Promotion 2025 French Tech 2030 - Digital Omnibus Smart Tech

La nouvelle promotion de la French Tech 2030 met en avant des acteurs jugés stratégiques pour l’économie française. Une sélection qui interroge la place de la souveraineté numérique dans la politique d’innovation nationale.
Le projet de règlement Digital Omnibus ravive les inquiétudes autour d’une possible remise en question du RGPD et de l’AI Act. Une réforme qui pourrait redéfinir la manière dont l’Europe encadre l’usage des données et de l’intelligence artificielle.

Delphine Sabattier : Bonjour à tous. Bienvenue dans Smart Tech. Vous nous regardez sur la chaîne B-Smart, en direct à 10 heures 45 comme tous les jeudis. Aujourd’hui, c’est le jour du Grand Débrief de l’actu tech. Nous sommes ensemble pour 28 minutes.
C’est parti pour le Grand Débrief de l’actu tech de Smart Tech de Smart-Tech que vous regardez en direct ce jeudi comme tous les jeudis sur la chaîne B-Smart.
Aujourd’hui, autour de la table nous avons le grand plaisir d’avoir Joëlle Toledano avec nous. Bonjour Joëlle.

Joëlle Toledano : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes professeure des universités en sciences économiques associée à la Chaire Gouvernance et Régulation de l’Université Paris Dauphine et membre de l’Académie des technologies [1].
En face de vous My-Kim Chikli. Bonjour My-Kim.

My-Kim Chikli : Bonjour.

Delphine Sabattier : Conseillère de dirigeants, experte en stratégie tech, data, experte en marketing, publicité digitale aussi.
Et puis Henri d’Agrain, autre fidèle de Smart Tech. Bonjour Henri.

Henri d’Agrain : Bonjour Delphine.

Delphine Sabattier : Délégué général du Cigref [2] qui, on le rappelle, rassemble tous les DSI [Directeurs des systèmes d’information] des grandes organisations publiques et privées.
Aujourd’hui, de quoi allons-nous parler ? Nous allons confronter nos points de vue sur le Digital Omnibus [3] ce n’est pas certain que vous en ayez entendu parler parce que c’est encore en discussion pour le moment, des discussions qui sont assez houleuses, déjà, au niveau européen. On parle d’un paquet de mesures qui doit simplifier toutes ces réglementations liées au numérique et il y a du travail ! Est-ce qu’on va vers trop de dérégulation ? Certains le pensent. On va voir ce que nous en pensons autour de la table.
Nous allons nous aussi nous intéresser au départ de Yann Le Cun [4], qui était le directeur du laboratoire FAIR, Facebook Artificial Intelligence Research], l’intelligence artificielle chez Meta. Eh oui, gros virage stratégique. Nous allons nous intéresser à ce virage IA des GAFAM.

Nouvelle promotion du programme French Tech 2030

Delphine Sabattier : Je vous propose qu’on commence avec la nouvelle promotion French Tech 2030 [5], un programme qui a choisi 80 entreprises pour les accompagner pendant un an.
Pour lancer cette discussion, nous avons choisi un lauréat, un grand gagnant, nous sommes très heureux. Grégoire Germain bonjour.
Vous êtes le cofondateur, le CEO [Chief Executive Officer] d’HarfangLab [6], entreprise française de cybersécurité, spécialisée dans la protection des terminaux. Était-ce important, pour vous, d’être dans les 80 lauréats ?

Grégoire Germain : Bien sûr ! Bonjour Delphine. Bonjour à tous. Quatre-vingts lauréats, il y en a quand même 14 qui concernent la cybersécurité. On voit donc que ce n’est pas du tout un sujet qui perd de la vitesse. Pour nous, c’est important, surtout quand on voit la thématique qui parle de la résilience européenne, de l’autonomie stratégique qu’on veut avoir en Europe face à l’emprise digitale d’autres continents. Donc oui, c’est complètement dans notre stratégie.

Delphine Sabattier : Qu’est-ce que ça veut dire, très concrètement, quand on fait partie du programme French Tech 2030 [7] ? Qu’est-ce que cela va changer pour vous ?

Grégoire Germain : Pour nous, c’est un peu une notoriété. Ça souligne d’abord un message qu’on porte depuis plus de huit ans maintenant. Dans l’entreprise, nous sommes 120, nous avons à peu près 700 clients, tous en Europe. Nous portons la technologie européenne, nous portons l’autonomie stratégique, ça nous assoit donc dans ce discours. Ça nous permet aussi d’avoir un rayonnement au-delà, j’espère, de la France, et de nous aider dans le développement dans notre région stratégique, la région européenne, Europe centrale.

