Paniques morales - Hervé Le Crosnier [7 février 2025] Cours de culture numérique 2024-2025

Frédéric Gai : Bonjour à tous. Bienvenue à cette quatrième séance de séminaire de culture numérique. Bienvenue à Hervé Le Crosnier qui vient vous présenter son intervention sur les paniques morales.
Je vais prendre le temps, deux minutes, de vous le présenter, tout de même.
Hervé Le Crosnier est conservateur de bibliothèque mais aussi et surtout chercheur en sciences de l’information et de la communication et ses travaux, on aura l’occasion de le voir dans quelques instants, portent notamment sur les relations entre le numérique et la société, le numérique venant s’entrechoquer, en quelque sorte, avec la notion de bien commun, il y a donc une dimension sociale, sociétale, sociologique à prendre en compte. Les travaux de Hervé Le Crosnier portent notamment sur l’impact du numérique sur la société, sur le collectif, mais aussi sur des questions concernant l’organisation du travail, le droit, la morale, on en reparlera d’ailleurs dans quelques instants. Petit aparté, qui est tout sauf un aparté, tout de même, dans le cadre de ses travaux et de ses connaissances dans le monde du livre, Hervé Le Crosnier a fondé, il y a un peu plus de 20 ans, une maison d’édition qui s’appelle C&F [1] qui est pour nous, chercheurs en Infocom [Information et communication], quand même pionnière en termes de recherche en culture numérique, notamment en apportant un certain nombre de grands auteurs à notre connaissance. On pourrait citer, la liste est longue, on a le livre de Lasswitz, par exemple, qui nous a appris que Borges n’avait pas tout créé de sa tête d’artiste, mais aussi Henry Jenkins, notamment, qu’on a déjà eu l’occasion d’évoquer avec vous en cours, Dominique Boullier, par exemple. On pourrait citer aussi, plus récemment, les textes de Xavier de La Porte, les travaux de Xavier de la Porte que vous connaissez peut-être comme journaliste sur France Inter notamment.
Aujourd’hui, Hervé Le Crosnier vient nous parler de paniques morales, ces impacts que peut avoir le numérique à des degrés divers, des sujets qui évoluent aussi dans le temps. On est, je vous le rappelle, si vous ne l’avez pas encore vu, ce qui explique d’ailleurs son absence aujourd’hui, en plein dans le Sommet mondial sur l’IA, depuis la fin de semaine, à Paris. L’IA elle-même génère des paniques morales, des impacts sociaux, des attentes que Hervé va pouvoir nous décrypter dans un instant. Je vous laisse la parole. Bon séminaire à tous.

Hervé Le Crosnier : Merci beaucoup.
J’ai décidé de ne pas parler d’IA, par contre on va essayer d’avoir une demi-heure de questions, de trucs comme ça, peut-être, si ça vous intéresse, mais je trouve toutes ces questions d’IA c’est un peu surfait, aujourd’hui, alors qu’il s’agit en fait d’un système informatique. Il y a une vraie bataille géopolitique, économique, mais il n’y a pas vraiment de bataille culturelle sur la question de l’IA. À mon avis, c’est une bulle qui risque fort de s’effondrer assez rapidement. Je reviendrai sur qu’il vous a présenté – j’en ai deux pour ceux que ça intéresserait, à la fin –, un petit livre qui date de 1904, une traduction. Lasswitz [2] pose très exactement les questions de l’IA aujourd’hui : le grand danger ce n’est pas ce qui est faux, c’est ce qui est presque vrai, c’est-à-dire ce dont on ne peut que très difficilement distinguer l’erreur de la vérité, on va y revenir sur certains points.

Mods & Rockers

Je n’ai pas non plus centré sur le numérique et je vais commencer en 1964, vous dire que le numérique à l’époque ! Je vais commencer par quelque chose qui s’est passé en Angleterre, une grande bataille culturelle entre groupes marginaux, le groupe des mods et le groupe des rockers. Les rockers, motos, blousons de cuir, musique rock, Elvis Presley, tout ça ; les mods étaient plutôt habillés à l’italienne, petite cravate, chapeau, veston, les vespas et la musique des Who ou des autres groupes anglais qu’on a dit mods à l’époque et qui avaient beaucoup de succès. Deux groupes, donc, qui vont faire deux phénomènes de bandes et ils vont se bagarrer. Il y a eu des petites bagarres puis des grosses bagarres, il y aura une grosse bagarre à Brighton, en 1964.
Je vais un peu avancer un peu rapidement la vidéo. C’est un reportage de la BBC après les événements [3]. On commence par interroger le responsable de la police de Brighton qui dit qu’il y avait quand même 700 jeunes qui se sont bagarrés, je vais vous montrer le type de bagarre, là c’est un mod qui parle, qui raconte. On voit là le type de bagarre que ça représentait, et vous allez voir que par rapport aux bagarres qu’on connaît à l’heure actuelle, aux phénomènes de bandes, on est plutôt dans quelque chose d’assez tranquille, en fait, on l’a tapé trois fois et ça s’arrête. Mais, à l’époque, ça a choqué la société anglaise. Il faut essayer de relativiser tout ça et ça n’a pas du tout été relativisé à l’époque. Sauf qu’à l’époque il y avait sur place un chercheur, qui s’appelait Stanley Cohen, et qui étudiait ces groupes de marginaux. Il a découvert un élément qu’il a appelé, il a créé le nom, Moral Panics, les paniques morales, à propos de cet événement-là et il s’est dit « il y a quelque chose fait par des groupes marginaux. Ces groupes marginaux sont vécus par une partie de ce qu’il a appelé les entrepreneurs de morale, repris très fortement par les médias, comme un risque pour l’ensemble de la société ». Il a dit qu’il y a une disproportion entre ce qui s’est réellement passé, ce n’est pas forcément très bien, ce n’est pas justifiable en soi, mais la disproportion est telle qu’elle crée une panique morale. Il crée ce terme qui va faire florès, qui va avoir un grand succès d’autant qu’il peut être élargi.

Trois éléments

C’est important de voir qu’on a les trois éléments : le minoritaire, la médiatisation et les entrepreneurs de morale que je vais essayer de développer un peu ici.

Marginaux

La question des marginaux est absolument centrale en sociologie. Le fondateur de l’École de sociologie de Chicago, à ne pas confondre avec l’école d’économie, Nels Anderson a fait un livre, en 1923, sur les hobos [Le Hobo - Sociologie du sans-abri]. Les hobos étaient ces migrants internes aux États-Unis, qui étaient sans-abri, qui voyageaient en train et qui cherchaient du travail partout où c’était possible, donc qui allaient vers l’Ouest, se déplaçaient vers l’Ouest.
La sociologie s’est toujours intéressée aux marginaux parce qu’ils sont le reflet inverse de la société, on voit ces marginaux, et la société a souvent tendance à accuser les marginaux de responsabilités qui les dépassent. En fait, la société essaye globalement de penser que ces marginaux sont marginaux parce qu’ils le veulent bien et jamais que c’est la société elle-même qui fait en sorte qu’ils ne puissent pas s’intégrer, quel que soit le type de marginaux dont il est question. Pour les sociologues, regarder sous l’œil des marginaux est vraiment un élément très important pour comprendre la société.
Il y a paniques morales quand il y a disproportion entre la vie de ces marginaux et le message qui est porté. J’aurais toute une série d’exemples, on va donc voir ça se développer.
Il y a aussi un aspect symbolique quand on parle des marginaux – on va voir dans les exemples, qu’ aujourd’hui on parle toujours des marginaux –, qui serait la remise en cause de l’ordre social par des gens qui se situent en dehors de l’ordre social mais qui sont profondément intégrés à l’ordre social. Il y a un débat actuel aux États-Unis qui est de rejeter tous les migrants de l’autre côté de la frontière, sauf que tous les entrepreneurs de Californie, notamment les paysans, sont paniqués : comment feraient-ils vivre leurs entreprises s’ils ne pouvaient pas surexploiter des migrants ? Ils sont bien complètement intégrés au système ; ce ne sont pas des marginaux, ce sont des marginaux du point de vue de la médiatisation, pas de la réalité. J’ai parlé des États-Unis pour ne pas parler de la France, je ne voudrais pas…

Entrepreneurs de morale

Un autre aspect dans les paniques morales, c’est la question de ces entrepreneurs de morale, un terme qui a été forgé par Howard Becker, que vous avez ici en photo.
En fait, quel est le rôle que portent des éditorialistes ? Les éditorialistes, c’est important au moment où la majeure partie des médias aujourd’hui sont remplis d’éditorialistes et non plus de journalistes. Donc sont remplis de gens qui commentent des choses, qui donnent leur avis, qui font la relation entre des faits, souvent minimes, minoritaires, et leur point de vue idéologique, politique, religieux, etc. Au moment où les médias sont remplis d’éditorialistes, c’est important de mesurer que ce sont bien des entrepreneurs de morale, c’est-à-dire des gens dont le métier est de dire le bien et le mal ; c’est leur métier. Ils sont nombreux, il n’y a pas que les éditorialistes, il y a les religieux, les politiques, etc.
En fait, ils mettent en avant la peur et l’idée que la société va se désagréger. Si vous regardez les médias en continu, on est en permanence en danger, la société va s’écrouler. On a eu deux mois d’un mélodrame absolument terrible, on n’avait pas de budget [fin 2024, NdT], c’était la fin. Si, il y avait un budget qui avait été voté en responsabilité par tous les partis présents à l’Assemblée, qui était le budget woke de 2024, c’est terrible ! Franchement ! Il y avait un budget, mais on a voulu considérer qu’il n’y en avait pas parce qu’il fallait faire peur, « la fin de la société toujours présente ». Non, la société est fondamentalement quelque chose de résilient, je vais y revenir après.

