Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l’émission du 5 mars 2019

Titre :
Émission Libre à vous ! diffusée mardi 5 mars 2019 sur radio Cause Commune
Intervenants :
Xavier Berne - Pierre-Yves Beaudouin - Nadine Le Lirzin - Noémie Bergez - Frédéric Couchet
Lieu :
Radio Cause commune
Date :
5 mars 2019
Durée :
1 h 30 min
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Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l’accord de Olivier Grieco

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

logo cause commune

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm. La radio dispose d’un webchat, donc utilisez votre navigateur web, rendez-vous sur le site de la radio et cliquez sur « chat » pour nous rejoindre sur le salon.

Nous sommes mardi 5 mars 2019, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April. Le site web de l’association c’est april.org, a, p, r, i, l point org et vous trouvez déjà sur le site une page qui indique les références de ce dont on va parler au cours de l’émission ; elle sera mise à jour après l’émission, évidemment, en fonction de nos échanges. Je vous souhaite une excellente écoute.
On va passer maintenant au programme de cette émission. Nous allons commencer dans quelques secondes par un échange avec Xavier Berne, journaliste pour Next INpact, site d’actualité et d’enquêtes qui traite d’informatique mais aussi de l’actualité politique liée à l’informatique libre. Normalement Xavier est avec nous au téléphone.
Xavier Berne : Absolument. Je suis là. Bonjour.
Frédéric Couchet : Bonjour à toi, on se retrouve dans quelques secondes. D’ici une quinzaine de minutes notre sujet principal portera sur Wikipédia, l’encyclopédie libre ; nos invités, aujourd’hui, Nadine Le Lirzin, secrétaire de Wikimédia France.
Nadine Le Lirzin : Bonjour.
Frédéric Couchet : Bonjour Nadine. Et Pierre-Yves Beaudouin, président de Wikimédia France. Bonjour Pierre-Yves.
Pierre-Yves Beaudouin : Bonjour Frédéric.
Frédéric Couchet : Nous expliquerons évidemment en détail ce qu’est Wikipédia et ce qu’est Wikimédia France.

En fin d’émission nous aurons la première chronique juridique de Noémie Bergez, avocate au cabinet Dune, qui nous parlera du concept d’originalité dans le droit d’auteur.

À la réalisation aujourd’hui Patrick Creusot, bénévole à l’April. Bonjour Patrick. Je salue également Charlotte Boulanger, bénévole à Cause Commune, qui l’aide dans cette mission de régie.

Chronique de Xavier Berne

Tout de suite nous allons passer au premier sujet, un échange avec Xavier Berne. Je rappelle que Xavier Berne est journaliste pour Next INpact, donc nextinpact.com, et Xavier souhaite nous parler de Parcoursup. « Parcoursup est une application web destinée à recueillir et à gérer les vœux d’affectation des futurs étudiants de l’enseignement supérieur public français, mise en place par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en 2018 dans le cadre de la loi orientation et réussite des étudiants. Elle remplace l’ancien système d’Admission Post-Bac (APB), qui avait été vivement critiqué en 2017. » Je précise que cette source c’est Wikipédia, pour faire le lien avec le sujet d’après. Xavier, tu vas nous parler notamment d’un jugement récent concernant Parcoursup. Xavier on t’écoute.
Xavier Berne : Absolument. Effectivement le 4 février dernier, le tribunal administratif de Guadeloupe a ordonné à l’université des Antilles de communiquer à l’UNEF, le syndicat étudiant, son algorithme local de sélection des étudiants. En fait, algorithme c’est quand même un bien grand mot parce que, en réalité, les universités recourent à des tableurs excel qui leur permettent, tout simplement, d’opérer un pré-classement des candidats notamment par exemple à partir de leurs notes, avant que se tienne un jury où là seront sélectionnés les candidats retenus pour des formations, ensuite, de type licence, BTS, etc.