Delphine Sabattier : C’est ce que dit Julie Huguet de la mission French Tech : ça montre les ambitions à l’international de nos entreprises françaises, vous l’avez dit. C’est vrai que dans cette sélection, dans cette promotion French Tech 2030, qui est la deuxième promotion, il y a une grosse dizaine de start-ups qui viennent de la cybersécurité, qui travaillent dans ce secteur, c’est le deuxième secteur le plus représenté après l’intelligence artificielle, bien évidemment. C’est intéressant. My-Kim vous voulez réagir là-dessus.

My-Kim Chikli : Ce qui est intéressant, mon sentiment, c’est qu’on est passé de la Start-up Nation à la Deep Tech Nation. On rentre dans un côté beaucoup plus industriel, on rentre dans du long terme. La start-up avait ce côté bouillonnant, l’effervescence, la notion bourse. Là on rentre dans quelque chose de plus structurant, de plus fort, avec un axe souveraineté qui est très fort aussi. J’ai une seule question, c’est l’internationalisation, c’est-à-dire le financement qu’on possède en Europe et en France sera-t-il suffisant pour aider ces entreprises à aller à l’international ?

Delphine Sabattier : Oui, parce que, derrière, est-ce qu’il y a ce qu’il faut, aujourd’hui, pour accompagner votre démarche à l’international ? Grégoire va peut-être pouvoir répondre.

Grégoire Germain : On n’a pas de difficultés pour lever des fonds et trouver des partenaires financiers. Il y a ce qu’il faut en Europe, il y a ce qu’il faut dans le monde, que ce soit aux États-Unis, en Europe ou sur d’autres plaques continentales. L’essentiel c’est de trouver ce qu’on veut faire. Nous voulons plateformiser, nous voulons avoir des entreprises qui atteignent des tailles critiques, ça passe donc par un chemin que nous sommes en train de concrétiser, c’est-à-dire la rentabilité d’une société pour pouvoir accéder à plus de capitaux et pouvoir faire de la consolidation. Il y a des embryons de choses que nous avons commencé à faire avec notre participation à l’European Defense Platform avec Sekoia.io, un de nos partenaires qui était déjà dans la promotion France 2030 l’année dernière. Nous avons un partenaire stratégique avec IKARUS, une société autrichienne, nous l’avons annoncé en 2024. C’est avec ce genre d’initiative qu’on va pouvoir mêler les expériences technologiques et surtout pouvoir étendre le marché accessible, donc croître rapidement, avoir une taille critique pour être face à nos concurrents qui sont principalement des concurrents américains avec une empreinte sur le marché qui est déjà importante.

Delphine Sabattier : Donc la taille critique ne passe pas uniquement par la levée de fonds ou par la croissance externe. Vous dites que c’est aussi jouer des synergies, des partenariats. Vous êtes d’accord avec cela, Joëlle Toledano, on peut créer des champions comme ça.

Joëlle Toledano : Je pense et j’espère que oui. Juste pour revenir à la question que vous avez posée, My-Kim, j’ai une grande satisfaction et un regret, quand même, sur ces résultats.
Grande satisfaction. Il se trouve que le grand incubateur français en matière de deep tech est une toute petite structure qui s’appelle à Agoranov [8] et, parmi les 80 lauréats, 19 ont été incubés chez Agoranov, qui est une structure publique extrêmement dynamique et je trouve ça absolument formidable. Je connais bien le directeur général qui est un collègue à l’université, mais franchement je pense que ce succès d’Agoranov est à noter. Premier point.
Là où je le suis moins, pas insatisfaite parce que c’est formidable d’avoir 80 boîtes du numérique qui sont mises en avant comme cela, c’est sur le fait de n’avoir fait que du numérique. Je pense que quand on parle de souveraineté, il y a d’autres questions de souveraineté : si on prend le domaine de la santé, les sujets de bio-production sur lesquels notre dépendance est presque encore plus importante que dans le numérique, et si on prend toute une série d’autres sujets. Donc très bien, deep tech, mais il n’y a pas que la deep tech numérique, donc j’aimerais bien qu’on puisse aussi trouver des futurs champions dans d’autres deep tech.