Société

La société, justement, c’est quoi la société ? C’est important de savoir ce qu’est une société.

Margaret Thatcher avait cette formule There is no such thing as society, « la société ça n’existe pas », il y a des individus et c’est l’action de ces individus, chacun cherchant son bénéfice maximum, qui va créer l’équilibre social, mais il n’y a pas « la société ». C’est une idée qui pèse beaucoup sur la société, mais qui n’est pas très réaliste, la société a toujours été organisée, c’est pour cela, d’ailleurs, qu’on l’appelle la société, que l’organisation soit comme les clans ancestraux, que ce soit les religions, que ce soit les idéologies politiques, il y a toujours eu des formes d’organisation qui dépassaient et influençaient chaque individu. L’intérêt d’un individu ne se mesure pas. Ce n’est pas le choix que va faire un individu comme il choisirait telle ou telle marque devant un magasin, on ne choisit pas tout à fait comme ça. Dès sa naissance, on est plongé dans un univers culturel et cet univers-là va nous forger, donc l’individu isolé n’existe pas. L’individu est d’emblée formé par ce qui va l’entourer, il est donc aussi formé par les inégalités. L’individu n’a pas les mêmes chances dans la vie selon qu’il va naître dans une famille pauvre, migrante, de couleur, selon qu’il va naître homme ou femme et, en sens inverse, selon qu’il va naître homme blanc dans la haute bourgeoisie. Dès le départ, les chances ne sont pas équivalentes et c’est la société qui va forger cela, pas l’individu.

L’idéologie qui va avec cette idée qu’il n’y aurait pas de société mais qu’il n’y a que des individus, c’est la méritocratie. La méritocratie c’est chacun va se battre pour lui-même, pour être le meilleur de lui-même, donc avoir un avenir cohérent. Pareil, ça ne marche pas et c’est bien pour ça qu’il y a des programmes, je vais y revenir à un moment, pour essayer de réaliser plutôt de l’équité, parce que l’égalité de base n’existe pas et la méritocratie n’a jamais fait que renforcer les situations qui existaient déjà.

Une société existe parce qu’il y a des corps intermédiaires. Les corps intermédiaires c’est tout ce qui n’est pas directement le pouvoir, mais ce n’est pas non plus une succession d’individus. Ce sont des choses organisées, ce sont les associations, les syndicats, les partis, les églises. Il y a toute une série de corps intermédiaires qui, à la fois, représentent les individus qui appartiennent à ce corps intermédiaire, mais qui, en même temps, influent sur ce que vont penser les individus. C’est essentiel, il n’y a pas de démocratie s’il n’y a pas de corps intermédiaires. Le message de Hitler était Ein Volk, ein Führer !, « un peuple, un führer », il n’y a pas de corps intermédiaires. Donc, à chaque fois que vous entendez un discours qui dit « on n’a pas besoin de corps intermédiaires, on s’adresse directement au peuple », c’est la base d’une idéologie fasciste.

Une société marche parce qu’il y a des normes sociales et les normes sociales c’est quelque chose qui est intégré comme un mode de comportement. Les gens intègrent toute une série de choses, de comportements, ça va de tenir la porte à son voisin jusqu’à des règles de présentation et des choses comme ça ; j’ai mis une chemise pour venir aujourd’hui, je ne suis pas venu en t-shirt, c’est une norme sociale parce que je suis ici le professeur.

Démesure médiatique

Dans les paniques morales,
premier aspect : la société, les marginaux les entrepreneurs de morale ;
deuxième aspect, il faut que ce soit repris par des médias et dans l’exagération permanente. J’ai une petite vidéo qui est assez intéressante. On est avec Pokémon Go et Pokémon Go, au moment de sa création, est présenté dans les médias, notamment américains, comme l’outil dont vont se servir les prédateurs pour agresser. Il y a aussi un policier – c’est important les policiers comme entrepreneurs de morale – qui explique les dangers de Pokémon Go parce qu’on fait des bêtises, vu qu’on ne réfléchit pas, on peut se faire écraser par une voiture, etc. Vous voyez toute l’exagération, il n’y a jamais eu d’exemple d’usage de Pokémon Go par les prédateurs sexuels, mais, dès le début, on a imaginé que ça allait être possible, donc on a créé une panique morale par sur-interprétation, indépendamment des faits, une sur-interprétation qui visait surtout à susciter des peurs. Là aussi on a une forme de régime d’influence par la peur.

Fenêtre d’Overton

Un des autres aspects dont il faut tenir compte par rapport aux médias, c’est ce qu’on appelle la fenêtre d’Overton [4]. Jo Overton était un lobbyiste d’un think tank conservateur dans les années 40/50 et il dit « il y a une fenêtre de ce qui est dicible. La société, sur chaque sujet, a des tas de positions différentes, mais il y a une fenêtre de ce qui est dicible, ce qu’on peut dire et, si on bouge cette fenêtre, alors on va faire bouger ce qui est acceptable et ce qui est inacceptable. » Pour quelqu’un qui a les cheveux blancs comme moi, des tas de choses auraient été inacceptables dans les médias actuels il y a seulement 20 ans, il y a seulement 30 ans. Jamais des choses qui sont dites dans les médias comme étant des banalités auraient été acceptables.
Derrière cette fenêtre c’est, en fait, le choix de la politique, la politique consiste à faire bouger la fenêtre d’Overton.

Repérage

Il est important de pouvoir repérer les paniques morales. Quelles sont, par rapport à ce que j’ai dit, les éléments pour repérer une panique morale ?
Rappelez-vous bien : paniques morales égale disproportion entre la réalité et l’idéologie, c’est aussi ce qui est important et c’est pour cela qu’il est important de les repérer, ça permet de savoir si on a affaire à des idéologies ou à des réalités, quel est l’entre-deux.
C’est la disproportion. La disproportion est faite soit par amplification : il y a un fait complètement minoritaire, mais on dit « hou, là, là, si jamais ça se développe ! ». Oui, si jamais ça se développe, un fait minoritaire devient majoritaire et peut-être qu’il devient effectivement dangereux, mais ce n’est pas pour autant qu’un fait minoritaire va se développer. Les bagarres de gangs, les bagarres de bandes de Brighton ne se sont pas développées.
Il y a de la prédiction. Une panique morale dit « ça va désagréger la société », c’est le message central.
Et enfin, il y a une symbolisation, on va jouer sur des stéréotypes, donc, dans la conscience de la société, on va renforcer ces stéréotypes.

Mésusage

Il faut faire attention à ne pas avoir un mésusage du terme « paniques morales ». En fait, il ne faut pas considérer comme une panique morale toutes les opinions avec lesquelles on n’est pas d’accord, sinon ça n’a plus de sens, il y n’a plus de controverse, il n’y a plus de débat, notamment dans le domaine scientifique.
Aujourd’hui, par exemple, le changement climatique est validé par 95 % de la communauté scientifique. Des gens essaient de nous dire que c’est une panique morale. Non. Ce n’est pas une panique morale, c’est une réalité, après, comment on va s’en sortir, c’est une autre paire de manches, il va falloir trouver des solutions, mais la réalité des faits est là.
Il faut aussi regarder les faits qui sont à l’origine d’une panique morale, peut-être les corriger, je vais y revenir avec quelques exemples tout à l’heure, mais savoir aussi qui sont les entrepreneurs de morale qui vont sélectionner des faits minoritaires, les amplifier et faire en sorte que ça devienne un débat de société.
C’est le concept un peu à la base, je pense qu’il faut plaider, comme pour tout concept, ce sera ma conclusion aussi, sur le droit de les élargir.