Sur le fondement de la fameuse loi CADA dont on a déjà parlé dans cette émission, relative aux documents administratifs, l’UNEF avait demandé l’année dernière à plusieurs dizaines d’universités de rendre publics leurs algorithmes locaux afin, tout simplement, que les candidats sachent sur quels critères leurs dossiers allaient être examinés.
Frédéric Couchet : Pourquoi ce jugement est important ?
Xavier Berne : Il s’agit d’un jugement qui est hautement symbolique parce que c’est le premier qui a été rendu sur ce sujet et, surtout, le tribunal va à rebours de la position du ministère de l’Enseignement supérieur mais aussi des universités. En fait le juge, dans le détail, a retenu que la divulgation de cet algorithme local ne portait pas atteinte à ce qu’on appelle le secret des délibérations du jury, une notion qui avait été introduite l’année dernière par le gouvernement sans que celui-ci, d’ailleurs, n’avoue réellement pourquoi il a voulu introduire cette notion lors des débats sur le projet de loi Parcoursup. Le juge a donc ordonné la communication des procédés algorithmiques utilisés par l’université des Antilles ainsi que les codes sources afférents, sous un mois, avec astreinte. Ce qu’il est important de retenir aussi c’est que le tribunal a clairement suivi l’analyse du Défenseur des droits qui, au mois de janvier, avait estimé que se plier à cet effort de transparence n’obligeait pas les universités à dévoiler le contenu de l’appréciation portée sur chaque candidature mais, en fait, uniquement les critères pris en compte pour l’appréciation des candidatures.
Frédéric Couchet : Oui. D’ailleurs tu précises que c’est important parce que ça va à l’encontre de la position du gouvernement mais aussi de la CADA, la Commission d’accès aux documents administratifs, qui avait pris position pour dire qu’il y avait une non-communicabilité, si je me souviens bien, justement parce que ça pouvait apporter des éléments d’identification, en tout cas d’explication sur des décisions particulières individuelles, alors qu’en fait, la publication qui était demandée, c’est vraiment les règles générales, ce qu’on appelle un peu les algorithmes qui sont, quelque part, une suite finie d’opérations qui permettent d’arriver à une décision ou à mettre en place une procédure. Donc ce jugement est important parce qu’il va à l’encontre de ce qu’affirmaient le gouvernement, la CADA.

Tout à l’heure tu parlais d’un amendement en 2018, si je me souviens bien, et je crois que c’est bien indiqué dans un de tes articles, le gouvernement avait bien dit que ça ne remettrait pas en cause, justement, l’accès à ces documents administratifs, à ces algorithmes locaux, et pourtant, de facto, la réalité est contraire. C’est pour ça que ce jugement est très important. Et pourtant, il semblait que le gouvernement avait promis la transparence sur Parcoursup, justement pour mettre un terme aux critiques qui avaient concerné Admission Post-Bac.
Xavier Berne : Effectivement. Sur ce dossier on peut vraiment parler d’un bal des faux-culs. J’ai exhumé quelques citations intéressantes lors de la préparation de cette émission. L’année dernière devant le Sénat, lors de l’examen du projet de loi sur Parcoursup, Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, avait par exemple assuré que les codes sources de tous les algorithmes de Parcoursup seraient rendus publics. Promesse à nouveau formulée quelques semaines plus tard, en avril 2018, sur Public Sénat, je cite : « La totalité des algorithmes sera publiée ». Même Mounir Mahjoubi, son collègue secrétaire d’État chargé du Numérique, s’y était engagé cette fois dans les colonnes de L’Ètudiant, voilà ce qu’il disait, je cite : « Le code source de l’algorithme national de Parcoursup sera rendu public. L’algorithme d’affectation utilisé par chacun des établissements le sera également. »

