enfants, il faut protéger les enfants des écrans », toute cette connerie ! C’est de la merde et ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est : il y a du numérique partout, notre société est construite, est tissée avec un des fils, le numérique, et il y en a d’autres, l’écriture, la lecture, etc., il faut donc intégrer ça dans la façon dont on forme notre jeunesse. Ça veut dire qu’il faut des compétences dans la manipulation de l’ordinateur, évidemment, ça veut dire qu’il y a des nouveaux savoirs sociaux à acquérir, ça veut dire qu’il faut repenser la façon dont on enseigne. Essaye d’expliquer à un gamin qu’il va écrire à la main toute sa vie alors que, à l’âge de cinq ans il a déjà découvert comment utiliser le clavier de la tablette de papa/maman, tu es en train de lui apprendre un truc de taré et ça ne marche pas ! Alors que, OK, on va intégrer l’utilisation du clavier. Peut-être qu’il y a des bouts où il faut quand même que tu saches écrire à la main parce que tu en as besoin, mais peut-être qu’on peut le faire dans un contexte dans lequel ça paraîtra plus logique aux gamins.

Giuseppe Aviges : Plus naturel.

Benjamin Bayart : Plus naturel, plus sensé, plus utile, plus logique, il y a un truc à construire. Du coup, il aura un rapport à l’écriture qui ne sera pas le même, il aura un rapport au texte écrit qui ne sera pas le même.

Giuseppe Aviges : Potentiellement un rapport proactif.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas évident. Il y a des pans entiers d’éducation qui sont à repenser, mais pas dans cette espèce de crispation idiote de « j’ai envie de vivre en 1905 et j’ai peur de tout ce qui a été inventé après 1980 », ça ne marche pas. Or, à l’heure actuelle la totalité de la pensée est tournée là-dessus, sur une espèce de passé fantasmé où, à l’époque de l’enfance de Marcel Pagnol, les élèves étaient tous en blouse noire, en uniforme et c’était bien ! Ce n’était pas bien, ce n’était pas bien du tout. C’était une école qui formait des gens d’un niveau intellectuel très faible, etc., ce n’était pas bien. Le moindre bachelier d’aujourd’hui a un niveau de connaissances, de technicité des savoirs, etc., qui est très au-dessus de ce qui sortait des collèges et des lycées de 1910. C’est un truc de dingue !

Giuseppe Aviges : Que fait-on avec tout ça ? Que fait-on maintenant avec toute cette matière grise ? Des GAFAM européens, français ? Du Libre ?

Benjamin Bayart : C’est un gros sujet. On a parlé souveraineté numérique, du fait qu’on a des entreprises qui ne sont quand même pas mauvaises, qu’on a des compétences, qu’on a du savoir-faire, on a traité un sujet sur l’éducation. Il y a un morceau sur cette espèce d’envie puérile d’avoir un Google européen. C’est une bêtise ! C’était intéressant d’avoir un Airbus européen. Les Américains fabriquent des avions de ligne, Boeing, on voudrait en fabriquer aussi. C’est une très grosse industrie, on ne peut pas avoir trois fabricants d’avions de ligne par pays, c’est trop compliqué, c’est trop gros, c’est trop cher, c’est trop lourd, il faut donc qu’on en fasse un seul. On va le faire un peu en international avec nos voisins Européens, du coup on va se mettre plutôt d’accord sur le fait d’acheter nos propres avions, on va se répartir un peu le business et les usines entre la France, l’Allemagne, l’Espagne, etc., et pof ! L’Airbus.
Ça c’est relativement vrai pour construire des avions. Ça ne marche pas du tout pour les GAFAM.
Je pense que le meilleur moyen pour expliquer le problème, c’est de partir du cas d’Elon Musk. Twitter est devenu toxique ! Pardon, moi je l’appelle Twitter, lui il l’appelle X, c’est son problème, je l’appelle Twitter et tout le monde voit ce que c’est. Twitter est devenu extrêmement toxique ! Twitter est toxique depuis longtemps. Ça fait cinq/six ans que le truc est vraiment très hargneux, très agressif, il y a toute une bande de trolls fachos, débridés, d’ailleurs, accessoirement les trolls mélenchonistes ne sont pas beaucoup plus discrets dans la série « ils gueulent sur tout le monde », ce n’est pas beaucoup plus courtois.

Giuseppe Aviges : C’est la place publique.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas une raison pour faire caca par terre, pourquoi le faites-vous sur les réseaux sociaux ?

Giuseppe Aviges : On parlait de l’école tout à l’heure, qu’il faut apprendre. Les gens communiquent d’une manière différente à partir du moment où il y a l’anonymat.

Benjamin Bayart : Où il y a une illusion d’anonymat. Oui, bien sûr. Tu vois bien que ces gens sont mal élevés, il n’y a pas de doute, ils ne se comporteraient pas comme ça devant leur mère car ils prendraient une claque et c’est un problème.
Twitter est toxique depuis relativement longtemps mais c’est devenu dramatiquement toxique depuis la reprise par Elon Musk et le truc a complètement vrillé en particulier depuis que le mec a viré facho au dernier degré, je pense qu’il l’est depuis très longtemps, c’est juste que maintenant ça se voit et ça se voit beaucoup. Là il y a une vraie question : est-ce que Twitter devient infréquentable à cause d’Elon Musk ? Ou est-ce qu’Elon Musk n’est qu’un symptôme et le problème est plus sérieux ? Je prétends que le problème est plus sérieux.

Giuseppe Aviges : Quel est le symptôme ? Du monopole ?

Benjamin Bayart : Le problème fondamental, c’est qu’on a un réseau social monopolistique détenu par une entreprise privée capitaliste. C’est un réseau qui n’est pas interconnecté avec d’autres : tu n’as pas de discussion entre Twitter et Facebook ou entre Twitter et Instagram. Non. Twitter est une espèce de bulle étanche qui appartient entièrement à Twitter Corporation qui est une entreprise capitaliste, c’est-à-dire l’endroit où il y a le moins de démocratie au monde. Si tu te fais une idée de la belle démocratie un peu idéale, l’entreprise capitaliste est l’exact opposé : c’est un endroit où il n’y a que la voie hiérarchique, où tu peux éventuellement suggérer à ton chef, s’il est bien luné, de t’écouter, mais il n’a aucune obligation de le faire ! Où quand le patron décide, les 700 000 employés obéissent parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement et si tu n’obéis pas, tu dégages ! Il n’y a pas moins démocratique que ça. Le mode de commandement est un tout petit peu plus soft qu’à l’armée, mais pas beaucoup.
Là on a une mécanique qui est, en fait, un lieu de socialisation, le terme de lieu n’est pas tout à fait adapté parce que ce n’est pas géographique, c’est un espace de socialisation qui devient grand, où il y a des centaines de millions de personnes qui interagissent et qui est entièrement détenu par une entreprise privée capitaliste, donc par un système non démocratique.
Il y a deux choses dont on est sûr.
La première. Si, à un moment, il faut coopérer avec un gouvernement éventuellement pas gentil, ils coopéreront parce qu’une entreprise ne se fâche jamais avec aucun gouvernement. Une entreprise veut faire du business y compris avec l’État, donc si l’État dit, l’entreprise fait.