Delphine Sabattier : C’est intéressant. Je me disais que ce n’est pas mal parce que, en fait, c’est une sorte d’aveu concernant la Start-up Nation par le passé, un peu comme vous l’avez dit My-Kim. On entend vraiment que le claim de cette promotion ce sont des start-ups qui développent des solutions concrètes pour l’intérêt général. Ça voulait peut-être dire que la French Tech d’avant n’avait pas vraiment beaucoup de sens et qu’aujourd’hui on essaye de donner corps à quelque chose, à se poser des questions : à quoi sert le numérique et son impact, c’est donc une bonne chose.
Grégoire Germain, est-ce que vous vous sentez aussi, au-delà juste de créer un champion dans la cyber, investi d’une mission : travailler sur la sécurité, la défense peut-être au sens plus large que la cybersécurité pour l’Europe.

Grégoire Germain : Oui. Nous sommes au cœur de ce qu’on appelle l’espace des workstations, là où on accède à tout le système nerveux des entreprises. On a donc un logiciel on va dire assez intrusif. C’est amusant parce que, hier, une étude Gartner disait qu’en 2030 75 % des entreprises, en dehors des États-Unis, auront une stratégie souveraine. Ça veut bien dire qu’il y a une profondeur de marché à laquelle nous voulons répondre. Nous avons une mission qui est effectivement de répondre à l’industrie dont les missions sont critiques, on parle des OIV [Opérateurs d’importance vitale], tout ce qui est mission critical, mais ça touche l’aéronautique, les télécoms. Il y a un fort besoin et ça va même irriguer toute la supply chain, donc tout notre tissu industriel. C’est extrêmement important. La cybersécurité est un des piliers comme la data et comme l’intelligence artificielle, bien sûr. Dans ce que nous faisons aujourd’hui, c’est absolument vital de garder la main, de garder de la R&D en Europe. On ne dit pas qu’il faut absolument tout avoir en Europe, mais il y a quand même des sujets extrêmement critiques, on en fait partie. Notre mission c’est donc de préserver cette autonomie stratégique à l’échelle européenne.

Delphine Sabattier : Grégoire, vous êtes un ancien officier de marine, 20 ans passés au sein du ministère français des Armées, vous vous connaissez avec Henri d’Agrain.

Henri d’Agrain : Nous avons même travaillé ensemble !

Delphine Sabattier : Je me disais aussi ! Donc j’imagine vous êtes très content pour Grégoire, pour l’intégration dans ce programme French Tech 2030. Qu’est-ce que vous en attendez, parce qu’on parle aussi d’apporter une approche européenne de la cybersécurité ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henri d’Agrain : D’abord plusieurs choses. Cette nouvelle promotion de la French Tech nous satisfait tout particulièrement parce qu’on est passé d’une French Tech qui était effectivement, comme vous le disiez, plutôt marketplace, plutôt SaaS grand public, à une promotion French Tech qui apporte vraiment des solutions qui, pour le coup, répondent directement aux préoccupations des adhérents du Cigref notamment, on l’a vu, dans la cybersécurité. Je voulais signaler, ça me fait plaisir de le dire, que c’est Grégoire qui a fondé cette entreprise, HarfangLab. Mais il y en a aussi d’autres qui sont tout à fait essentielles comme Memority sur l’IAM [Identity and Access Management], la gestion des accès et l’identité ou Anozr Way, une société qui travaille sur les risques liés à l’ingénierie sociale dans les entreprises. Les derniers événements très importants en matière de cybersécurité qui ont eu lieu ces derniers mois, notamment autour des environnements applicatifs de Salesforce, sont justement, au départ, des attaques qui ont démarré avec de l’ingénierie sociale. C’est pour cela que ce sont des sujets tout à fait tout à fait essentiels et on se satisfait vraiment de voir cette promotion très IA, très cyber, très cloud aussi, il y a des solutions pour le cloud très professionnel. Après, il y a des solutions de moyen et long terme sur le spatial, sur le quantique, notamment tout ce qui est cryptographie post-quantique, un sujet essentiel auquel il va falloir que tout le monde s’attaque.

My-Kim Chikli : Le grand absent n’est-il pas la RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises] ? Il n’y a pas grand-chose sur l’écologie, pas grand-chose sur la diversité.

Delphine Sabattier : C’est ce que disait Joëlle Toledano. On est vraiment sur le 100 % numérique. Peut-être avions-nous un petit peu trop délaissé la vraie question de la technologie dans les promotions, en tout cas dans ce que portait la French Tech avant.