On voit clairement, aujourd’hui, que ce n’est pas le cas vu que les algorithmes d’affectation utilisés par chacun des établissements n’ont pas été rendus publics. En revanche, il faut quand même souligner que le code source de la plateforme nationale de Parcoursup a, lui, été rendu public, mais pas les fameux algorithmes locaux et c’est un petit peu le problème, parce qu’en fait, pour de nombreux observateurs il s’agit du cœur de la machine Parcoursup, là où se joue en grande partie la sélection des étudiants.
Frédéric Couchet : Oui. Parce qu’il faut expliquer que l’accès au code source ne suffit pas. Le code source peut être accompagné de documents externes, de documentation externe ou de procédures externes et c’est un peu ce dont on parle avec ces algorithmes. Il y a la partie nationale et puis il y a, évidemment, la partie locale, donc les algorithmes locaux. Par rapport à ce jugement, c’est un jugement en première instance, est-ce que ça signifie que désormais toutes les universités vont devoir divulguer leurs algorithmes locaux ?
Xavier Berne : Non effectivement. Déjà il faut savoir que seules certaines universités ont recours à ces outils d’aide à la décision.
Frédéric Couchet : Ces fameux tableurs.
Xavier Berne : Oui. Il y a environ une université sur quatre qui y a eu recours. Et surtout, comme tu l’as déjà dit il me semble, l’université des Antilles veut se pourvoir en cassation.
Frédéric Couchet : Je ne l’avais pas dit.
Xavier Berne : OK, pardon ! Il me semblait. Autant dire que les universités, les étudiants et le gouvernement vont scruter cette décision du Conseil d’État avec la plus grande attention et la bataille s’annonce vraiment rude parce qu’il y a des positions très fermes de la part du ministère mais aussi de la technicité, en fait, dans cette matière. Les textes sur lesquels cette bataille est lancée sont très peu intelligibles et j’ai l’impression qu’il y a une confusion de certains acteurs, justement, entre ce que tu disais : algorithme, code source et il y a aussi une nouvelle notion qui a été introduite par la loi numérique de 2016, c’est sur les principales règles de fonctionnement, en fait, des algorithmes qui ressemblent un peu plus, comment dire, à une sorte de notice, de mode d’emploi de fonctionnement des algorithmes utilisés par les administrations.
Frédéric Couchet : Tu veux dire qu’au-delà du code source de la plateforme, il y a les algorithmes locaux et ensuite il y a des documents qui permettent de mieux comprendre le fonctionnement de l’algorithme. C’est ça ? En fait il y a trois types de documents quelque part.
Xavier Berne : Exactement, c’est tout à fait ça. Depuis la loi numérique de 2016, alors c’est une mesure qui est entrée en vigueur en septembre 2017, toutes les administrations, donc ça ne concerne pas uniquement Parcoursup, même si c’est là que c’est intéressant parce que, ironie de l’histoire, ces dispositions avaient été taillés pour APB, le prédécesseur de Parcoursup, donc toutes les administrations, à partir du moment où il y a une décision individuelle qui est prise à l’égard d’un citoyen, doivent être capables d’expliquer comment elles en sont arrivées à ce résultat, en décrivant, par exemple, quelles données ont été traitées, quelles opérations ont été effectuées par le traitement.
Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce que ces réticences sont surprenantes, je parle par rapport aux deux types d’acteurs, on va dire, les universités et le gouvernement ? Est-ce que c’est vraiment si surprenant que ça ? Je vais prendre un exemple par rapport au gouvernement, et tu es bien placé pour le savoir, la première version du code source réclamée, je crois que c’était APB ou Parcoursup, mais tu me corrigeras, avait été envoyée en format papier. C’était quand même montrer une certaine… !
Xavier Berne : C’était APB.
Frédéric Couchet : C’était APB ?
Xavier Berne : Oui, c’était sur APB, c’était l’association Droits des lycéens qui avait à l’époque saisi la CADA.
Frédéric Couchet : Donc ça ne montre pas forcément une volonté de contribuer, parce qu’envoyer un code source par papier c’est quand même un peu absurde ou, en tout cas, c’est une volonté de ne pas vraiment contribuer. Est-ce que ces réticences sont les mêmes côté gouvernement et côté université d’après toi ?
Xavier Berne : Oui. J’ai quand même l’impression que c’est le ministère de l’Enseignement supérieur qui a remonté, d’une certaine manière, les craintes des universités. Moi je vois un peu ça comme une caisse de résonance.
Frédéric Couchet : D’accord. Donc c’est un relais du gouvernement qui, finalement, contraint les universités. On peut peut-être supposer que le fait que l’université des Antilles aille devant le Conseil d’État a été fortement encouragé par le ministère ; on peut le supposer.
Xavier Berne : Oui, en tout cas c’est ce que m’ont indiqué certaines sources. D’ailleurs j’ai été très surpris parce que, quand j’ai contacté l’université, le lendemain du jugement, ils avaient déjà un communiqué de presse prêt, vraiment bien taillé, expliquant qu’ils allaient former leur pourvoi en cassation. Donc je pense qu’il y avait pas mal de préparation derrière tout ça.
Frédéric Couchet : De ton point de vue, si on a compris. On va rappeler, peut-être, qu’en 2016 il y a la fameuse loi pour une République numérique qui avait fait un certain nombre d’avancées. L’an dernier, en 2018, il y a un amendement, dont tu as parlé au départ, qui, finalement, vise à vider d’une partie de sa substance la loi Lemaire, en tout cas en ce qui concerne Parcoursup. On va attendre, évidemment, ce que va dire le Conseil d’État parce que je suppose que l’UNEF va poursuivre devant le Conseil d’État et va défendre cette position.