Giuseppe Aviges : Du moins, elle fait semblant de se fâcher.

Benjamin Bayart : Non, elle ne se fâche que quand elle a décidé de ne pas faire du business dans le pays. Typiquement, à l’époque où le gouvernement chinois a dit à Google « attention, si tu veux bosser ici, il va falloir que tu obéisses, que tu filtres ce qu’on te dit de filtrer, que tu censures ce qu’on te dit de censurer et que tu surveilles ce qu’on te dit de surveiller. » Google a joué un peu les vierges effarouchées, c’était il n’y a pas tout à fait une quinzaine d’années, puis a fini par dire « puisque c’est ça, je me barre ! ». Si on regarde un tout petit peu le truc, ils avaient 0,3 % de parts de marché en Chine. Leur calcul a été : « Si je veux me battre contre le gouvernement chinois je vais perdre, donc soit j’accepte, mais je ne suis pas du tout sûr de réussir à décrocher un marché », parce qu’ils ont déjà leurs entreprises copines avec le Parti communiste chinois, c’est la façon dont fonctionne l’économie chinoise, ils fabriquent des géants du numérique. « Est-ce que je copine avec le gouvernement chinois pour essayer de protéger mes 0,3 % contre les entreprises officielles qui sont portées par des leaders du Parti communiste chinois auquel je ne peux pas adhérer parce que, de toute façon, mon cadre dirigeant est américain, il ne peut pas rentrer, il ne sera jamais membre du comité central, jamais ! J’aurais peut-être un tout petit peu plus que 0,3 % mais ce ne sera jamais 10 %. Est-ce que j’essaye ça au risque de me décrédibiliser de manière dramatique auprès de tous mes utilisateurs occidentaux, de me faire boycotter aux États-Unis, en Europe, de perdre mes contrats publicitaires, ou est-ce je lâche ce truc-là ? ». En fait ils ont dit « on lâche ce truc-là. » Ce n’est donc pas par vertu qu’ils ont dit fuck au gouvernement chinois, on ne surveillera pas la population et on ne fera pas de censure.

Giuseppe Aviges : C’est par peur ? Par opportunisme financier ?

Benjamin Bayart : Ils ont jugé, en opportunistes financiers, que ça ne valait pas le coup.
Tu vois bien que toutes les industries américaines se mettent au diapason du Trump autoritaire, un peu crétin, qui signe des décrets tous plus illégaux les uns que les autres pour arrêter les politiques de diversité ! Et ce n’est pas parce que les patrons sont méchants, c’est parce qu’ils veulent faire du business. Si, pour faire du business, il faut brûler les Juifs, on brûlera les Juifs, c’est comme cela que marche le capitalisme ! C’est comme cela que ça a marché en 1930 et je ne crois pas que ça ait changé beaucoup depuis. Si, pour faire du business, il faut suivre la lubie du politique du moment, on suivra la lubie du politique du moment. Ça a toujours été comme ça.

Giuseppe Aviges : Avec une différence, ou pas, selon que les États sont petits ou grands ? On a quand même un rapport de domination qui est inversé.

Benjamin Bayart : Entre une grande multinationale et un petit État, le rapport de domination n’est pas le même. Quand tu as un État gigantesque, genre l’empire français à la grande époque ou les États-Unis aujourd’hui, face à la PME de banlieue, je t’assure que la PME de banlieue se met au garde-à-vous.

Giuseppe Aviges : Pas de doute !

Benjamin Bayart : À la limite, certaines PME sont capables de faire du bordel, de résister en loucedé, parce que c’est suffisamment petit pour être sous le radar, les grandes multinationales ne jouent pas même dans un petit pays. Une grande multinationale qui a envie de faire du business dans le petit pays en question va se débrouiller pour respecter la loi du pays en question et si la loi dit « il ne doit pas y avoir de Juifs parmi les cadres » il n’y aura pas de Juifs parmi les cadres ; si la loi dit « il ne doit pas y avoir de femmes dans les dirigeants », il n’y aura pas de femmes dans les dirigeants. Si c’est ça la condition pour faire du business au Qatar et que tu as décidé de faire du business au Qatar, il y a pas de femmes parmi les dirigeants dans la filière qatarie, évidemment.

Giuseppe Aviges : Oui, s’il n’y a pas de régulation. On en est là aujourd’hui.

Benjamin Bayart : Tout le problème c’est qu’on a cet élément qui pourrait passer pour un bien commun, cette espèce de zone dans laquelle des centaines de millions de personnes s’expriment et échangent, forment une partie du tissu social qu’est la société – ce n’est pas un petit groupe, ce n’est pas juste ma bande de potes et moi, ce sont quelques centaines de millions d’utilisateurs de la plateforme. Ce truc assez vaste et interconnecté a donc un très grand rôle dans la société, ce n’est pas la totalité du tissu social, mais ça embarque deux/trois fils et c’est entièrement aux mains d’une entreprise.
Je disais qu’il y a deux choses dont je suis sûr.
La première c’est que ça coopérera toujours avec les lubies du gouvernement, y compris quand elles sont liberticides, donc quand tu vois un proto facho arriver, ça vire proto facho immédiatement.
Deuxième problème, ça suivra toujours la lubie du patron. Il suffit que tu changes d’actionnaires ou de dirigeant pour que la boîte change radicalement. Une boîte qui était très progressiste, qui fait attention à l’environnement, à l’égalité, peut complètement tourner la carte du jour au lendemain parce qu’elle a été rachetée, parce qu’on a changé de patron.

Giuseppe Aviges : Ou de président. On a exemple de Facebook avec Mark Zuckerberg qui a fait un 360.

Benjamin Bayart : Oui, mais Twitter fait les deux. Avant le rachat, Twitter travaillait très activement à essayer de contrôler les trolls pour que ça redevienne un lieu relativement safe pour discuter parce que ça avait quand même beaucoup perdu. Quand Musk a racheté, il a essayé d’arrêter tout ce travail-là parce que ça coûte cher et il s’est fait rattraper par la patrouille, parce que côté Commission européenne on lui a dit « tu as des obligations légales mon grand. » Il a essayé de tergiverser, de laisser des bouts pour l’Europe, en essayant de prétendre, il a essayé de bidouiller un truc. Et puis, au final, arrivée de Trump, Musk superstar en train de foutre un bazar incroyable dans la fonction publique américaine, là on a les deux. Ça a été racheté par un psychopathe, il n’y a pas d’autre terme, et, en plus, dans un pays où l’État est en train de basculer.
On voit bien que le problème de départ ce n’est pas tellement Musk. Pour moi le problème de départ c’est la structure, c’est le fait qu’on a un élément essentiel participant au tissage du réseau social entre les gens, comment on fait société.

Giuseppe Aviges : Un canal de communication.