Extension du concept

En sciences de l’information et de la communication, à chaque fois qu’il y a une nouveauté technologique, on s’aperçoit qu’il y a une panique morale qui se met en place à côté de cette innovation dans les technologies de communication et d’information.
Socrate disait que l’invention de l’écriture allait nous faire perdre nos capacités de mémoire, nos capacités de raisonner, etc., vous savez très bien que ça a été le contraire, ça a permis de construire une base culturelle collective à l’humanité.
Flaubert a été condamné pour immoralité à cause de Madame Bovary parce que le personnage de madame Bovary était contraire à l’idéologie dominante, à la norme sociale dominante de l’époque sur le rôle des femmes. Elle avait fait un mauvais mariage, elle n’était pas heureuse et, heureusement, le pharmacien était là.
On nous a dit que le walkman allait enfermer les gens dans leur monde, ça n’a jamais été comme ça, mais, à l’époque, le walkman était le début de la fin, chacun allait écouter sa musique, on n’allait plus avoir de musique collective, etc. On s’est aperçu, surtout maintenant avec les téléphones mobiles, qu’en fait les gens emmènent leur musique avec eux dans la ville et que ça ne les empêche pas de rester en contact avec d’autres, d’avoir une vie collective.
La bande dessinée, le rock ont été, à chaque fois, l’occasion d’avoir des paniques morales.

Loi de 1949

Je vais donner un exemple. La loi de 1949, en France, sur les publications destinées à la jeunesse [5].
Le message, en 49, a été globalement : la représentation de la violence dans les livres, les films et la bande dessinée est la cause d’une déprédation de la jeunesse qui va oublier les valeurs républicaines centrales – typiquement on a là des entrepreneurs de morale –, il va donc falloir réglementer les publications destinées à la jeunesse. On va interdire les représentations de la violence, on va limiter la place du dessin dans les publications pour la jeunesse : les publications devaient absolument avoir des textes, des parties textuelles parce que c’est la lecture qui allait être centrale et non pas le dessin. Il est intéressant de voir que cette loi était un accord, à l’origine, entre tous les partis présents à l’époque dans l’Assemblée nationale. Ce n’est pas simple, ce ne sont pas la droite et la gauche qui s’accuseraient mutuellement de paniques morales, c’est beaucoup plus un phénomène de société. À la fin, le parti communiste n’a pas voté, parce que le fait qu’il fallait qu’il y ait un quota de dessins français dans les publications pour la jeunesse a été retiré de la loi, ce qui n’arrangeait pas du tout Le Journal de Mickey qui était le principal journal de jeunesse à l’époque.

Cela est intéressant, c’est un texte écrit par quelqu’un qui doit être syndicaliste qui explique qu’une des sources de cette loi a été le fait qu’il y avait eu une augmentation de la violence et des emprisonnements en 1947 par rapport à 1936. C’est la faute aux publications pour la jeunesse ! C’est la faute au cinéma ! Etc. Peut-être que des sociologues, à l’époque, disaient « vous savez qu’entre-temps il y a eu quelque chose qui s’appelle la guerre. C’est compliqué, quand les jeunes, en particulier, vivent la guerre, ils ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui n’ont pas vécu la guerre. » Qu’il y ait effectivement plus de violence après une guerre, ça semble presque de bon sens, n’est-ce pas, mais la panique morale voulait qu’il y ait une cause, une responsabilité. Donc on transforme des phénomènes avec de la corrélation en causalité et c’est un élément constitutif des paniques morales.

Jeux vidéo

On a la même chose sur les jeux vidéo qui sont particulièrement visés parce que la violence représentée dans les jeux vidéo serait une espèce d’entraînement pour la violence dans la vie réelle, alors que la plupart des études montrent que c’est plutôt une catharsis, c’est-à-dire que cette violence-là est symbolique, donc elle va remplacer la violence dans la vie réelle. Ce n’est pas tout à fait l’avis au plus haut niveau, par exemple celui de notre président de la République. En juin de l’année dernière, il a dénoncé les jeux vidéo comme étant la source des émeutes. Ce n’est pas le fait qu’un jeune homme ait été tué, comme ça, qu’il soit décédé dans des circonstances très difficiles à accepter, non ! C’est la faute aux jeux vidéo.

Écriture inclusive

On en a là une belle, elle est très récente. Il y a deux jours, une loi a été déposée par un Anne-Laure Blin, du groupe LR, pour condamner tous les gens qui utiliseraient l’écriture inclusive parce que l’écriture inclusive va détruire la société, vous le savez bien !
Qu’est-ce que l’écriture inclusive ?
La logique est de dire qu’il faut, quand on écrit, qu’on puisse savoir si on s’adresse à des hommes, des femmes ou les deux. Il n’y a pas de neutre en français, il n’y a de genre neutre. À l’école, on m’a toujours appris que le genre dominant c’est le masculin. On ne m’a pas appris qu’il y avait un genre neutre qui aurait, par hasard, été le masculin. Non ! On m’a bien appris que c’est le genre dominant : quand il y a un homme et trois femmes, c’est quand même l’homme qui gagne. L’écriture inclusive essaye de compenser ça. Les gens y voient une fin de l’écriture elle-même, de la lisibilité, tout ça.
Il y a plusieurs formes d’écriture inclusive :
celle avec le point médian, ce n’est pas toujours facile à lire, effectivement. Je suis maintenant éditeur, c’est vrai que c’est compliqué, surtout quand il y a plusieurs adjectifs ou plusieurs accords de participe à faire ;
ce qu’on appelle l’écriture épicène qui consiste à trouver des biais pour qu’il apparaisse clairement qu’on s’adresse bien aux deux genres, notamment le fait d’utiliser un terme masculin et un terme féminin – les étudiants et les étudiantes ; Français, Françaises. C’est comme cela qu’on essaye de faire comprendre qu’on s’adresse à tout le monde, c’est l’écriture épicène ;
et puis l’invention de mots pour féminiser les noms de métiers. Pour moi il y a les auteurs et les autrices, c’est tout à fait cohérent, c’est du français banal compréhensible par tout le monde.
La proposition de loi c’est de dire 7 500 euros quand j’édite un livre qui dit auteurs et autrices. C’est embêtant, 7 500 euros à chaque fois je publie un bouquin, ça va être difficile à tenir [6] .
En fait, on a là typiquement une panique morale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de danger, il y a une volonté. Le point médian ne durera pas. C’est une manière de dire qu’on veut quelque chose. Dans nos livres on l’utilise une fois de temps en temps mais pas systématiquement. Il y a une volonté d’exprimer quelque chose qui a commencé par être minoritaire. Ce qui rend les gens un peu crispés sur cette question c’est que ça devient plus ou moins majoritaire en ayant renforcé les formules épicènes plutôt que le point médian. C’est donc aussi redonner du pouvoir à des entrepreneurs de morale. En l’occurrence, la loi dit « c’est à l’Académie de définir la langue, on fera ce que dira l’Académie. » On sait que l’Académie a plusieurs décennies de retard !

Submersion

Autre panique morale c’est « aujourd’hui on a le phénomène de la submersion migratoire ». En fait, ce n’est pas tellement ça. Au début, je vous ai parlé des marginaux, en fait les marginaux ce sont toujours les pauvres, donc les pauvres, classes populaires, classes dangereuses. C’était un terme utilisé au 19e siècle, c’est toujours présent. Les paniques morales vont taper sur les plus faibles et les plus défavorisés, c’est une règle d’amplification des paniques morales. Quand l’un des quatre hommes les plus riches de la planète dit qu’il en a marre et qu’il ne veut pas payer des impôts en France, puisque c’est comme ça il va partir, personne ne proteste contre lui, au mieux on rigole, on dit « il n’est pas très sérieux », mais quand il s’agit de pauvres qui voient leur bidonville se faire détruire, tout le monde va amplifier les questions.

Le rôle des médias

Maintenant médias, médias sociaux, je vais aller vite parce qu’il paraît que c’était votre dernière conférence.
Quel est le rôle des médias ? C’est de gagner de l’argent ; « Le métier de TF1 c’est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola », disait Patrick Le Lay, l’ancien président de TF1. Mais, pour cela, il faut capter un public. Si vous voulez gagner de l’argent, il faut avoir du public, il va donc falloir agripper ce public et qu’est-ce qui agrippe bien les gens ? La peur. La peur est un moteur des médias.

Voix off : 20 heures avec Roger Gicquel.

Roger Gicquel, voix off : Bonsoir. La France a peur, je crois qu’on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu’hier soir, une vingtaine de minutes après la fin de ce journal, on lui a appris cette horreur « un enfant est mort ».

Hervé Le Crosnier : C’est une horreur, effectivement. « La France a peur », vous voyez bien qu’il y a une disproportion, mais la peur, ça fait marcher.
Derrière l’idée de panique morale, il y a effectivement cette idée que si on laisse quelque chose de minoritaire se développer, alors c’est la fin de la société, ça vous fait peur, vous voulez rentrer chez vous.

Et des médias sociaux

Ça c’est le rôle des médias, mais si on regarde le rôle des médias sociaux, et je dis bien le terme « média social » et jamais « réseau social », c’est important.