Toi, tu attends quoi ? Des clarifications, par exemple législatives dans le cadre d’un nouveau projet de loi que pourrait porter le ministre Mounir Mahjoubi ? Est-ce que tu crois que c’est la CADA ? Il me semble qu’on a déjà parlé dans notre émission, justement avec le président de la CADA, Marc Dandelot, de certains reculs quand même de la CADA récemment, parce que visiblement la CADA soutient la position du gouvernement et des universités. D’après toi, la solution est plutôt législative ? Elle est plutôt autour de la CADA ? Ou finalement c’est le Conseil d’État qui va trancher ?
Xavier Berne : Ça dépend si on veut avancer à droit constant ou pas. Le législateur s’est prononcé, il y a eu le vote de certaines dispositions. Il faut aussi rappeler que cet amendement a été voté dans un contexte un petit peu particulier.
Frédéric Couchet : Lequel ?
Xavier Berne : Le gouvernement a attendu, en fait, la dernière ligne droite des débats, c’est-à-dire l’examen en séance publique au Sénat, juste avant ce qu’on appelle la commission mixte paritaire, à un moment où, une fois que ça a été voté, derrière, après, on ne pouvait plus changer grand-chose.
Frédéric Couchet : Donc c’était bien volontaire du gouvernement. Une pratique habituelle on va dire !
Xavier Berne : On va dire que ce n’était pas la première fois et je pense que les sénateurs qui n’étaient pas forcément très avertis, très alertes sur ce sujet, se sont fait enfumer. Derrière ils ont essayé de reprendre la main sur ce sujet, mais ils n’ont jamais réussi. Les députés ont toujours soutenu le gouvernement dans cette entreprise. Les sénateurs avaient essayé de revenir, en fait, sur cet amendement lors du projet de loi sur le RGPD, dans les mois qui ont suivi ; les députés ont toujours suivi l’initiative du gouvernement donc ça n’a pas été modifié.
Frédéric Couchet : D’accord.
Xavier Berne : Je pense, pour répondre à ta question, je vois que le temps passe, que le Conseil d’État pourrait faire une précision, pourrait peut-être clarifier un petit peu les choses. C’est ce qu’on peut attendre, en tout cas dans l’immédiat, sinon, effectivement, il faudrait plutôt, à mon avis, repasser par la case Parlement.
Frédéric Couchet : D’accord. Juste avant de terminer on a une petite question sur le salon web dont j’avais donné les références tout à l’heure : vous allez sur causecommune.fm, vous cliquez sur « chat » ; la question : y a-t-il aussi des acteurs privés qui contribuent à créer les algorithmes de Parcoursup ? Est-ce qu’à ta connaissance il y en a ?
Xavier Berne : À ma connaissance non, mais j’avoue que je ne suis pas forcément bien au fait de ce point de détail-là.
Frédéric Couchet : D’accord. OK. De toute façon on vérifiera. Moi non plus ; ça me paraît non, mais on vérifiera ; en tout cas il y avait cette question-là. Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose en conclusion ?
Xavier Berne : Non, je pense qu’on a à peu près fait le tour du sujet sur les principaux éléments. Merci.
Frédéric Couchet : En tout cas je renvoie les personnes qui nous écoutent aux deux articles qu’a publiés Xavier Berne sur nextinpact.com récemment. Les titres c’est « Transparence de Parcoursup, un an de mensonges », notamment du gouvernement ; le deuxième article c’est « Retour sur le jugement imposant à une université de divulguer son "algorithme local" Parcoursup ». Ces deux références sont sur le site de l’April, sinon vous allez sur nextinpact.com et vous les trouverez. Xavier Berne, je te remercie pour cette première chronique et je te souhaite de passer une belle fin journée.
Xavier Berne : C’est bon, merci Frédéric. Au revoir.
Frédéric Couchet : Au revoir. Nous allons passer à une pause musicale. C’est un groupe français qu’on a déjà écouté. Le groupe s’appelle Demi-sel et le titre s’appelle Polka du père Frédéric/Kubipolka.
Pause musicale : Polka du père Frédéric/Kubipolka par le groupe Demi-sel.
Voix off : Cause Commune 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Demi-sel, le titre s’appelle Polka du père Frédéric/Kubipolka. J’en profite pour signaler que, bien sûr, les musiques diffusées ici sont sous licence libre et le groupe Demi-sel, je crois qu’il a un site web, je le rajouterai sur la page de références sur le site de l’April, tourne actuellement, en tout cas il tourne régulièrement en concert.

Vous écoutez l’émission Libre à vous ! sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm. Libre à vous ! c’est l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Wikipédia

Nous allons maintenant poursuivre avec le sujet suivant, notre sujet principal qui va porter sur Wikipédia, l’encyclopédie libre. Je vais représenter nos invités : Pierre-Yves Beaudouin, président de Wikimédia France. Rebonjour Pierre-Yves.
Pierre-Yves Beaudouin : Rebonjour.
Frédéric Couchet : Nadine Le Lirzin, secrétaire de Wikimédia France. Rebonjour Nadine.
Nadine Le Lirzin : Bonjour.
Frédéric Couchet : Wikipédia, on peut supposer que la plupart des personnes qui écoutent l’émission connaissent de nom. On peut même supposer que la plupart ont déjà été sur Wikipédia rechercher des informations, que ce soit pour faire son devoir d’école, quitte à copier-coller sauvagement des pages ou, simplement, pour avoir la réponse à la question qu’on se pose à midi à table par exemple : on sort le téléphone et on regarde sur Wikipédia.