Benjamin Bayart : Oui, la façon dont les humains communiquent entre eux, en fait c’est la base. L’atome élémentaire d’une société c’est le fait que les humains communiquent entre eux. On avait l’oral depuis longtemps, on a rajouté l’écrit, puis on a rajouté l’imprimé, on a rajouté l’audiovisuel, maintenant on a rajouté le numérique et ça change la façon dont les humains communiquent entre eux. On touche un truc très essentiel de la société et il y a un pan ce truc-là qui est confié de manière monopolistique à une entreprise privée. C’est ça le truc malsain, exactement comme quand on confie un grand groupe de médias à une entreprise privée. Il n’y a que deux choses dont je suis sûr :
petit un, s’il y a un gouvernement facho ils vont collaborer,
petit deux, ils peuvent se faire racheter par un milliardaire facho à n’importe quel moment. On l’a vu avec Canal+/Bolloré, on le voit avec Pierre-Édouard Stérin, etc. Les exemples ne manquent pas et on sait comment lutter contre ça, on sait très bien : il faut empêcher la constitution de grands groupes monopolistiques.
La réponse à Twitter ce n’est pas Bluesky ! Bluesky c’est exactement le même schéma que Twitter, c’est une entreprise monopolistique détenant un réseau qui n’est interconnecté avec rien, qui prétend être interconnectable et qui dit « on sera peut-être un jour interconnectés, mais pour le moment on est tout seuls », ils se foutent un petit peu du monde ! Pour le moment, c’est détenu par des gens qui se disent très anti-Musk, donc qui essayent d’être un peu inclusifs, diversité, etc.

Giuseppe Aviges : C’est l’ancien groupe de Twitter.

Benjamin Bayart : Ce sont les anciens de Twitter, c’est ça, qui essayent de bosser un peu ce sujet-là, mais on a le même problème fondamental : la structure n’est pas bonne. Donc, à tout moment, la boîte va se retourner soit parce qu’elle sera rachetée par quelqu’un de toxique soit parce qu’un gouvernement toxique va la mettre au pas.

Giuseppe Aviges : Un autre exemple sur l’IA, avec Mistral, est-ce que ce n’est pas le même problème ?

Benjamin Bayart : C’est très similaire. Pas tout à fait !
Pour moi, la grande question d’un Google européen est une très mauvaise question. Le problème, ce n’est pas Musk, c’est la structure même de Twitter.

Giuseppe Aviges : C’est le symptôme de ce problème.

Benjamin Bayart : Si je le dis avec les termes de Montesquieu : « Dans une société où on n’assure pas la séparation et l’équilibre des pouvoirs, il finira nécessairement par y avoir un tyran. » Ce n’est pas parce que le tyran est méchant, c’est parce que la structure du modèle de constitution et d’organisation de la société permet qu’il y ait un tyran, donc, si on permet qu’il y ait un tyran, il finira par y en avoir un. Il peut ne pas y en avoir pendant 50 ou 100 ans parce qu’on a du bol et puis, à un moment, il va y en avoir un et là ça va être la merde. C’est exactement ça pour moi : la structure même de ce truc-là est malsaine.
Pour moi, la réponse à Twitter ce n’est pas Bluesky, c’est Mastodon [9] qui est autre modèle de réseau social, qui ressemble à du microblogging un peu façon Twitter, mais qui est un réseau de plusieurs milliers de serveurs interconnectés entre eux, chacun de ces serveurs opéré par une entité différente : des serveurs sont opérés par des particuliers, des serveurs sont opérés par des entreprises, des serveurs sont opérés par des associations.

Giuseppe Aviges : C’est décentralisé.

Benjamin Bayart : Tous ces serveurs sont interconnectés entre eux et forment un réseau relativement continu et tout à fait utilisable.

Giuseppe Aviges : C’est Internet en fait.

Benjamin Bayart : Oui, mais surtout, il n’y a pas de point central. Si un des responsables d’une des entités, que ce soit le président de l’association, le particulier qui fait tourner sa bécane ou le patron de la boîte machin, pète un câble et tourne la carte façon Elon Musk, ce n’est pas grave ! Il y a un serveur qui est aux mains d’un débile, ce n’est pas grave, il n’a pas du tout contaminé tout le réseau. Si sur son serveur on se met à mal se comporter, à agresser les gens, à ne pas parler correctement, etc., très vite il sera ostracisé, sur le réseau les gens vont dire « tu es trop con, on ne te parle plus, on coupe la liaison », son serveur va être de moins en moins bien connecté. Les gens qui sont utilisateurs de ça sont évidemment très malheureux, mais ils vont déménager, ils vont changer de fournisseur, exactement comme s’il y a 12 boulangeries à côté de chez toi, qu’une se met à faire du pain pas bon, OK, ça t’embête parce que c’était celle que tu aimais bien, mais il y en a d’autres.
De la même manière, là où tu habitais pour ton réseau social c’est devenu plein de pénibles, eh bien tu t’en vas parce que tu as 1 000 autres serveurs à ta disposition. C’est un peu pénible, mais tu peux t’en aller, ce n’est pas trop le bazar.
Ça fait bizarre de venir défendre ça au Parti de gauche, mais c’est un des effets de la libre entreprise, d’une forme de concurrence disponible, du fait qu’il n’y a pas de barrière à l’entrée, que n’importe qui peut venir. Si je le dis technique : n’importe qui peut venir se connecter au système ; si je le dis en termes Commission européenne : n’importe qui peut entrer sur le marché.

Giuseppe Aviges : C’est un marché dérégulé.

Benjamin Bayart : Non. En fait, c’est un marché hyper régulé, parce que c’est un marché dans lequel on a pris soin, justement, que n’importe qui puisse rentrer, n’importe qui puisse venir et s’interconnecter sans qu’il y ait une barrière à l’entrée sous forme d’un péage, de royalties, de contrat de licence, de contrat de franchise qui font que tu es obligé d’obéir aux patrons de truc. Non, le système est ouvert, donc, en fait, il fonctionne comme un bien commun. Du coup il assure qu’il y a une pluralité des acteurs, il assure que les acteurs sont tous de nature différente. C’est vachement important de pouvoir mélanger des toutes petites associations, des très grosses associations, des structures un peu entrepreneuriales, des structures éventuellement publiques. Dans Mastodon, il y a des gens comme la Commission européenne qui opère son propre serveur Mastodon, la puissance publique est là aussi et son serveur est connecté aux serveurs des autres et ça se passe assez gentiment.

Giuseppe Aviges : Tout va bien au final comme ça.

Benjamin Bayart : Non, tout ne va pas bien. Il y a plein d’endroits où il y a de la friction, mais ce n’est pas grave, la friction se gère.

Giuseppe Aviges : Mais dans sa globalité.

Benjamin Bayart : Dans sa globalité, le réseau fonctionne. Je trouve très malsain cette espèce de fantasme de « on voudrait un Google européen » ou « on voudrait un Facebook européen », parce qu’on va reproduire le même modèle. Simplement, au lieu d’être aux mains des actionnaires de Google, le machin sera aux mains de Bolloré, Stérin, Lagardère, Dassault, Niel, je ne sais pas quel milliardaire. Est-ce que ce milliardaire-là ou les actionnaires d’un bidule boursier en consortium sont mieux que les actionnaires américains ? Je ne suis pas convaincu. Ils obéiront plus au gouvernement français, ça c’est sûr, du coup, quand Bardella sera élu, il aura un bon point pour taper sur toute la société française et avoir les bons relais. Je suis pas sûr que ce soit un cadeau à lui faire, je n’ai pas envie.
Le sujet ce n’est pas tellement qu’on veut des géants du numérique. Il y a des endroits dans lesquels on veut une industrie du numérique, avec des acteurs européens, et à certains endroits, parce que c’est nécessaire, on a besoin de géants pour de vrai. Typiquement, dans le semi-conducteur, tu ne feras pas une TPE.