Réseau social, c’est notre vie, nous avons plusieurs réseaux sociaux, les amis, la famille, le travail, ce qui crée des réseaux. Mais, dans ce qui est numérique, on n’a pas de réseau. Vos amis Facebook ne sont pas vos amis, ce sont vos contacts par l’intermédiaire d’un média qui va choisir. Comme je disais tout à l’heure, il faut capter un public pour récupérer de l’argent auprès d’un autre public. On va capter des yeux pour regarder la télé, et le financement va se faire par la publicité. On va capter des gens dans les médias sociaux, et le financement va se faire par la publicité. Et ce faisant, on va avoir une logique, les médias sociaux appellent cela l’engagement, qui va consister à essayer de faire que les gens s’engagent de plus en plus parce que s’ils restent longtemps sur le média social il y a plus de publicité qui rentre, donc plus d’argent, plus de bénéfices. Comment faire ça ?
Un, il faut être un monopole, assurer le monopole. Aujourd’hui vous êtes sur Facebook – vous n’y êtes plus ! –, vous êtes sur TikTok, vous n’arrivez plus à quitter TikTok parce que c’est là que sont vos relations, c’est comme ça, c’est difficile, c’est la logique du monopole.
Le deuxième aspect c’est la montée aux extrêmes. La peur est le moteur des médias et l’affrontement est le moteur de l’engagement dans les médias sociaux. Donc, systématiquement, on va vous trouver des trucs, dans les médias sociaux, que l’algorithme va mettre en avant. L’algorithme du média social met en avant des choses. Dès lors, ça n’est plus un hébergeur, mais bien un éditeur de média, c’est un éditeur qui choisit ce que vous allez voir. Vous ne voyez pas les messages des 1 000 amis que vous avez sur Facebook, vous voyez les messages que l’algorithme de Facebook a choisi de vous montrer.

Régulation

Comment réguler tout ça ?
La règle numéro un c’est empêcher les monopoles. Quelqu’un a mené une longue bataille pour ça, qui s’appelle Lina Khan [7] c’est un peu mon héroïne, je le dis à chaque fois, elle vient d’être virée par Donald Trump, ce n’est pas pour rien. Il faut, à mon sens, empêcher le monopole, détruire le monopole.
Et puis, deuxième aspect, il faut rendre les éditeurs responsables, comme tout éditeur. Si je publie quelque chose de contraire à la loi, contraire à l’ordre public, je serai condamné. C’est normal. Il faut à réfléchir à deux fois avant de publier. Aujourd’hui, il faut être clair, ce sont bien des éditeurs puisqu’ils choisissent ce qu’ils disent, il va donc falloir qu’ils soient responsables. Ça veut dire qu’il va falloir qu’ils embauchent des gens pour modérer, organiser, structurer ce qu’ils veulent faire.

Le crétin digital

On a une autre panique morale actuellement, qui est magnifique, c’est la création du crétin digital. C’est la faute aux Zécrans. Les Zécrans, avec un grand « Z » majuscule, seraient la cause de toute une série de crises, notamment une crise de la lecture. Est-ce qu’il y a crise de lecture ? Il y a crise du livre, ça c’est vrai, je suis au courant, mais il n’y a pas de crise la lecture, d’autres formes de lecture émergent ; le fait que le manga s’en sort, c’est qu’il y a une autre forme de lecture. Il y a une crise, mais est-ce la faute aux Zécrans ? C’est vraiment un raccourci facile.
Il y a une baisse du temps de sommeil, ça c’est vrai, mais en même temps il faut bien comprendre que les médias sociaux, les écrans, sont un outil de coordination, donc, comme outil de coordination, ils permettent aux gens de s’organiser pour essayer de faire évoluer la société. La société ce n’est jamais un seul point de vue, ce sont toujours plein de points de vue qui vont s’affronter, qui vont se faire bouger, qui vont déplacer la fenêtre d’Overton, etc.

Nouvelles pratiques

En même temps, on ne voit pas qu’avec les fameux Zécrans, ou plutôt les services qui sont rendus avec les écrans, de nouvelles compétences sont acquises, par exemple la compétence de lire et fabriquer des vidéos, des images, la culture des images est bien plus forte chez vous qu’elle ne l’était quand j’avais votre âge.
On a aussi accès à des tas de savoir-faire, des tutoriels, des choses comme ça. Vous êtes devant votre écran et je suis sûr que certains sont en train de vérifier que je ne raconte pas des bêtises. Ce n’est pas mal ! C’est aussi un usage réel du système internet. N’oublions pas qu’à l’origine ce système a été créé pour partager la science, il n’a pas été créé pour rendre Zuckerberg riche à milliards, il a été créé pour partager la science et il reste quand même cet outil-là.

Interroger/enquêter

Face à cette espèce de nouvelles paniques morales, il faut enquêter, il faut aller regarder les choses de près. Je vous ai présenté les bouquins qu’on publie, comme on disait tout à l’heure, des bouquins qui sont fort utiles aux sciences de l’information et de la communication. Ce sont des enquêtes, c’est du travail de terrain sur le long terme, avec des interviews, et non pas avec des idées préconçues et non pas avec de l’amplification de faits réels.
Effectivement, quand vous mettez un bébé devant la télé, il est en danger. Cet écran le met en danger, il ne faut pas mettre un bébé devant la télé, il faut surtout essayer de lui parler, être à proximité.
L’autre danger, pour les bébés, c’est que leurs parents sont devant leur écran au lieu d’être dans l’interaction avec le bébé.
Et enfin, le grand danger des écrans, excusez-moi, il porte sur les vieux. Les vieux qui regardent CNews et compagnie, regardez où ça nous mène ! Le vrai danger est là !

Sans nier les problèmes

Ça ne veut pas dire qu’il faut nier les problèmes. Il y a effectivement des paniques morales autour de cette question de l’usage des écrans, mais il y a des vrais problèmes : le cyberharcèlement, la cyberviolence, les arnaques, le hameçonnage, le sexisme dans les médias sociaux, ce sont des dangers absolument réels, mais est-ce qu’on doit en faire une panique morale ou est-ce qu’on doit cibler les responsables de ça ? Les responsables sont les fameux éditeurs, dont je parlais tout à l’heure.
Je vais vous donner cet exemple que j’ai vu ce matin, cette annonce, ce phishing qui veut me faire donner mes valeurs parce que je suis au Crédit Agricole : « Mise à jour de vos données personnelles ». Sauf que si vous regardez bien en bas, la ligne dite « ligne d’état » en bas, quand je passe sur un lien, je ne clique pas dessus, je vois où me mène ce lien et ce lien ne me mène pas du tout au Crédit Agricole, c’est un phishing. J’utilise un logiciel libre qui s’appelle Thunderbird [8]. Si j’avais utilisé un autre logiciel, si je ne l’avais pas configuré pour voir ça, si je l’avais fait sur mon téléphone mobile, j’aurais pu cliquer, puisque je n’aurais pas été mis au courant du fait que le lien n’avait rien à voir avec le Crédit Agricole.
On a une question d’apprentissage du logiciel, mais aussi de fabrication de ce logiciel.

Mettre en contexte

Un autre élément par rapport aux écrans, c’est mettre en contexte. Mettre en contexte c’est relativiser.
Tout à l’heure, je vous disais que s’il y avait eu augmentation de la violence après la Deuxième Guerre mondiale, peut-être fallait-il se poser la question du rôle de la guerre et pas forcément des petits Mickey.
Là c’est pareil. Pourquoi les gens n’arrivent-ils plus à se rencontrer ? Il y a de moins en moins d’espaces publics pour les adolescents. Quand j’étais gamin, adolescent, on sortait, on allait dans la rue en face et on voyait les copains. Ce n’est plus possible, on ne laisse pu sortir les adolescents ! À partir d’un certain âge si, mais les pré-ados non. Il y a de moins en moins de lieux de sociabilité, donc de plus en plus de sociabilité numérique. On parle d’une culture de la chambre, je me demande si ce n’est pas parfois un enfermement dans la chambre.
Ce sont des vraies questions. Il faut toujours mettre en contexte. Il y a toujours plein de causes.
Si on a, aujourd’hui, une baisse du QI, il faut peut-être se poser la question que se posent pas mal de chercheurs, Par exemple du rôle du BPA [Bisphénol A] dans les biberons ou du rôle des perturbateurs endocriniens ou du rôle du Covid. Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez tous vécu un moment complètement éprouvant, moralement, physiquement, ça a été terrible. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ça a forcément des conséquences. Il faut les évacuer socialement, mais ne pas les nier, donc remettre en contexte.