Le but de l’émission c’est d’expliquer un peu plus ce qu’est Wikipédia et surtout d’expliquer que Wikipédia ce n’est pas simplement un site web que l’on peut consulter, que l’on peut lire, c’est un site web qui a notamment un bouton absolument magique, dont on va parler tout à l’heure, qui est le bouton « Éditer ».
Nadine Le Lirzin : « Modifier ».
Frédéric Couchet : « Modifier », excuse-moi, tu as tout à fait raison, ça dépend, effectivement, des types de wiki ; on expliquera ce qu’est un wiki. Donc le bouton « Modifier » sur lequel une personne peut appuyer et ainsi contribuer à Wikipédia, mais on va en reparler.

Première question : un petit point sur l’historique de Wikipédia qui fête aujourd’hui ses 18 ans, donc Wikipédia est majeure. Pourquoi à l’origine ce projet a été lancé et par qui ? Quel était le problème à résoudre, en fait ?
Pierre-Yves Beaudouin : Sur ce point exact je n’ai pas vraiment de réponse. En fait il faut se remettre dans le contexte. Wikipédia a vu le jour le 15 janvier de 2001, a été créée par deux américains, Jimmy Wales et Larry Sanger. Mais, en fait, leur idée initiale était de créer Nupedia qui avait vu le jour un an avant. C’était une encyclopédie assez classique, assez traditionnelle, ça ressemblait à ce qu’on avait l’habitude de connaître, Universalis et Britannica, sauf que là c’était sur Internet. Les rédacteurs de l’encyclopédie étaient triés sur le volet grâce à leur CV.
Frédéric Couchet : Une sorte de cooptation à l’époque sur Nupedia, en fait, pour pouvoir contribuer.
Pierre-Yves Beaudouin : Oui. Un an après, parce que ce projet vivotait, je crois que c’est Larry Sanger qui a entendu parler des wikis, donc des sites facilement modifiables par tout un chacun et par n’importe quel internaute notamment, sans avoir de connaissances en informatique, et qui a convaincu Jimmy Wales de se lancer dans l’aventure et donc de créer un peu en annexe, en projet annexe à Nupedia, le véritable projet Wikipédia qui servait un peu de bac à sable, de brouillon, pour la véritable encyclopédie. Tous les internautes pouvaient proposer des articles sur Wikipédia et après ils étaient validés par les sachants.
Frédéric Couchet : D’accord. À l’origine, en fait, Wikipédia était un bac à sable, comme tu le dis, pour que les gens, en gros, s’amusent, mettent des choses, fassent des brouillons et qu’ensuite le comité d’experts et d’expertes, quelque part, valide pour mettre sur Nupedia. Donc c’était ça ?
Pierre-Yves Beaudouin : Voilà !
Frédéric Couchet : Je ne savais pas.
Pierre-Yves Beaudouin : Ce n’était pas très disruptif ; il y avait quand même une élite qui sélectionnait les articles. Mais très vite, Wikipédia s’est mise à rédiger des milliers d’articles, et de qualité, donc en fait a tué le père ; 18 ans après c’est le seul projet qu’on connaisse et plus personne n’a entendu parler de Nupedia.
Frédéric Couchet : Et plus beaucoup de monde a entendu parler des autres encyclopédies qui pouvaient exister. La partie clef qui a permis, peut-être, cette explosion de Wikipédia c’est justement le transfert de modèle, d’un modèle où, en fait, les personnes qui pouvaient écrire étaient cooptées avec un comité de validation à l’ancienne, machin, etc., à un modèle où n’importe qui peut contribuer, et avec l’explosion aussi d’Internet. Un petit peu, d’ailleurs, comme dans le monde du logiciel libre où le logiciel libre s’est considérablement développé à partir du moment où il y a eu la démocratisation d’Internet et, en 2001, Internet était de plus en plus accessible par toute personne. Donc ces deux choses-là, finalement : de plus en plus de personnes qui ont des choses à partager en commun et des outils qui leur permettent facilement de modifier des pages et de contribuer.