Giuseppe Aviges : Pas un Mastodon.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas le problème. Il y a bien sûr des schémas de CPU disponibles dans le domaine public, en logiciel libre, que tu peux librement réutiliser. Le problème c’est fabriquer une usine de construction de ce truc-là : la mise de fonds est en plusieurs milliards d’euros. Tu ne vas pas monter ça comme tu ouvres une boulangerie. Ça ne marche pas.
Il y a des endroits où il faut des géants parce que la mise de fonds est en milliards. Est-ce qu’on le fabrique par pur investissement privé ou des consortiums public/privé ou de l’investissement piloté par le public ? On sait faire. Quand il s’agit d’investir quatre ou cinq milliards pour développer un bout d’industrie, on sait le faire, on sait le faire en privé, on sait le faire en public, on sait le faire en mix, tous les pays du monde savent organiser cela, ce n’est pas plus compliqué qu’organiser la construction d’un aéroport, on sait le faire. Mais à ces endroits-là, sur certains morceaux, sur certaines technos, c’est justifié qu’il existe un ou plusieurs géants si on veut faire du semi-conducteur un peu sérieux, de haut niveau, en Europe. Il y a déjà du semi-conducteur en Europe mais pas beaucoup, si on veut monter un peu en niveau, etc...

Giuseppe Aviges : Et si je te suis bien, on produit les machines qui permettent de produire ces semi-conducteurs.

Benjamin Bayart : Les machines qui permettent de fabriquer les semi-conducteurs, c’est déjà de la techno européenne, ce n’est pas de la techno américaine, c’est de la techno européenne exportée à Taïwan. Donc là on a besoin de faire apparaître deux, trois, cinq, dix géants du semi-conducteur, dont des boîtes qui existent déjà. Dans le semi-conducteur, quelqu’un comme Siemens en Allemagne, je ne sais pas s’ils sont encore très actifs dans le secteur, mais historiquement ils étaient très bons. Ils ne font peut-être plus ou pas assez de production en Europe sur des technos pas assez avancées, mais il y a des boîtes qui connaissent. Microelectronics, par exemple, qui était une boîte américaine si je ne me trompe pas, a des usines en Europe et ça peut l’intéresser de développer et de croître en compétences, etc.
Il y a un certain nombre de morceaux où on a besoin de géants, mais il y a plein d’autres morceaux où on n’a pas besoin de géants et où c’est toxique qu’il y ait des géants parce que ça crée des situations de monopole, ça crée des abus de position dominante.
Typiquement, tout l’abus de position dominante de Google dans le marché de la publicité sur Internet est un problème. Google étant le moteur de recherche par défaut, ou de référence, a un positionnement sur la publicité qui lui donne deux crans d’avance sur tous ses concurrents. C’est lui qui va choisir les sites web que tu iras voir, qui vont évidemment afficher de la publicité dans les résultats de ta recherche, mais en plus il sait lesquels de ces sites web sont affiliés à sa régie publicitaire plutôt qu’à celle de ses concurrents. Il peut donc décider subtilement de modifier l’algorithme, non pas pour qu’il ne réponde pas à ta question, sinon tu ne viendras plus, mais pour que, parmi les dix réponses valables, les huit où c’est lui la régie publicitaire soient plutôt sur le dessus. Il répond bien à ta question. Si aucun site dont il n’est pas la régie publicitaire ne satisfait à ta demande, on te présente des sites où ce n’est pas lui qui fait la pub, mais, à défaut, il peut faire remonter les siennes vers le haut.
Ça donne une espèce de situation de domination économique qui a permis à Google de capter une part colossale du marché de la publicité en ligne.
Si tu fonctionnes sur des systèmes de moteurs de recherche qui ne vont pas du tout avoir le même confort, qui ne vont pas fonctionner de la même façon, qui ne vont pas utiliser les mêmes technos, mais qui peuvent rendre des services similaires – il y a tout un travail pour inventer un système décentralisé, ça ne s’invente pas comme ça. Une fois que tu as inventé un système beaucoup plus décentralisé pour offrir le même service, par exemple sur la techno moteur de recherche, tu fais disparaître ce point central qui crée un risque de position dominante, donc d’abus de position dominante, donc de monopole qui s’auto-engendre, qui s’auto-entretient, etc.
Tu obtiens donc un système qui est vachement plus sain sur le plan économique et sur le plan sociétal, mais c’est du boulot parce que ça veut dire qu’il faut inventer les technos.
Typiquement, comment faire un moteur de recherche qui n’ait pas un point central de taille délirante, c’est un problème ouvert. On n’a pas de réponse toute faite. Le seul modèle de réponse que je connaisse, c’est un truc qui est vraiment très catégorisé, très sectoriel, c’est un outil qui s’appelle Meta‑Press.es [10]. C’est un moteur de recherche vraiment spécialisé dans la presse, qui a été développé par un pote [Simon Descarpentries] qui, il y a très longtemps, avait créé la revue de presse de La Quadrature du Net.

Giuseppe Aviges : Un outil de revue de presse, c’est ça ? Ça me dit quelque chose.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas très loin, mais c’est de là qu’est venue l’idée. Il allait chercher tout ce qu’il trouvait comme infos partout en ligne parlant de La Quadrature et il faisait sa petite revue de presse. Du coup, il a appris comment aller chercher des infos en ligne dans la presse sans passer par Google News qui ne remonte pas ce qu’il faut et il a développé un outil qui est ultra léger.
De la façon dont ça fonctionne, en fait il n’y a pas de moteur de recherche centralisé, ça tourne sur ta machine. Dans son appli, il a référencé quelques centaines de titres de presse dont il connaît les adresses de leur outil de flux RSS et de recherche dans le flux RSS. Quand tu dis, par exemple, que tu recherches l’actu sur la condamnation de Le Pen, tu mets « condamnation Le Pen » dans ton truc de recherche et il va lancer ses recherches depuis ta machine dans les feeds RSS des sites de presse qu’il a référencés. Tu peux choisir, dire que tu les veux tous ou que tu ne veux que la presse hispanophone ou que la presse francophone ou que la presse spécialisée dans le numérique, tu peux un peu cibler ton truc. Ton navigateur web va lancer cette requête sur plusieurs centaines ou plusieurs milliers de sites de presse, tu peux paramétrer un peu ce que tu veux dans le temps, est-ce que tu ne veux que les publications d’aujourd’hui, est-ce que tu veux des trucs un peu anciens ou au contraire tu ne veux que des publications depuis plus de six mois, pour voir si machin a un passé, genre tu veux regarder un peu ce qu’on raconte sur ton futur candidat aux législatives, histoire de nettoyer un peu les dossiers, très pratique d’aller chercher qui a fait de la presse il y a plus d’un an et ce qu’il a comme casseroles. Tu vas donc récupérer, agréger les réponses des flux RSS de tous les médias que tu as interrogés.

Giuseppe Aviges : Pour avoir un résumé à la fin, une revue de presse.