Joëlle Toledano : Mais la bio-production c’est aussi la technologie.

Delphine Sabattier : Je ne dis pas le contraire !

Joëlle Toledano : Je pense que ça a été vraiment un choix. Clara Chappaz [Secrétaire d’État puis ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique de septembre 2024 à octobre 2025, NdT] avait revendiqué ce choix. Il y a donc eu un choix politique, je pense que maintenant il faut aussi des choix politiques sur les suivants.

Delphine Sabattier : Prochaine promotion.

Henri d’Agrain : Nous avons quand même un gros regret dans cette promotion, c’est l’absence de solutions notamment basées sur de l’intelligence artificielle qui vont pouvoir demain disrupter les très grandes plateformes CRM [Gestion de la relation client], ERP [Enterprise Resource Planning], gestion des ressources humaines et ainsi de suite. Pour le coup, nous pensons qu’avec des outils agentiques d’intelligence artificielle, on sera en mesure de créer des solutions beaucoup plus performantes, beaucoup plus agiles et qui serviront les intérêts des entreprises européennes et nous avons tout le savoir-faire, en Europe, pour créer ces champions de demain

Delphine Sabattier : C’est bien de le dire. Grégoire Germain, peut-être un mot pour nous qualifier aujourd’hui ce que vous pensez du soutien public et industriel à toutes ces tech françaises existantes ? Il vous semble qu’on avance, ça progresse ?

Grégoire Germain : Le soutien ne vient pas tout seul. Il faut d’abord être performant, avoir une vraie vision et être capable de la décliner. C’est ce que nous faisons depuis huit ans. Il se trouve que l’environnement géopolitique nous porte et que notre voix, aujourd’hui, est vraiment mieux entendue, c’est encore souligné par ce label. Mais HarfangLab n’a pas attendu les années pour, tout de suite, se positionner avec une vraie solution performante, c’est-à-dire au niveau des plus grands.

Delphine Sabattier : On entend beaucoup de discours d’intention, de changement, de stratégie, de politique, mais très concrètement avez-vous vu les choses évoluer en termes de carnet de commandes par exemple ?

Grégoire Germain : Nous sommes particulièrement bien lotis. Nous avons fait nos preuves et nous avons effectivement pu avoir accès à des marchés publics, couvrir beaucoup d’entités publiques, d’ailleurs des hôpitaux. On avait fait un énorme effort pour le Covid donc, aujourd’hui, on a la grande majorité des hôpitaux français, beaucoup de grandes villes, de grandes métropoles, énormément de ministères. Je pense que nous avons fait nos preuves et en compétition : 50 % de notre chiffre d’affaires est fait dans le secteur public, le reste était fait à l’international, dans l’industrie en France et dans les grandes multinationales à 15 % du CAC.

Delphine Sabattier : Comme dit Joëlle, pas besoin du label et du programme French Tech 2030 pour vous.

Grégoire Germain : Ce n’est pas vrai.

Delphine Sabattier : On plaisante. Merci beaucoup Grégoire Germain.
Petit carton rouge ou carton vert pour la politique d’investissement, le virage qui est pris par le gouvernement français en matière de tech. [Que des cartons verts, NdT]. Nous sommes tous très sympas aujourd’hui !
Merci Grégoire Germain, CEO d’HarfangLab, je le rappelle, donc dans cette promotion French Tech 2030.

Digital Omnibus

Delphine Sabattier : Nous enchaînons avec notre autre sujet. Nous allons parler du Digital Omnibus Package, donc loi de simplification, si je devais résumer, au niveau européen avec tout un nouvel arsenal de mesures. Question : comment peut-on simplifier avec des nouvelles mesures ? En tout cas, ce serait l’objectif. Est-ce qu’on a trop empilé les textes en matière de numérique ces derniers temps ? C’est vrai que j’ai du mal à en faire une liste exhaustive. Joëlle.

Joëlle Toledano : Oui. On a fait des textes qui tous, avaient de super objectifs, on avait un texte qui répondait au problème posé. Le problème, c’est que tous les textes sont juxtaposés. Là où ça a été le plus fameux et où il y a eu une équipe en charge à la Commission juste pour débunker le truc, c’est le DSA [Digital Services Act] [9]. Si vous le prenez, vous avez des mots qui sont employés dans d’autres textes, qui ne veulent pas dire la même chose, qui n’ont pas les mêmes règles de traitement, etc.