Comme tu l’as dit tout à l’heure, la base de Wikipédia en termes de logiciel, c’est un logiciel qui s’appelle MediaWiki, mais il en existe plein d’autres. Donc un wiki, comme l’as dit tout à l’heure, c’est un site web sur lequel une personne peut modifier directement et, avec certains mots clefs, peut mettre du texte en gras, en italique, etc., comme on le fait sur un traitement de texte classique sauf que là c’est en ligne et sauf que là c’est de façon collaborative. C’est bien ça ?
Pierre-Yves Beaudouin : Oui, c’est exactement ça, et il y a quelques fonctionnalités en plus, notamment la gestion des révisions sur Wikipédia qui s’appelle l’« historique », qui permet à tout un chacun de voir l’article depuis sa création, même des articles qui ont été créés il y a 18 ans, par exemple, vous pouvez voir : au départ il y avait un paragraphe, même une seule phrase, et maintenant ils peuvent faire 40 pages.
Frédéric Couchet : D’accord. Outre le fait que ce soit un wiki, il y a un point essentiel c’est que c’est diffusé sous licence libre. Je ne sais pas si c’était le cas de Nupedia, je ne me souviens plus, en tout cas ce qui n’était pas le cas des encyclopédies qui existaient à l’époque. Le fait que ce soit sous licence libre apporte clairement quelque chose. Nadine Le Lirzin, est-ce que là-dessus c’est pour toi un point essentiel le fait que l’encyclopédie soit disponible sous une licence libre, en l’occurrence c’est Creative Commons Partage à l’identique ?
Nadine Le Lirzin : Oui, c’est indispensable. Ça permet une véritable diffusion, sans arrêt. Quand on contribue sur Wikipédia, on a le premier message qui apparaît, qui vous dit : « Les contributions que vous allez faire vont être partageables par tous, même pour des buts commerciaux ». La licence est libre. Ça ne concerne pas le droit d’auteur, bien sûr, un auteur est toujours propriétaire de son œuvre de l’esprit, mais elle est librement réutilisable, elle est librement copiable, il suffit de citer la source, de diffuser sous la même licence, bien sûr – on ne peut pas s’approprier un travail qui est libre pour ensuite lui mettre des droits et se l’approprier dans son coin. Donc c’est l’ouverture vers plus de liberté et puis un appui à la créativité, c’est-à-dire qu’on peut vraiment faire ce qu’on veut. Je pense à Wikipédia mais aussi à d’autres projets Wikimedia comme Commons.
Frédéric Couchet : Justement, qu’est-ce que c’est que Wikimedia Commons ?
Nadine Le Lirzin : Commons c’est une grande médiathèque qui accueille principalement des photos mais aussi beaucoup de vidéos maintenant, enfin ça bouge. Sur Commons on peut utiliser les photos, on les voit d’ailleurs circuler ; il suffit de citer l’auteur, mais on peut les modifier, on peut les vendre, on peut faire des mashups.
Frédéric Couchet : Parce qu’en fait, ce qui est important aussi dans ce que tu cites sur Wikimedia Commons, c’est qu’en fait il y a d’autres projets que Wikipédia, donc Commons ; il y en a plein d’autres, on ne va pas tous les citer, mais si vous allez sur Wikipédia vous les retrouverez. Commons permet, quand par exemple on recherche une illustration pour un article, qu’on souhaite utiliser quelque chose qui est sous licence libre, c’est l’une des sources principales de référence. Ça me fait penser aussi que souvent une façon de contribuer à Wikipédia c’est, sur les pages qui concernent des personnalités, de proposer des photos sous licence libre, parce que souvent ça manque en fait, on ne voit pas de photo et il y a un petit message qui dit : « Une photo sous licence libre serait la bienvenue ». Ça c’est important, et ce succès de Wikipédia et le succès du logiciel libre sont un peu concomitants en termes de temps, de durée.