Benjamin Bayart : Pour avoir à la fin une liste d’articles de presse qui parlent du sujet. Mais si tu avais voulu faire ça avec Google, tu allais sur Google News.

Giuseppe Aviges : C’est ce que fait Google mais avec ses propres biais. Là, c’est toi qui le fais.

Benjamin Bayart : En fait, Google les indexe à ta place et il sert de point central. Du coup, c’est lui qui décidera s’il te montre Le Monde ou Libération. Du coup, pour que les articles de Libération apparaissent pas trop mal classés, Google est tenté de lui dire « tu es gentil, tu me donnes un petit billet ». Et puis Libération fait « mais là, Google, les gens viennent consulter ton service où il y a de la publicité que parce que moi j’ai écrit des articles, donc tu es gentil tu me rémunères ». Là, il y a une espèce de tension pourrie.
Dans le système qu’a fait mon pote, Meta‑Press.es, c’est ta machine qui fait la requête vers les sites de presse, mon pote ne met pas de publicité, il ne peut pas en mettre, c’est ta machine qui fait la requête, c’est toi qui as choisi les titres vers qui tu faisais la requête. Si tu n’as pas envie que ça fasse la requête vers Le Figaro parce que tu refuses de lire la presse de droite, tu décoches Le Figaro et tu ne verras plus les requêtes partir vers Le Figaro.
Du coup, tu as un modèle qui est beaucoup plus sain. C’est très ciblé, ça ne fait pas de la recherche générique de tout et n’importe quoi, mais si tu as besoin de faire régulièrement des recherches dans Google News ou Yahoo Actualités, c’est un outil qui les remplace très avantageusement et sans point central. C’est extrêmement intéressant. Mais c’est un petit projet sur un sujet de niche.
Comment faire quelque chose de similaire par exemple pour faire des recherches dans des bases de publications scientifiques, c’est un autre sujet. Quand tu cherches parce que tu es scientifique spécialisé, chercheur spécialisé sur un domaine très précis, que ce soit en sciences sociales ou en sciences dures, ce n’est pas le sujet, régulièrement tu fais des revues de la littérature et tu sais bien que tu ne peux pas aller sur un moteur de recherche générique pour faire ça. Si tu cherches ce qu’il y a eu comme publications sur la mitose moléculaire de je ne sais quoi sous contrainte de je ne sais quoi, qui est ton sujet, le moteur de recherche !

Giuseppe Aviges : D’ailleurs, il y a différentes catégories de moteurs publics, quand tu fais un mémoire, une thèse, ce n’est pas pareil.

Benjamin Bayart : Tu vois bien que tu vas plutôt aller taper des bases d’indexation qui ne s’appuient que sur des publications scientifiques, probablement que les bases d’indexation de tel ou tel grand éditeur genre Springer-Verlag. Ce n’est pas compatible avec ce qu’a fait je ne sais pas quelle autre maison concurrente, du coup tu es obligé d’aller te taper les trois/quatre outils propriétaires tous plus verrouillés les uns que les autres pour essayer d’accéder au savoir mondial.
Là, il y aurait un sujet pour faire un système de recherche un peu pertinent, mais il y a un autre sujet derrière qui est la circulation des connaissances scientifiques.

Giuseppe Aviges : La circulation du savoir.

Benjamin Bayart : Sur le sujet de la recherche et du moteur de recherche, il y a des technos à inventer qui permettent de faire des choses et qui permettent de faire des choses de manière intelligente, avec peut-être moins de point central et peut-être avec des bases indexées, interconnectées entre elles, je n’en sais rien.

Giuseppe Aviges : Ce sont des technos qu’on a de toute manière.

Benjamin Bayart : Non, il y a des technos à inventer là-dedans. Pour le moment, quand on veut faire une recherche sur Internet, la seule chose qu’on sait faire c’est ce que fait Google, c’est-à-dire un système tentaculaire qui est allé lire tout Internet, des milliards de milliards de pages, qui a tout stocké comme un cochon dans une base de données, qui a essayé d’indexer ça, la puissance et la taille des ordinateurs pour faire ça coûte un truc de dingue, c’est un truc de malade, et après on essaye de fouiller là-dedans, quand tu poses une question, pour trouver une réponse pas trop débile. De temps en temps, il faut revisiter le site pour voir s’il ressemble toujours à ce qu’on a en mémoire.

Giuseppe Aviges : Du coup, que faisons-nous ?

Benjamin Bayart : Nous, c’est-à-dire ?

Giuseppe Aviges : L’État, que fait-il ?

Benjamin Bayart : Nous, ce n’est pas l’État. J’ai plein de problèmes là-dedans.
L’État fantasme un Google européen alors que, je viens de l’expliquer, c’est de la merde, il n’en faut pas.
Il y a un travail de recherche scientifique à mener, mais il n’a pas lieu. Comment fait-on un système, comment fait-on pour traiter de la recherche sans point central ? Je ne crois pas qu’il y ait de projets de recherche sérieux, coordonnés sur la façon de faire ça. En fait, il faut imaginer un truc. Techniquement ce ne sera pas dur à faire quand on aura compris ce qu’on veut faire, mais il faut le penser, il faut le théoriser. En fait, penser un truc qui n’a pas de point central, c’est vachement dur.
Ensuite, si on pouvait arrêter de casser les genoux, au niveau de l’État, aux technos qui existent pour faire de l’informatique intelligente avec pas de point central, ce ne serait pas mal ! Si, au lieu de s’exprimer sur Twitter, la puissance publique allait s’exprimer sur Mastodon, ce ne serait pas mal ! Si on incitait !

Giuseppe Aviges : Toi tu penses qu’il faut se priver. Par exemple, est-ce que tu as vu le débat sur les départs de Twitter ?

Benjamin Bayart : Moi je pense qu’il faut se priver des esclaves, je suis d’accord. En fait, quand il y a un truc qui est mauvais pour la société, il ne faut pas le faire.

Giuseppe Aviges : On quitte la place publique même s’il y a encore des gens. Est-ce qu’on les laisse entre eux ?

Benjamin Bayart : C’est un autre sujet. C’est un sujet très compliqué. Tant que l’esclavage est possible, est-ce qu’il faut qu’on continue à avoir des esclaves pour faire tourner notre imprimerie qui permet de prôner la libération des esclaves ? Bonne question, entre toi et toi.

Giuseppe Aviges : Tu raisonnes à l’absurde. Ce n’est pas la même question qui se pose.

Benjamin Bayart : Mais non ! C’est le même problème. C’est un problème structurel sur la société qui existe pour une raison. Pourquoi Twitter existe ? Parce que c’est pratique, ça permet de communiquer, ça permet de partager, ça permet de s’exprimer, ça permet de se battre, de se foutre sur la gueule. Il y a une raison pour que ça existe, or le truc est fondamentalement toxique, donc, de mon point de vue, on devrait apprendre à s’en passer même si c’est pénible, ça a un coût de s’en passer parce que je perds l’avantage que j’avais. C’est exactement le même jeu sur l’esclavage. Pourquoi avait-on des esclaves ? Ce n’est pas juste parce qu’on est très méchant et qu’on veut absolument fouetter des Noirs, c’est parce que c’est vachement pratique d’avoir des travailleurs gratos quand on est entrepreneur, qu’on a besoin de récolter du coton, de faire tourner son usine ou que sais-je ! Se mettre à salarier tous ses ouvriers alors que son concurrent les fouette, forcément on est moins compétitif. Du coup, renoncer aux esclaves dans un contexte où on est le seul à y renoncer, on perd en compétitivité, en plus on passe pour un con auprès de tous ses collègues. Dans les dîners en ville, on va se foutre de ta gueule.
C’est bien le même problème en fait. Est-ce que tu refuses ? Tu as une facilité apportée par un outil mais l’outil est toxique. C’est une drogue ; tu es accro à la facilité qu’il t’apporte, mais il est toxique.