Delphine Sabattier : Donc, finalement, très compliqué à appliquer.

Joëlle Toledano : Pour les entreprises, c’est quand même très compliqué, en particulier celles qui ne sont pas très grosses et qui n’ont pas les moyens. Finalement, ce sont les Big Tech qui savent le mieux traiter nos textes, parce qu’elles ont effectivement les moyens de faire ça. Si vous voyez la donnée, c’est fabuleux d’avoir autant de textes pour des marchés qui n’existent pas.

Delphine Sabattier : Le DGA,[Data Governance Act, Règlement sur la gouvernance des données], le Data Act [Règlement sur les données]…

Joëlle Toledano : Et ce sont des marchés qui n’existent quasiment pas. En réalité, ce n’est pas simplifier qu’il faudrait. Je ne veux pas me prononcer sur ce texte dont tout le monde parle mais qui n’existe pas.

Delphine Sabattier : Qui n’est pas encore finalisé.

Joëlle Toledano : Par contre, le fait de se dire qu’il faut coordonner tout ça et faire en sorte que les obligations ne soient pas forcément les mêmes selon les types d’entreprises, c’est une évidence. Malheureusement, si vous prenez déjà ce texte-là, la question du DSA va effectivement être traitée à part. Je ne suis pas sûre qu’on y soit encore et avec, comme le disait le rapport Draghi, 270 régulateurs en Europe pour traiter tout ça. Qu’il faille faire une réorganisation de l’ensemble…

Delphine Sabattier : Je trouve dingue qu’on attende d’avoir écrit des textes, de les avoir voté, d’avoir rajouté des couches, pour finalement dire « comment va-t-on faire pour que tout cela s’emboîte bien ? »

Joëlle Toledano : C’est absolument dingue. C’est un des gros problèmes. Mais d’un autre côté, juste pour mettre un peu la pierre de l’autre côté, en tant qu’ancienne régulatrice, on sait bien que le premier texte n’est pas le bon. Tout le sujet c’est à quelle vitesse on le change, on le fait évoluer, et comment on fait en sorte pour que la régulation ne soit pas prise par tellement d’acteurs – ils auraient peut-être pu faire mieux de ce côté-là – que c’est très compliqué même pour changer.

Delphine Sabattier : On l’a dit souvent sur ce plateau, dans Smart Tech, ça freine aussi l’écosystème européen que cet empilage de réglementations.

Henri d’Agrain : Les entreprises, l’économie européenne est directement concernée, on le constate aujourd’hui. Sur certains textes, une grande entreprise européenne, en Europe, est obligée pour le même incident de faire, par exemple, 10/15/20 déclarations différentes, de le faire au titre d’un texte et au titre d’un autre et au titre d’un autre suivant des procédures différentes. C’est un empilement de processus, de régulations et ainsi de suite qui devient cauchemardesque.

Delphine Sabattier : Et une perte de temps et d’argent.

Henri d’Agrain : Il y a effectivement cette tension aujourd’hui sur ce paquet Omnibus, entre ceux qui disent que l’on va déréguler et ceux qui disent que l’on va simplifier. Je crois que si on le prend et que le pari de la simplification est effectivement abordé, eh bien il y a plein de choses à faire, ne serait-ce que de rendre effectif, dans le cadre de la régulation, ce qu’on appelle le Digital Single Market [10], le marché unique européen du numérique et là c’est d’abord par la régulation que ça doit se faire. Je suis d’accord, ça va être compliqué, mais c’est ce que l’on demande.

Delphine Sabattier : Il y a quand même un risque d’avoir une première victime c’est le RGPD, le Règlement sur la protection des données à caractère personnel. C’est celui qu’on a le plus envie de remettre au goût du jour parce que c’est peut-être le plus ancien qui est appliqué, mais c’est aussi le texte dont, finalement, on est peut-être le plus content. Et là il s’agit, en tout cas on se pose la question, d’assouplir les règles sur le consentement des internautes sur Internet. C’est vrai qu’on a l’impression, aujourd’hui, que toutes ces bannières de cookies n’ont plus tellement de sens. My-Kim, quel est votre point de vue là-dessus ? Vous êtes une experte de la question des cookies et des consentements. Est-ce que ça va être une bonne nouvelle, selon vous, cet Omnibus pour l’écosystème publicitaire numérique, digital, et une mauvaise nouvelle pour la protection des données des utilisateurs ? C’est ce que dit None Of Your Business, NOYB [11], qui défend la vie privée sur Internet.