Comme je disais tout à l’heure, c’est arrivé à un moment où il y avait des gens qui, effectivement, avaient envie de partager. Les licences libres permettent de partager dans un cadre juridique qui est bien défini et qui permet des réutilisations y compris commerciales. Effectivement, dans Wikipédia il n’y a pas de restrictions à l’usage commercial, ce qui permet aussi le succès, de la même façon qu’il y a ça dans le logiciel libre. C’est important de le préciser parce que les gens qui pensent aux licences Creative Commons, les licences Creative Commons permettent, pour certaines, des restrictions commerciales et d’autres pas. Wikipédia a fait le choix de Creative Commons Partage à l’identique, c’est, en gros, vous pouvez partager ce contenu mais sous les mêmes termes de la licence, vous ne pouvez pas retirer des libertés et vous pouvez partager quelles que soient les conditions c’est-à-dire en modifiant, en refaisant un mashup comme tu le disais, y compris en le vendant par exemple sur un CD, sur un DVD, etc. Et c’est le même choix qu’on a fait dans la radio : toutes nos musiques sont sous ce type de licence. Oui, Nadine.
Nadine Le Lirzin : Très important ça veut dire qu’on ne peut mettre sur l’encyclopédie que quelque chose dont on est l’auteur. On ne peut pas aller piller d’autres auteurs pour mettre leurs textes en ligne et les offrir au monde, même si on pense que ces textes sont merveilleux.
Frédéric Couchet : Même si on pense que c’est bien.
Nadine Le Lirzin : Voilà, exactement.
Frédéric Couchet : D’ailleurs ça me fait penser dans les fondamentaux, dans les principes fondateurs de Wikipédia, il y en a cinq, il y en a certains dont on a déjà parlé : le fait que ce soit une encyclopédie, le fait que ce soit publié sous licence libre. Il y en a un dont on n’a pas parlé mais dont on peut parler éventuellement maintenant, c’est la neutralité du point de vue. C’est-à-dire que les articles ne doivent pas promouvoir un point de vue particulier, mais on doit pouvoir présenter plusieurs points de vue, chacun étant libre de défendre plus ou moins fidèlement ses points de vue. Est-ce que c’est à peu près ça ?
Nadine Le Lirzin : Non. Ce n’est pas ça du tout, parce que c’est une encyclopédie, ce n’est pas une tribune. Ce n’est pas que chacun vient défendre ses points de vue, c’est que chaque sujet peut être abordé de différents points de vue.
Frédéric Couchet : De différents points de vue. D’accord.
Nadine Le Lirzin : On ne vient pas défendre les siens obligatoirement. On vient dans un esprit encyclopédique communiquer comment ces sujets ont été traités, sont traités actuellement par les spécialistes, par ceux qui, finalement, ont autorité, plus ou moins autorité, pour en débattre.