Giuseppe Aviges : Ça reste quand même un canal de communication.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas facile d’arrêter. Moi qui fume depuis 30 ans et qui n’arrête pas alors que ça me rend très malade, je ne vais pas blâmer les gens qui ont du mal à arrêter, mais le truc est toxique pour toi et pour la société.

Giuseppe Aviges : Donc on crée des réseaux décentralisés, on est d’accord, pas de nœud central. Et pour favoriser la recherche ?

Benjamin Bayart : Il y a un deuxième volet.
Il y a un grand besoin de recherche dans le numérique, mais qui n’est pas forcément là où on croit. Dans les investissements délirants dans l’IA il y a des investissements d’infrastructures qui ont du sens. On fabrique des datacenters. Je ne crois pas que le numérique va s’arrêter tout de suite, donc c’est une infrastructure, c’est de l’aménagement du territoire, c’est intéressant si on les met à un endroit pas idiot. Si on les met à un endroit idiot, pour le coup c’est embêtant. Tu construis trois barres HLM dans un petit hameau perdu en Normandie où il y a 18 habitants, personne ne va venir habiter là. Il ne faut pas faire ça. De la même manière, il ne faut pas mettre le datacenter complètement n’importe où. Si on ne le met pas complètement n’importe où, c’est une infrastructure utile, pourquoi pas !
Il y a un deuxième investissement qui est un investissement de court terme : on achète des ordinateurs. C’est embêtant. Si au pire on investit mal, dans 30 ans le datacenter sera toujours là, c’est un investissement très long. Si pendant deux/trois ans tu t’en sers pour faire un bidule, ta boîte se casse la gueule, on vend tout, on liquide, en fait le datacenter sera vendu, un repreneur s’en servira et il continuera à héberger des systèmes informatiques. Les ordinateurs, ça ne marche pas comme ça. En fait, un ordinateur d’occasion n’a pas de valeur en pratique. Tu as acheté pour quelques dizaines ou centaines de millions de serveurs, tu les as mis dans des baies, tu vas bien mettre deux/trois ans à te rendre compte que ta boîte ne marche pas, que ce n’était pas le bon investissement, que c’était une erreur, tu arrêtes, tu mets la clé sous la porte. Le temps qu’on liquide, qu’on vende aux enchères, tes ordinateurs ont trois/quatre ans.

Giuseppe Aviges : Moins 50 % du prix.

Benjamin Bayart : Tu veux rire ! Quand tu les as sortis du carton, ils avaient déjà perdu 50 % de leur valeur ; au bout de quatre ans, ils valent 10 % de leur prix d’origine. Tu peux peut-être les revendre sur eBay, mais ce n’est pas dit. C’est un investissement vraiment perdu, qui n’a plus de valeur en très peu de temps, c’est un investissement de très court terme.
Et puis, tu as tout un investissement sur la façon de faire du buzz et du marketing avec l’IA, comment financer toute la bulle spéculative qui est en train de cramer du pognon. Et toute la bulle spéculative autour de l’IA absorbe des investissements qui ne servent à rien à part entretenir la bulle, mais c’est vachement important d’entretenir la bulle parce que c’est ce qui permet aux gens d’être riches, ceux qui ont investi dans la bulle. À un moment, cette bulle va crever. Quand la bulle spéculative va crever, qu’est-ce qui restera ? Des boîtes vont couler, des boîtes vont survivre puisque l’IA est une vraie techno utile. Tout un tas de boîtes ne vivent que de la bulle spéculative et vont disparaître, d’autres vont juste réduire drastiquement parce qu’elles vont redevenir le produit utile qui est la petite pépite au milieu du tas de courants d’air. Quand ces trucs-là vont se dégonfler, quand cette bulle spéculative va éclater, certaines infrastructures resteront et tant mieux parce qu’elles sont utiles, mais certains investissements seront vraiment en pure perte et c’est plus compliqué de les identifier. Là il y a une vraie difficulté.
Il y a besoin de financer des tas d’éléments de recherche en informatique, parce que c’est un vrai sujet. Par exemple comment faire fonctionner des systèmes de recherche sans point central, comment optimiser ces trucs-là, comment les mettre en pratique, etc. Il y a un vrai besoin de recherche en intelligence artificielle, c’est une vraie techno sérieuse, mais, en ce moment, il y a plus de bulle spéculative que de recherche sérieuse. Il y a un problème, il y a un décalage.
En fait, pour développer le numérique en Europe, il y a besoin de piloter la commande publique pour permettre le développement de nos industriels, faire des choix de systèmes sans point central, interconnectés et interopérables ce qui, l’air de rien, suppose des logiciels libres. À partir du moment où on a un système interconnecté et interopérable, ça veut dire que la norme d’interconnexion est publique, qu’il peut exister des logiciels propriétaires qui la réalisent, mais, puisque la norme est publique, elle sera aussi réalisée par des logiciels libres. En fait, cette norme d’interconnexion est en elle-même un bien commun.

Giuseppe Aviges : Auquel l’État peut contribuer grâce à l’administration.

Benjamin Bayart : Par exemple en décidant d’avoir recours à des formats d’interconnexion ouverts, à des protocoles ouverts et à des formats ouverts pour ses fichiers plutôt qu’aux produits Microsoft.

Giuseppe Aviges : Si un produit libre n’est pas au niveau pourquoi ne pas le mettre au niveau grâce à une équipe d’informaticiens ?

Benjamin Bayart : L’État le fait déjà, je ne dirais pas de manière courante, mais ça se fait. C’est parfois compliqué, mais ça se fait. Il y a déjà des bouts dans ce sens-là. Les entreprises ont plus de mal, les entreprises ont vraiment plus de mal avec ça et c’est un tort. Les entreprises ont beaucoup plus de mal à intégrer la notion de bien commun, de commun numérique et de la façon dont gérer un commun. L’État le fait déjà. La Direction interministérielle du Numérique [11] le fait de manière un petit peu approximative, mais elle le fait.

Giuseppe Aviges : En attendant, on a toujours Word dans les écoles !

Benjamin Bayart : Oui ! Tu n’as pas eu l’occasion de tester, mais regarde un truc qui s’appelle La Suite numérique [12]. C’est la Direction interministérielle du Numérique qui fait ça pour les agents de l’État, ça embarque un certain nombre d’outils, je travaille sur la partie mail et ça embarque d’autres outils. Dans le lot, il y a un truc qui s’appelle Docs, une espèce de traitement de texte en ligne qui marche très gentiment, qui est un chouette outil. Pour le moment, ce n’est pas encore à grande échelle, mais c’est prévu pour être fait sous forme d’un commun numérique. C’est donc du logiciel libre à tous les étages. Il y a comme but que si des associations ont envie de faire tourner sur leur propre instance ce logiciel, donc de mettre à disposition ce truc-là, elles peuvent.