Les mots sont importants

Je vais terminer par quelques exemples à partir des mots.
Dans la création de paniques morales, il y a le choix des mots, la bataille autour des verbes, des mots qui vont exprimer, en fait, le sens de la bataille morale.
Ça vient d’un penseur des années 30, qui s’appelle Antonio Gramsci [9], fondateur du Parti communiste italien, emprisonné sous Mussolini, et qui a écrit, dans ses Cahiers de prison, toutes les réflexions qu’il avait sur la société. Il développe notamment l’idée de l’hégémonie culturelle. La bataille de l’hégémonie culturelle, c’est l’idée qu’il va falloir trouver les mots, les sens, les idées, les perceptions qui vont permettre que la société change avant de prendre le pouvoir. En fait, le pouvoir c’est une des conséquences d’un changement social et si quelqu’un prend le pouvoir alors que la société n’est pas en accord, n’est pas prête culturellement, ça ne marchera pas. Ça peut marcher un certain temps, mais…
Cette idée est très forte. On s’aperçoit, aujourd’hui, que les gens qui prennent le pouvoir ont commencé par mener des batailles culturelles pour obtenir cette hégémonie culturelle.

DEI

Je vais donner un exemple aux États-Unis. J’essaie de ne pas trop donner d’exemples en France, vous comprendrez pourquoi. Aux États-Unis il y a un phénomène s’appelle le DEI qui veut dire Diversity Equity and Inclusion. On va faire en sorte qu’il y ait dans les sélections, à quelque niveau que ce soit. Là c’est l’image de la sélection des futurs astronautes faite par la NASA, c’est beaucoup plus dur de rentrer à la NASA que de rentrer à Harvard, il faut être clair, il y a beaucoup de candidats mais très très peu d’élus et je peux vous dire que quelle que soit la diversité des gens, des genres, des races, race dans le sens étasunien, des trucs comme ça, ce sont des vedettes, quoi qu’il arrive.
Ces programmes-là avaient comme sens de dire que l’inégalité fondamentale, dont je vous parlais tout à l’heure, peut être compensée par des décisions visant à favoriser ceux qui ne l’auraient pas été si on était resté. Trump garde les initiales, il appelle ça Discriminatory Equity Ideology. Il a mené cette bataille politique depuis des années, en disant « le DEI vous tue, vous les petits blancs qui votez pour moi ! ». Ça n’a tué personne, ça a favorisé des gens qui ne l’auraient pas été en sens normal. Aujourd’hui, première décision : il est interdit d’avoir une règle de DEI dans toute institution, quelle qu’elle soit. La NASA est très embêtée.

Ce phénomène d’inverser les mots est fréquent. Il y a eu un mouvement qui s’appelait Black Lives Matter, « la vie des Noirs est importante », suite à l’assassinat de George Floyd. Ça a été immédiatement transformé en All lives matters. Oui, c’est vrai, toutes les vies ont de l’importance. Mais quand on transforme le fait qu’une minorité veut se faire respecter, qu’on le fait avec « il faut respecter tout le monde », en fait on favorise le maintien du système de domination sur cette minorité tel qu’il existe.

GURT et Terminator

Autre exemple. J’ai pris un exemple de droite, je vais prendre un exemple de gauche, les paniques morales ne sont pas spécifiques, même si, aujourd’hui, elles sont très accentuées à droite, globalement, elles ne sont pas forcément spécifiques.
Les GURT, Genetic Use Restriction Tecnology, avec un terme comme ça, vous pouvez être sûr que personne n’y comprend rien et ça servait en fait, aux fabricants d’OGM, à l’époque Monsanto, devenu Bayer, à survendre ses OGM en disant : « On va avoir un système qui met un verrou dans les plantes, qui les empêche d’arriver à maturité et, pour dérouiller ce verrou, il va falloir une clé, vous allez remettre un produit chimique qui va permettre d’arriver à majorité ». Les opposants, ETC Group, Pat Mooney, ont inventé le terme « Terminator ».
Pour vous raconter la petite histoire, un jour je faisais une interview de Pat Mooney. À la fin de l’interview, le vidéaste prend des plans de coupe, vous devez connaître en com, et Pat Mooney se met à me raconter comment un jour à l’ONU, il était à la tribune, il y avait à côté de lui le représentant de Monsanto. Il s’explique, il discute autour du danger pour les paysans, mais aussi pour la planète, de cette technologie, dite des GURT. Au fond de la salle ils avaient fait rentrer tous les gens avec chacun une lettre, ils se mettent en place et ils sortent les lettres devant eux « Terminator ». Il raconte qu’il a vu le visage de la personne de Monsanto se décomposer. Il savait qu’avec un mot comme ça ils avaient perdu et ce mot s’est répandu, il a été utilisé par tout le monde. Ces technologies dangereuses ont effectivement été bannies grâce à ça.
Les mots sont importants.

Emmerdification

Un mot nouveau est emmerdification [10]. C’est un mot inventé par Cory Doctorow qui consiste à dire que les plateformes commencent par avoir besoin d’usagers, donc elles sont très gentilles avec leurs usagers : c’est gratuit, il y a plein de services, etc. Mais les usagers ne servent qu’à attirer l’argent des publicitaires ou des marchands dans le cas d’Amazon. À moment-là, on va utiliser son poids d’usagers pour les marchands, donc on va être de moins en moins sympa avec les usagers parce qu’on va mettre de plus en plus de publicité, par exemple. Et puis, en fin de compte, on va s’apercevoir que la plateforme peut remplacer celui qui ramène de l’argent, devenir soi-même une agence publicitaire, devenir soi-même un vendeur des mêmes produits que ceux qui sont fabriqués par le marchand, etc., donc même le marchand va y perdre au bout du voyage et la plateforme va se retrouver en situation de monopole. Cory Doctorow dit « à ce moment-là, elle meurt », je suis moins convaincu.

On va publier la semaine prochaine, il arrive lundi, un livre de Cory Doctorow [11]. Il explique le succès de son mot. Ça a été le mot choisi par l’association des néologismes américains comme le néologisme de l’année 2024. Pourquoi ? C’est un gros mot et les gros mots ça marche très bien auprès des médias, auprès des gens, surtout que c’est un gros mot qui reste correct, donc ça marche encore mieux.

Rôle actif/réactif

Je vais sauter ça, c’est juste pour distinguer les paniques morales des croisades morales.
Paniques morales, on est réactif par rapport à quelque chose, mais dans les croisades morales, ce sont vraiment les entrepreneurs de morale qui poussent un sujet jusqu’à le faire pénétrer dans l’espace public.

Fake news

La question des fake news. Je crois que vous avez un des prochains séminaires qui est consacré à ce sujet.
Fake news, ce n’est pas false news, ce sont des messages qui sont fabriqués volontairement erronés pour avoir une influence ; fake, fabriqué.
Face à ça, on peut mettre en place du fact-checking, ça ne marche pas. OK, il faut le faire, c’est nécessaire, il faut remettre la réalité, mais ça ne marche pas. Les mots sont importants et les messages qui ont été transmis gardent la prépondérance parce que le fact-checking vient toujours après et le fact-checking ne joue pas sur l’émotion, il joue sur les faits, la réalité et ça marche beaucoup moins que l’émotion, d’où une responsabilité particulière des médias.

Liberté d’expression

Des médias, notamment des médias sociaux. Soyons clairs. Aujourd’hui, chaque fois j’entends « liberté d’expression », j’entends « droit de dire n’importe quoi, d’insulter son voisin, de le décrédibiliser, de pousser à fond le masculinisme », en fait j’entends des messages antisociaux derrière liberté d’expression. Pourtant, la liberté d’expression a été, de tout temps, un message progressiste. Comment on a-t-on pu basculer de ce terme-là ?
En fait, la bataille pour la liberté d’expression, qui a été menée par tous les courants progressistes du 19e siècle et qui a abouti à la loi sur la liberté de la presse, qui concrétisait, en fait, ce qui existait sur la liberté d’expression dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette loi-là disait que s’exprimer entraîne une responsabilité, donc, vous avez le droit de dire tout ce que vous voulez sauf un certain nombre de choses qui sont définies dans la loi : vous n’avez pas le droit d’insulter votre voisin, vous n’avez pas le droit d’appeler à la violence, vous n’avez pas le droit de nier la réalité – le négationnisme sur les camps de concentration – et ainsi de suite. Un certain nombre de choses ne font pas partie de la liberté d’expression parce que la liberté d’expression ce n’est pas le droit, pour tout le monde de s’exprimer, à ce moment-là on aura toujours le pire et on aura toujours la reprise de ce qui est le plus violent, ce que je disais tout à l’heure, ce qui va faire peur, ce qui va créer de l’engagement.
Ça n’est pas de la liberté d’expression d’avoir le droit de tout dire. La liberté d’expression c’est savoir dire des choses utiles à la société. Après, on peut avoir des avis très différents.