My-Kim Chikli : La réponse est je ne sais pas. La question de fond est cherche-t-on une souveraineté technologique ou cherche-t-on une souveraineté citoyenne ? Peut-on faire les deux ? Est-ce qu’on peut répondre à cette question ?
Est-ce que l’écosystème de la publicité va être impacté ? Je pense que l’écosystème s’est adapté. Je pense que Google a renoncé à sa Privacy Sandbox, a renoncé à tous ces sujets de cookies, notamment sur Chrome. Il y a un gros sujet aux États-Unis qui est le démantèlement de Google. Ils ont gagné une première partie, ils vont peut-être perdre la deuxième sur tout leur écosystème digital.
Je suis une fervente partisane de la protection des données. Plus on va dans un monde où l’IA avance en auto-apprenant, plus il est important que chaque citoyen/citoyenne soit sensibilisée sur le fait que ses données vont partir quelque part à des fins d’usage publicitaire, non démocratiques et autres.

Delphine Sabattier : Mais a-t-on un risque d’affaiblir le RGPD ?

My-Kim Chikli : On a un risque.

Joëlle Toledano : En partie, je ne suis pas d’accord avec ça. On s’est trouvé dans une situation où, d’une certaine façon, on a consacré le RGPD comme si c’était quelque chose qui ne posait pas un certain nombre de questions, y compris en termes de données personnelles. On a eu, il n’y a pas très longtemps, un remarquable rapport qui a montré que traiter le problème des données personnelles sans s’occuper des sujets de concurrence conduisait à des mauvaises décisions. Je vous rappelle qu’au début, on a failli. La CNIL a commencé par se dire « après tout si Apple devenait le protecteur des données personnelles, why not ?, ils vont faire ça avec beaucoup de poids. » Heureusement, après ça a changé.

Delphine Sabattier : On a vu les boîtes dire « le RGPD m’a tué. »

Joëlle Toledano : Et c’est effectivement le cas.

Delphine Sabattier : Mais ça a quand même créé des règles de protection.

Joëlle Toledano : Quand vous protégez tellement un monopoleur, vous faites en sorte, c’est ce qui s’est passé, de stabiliser sa position par rapport à d’autres acteurs qui pourraient utiliser moins de données pour faire la même chose, etc. Il se trouve qu’il n’y a pas que la protection des données personnelles dans les droits fondamentaux. Je suis un peu ahurie qu’on continue à considérer que la vie des enfants est moins importante que la protection des données personnelles, puisqu’il a fallu attendre je ne sais combien de temps pour qu’on finisse par trouver comment on peut concilier le RGPD avec la protection des enfants.
Il y a un vrai sujet. Évidemment, quand on va aux États-Unis, on ne peut être que ravi d’avoir ses données personnelles protégées. Mais on a atteint un tel niveau de sophistication du côté des données personnelles, sans avoir le même sur les autres objectifs et sans qu’on puisse balancer en fonction des situations. Et on a la preuve que, dans certains cas, on tue les données personnelles parce qu’on n’a pas pris en considération d’autres éléments qui le méritent. Mais je ne suis pas quelles vont être les modifications proposées.

Henri d’Agrain : Il n’y a pas que le RGPD dans le paquet Omnibus et heureusement. C’est un des éléments.

Delphine Sabattier : Non. C’est une des premières victimes parce que la plus ancienne qu’on a pour la réglementation.

Henri d’Agrain : Pour la compétitivité de l’économie, ce n’est pas forcément le plus important. Le plus important, c’est la mise en cohérence de tout ce qui est régulation de la sécurité numérique, notamment NIS 2 [Network and Information Security], le Cyber Resilience Act, le Data Act, l’AI Act, DORA [Digital Operational Resilience Act ]. Je ne sais pas si vous avez vu l’architecture de gouvernance de l’AI Act qui est sorti en France, c’est un pur cauchemar. Quand les entreprises ont vu ça, elles se sont dit « c’est un truc de fous ». Il n’y a pas un seul régulateur en France à qui finalement, d’une manière ou d’une autre, on n’a pas donné un petit bout et on retrouve l’Arcep, la CNIL, la DGCCRF, l’Arcom, l’ANSSI et certains que je ne connaissais même pas.