Giuseppe Aviges : On fournit la norme et l’outil commun.

Benjamin Bayart : Le soft est repris d’un logiciel libre déjà disponible. La DINUM intègre son interconnexion avec les autres services de l’État, c’est l’intégration avec d’autres services par exemple ProConnect qui est la partie authentification, Single Sign-On des agents de l’État pour pouvoir passer d’un outil à l’autre, etc., et puis un petit peu d’amélioration de l’outil, de l’ergonomie, des trucs comme ça. Je ne crois pas que le produit Docs soit entièrement développé par la DINUM, mais peut-être, ce n’est pas mon équipe. On a au moins une version un peu packagée, un peu travaillée, qu’on peut reprendre et qui peut présenter des intérêts.
Pour le moment le truc n’est pas très développé, il n’y a pas des millions d’utilisateurs, mais ça pourrait avoir vocation à shooter Microsoft en dehors des écoles. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une volonté ministérielle sur le sujet, le manque de volonté ministérielle est un problème.

Giuseppe Aviges : Ça a un beau potentiel en tout cas.

Benjamin Bayart : Il y a du potentiel. Il faut comprendre que l’État c’est suffisamment grand pour être capable de faire une chose et son contraire.

Giuseppe Aviges : Si tu avais un mot à dire aux décideurs du pays, quel serait-il ? On les a quand même taxés un peu d’ignorants jusqu’à présent.

Benjamin Bayart : Je garde en tête ce que racontait Rocard sur le fait qu’il est plus probable que les gens soient bêtes, qu’il faut plus miser sur la bêtise que sur un complot. La bêtise est très commune et un complot demande une intelligence rare. Il est plus probable que les gens soient bêtes plutôt qu’ils aient comploté.
On ne peut pas exclure le fait qu’ils soient corrompus. Je les taxe d’ignorance parce que je suis gentil, sinon il se pourrait qu’ils fassent toutes ces choses si bêtes sur le sujet du numérique peut-être parce qu’ils sont corrompus. Moi je les taxe d’ignorance.
Je n’ai pas grand-chose à leur dire, ils n’ont pas envie d’entendre.

Giuseppe Aviges : Et aux plus jeunes, justement, qui arrivent.

Benjamin Bayart : Déjà, aux plus jeunes qui font l’informatique, je leur dis d’aller faire de la politique, d’aller faire de la sociologie, d’aller lire un peu d’anthropologie et de s’intéresser à la politique parce que quand tu t’intéresses à comment fonctionne la société des hommes tu fais de la politique, de fait.
J’ai envie de dire aux jeunes qui s’intéressent à la politique « arrêtez d’être des illettrés, vous avez besoin de comprendre le monde dans lequel vous bossez. Vous avez besoin de comprendre comment se construit la société, donc vous avez évidemment besoin de comprendre la façon dont les gens interagissent sur les réseaux sociaux », mais, pour cela, il suffit d’avoir le bon âge. Ma mère n’ira jamais sur Twitter ! Si j’essaye de te dire qu’il faut sortir des réseaux sociaux, tu vas m’expliquer que ce n’est pas possible, parce que tu es d’une génération réseaux sociaux, c’est comme ça et c’est très bien ! C’est normal, c’est le monde dans lequel tu vis.
En revanche, si tu prétends faire de la politique, il faut que tu comprennes comment fonctionne le monde. Tu ne peux pas faire de politique en n’ayant pas fait un petit minimum de sociologie et d’anthropologie, tu ne peux pas faire de la politique si tu n’as pas compris un petit peu les rapports de domination, les trucs comme ça.
De la même manière, tu ne peux pas comprendre comment fonctionne le monde si tu n’as pas compris un petit minimum la façon dont fonctionnent les ordinateurs, c’est comme ça, parce que le monde est fait avec des ordinateurs de nos jours, donc, il y a un endroit où avoir une culture générale en matière d’informatique ça ne serait pas mal.
Est-ce que c’est aller apprendre un petit peu de programmation ou aller regarder comment est fabriqué Internet, ce que c’est, comment c’est foutu, ce que donnent les différents fournisseurs d’accès à Internet ? Est-ce qu’il y a un point, aux États-Unis, qu’on appelle Internet, et puis tout le monde est connecté là ? Est-ce comme cela que ça marche ? Non, pas du tout, c’est à l’opposé de ça, ça c’est le modèle du Minitel.
Il faut comprendre comment ça marche et s’y intéresser parce que ça permet de mieux comprendre les rouages techniques du truc et les rapports de pouvoir qu’ils emmènent avec eux. Qui détient du pouvoir sur qui dans ces affaires-là ?
Est-ce que Google est vraiment incontournable ? Si oui, du coup c’est un monopole mondial, c’est vachement dangereux. Et si Google est contournable, comment ? Pour dire si Google est contournable, il faut comprendre, donc là il y a des trucs à aller regarder.
Je ne dis pas que tout le monde va devenir bac + 18 en informatique en ayant compris les bouquins de Knuth [13] sur l’algorithmique, les bouquins de, son nom m’échappe, sur le réseau, le modèle OSI [Open Systems Interconnection] en sept couches.

Giuseppe Aviges : Ça c’est l’utopie.

Benjamin Bayart : Non, ça n’a pas de sens, c’est trop compliqué, tu n’as pas assez de cervelle et tu as d’autres choses à faire dans la vie.
En revanche, pour parler de politique il faut regarder ce truc-là. Il faut au moins qu’une partie des équipes ait ce bagage-là. Tu ne peux pas dire « la sociologie ça me fait chier, les rapports de domination ça ne m’intéresse pas, on va faire de la politique sans ça. » Tu ne peux pas ou alors tu es vraiment une buse, tu ne comprends pas ce que tu manipules, tu ne comprends pas ce que tu fais. Limite Macron doit fonctionner comme ça. Tu as un problème !
De la même manière, tu ne peux pas ignorer complètement le fonctionnement de la technique parce que ça porte une partie du monde, il y a donc besoin de comprendre certains morceaux.
Il n’y a pas des masses d’ouvrages de vulgarisation scientifique sur Internet et je trouve que c’est une connerie. Il y a plein de philosophes à deux balles – il y en a qui sont très bien dans le lot, je dis du mal, mais que je n’aime pas lire – qui t’expliquent le numérique, l’expression à l’ère du digital, la génération Z fait je sais quoi, toutes ces choses-là. Il y a des gens qui disent beaucoup de merde, il y a aussi des trucs intelligents, mais il y a peu de gens qui font une bonne vulgarisation scientifique. En fait, tu lis le machin de 300/400 pages, tu as compris ce qu’est un CPU, ce qu’est un programme d’ordinateur, ce qu’est le réseau internet, vaguement comment il fonctionne, vaguement, pas les détails, tu as l’air un peu moins naïf. Il n’y a pas grand-chose sur ces sujets, ça manque un peu.
Le numérique expliqué aux faiseurs de politique, il y aurait un truc à faire, mais je ne sais pas si chez les militants il y a une appétence pour ça, il y aurait besoin. Je sais qu’il n’y a pas d’appétence chez les élus et c’est dramatique. Des copains avaient créé une association qui s’appelait « On vous explique Internet » du temps d’Hadopi, ça ne va rajeunir personne, en 2009/2010.