Intérêt d’un concept

Ce sera ma dernière diapositive.
Paniques morales, j’ai défini le concept au début, il date de 64, avec une histoire complètement marginale de 700 mods et rockers qui se filent des coups de poing sur la plage de Brighton. En fait, on s’aperçoit qu’on a construit comme ça un concept qui va pouvoir expliquer ou donner des clés de compréhension, sur plein de phénomènes 60 ans après ; 60 ans après, le concept est toujours opérationnel pour expliquer des phénomènes. C’est le rôle de la science et c’est en particulier le rôle de la sociologie d’essayer de fournir des outils à la société. Je me souviens d’un premier ministre qui disait « expliquer c’est déjà comprendre ». Non, expliquer c’est regarder la réalité des choses, ça n’excuse rien, ça donne juste des outils pour comprendre les choses.
C’est mon plaidoyer pour la sociologie.
Je vous remercie, j’ai fini. Maintenant on peut discuter, répondre à des questions.

[Applaudissements]

Questions du public et réponses

Frédéric Gai : Merci à vous. Est-ce que vous avez des questions ?

Public : Est-ce que les entrepreneurs de morale sont toujours conscients de créer des paniques morales ?

Hervé Le Crosnier : Les entrepreneurs de morale ne suffisent pas à définir une panique morale, ils ont des idées. Des groupes, des religions, des partis, etc., sont des entrepreneurs de morale, ils essayent de faire avancer leur point de vue, ils mènent la bataille à l’hégémonie culturelle.
Pour qu’il y ait panique morale, il faut que ces entrepreneurs de morale reprennent un sujet minoritaire, fassent de l’amplification, notamment au travers des médias. Arrêtons de dire que les médias c’est le quatrième pouvoir, c’est peut-être, à mon sens aujourd’hui, le premier ou le deuxième pouvoir. D’ailleurs on le voit très bien, la cérémonie d’investiture de Trump s’est faite avec les trois principaux milliardaires qui possèdent des plateformes médiatiques. Ce n’est pas le quatrième pouvoir et, surtout, ce n’est plus un contre-pouvoir, c’est un outil de pouvoir en tant que tel.
Quand, aujourd’hui en France, Stérin et Bolloré rachètent l’École supérieure de journalisme, on voit bien qu’ils ont conscience que leur projet idéologique, en tant qu’entrepreneurs de morale, a besoin des médias pour amplifier à partir de n’importe quelle chose minoritaire qui va se passer. Ce besoin d’amplification va créer la notion de paniques morales. Ils savent bien qu’ils ont besoin des médias, donc autant dès le début former, voire ensuite sélectionner, pour leurs propres médias, les journalistes qui vont être le plus en accord avec leur projet idéologique.
Il y a trois points :
partir d’un fait minoritaire et l’amplifier,
le rôle des entrepreneurs de morale
et puis l’impact de peur pour la société, l’impact de cette idée que la société va s’écrouler. Si quelque chose de minoritaire devient d’un seul coup majoritaire, il est possible que la société ait du mal, mais, dans la réalité, ça ne marche pas comme ça.

Frédéric Gai : D’autres questions ? D’autres sujets ?
Je prends le relais et vous n’hésitez pas à en poser, je vous renverrai le micro ensuite.
Je rebondis sur une des citations que vous aviez à l’écran, à la toute fin, une citation de Donald Trump sur le spectacle et le plan, la peur et l’objectif, le but. Je rebondis sur cette dimension quasiment de schéma médiatique, en tout cas du rôle grossissant, de l’effet grossissant des médias. Je fais notamment écho à des travaux récents de Yoan Verilhac sur le sensationnalisme qui entrerait en écho avec une société du spectacle, en quelque sorte, et le besoin, notamment dans les médias, qu’ils soient numériques, qu’ils soient East Coast ou West Coast, pour opérer ce genre de classification. Est-ce que finalement ce sensationnalisme, qui est repéré dans un certain nombre de travaux, entre en écho avec les différentes démarches qu’on a pu voir ici ?

Hervé Le Crosnier : Le rôle des médias c’est de capter l’intérêt des gens et il n’y a rien de tel que le sensationnalisme, sensationnalisme, faire peur, montrer qu’il y a des affrontements, quel que soit l’affrontement, qu’il soit juridique, scientifique, politique, dès qu’il y a de l’affrontement ça fait venir les gens. Nous sommes tous intéressés par ça. Il ne faut pas croire que ce sont des gens qui se laissent manipuler, nous sommes tous intéressés par le sensationnalisme.
Les politiques aujourd’hui, particulièrement ceux qui sont gouvernants ou qui aspirent à l’être très rapidement, ont compris ce phénomène. Pendant très longtemps, on a vécu sur une idée qui a été développée par Lazarsfeld dans les années 30 qui était que, globalement, on votait comme ses parents. Il y avait une espèce de continuité politique, à part quelques transfuges, il y en a toujours, dans la continuité, une fraction minoritaire qui bascule, mais il y avait globalement un système de perpétuation, parce que la conscience politique était forgée au sein de la famille, au sein des situations familiales. Ce n’est plus très vrai, parce que, justement, on a très vite une autonomisation des adolescents face aux médias. Donc les médias vont faire du sensationnalisme ; aujourd’hui on parle des influenceurs. Les médias ont toujours cherché à influencer, les entrepreneurs de morale ont toujours cherché à influencer et puis, si vous voulez un jour être amoureux, il va falloir que vous influenciez quelqu’un d’autre, c’est une activité humaine tout à fait normale que d’être dans l’influence des autres, etc. Là où c’est différent, c’est qu’on va en faire son métier, en faire sa place sociale. On cherche à influencer en utilisant la machine YouTube, comme dit le titre d’un des livres qu’on a publiés, c’est-à-dire qu’on va utiliser une machine spectaculaire pour développer de l’influence et, en fait, pour gagner de l’argent, parce que l’intérêt ce n’est pas seulement d’influencer, c’est gagner de l’argent.
Aujourd’hui, très clairement, le masculinisme est un moyen de gagner de l’argent. C’est très clairement un des supports d’une nouvelle activité, une activité qui vient, en fait, s’affronter,là aussi, on est dans cette logique d’affrontement, aux décennies de montée du féminisme, c’est-à-dire de montée de la notion que l’égalité, le respect mutuel, sont des valeurs fondamentales des relations humaines. Donc s’affronter à ça, vouloir revenir à une situation antérieure, dans laquelle la femme était la propriété de l’homme, c’est un des ressorts profonds du type d’affrontement qu’il y a à l’heure actuelle et qui se fait avec Mark Zuckerberg qui fait des MMA [Arts martiaux Mixtes], on en est là, c’est l’énergie masculine et tout ça. C’est un message qui est passé, mais qui, en fait, répond à un autre message qui est passé, qui est le message féministe. Il est passé, le nouveau est en train de passer. Il y a donc affrontement entre deux types de message, deux types de relation, deux types de morale, au sens des entrepreneurs de morale, qui sont divergents. Est-ce qu’on laisse faire ? Ça dépend de votre point de vue, bien sûr, mais, de mon point de vue, non, il ne faut pas laisser faire, c’est-à-dire qu’il faut, aujourd’hui, redévelopper le message féministe. On est bien dans un une logique de confrontation de projets de société.

Frédéric Gai : D’autres questions ?
J’en ai encore quelques-unes de mon côté.
Dans la première partie de votre présentation, en évoquant l’actualité budgétaire en France, vous avez parlé de mélodrame. On a vécu le mélodrame budgétaire, on est à la fin, disons, de cette histoire en quelque sorte, on a vécu le feuilleton gouvernemental. Ce qui m’intéresse aussi, dans cette dimension médiatique, ce sont les effets d’écriture qui seraient des genres empruntés plutôt à la fiction initialement, le drame, la tragédie qu’on va croiser aussi plutôt dans le domaine du fait divers en l’occurrence. N’y a-t-il pas, peut-être accentué à l’aune du numérique ou à la culture du numérique ou à l’époque du numérique ce poids des régimes fictionnels face au poids de la réalité, en quelque sorte ?