Delphine Sabattier : N’y a-t-il pas aussi l’ENISA, le centre sur la cybersécurité ? C’est compliqué. OK.

Henri d’Agrain : Juste pour la France, si vous multipliez ça par 27 pour des entreprises qui opèrent sur plusieurs pays européens, c’est un pur cauchemar et on retrouve ça sur tous les textes. Maintenant on dit « ça suffit, on simplifie, on unifie les régulations, les règles de régulation, les processus de régulation, et on simplifie la vie des entreprises. »

Delphine Sabattier : Peut-être qu’on peut accepter de faire quelque chose avec une double vitesse, c’est-à-dire simplifier, oui, tout le monde est d’accord sur la simplification, mais sur la partie dérégulation peut-être qu’on peut faire les choses à double vitesse, ça dépend pour qui. Ne peut-on pas travailler à favoriser et à se préoccuper justement de la question de la concurrence, de l’économie au sein de l’Union européenne ?

Joëlle Toledano : Oui c’est possible. Mais quand on emploie le mot dérégulation, c’est pour dire que ce n’est pas bien. Là on est dans un une bataille de mots.

Delphine Sabattier : On peut donner quel carton sur le Digital Omnibus ? On lui donne sa chance ou pas ?

Joëlle Toledano : Je n’en sais rien. Il n’existe pas.

Henri d’Agrain : Pour l’instant, on ne sait pas ce qu’il y a dedans.

Delphine Sabattier : Nous donnerons notre verdict en décembre sur le texte.

Henri d’Agrain : Le 19 novembre. Normalement, il est publié le 19 novembre.

Delphine Sabattier : Il est publié le 19 novembre dans un premier texte. Vous voulez revenir plus tôt comme ça ?

Henri d’Agrain : Le lendemain du sommet franco-allemand sur la souveraineté numérique et c’est l’un des items qui va être traité au cours de ce sommet, celui de la simplification de la régulation.

Delphine Sabattier : De toute façon on n’a pas fini d’en entendre parler parce qu’après il y a tout un parcours législatif.

Départ de Yann Le Cun de Meta

Je voulais qu’on dise un mot, mais il ne nous reste qu’une minute, sur le départ de Yann Le Cun [4], ce que veut dire ce départ du directeur du laboratoire FAIR, le Facebook Artificial Intelligence Research, qui a fait émerger le sujet de l’intelligence artificielle chez Facebook. Il en était le directeur depuis 2013. Son départ signe quelque chose de la stratégie IA des GAFAM puisqu’il allait se retrouver sous le chapeau du Superintelligence Labs dirigé par Alexandr Wang. Je vais vous demander votre regard sur cette stratégie IA, très rapidement.

My-Kim Chikli : En un mot, pour moi, c’est l’IA qui a gagné et l’humain qui a perdu. Donc carton rouge.

Delphine Sabattier : Carton rouge pour My-Kim.

Joëlle Toledano : Non. C’est juste Zuckerberg qui a considéré qu’il fallait faire autre chose que ce qu’il faisait, qui a cassé le précédent joujou et veut s’en construire un autre. On est dans une guerre où ils considèrent tous que c’est leur survie, donc ils mettent toutes leurs forces pour essayer de tuer les autres.

My-Kim Chikli : Mais Yann Le Cun c’était quand même l’IA au service de l’humain et pas l’inverse.

Delphine Sabattier : Je mets un carton rouge parce que je suis dans le camp de Yann Le Cun. Je trouve que cette accélération de la Superintelligence...

Henri d’Agrain : Je crois que c’est peut-être pour le meilleur : Yann Le Cun ne valide pas la stratégie actuelle de Meta qui est du Time to Market, donc plutôt du produit, et surtout, il ne valide pas l’architecture des LLM actuels, les transformers. Il a une autre vision, il va pouvoir développer cette vision ailleurs et nous lui souhaitons le meilleur.

Delphine Sabattier : Ou se faire récupérer par une autre boîte. Qui sait ?

Henri d’Agrain : Il crée la sienne, c’est ce que l’on dit.

Delphine Sabattier : C’est qu’on dit.
Merci beaucoup, Joëlle Toledano, professeure des universités à l’Université Paris Dauphine, d’avoir été avec nous, My-Kim Chikli, conseillère de dirigeants et Henri d’Agrain du Cigref.
C’était le Grand Débrief de Smart Tech. On était en direct sur la chaîne B-Smart. À la semaine prochaine pour un nouveau direct bien sûr.