Giuseppe Aviges : Que devient-elle ?

Benjamin Bayart : Je ne sais plus. Elle prend la poussière. C’était porté par quelques potes et par quelques parlementaires.

Giuseppe Aviges : Quand même !

Benjamin Bayart : Je suis sûr qu’il y avait Laure de la Raudière et je pense qu’il y avait Christian Paul qui était aussi impliqué, Laure de la Raudière de droite et Christian Paul PS, centre-gauche.

Giuseppe Aviges : En tout cas, c’est un chantier qui est toujours en construction.

Benjamin Bayart : On allait organiser chez eux des rencontres. On a essayé de déplacer un député, ce n’est pas possible, le faire marcher plus de 100 mètres en dehors de l’hémicycle ça n’arrive jamais, donc on allait leur expliquer chez eux.
Une fois au resto qui est au dernier étage du 101 rue de l’Université, il y en a trois qui sont venus, les trois qui s’intéressent déjà au numérique. On essayait plutôt de parler aux 574 autres, les trois qui s’intéressent au numérique on leur parle déjà.
La deuxième fois, c’était une rencontre dans la circonscription de Laure de la Raudière. Nous étions 40/50 du monde associatif à être venus pour leur expliquer des trucs et on a eu deux assistants parlementaires et peut-être un sénateur ! Ils ne sont pas venus.
La troisième fois, c’était au Conseil économique et social, je ne sais pas s’il s’appelait déjà CESE ou pas encore, le Conseil économique social environnemental et c’était Jean-Paul Delevoye, le président du CESE de l’époque, qui avait ouvert le truc, quand même un gros truc. C’est un des organes prévus par la Constitution, un truc un petit peu sérieux. Je crois que c’est l’édition qui a eu le plus de succès, il y avait peut-être, en tout, 15/20 assistants parlementaires et peut-être deux ou trois députés, des gens de grande valeur, ce n’est pas le problème, pour un sujet absolument fondamental qui modifie en profondeur la société, etc. Juste ils n’en ont rien à foutre et c’est pareil maintenant. De toute façon, dans toutes les législatures, il y a entre trois et dix députés qui connaissent un peu des bouts sur les sujets numériques, mais vraiment pas beaucoup. Je suis moins actif sur le fait d’aller torturer les parlementaires ces dernières années, mais il y en a vraiment très peu : Éric Bothorel chez les macronistes qui connaît un peu le sujet ; Philippe Latombe côté Modem, un peu moins bien aligné avec Macron, qui connaît. Bothorel a plutôt une approche très technique, cybersécurité, Latombe a plus une approche société/liberté. Et on en a peut-être un ou deux autres et c’est tout.
Il y a 20 ans, pareil, il y en avait trois ou quatre. À l’époque, le fer de lance des sujets numériques à l’Assemblée nationale c’était Martine Billard, elle était chez les Verts, elle avait été élue avec une étiquette verte. Je suis incapable de te dire qui bosse sur les sujets numériques à la France Insoumise, à ma connaissance personne. Côté PS, Christian Paul, à une époque, a fait le boulot. Je pense qu’aujourd’hui il doit encore y avoir quelques personnes qui font un petit peu le taf. Je ne saurais pas dire.

Giuseppe Aviges : Tout ça c’est minoritaire.

Benjamin Bayart : Même à l’époque, Christian Paul faisait le boulot pour le PS, mais il n’était pas suivi par le parti et pareil à droite. À l’époque d’Hadopi [Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet], il y avait Lionel Tardy, député de droite, soutien de Sarkozy, qui avait très bien compris le problème, ils étaient trois/quatre dans son camp à avoir très bien compris. Laure de la Raudière pareil, députée de droite, elle avait très bien compris qu’Hadopi n’était ni fait ni à faire, maintenant elle est présidente de l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse]. Ils n’étaient absolument pas écoutés dans leurs camps alors que c’étaient les deux seuls qui bossaient les dossiers. Les autres se contentaient de dire « j’ai vu une interview de Catherine Deneuve dans Le Figaro, ça me suffit. » Ce n’est vraiment pas sérieux !

Giuseppe Aviges : En tout cas, il reste beaucoup à faire, on va y arriver.

Benjamin Bayart : Je ne sais pas. Je pense qu’on arrivera à plein de trucs, mais je doute que notre classe politique soit capable de quoi que ce soit.

Giuseppe Aviges : Avec des nouvelles personnes.

Benjamin Bayart : À l’heure actuelle, même de ça je ne suis pas sûr.

Giuseppe Aviges : Tu as aussi parlé du symptôme tout à l’heure. Le problème c’est l’incarnation du symptôme.

Benjamin Bayart : Je constate, à droite comme à gauche, que les députés ne bossent pas sur ce genre de dossier et ce n’est pas sérieux. J’espère qu’il y a des dossiers sur lesquels ils bossent, mais sur ceux-là ils ne font pas le travail et je trouve ça très embêtant parce que ce sont des problèmes centraux dans nos sociétés. Si on regarde, toutes les atteintes aux libertés depuis 20 ans se font avec du numérique, le point central c’est du numérique. Quand on veut surveiller la totalité de la population, c’est avec du numérique parce qu’on sait qu’on n’y arrive pas autrement, donc on le fait avec du numérique. Les atteintes aux libertés passent énormément par le numérique. Tout ce qui est manipulation de l’opinion et des votes par exemple, on voit très bien que ça se passe avec le numérique ; tout ce qui est atteinte aux libertés individuelles, à la liberté d’expression, on voit très bien que ça se passe en ligne, ça fait longtemps que c’est comme ça. La défense des libertés dans nos sociétés est quand même un truc absolument fondamental et qui se fait essentiellement sur le numérique et les députés ont ce réflexe de dire « si c’est du numérique c’est Internet, Internet ce ne sont que des pédonazis, c’est très dangereux, il faut interdire ça. » C’est une réaction qu’ils avaient en 1990, qui n’a pas changé depuis, et je trouve ça fascinant parce que le personnel politique s’est renouvelé. En ce moment, il n’y a pas beaucoup de députés qui ont plus de trois mandats d’ancienneté.

Giuseppe Aviges : C’est clair !

Benjamin Bayart : Et pourtant, ils ont un niveau de culture sur le sujet qui est très faible et ils ne font pas le travail politique.

Giuseppe Aviges : Ils pourront regarder cette vidéo pour apprendre, on l’espère. En tout cas merci Benjamin d’être venu.

Benjamin Bayart : Il n’y a pas de quoi. Je ne termine pas sur un message très positif. Je pense qu’il y a un vrai enjeu, il y a des trucs à apprendre et il y a un moyen d’émancipation. Le numérique est un outil d’émancipation pour le peuple. Pour moi, là-dedans il y a un truc fondamental dont la gauche devrait se saisir et pour cela il faut comprendre comment ça marche pour devenir un vieux gauchiste comme moi !

Giuseppe Aviges : Merci à vous aussi de nous avoir écoutés durant cette émission. On se retrouve tous la semaine prochaine pour le prochain épisode.