Hervé Le Crosnier : C’est Roger Gicquel que je vous ai montré tout à l’heure « la France a peur », c’était avant le numérique, il y avait un enfant assassiné, ce qui est un drame, mais il y en a tous les jours, malheureusement, particulièrement dans le reste du monde.
Le fait divers a toujours deux aspects, il est un exemple, donc comment on va se servir de cet exemple pour l’amplifier en fonction de son point de vue, du type de morale qu’on a comme entrepreneur de morale, quelle responsabilité on se donne en tant qu’éditorialiste, quel projet global consiste à ramener du public, parce que, fondamentalement, tout ça c’est ramener du public, que ce soit du public pour voter pour vous, pour regarder votre télé ; on est là à raconter n’importe quoi pour ramener du public, c’est la citation de Donald Trump dont vous parliez.
On a aujourd’hui un régime où les faits ont de moins en moins d’importance, mais ce n’est pas lié au numérique. Je pense que ça serait une erreur de croire que le récit numérique est en soi différent du récit médiatique, des médias diffusés.
Au lendemain de la première élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016, il y avait tout un mythe sur le thème que c’était à cause des médias sociaux, de l’affaire Cambridge Analytica [12] et tout ça. Un grand chercheur des États-Unis, qui s’appelle Yochai Benkler, avec toute son équipe, a regardé quels ont pu être les effets relatifs des médias sociaux – à l’époque Facebook était dominant – et des médias diffusés. La conclusion est sans appel : c’est Fox News qui a fait Donald Trump. D’ailleurs, avant Fox News, ce sont les networks qui ont fait le personnage de Donald Trump dès les années 80, avec la télé-réalité.
On est donc dans une situation dans laquelle il ne faut pas non plus inverser les responsabilités. Les médias sociaux reprennent les logiques des médias, puis réinventent des choses un peu marginales qui vont ensuite être reprises dans les médias. Typiquement le face caméra de YouTube : je suis un influenceur, je vous cause face caméra, c’est effectivement une invention par rapport aux médias traditionnels qui va ensuite être reprise dans les médias diffusés sous la base de l’éditorialiste ; l’éditorialiste est le correspondant, dans le média diffusé, de celui qu’on appelle ou de celle qu’on appelle l’influenceur ou influenceuse – je vais payer ma dîme pour avoir dit des choses épicènes en public.
Il y a un jeu permanent. À l’origine de ça, il y a eu ce qu’on a appelé au début des années 2000 les blogs et il y a eu tout un débat, dans la presse, disant « c’est quand même scandaleux, maintenant les blogueurs sont considérés l’équivalent de journalistes ! », ça a été particulièrement vrai dans la presse de mode, parce qu’on avait des blogueuses de mode qui étaient invitées aux défilés dans les rangs qui étaient habituellement occupés par les journalistes qui n’avaient plus de place. Il y a eu un autre débat. Il y a eu un autre débat : la presse a essayé de dire « il faut créer un point info et, pour être un point info, il faut être un journal ». Oui, mais ça veut dire qu’on ne peut plus créer de journal ; ça n’a pas marché. La défense en tranchée ne marche pas parce qu’on a deux formes de médias. On n’en a pas un qui remplace l’autre, on en a un qui est plus lu par les jeunes, l’autre plus vu par les plus âgés, c’est une réalité, ça ne veut pas dire que ça ne va pas changer avec l’âge ; j’aurais tendance à dire que si on n’est pas anarchiste à 17 ans, on va sacrément mal vieillir à 60 ! C’est comme ça, on change et les pratiques informationnelles vont changer. Il ne faut pas nier, pour autant, que ce qui se passe sur son téléphone mobile sont des pratiques informationnelles.

Frédéric Gai : J’ai une autre question sur le sujet économique. Vous avez cité, sur le volet de la régulation, Lina Khan, en soulignant l’importance de son héritage et évoqué le problème des concentrations qui sont des problèmes plutôt structurels ou, je dirais, endémiques aux industries culturelles et créatives. Est-ce que, aujourd’hui, la bataille, tout de même, se situe entre une forme très libéralisée ou ultra-libéralisée et des modèles de régulation ? On citait les grands propriétaires de médias sociaux, qui ont, en quelque sorte aujourd’hui, basculé du côté d’une forme ultra-libéralisée ; c’est la situation, vous citiez Vincent Bolloré. Je rappelle, pour nos étudiants, que Vincent Bolloré a quand même été obligé ou contraint de vendre le deuxième groupe éditorial en France pour se donner le droit d’acheter le premier, en quelque sorte, opérant une nouvelle accentuation, notamment autour de la production de livres et de la production de presse, un nouvel état de concentration il y a un peu moins de deux ans. Est-ce que, finalement, la forme de bataille en quelque sorte, la régulation puisque c’est peut-être le bon terme, du poids politique que ça peut envisager se situe aussi, peut-être surtout, sur un sujet économique ?

Hervé Le Crosnier : Il y a un sujet économique réel, concret. L’Europe en a pris la mesure avec les lois, les directives DMA [Digital Markets Act] et DSA [Digital Services Act], mais aujourd’hui, avec ce qui se détricote aux États-Unis, justement avec l’abandon des projets de Lina Khan, on ne va pas forcément dans ce sens-là. Je ne vois pas aujourd’hui l’Europe dire « on va bannir les médias sociaux qui ne respectent pas le DMA et le DSA. » On est dans une situation un peu compliquée. Quand vous êtes concentré vous avez beaucoup d’argent, si vous avez beaucoup d’argent vous pouvez porter des procès contre tout le monde, aujourd’hui on appelle ça les procès bâillons : on va faire un bâillon sur tel journaliste, on va le menacer d’un procès, ça va durer deux ans, trois ans, cinq ans, ça va lui pourrir la vie même s’il a raison, il y a plein d’exemples, Denis Robert [13] en a été une des premières victimes en France. Vous avez un procès sur le dos et ça ce n’est jamais facile à vivre, quoi qu’il arrive. Ceux qui ont de l’argent ont déjà un moyen de pression sur les lanceurs d’alerte, sur les journalistes, sur tout ça. Vous pouvez même avoir un moyen de pression sur les États parce que vous avez de l’argent, vous pouvez porter plainte sur des juridictions, si ça ne marche pas dans la juridiction A, vous allez passer à la juridiction B, puis C, puis D, etc., vous avez sans arrêt une manière de différer. Face à ce pouvoir de l’argent, il faut repenser ce qu’est le pouvoir politique, le pouvoir de la décision du peuple, c’est ça la démocratie. Je sais, ce n’est pas si simple. Je sais, on n’est plus forcément dans un domaine démocratique, mais bien dans ce qu’on appelle une ploutocratie. La ploutocratie, c’est le pouvoir des très riches. L’investiture de Trump montre bien qu’on en est là.
Je reste persuadé qu’il faut défendre la démocratie, c’est-à-dire l’idée, quelque part, qu’on va représenter les idées présentes dans le peuple et cette représentation va trouver des accords pour faire avancer les choses. Aujourd’hui, quand le peuple ne vote plus, quand vous ne votez plus, globalement, je ne parle pas à vous comme individus, comme une large partie des jeunes ne vote plus, on laisse le pouvoir aux vieux qui regardent CNews, dont je parlais tout à l’heure.
C’est quelque chose de complexe, on a une représentation dont on n’est plus certain qu’elle représente réellement l’intérêt, les opinions telles qu’elles existent dans la société. D’ailleurs tous les sondages d’opinion mettent en avant des questions qui ne sont pas les questions qui sont reprises par la représentation, là il y a un problème démocratique. Et, dans ce problème démocratique, le rôle des médias devrait être de dire aux dirigeants politiques « la société ne marche pas comme ça, c’est le contraire. »
On est on est dans une situation difficile et les médias ont un rôle majeur dans cette situation difficile.

Après, il y a la question de la concentration. Les études des années 30 et 40 ont montré que le fascisme allemand, le nazisme, a été un sous-produit de la radio. Hitler était un très bon communicant à la radio, il y avait donc une logique de propagande permanente, de matraquage. Pour éviter ça, au lendemain de la guerre une loi disait « on ne peut pas avoir en même temps une radio et un journal », favoriser la diversité. Ça a été rompu dans les années 1980 en France et aujourd’hui les gens disent « je ne suis pas dominant, monopolistique, sur un des domaines », mais ils oublient de regarder la version horizontale des choses, que leur message se décline sur tous les domaines, du numérique à la presse imprimée en passant par les médias diffusés, radio et télé. On a donc là une situation effectivement assez radicalement nouvelle, je pense assez radicalement dangereuse pour la diversité des opinions ou même, parfois, pour représenter, dans l’univers culturel, la diversité réelle des opinions.
Parfois je regarde la publicité, j’aime beaucoup regarder la publicité. Vous êtes étudiants en communication, vous devez le savoir, la publicité dit des choses sur l’état de la société. J’avais pris la photo – je voulais vous la montrer, j’ai oublié de la transférer sur mes diapositives – d’une publicité pour un prêt bancaire pour que les gens puissent accéder à la propriété, qui représentait une famille métissée. Quand la publicité elle-même dit qu’une famille métissée c’est devenu tout à fait normal, que ça fait partie… La publicité nous dit des choses sur l’état de la société qu’on ne retrouve pas dans le discours des entrepreneurs de morale. C’est cette distinction-là qui, à mon sens, est à essayer de remettre en cause aujourd’hui.
Fin 19e, début du 20e siècle, cette remise en cause, justement essayer d’harmoniser les questions de pouvoir et de représentation et ce que pensait réellement la société, c’était autour de l’extension du droit de vote, donc les suffragettes pour que les femmes puissent voter, etc. L’extension du droit de vote, la capacité à dire « je peux prendre mes responsabilités ». Un discours contraire, qui a commencé dans les années 90, a été de dire « je ne veux pas qu’il y ait des dirigeants qui représentent la société, parce que je ne veux représenter que moi-même, je ne suis donc d’accord avec personne. » Moi non plus, je ne suis d’accord avec aucun parti, aucun, mais je vais quand même choisir à un moment donné, je vais choisir celui avec lequel j’ai le moindre désaccord, etc. C’est une logique. Mais cette idée, dans les années 90, qu’il faut être 100 % d’accord avec quelqu’un, ça ne marche pas. La société ne marche pas comme ça. Même quand vous êtes en couple, vous n’êtes pas d’accord entre vous ! La représentation nationale non plus ! Les gens ne sont pas d’accord, ce n’est pas grave. À un moment, il faut choisir des orientations, des projets.
Or, et là je reviens un peu sur la question du récit tout à l’heure. Ce qui nous manque aujourd’hui c’est effectivement un récit et le récit qui reste c’est celui des monopoles. C’est flagrant. Si vous regardez les nouveaux ploutocrates, les Musk, Bezos et compagnie, d’où vient leur récit ? Des livres de science-fiction des années 60. C’est fascinant ! Ils veulent aller sur Mars ! Ils s’inventent un monde, une nouvelle frontière qu’ils vont dépasser avec l’argent public, bien sûr ! On ne peut pas vivre sur Mars ! Ce n’est pas sérieux, mais ils ont un récit qui les porte, qui est celui de la SF des années 60. C’est vieux, c’est très vieux comme idéologie et ce sont tous des fans de la SF des années 60. Il y a peut-être là quelque chose à réfléchir, je ne sais pas s’il y a parmi vous des lecteurs de SF. Moi qui suis un grand fan de SF, je pense que dans la science-fiction, dans l’imaginaire, il y a des choses qui sont développées et les auteurs de science-fiction ont comme mission d’essayer d’être en avance, c’est pour cela qu’on appelle ça science, fiction, c’est de la fiction, ce n’est pas vrai, mais ça a un rapport avec la réflexion scientifique, pas la science elle-même, non, le voyage transhumaniste n’existera pas, mais réflexion scientifique.
Le fait est qu’on a, aujourd’hui, au pouvoir culturel, moral, etc., des gens qui sont nourris de la science-fiction des années 60, voire 50. Si on relit aujourd’hui la science-fiction des années 50, si vous relisez Dune, excusez-moi, mais c’est comment on crée un régime fasciste, le Bene Gesserit [14], c’est ça. C’est un peu tous ces fantasmes qui ont existé dans les années 50. En même temps, à l’époque, Dune était le premier roman de SF écologique, qui se basait sur le fait qu’il y a des planètes, qu’il y a des équilibres, il y a de l’eau, tous ces trucs qu’on voit, y compris dans le film.
Les questions d’imaginaire sont très importantes. Il faut qu’on recrée des imaginaires positifs. Comme vous êtes étudiants en infocom, je compte sur vous pour créer des imaginaires positifs pour l’ensemble de la société. Moi, c’est trop tard !

Frédéric Gai : J’ai une toute dernière question, une question ouverte.
Vous avez évoqué, en dernière partie de présentation, les travaux de Doctorow, que vous allez publier tout prochainement, vous l’avez évoqué à plusieurs reprises dans votre intervention. Qu’est-ce qui reste de l’Internet libre des pionniers ? Ça voudrait dire qu’on a perdu une bataille, et ce n’est pas trop le sens de ma question. Les travaux de Doctorow sont beaucoup plus récents, mais je pense à Aaron Schwartz [15], par exemple, qui nous a quitté il y a déjà quelques années, cet Internet pas dépendant, finalement, de flux ou de données commerciales, tourné du côté de la science et du partage de l’information. On a parfois l’impression, en tout cas auprès du grand public, que cet Internet-là n’existe pas ou existe moins, en quelque sorte. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’il y a encore des héritiers de ces pionniers du Web ?

Hervé Le Crosnier : Il existe plus. C’est cela qui est contradictoire. Il existe plus qu’il n’existait au début de l’Internet, mais il est minoritaire dans tout ce qu’est devenu l’Internet.
Il n’y a plus aucune activité humaine qui ne soit pas dépendante, à un moment donné, d’une relation à Internet. Vous voulez prendre le train, vous achetez votre billet sur Internet, vous voulez aller au spectacle, vous achetez toujours quelque chose sur Internet, vous êtes en communication permanente avec d’autres personnes via Internet, vous êtes sur Internet tout le temps, y compris les scientifiques, de plus en plus.
Je vais vous raconter ma découverte d’Internet. C’était en 93, j’obtiens ma première connexion à Internet, j’étais bibliothécaire à l’époque, j’étais en train de travailler et d’un seul coup je vois apparaître des messages qui venaient des États-Unis, c’était une liste de bibliothécaires des États-Unis et je n’avais pas bien compris. Il me semblait que c’était en direct, que j’étais en train de vivre une conférence qui se passait à Los Angeles. Pas du tout ! C’était le lendemain ou le surlendemain. J’étais à Caen et, d’un seul coup, j’étais au centre du monde, Caen est devenu le centre du monde avec la création d’Internet. Quel que soit l’endroit sur la planète, on pouvait s’interconnecter. À l’époque, il n’y avait pas grand monde, c’est vrai, c’était un écran de 25 lignes/80 colonnes, ce n’est pas ce qu’on connaît. Aujourd’hui, il y a plus de cinq milliards d’internautes, l’immense majorité de la population fait partie des internautes. Si on pense à la Chine, par exemple, tout ce qu’on fait se fait sur internet, même les mendiants ont un QR Code pour qu’on leur donne de l’argent. On est dans cette situation-là.
Ce monde numérique existe et il couvre absolument tous les domaines, donc l’Internet de liberté aussi.
Et l’Internet de coordination, parce qu’Internet est un outil de diffusion et de coordination, c’est un outil de transaction et de coordination et l’Internet de coordination existe toujours. Si vous voulez être au courant des choses, vous appartenez à des groupes, à des listes de diffusion, à des choses comme ça qui vont vous mettre au courant, vous mobiliser, vous permettre de savoir, vous révolter j’espère. On est dans la situation dans laquelle c’est devenu le monde numéro 1. Il n’est pas question de revenir en arrière, ça n’arrivera pas. C’est le monde tel qu’il existe et ce monde est monopolisé aujourd’hui, donc, si on veut qu’il reste un outil de liberté, il va falloir détruire les monopoles qui ont monopolisé ce monde numérique. Par ailleurs, il faut aussi être réaliste, ils ont monopolisé le monde numérique, mais ils ont monopolisé aussi le monde matériel, ce sont les mêmes. Ce sont les mêmes qui sont riches à foison sur Internet et qui se servent de leur richesse pour faire des décisions politiques qui ont des effets très concrets sur les gens qui vivent, qui se chauffent, qui habitent, qui mangent, etc. Donc la lutte des classes se mène sur Internet autant que sur le monde réel, parce que c’est un seul monde, nous sommes dans un seul monde et ces gens qui veulent toujours distinguer les deux c’est, à mon avis, pour noyer le poisson, pour le dire clairement. Si le crétin digital, tout ça, c’est la faute d’Internet, ça noie le poisson. De toute façon, on y est, et eux y sont tout le temps.
Il y a un seul monde et les inégalités du monde réel sont représentées, sont en relation avec les inégalités du monde numérique. Si vous êtes pour l’égalité, dans un cas comme dans l’autre, il faudra se servir de ces outils, ce que dit très bien Cory Doctorow. Il dit « la bataille contre les monopoles de l’Internet est la bataille pour pouvoir s’organiser pour changer le reste du monde ». Juste pour revenir sur ce que je disais avant, Cory Doctorow est à la fois un auteur de science-fiction et un essayiste sur le monde de l’Internet. C’est une des personnes les plus importantes de l’Internet aujourd’hui, justement parce qu’il est capable de coordonner les deux. Il est peut-être le renouveau du cyberpunk au travers de ses écrits de science-fiction qui sont très renommés aux États-Unis, très peu traduits en français, ça coûte cher de traduire, je peux vous le dire. À côté c’est un essayiste, activiste, qui fait régulièrement des articles de journaux, etc., et qui défend l’idée d’un Internet libre, comme l’a fait avant lui Aaron Schwartz, comme le font énormément de gens partout sur l’Internet, qui continuent d’exister, qui sont certainement bien plus nombreux qu’ils n’étaient dans les années 90 en nombre absolu, bien moins en nombre relatif.

Frédéric Gai : Est-ce qu’il y a une dernière question ? Non. On va remercier Hervé Le Crosnier pour sa visite.

[Applaudissements]

Hervé Le Crosnier : Je vous remercie de m’avoir écouté. Je vous souhaite bon appétit.

Frédéric Gai : Bon week-end à toutes et à tous.