Sur les sujets d’actualité c’est vrai qu’on peut aussi avoir des contributeurs qui arrivent avec des idées très fortes sur ce qu’ils ont envie de faire passer, mais les véritables contributeurs, ceux qui sont là depuis longtemps, ceux qui restent, ceux qui vraiment le font dans un esprit de partage de la connaissance, finalement arrivent tous à la même conclusion à un moment, c’est qu’on est tous là pour la même chose. On peut ne pas être d’accord, on peut travailler, on peut, par exemple, être d’extrême gauche et travailler avec des gens peut-être d’extrême droite. On s’en fout d’ailleurs, ce n’est pas le débat. On ne vend rien en fait ! Si les gens sont tous de bonne foi, si vraiment leur but c’est de défendre une encyclopédie, de porter à la connaissance des choses qui aident les autres à réfléchir, qui aident les autres à avancer, à se faire une idée d’un sujet, il y a un respect qui s’installe, je dirais, entre contributeurs, peu à peu. Ce ne sont pas leurs idées qui passent. On arrive à un équilibre. Mais attention ! On parle beaucoup de consensus, ce n’est pas non plus une mollesse de point de vue, le consensus n’est pas quelque chose qui dissout tout. Le consensus se fait sur une base d’argumentation, de la littérature existante, les sources, la discrimination entre les sources aussi, c’est-à-dire qu’une source ne vaut pas une autre. Ça s’apprend peu à peu, il faut lire beaucoup, il faut être patient. Certains wikipédiens vont en bibliothèque. Moi je suis allée à la bibliothèque pendant des années. Je disais même : si vous avez quelque chose à vérifier sur tel ou tel sujet, je suis à la bibliothèque toute la journée, demandez-moi, je peux chercher n’importe quelle revue incroyable ou livre introuvable aujourd’hui, je vérifierai vos sources.
Frédéric Couchet : D’accord. Tu parlais de ces différentes personnes qui contribuent. L’un des derniers principes fondateurs dans Wikipédia c’est le savoir-vivre, dans ce projet collaboratif. Ça c’est un point essentiel parce que, comme tu le dis, les contributeurs, les personnes qui contribuent, viennent de profils très différents et, des fois, peuvent aussi avoir d’autres objectifs que la partie encyclopédie libre qui devrait normalement être, effectivement, l’objectif principal. Donc ce savoir-vivre il s’exprime comment en fait, ces règles de savoir.vivre ? Il y a des règles précises ? Comment ça s’exprime ?
Pierre-Yves Beaudouin : Tout à fait. Déjà il faut réaliser, par exemple, la Wikipédia en langue française donc la Wikipédia francophone c’est une petite ville, c’est 18 000 personnes, qui viennent forcément d’horizons très divers.
Frédéric Couchet : Tu dis que c’est une petite ville par rapport à, prenons les États-Unis. Est-ce que tu sais combien il y a de personnes qui contribuent ?
Pierre-Yves Beaudouin : Sur la Wikipédia anglophone ça doit être 50 000.
Frédéric Couchet : D’accord.
Nadine Le Lirzin : Elle est anglophone, elle n’est pas seulement américaine.
Frédéric Couchet : D’accord. Parce que 18 000 ça ne paraît pas forcément petit, mais bon ! Peut-être qu’à l’échelle de Wikipédia c’est petit.
Pierre-Yves Beaudouin : Je disais une ville de taille moyenne pour la France, par exemple. Du coup, forcément, comme les personnes viennent d’horizons différents, il peut y avoir un grand universitaire qui collabore avec un adolescent, par exemple, donc il faut tout un tas de règles. C’est vrai que l’aspect collaboratif est très important et malheureusement, on le voit régulièrement, il y a des bons wikipédiens qui seraient très utiles à l’encyclopédie pour partager leurs connaissances mais qui sont incapables d’accepter de collaborer avec d’autres personnes, qui essayent de s’approprier les articles. Donc il y a tout un tas de règles, d’us et coutumes qui se sont mis en place pour que les gens puissent collaborer et s’entendre même en étant très différents et de points de vue divers et variés.
Frédéric Couchet : Ce que tu dis est intéressant parce que c’est vrai que le fait de retrouver quelqu’un qui est un spécialiste, une personne qui est spécialiste d’un sujet, commencer à débattre, à discuter sur le contenu d’une page avec une personne qu’elle ne connaît pas, qui est peut-être jeune ou qui, peut-être dans son esprit, manque de connaissances, c’est une remise en question, en tout cas personnelle. Il faut pouvoir dialoguer ; on peut être très bien expert dans son domaine sans être capable de dialoguer avec les autres pour contribuer. Et Wikipédia c’est quand même une encyclopédie collaborative, libre mais collaborative. J’ai une question plus personnelle : comment vous êtes venus, vous, à Wikipédia. Nadine ?
Nadine Le Lirzin : Comment j’y suis venue ?
Frédéric Couchet : Qu’est-ce qui a été le déclic ? Tu t’en souviens ?
Nadine Le Lirzin : Mon horreur des fautes d’orthographe, je crois. Il me semble que mes premières modifications ça me démangeait de venir corriger. Je voyais une faute dans un texte, parce que je consultais déjà l’encyclopédie, bien sûr, elle était vraiment petite à ce moment-là, beaucoup d’ébauches, beaucoup d’articles très courts, mais ces articles très courts existaient, ils avaient ce mérite d’exister, on sentait quand même le potentiel qui était là. Oui, peut-être que c’est ça au départ. Et puis des références. Il se trouvait aussi qu’à l’époque je travaillais comme traductrice d’un grand érudit, donc j’étais plongée dans des domaines d’érudition qui étaient merveilleux, que je découvrais, j’apprenais chaque jour ; chaque page que je traduisais j’apprenais plus qu’en une année de fac. Et puis j’avais envie de transmettre, je me disais : mais c’est fou, parce que ça va être dans un livre, bon, je vais le traduire, qui va acheter ça ? Personne ! Ça ne va pas être lu, ça va s’empoussiérer quelque part alors que c’est formidable. Ah bon, cet auteur existait ! Etc. Enfin l’envie de faire connaître plus.
Frédéric Couchet : D’accord.
Nadine Le Lirzin : Et puis plus égoïstement, c’est assez valorisant en fait. On est content ! Même si c’est une petite chose, même si c’est un petit paragraphe, même si c’est une petite phrase, on est content de soi.
Frédéric Couchet : Que cette phrase soit sur l’encyclopédie, ça apporte une satisfaction personnelle et ça c’est essentiel.
Nadine Le Lirzin : Mais oui, c’est très important !
Frédéric Couchet : Bien sûr.
Nadine Le Lirzin : Et puis ça va peut-être être traduit d’ailleurs, parce que Wikipédia ce n’est pas en une seule langue, c’est mondial, donc peut-être qu’on va pouvoir ajouter une information à un article et puis ça va être traduit dans je ne sais combien de langues, des langues tellement rares qu’elles n’ont presque plus de locuteurs. On a quand même des Wikipédia formidables pour ça. Certaines Wikipédia, avec très peu de contributeurs, sont des réceptacles de la langue en ce moment. Il y a des langues dans lesquelles il n’y avait pas de dictionnaire écrit. C’est un travail de… ! Oui, je suis très admirative du projet.
Frédéric Couchet : Ça se voit.
Nadine Le Lirzin : Je n’ai pas perdu l’enthousiasme. Pour moi c’est une cathédrale, c’est un endroit où on est tous, on n’est pas anonymes entre nous parce que, finalement, on arrive à se connaître. C’est une ville de 18 000 personnes. Moi j’ai vécu en province en France, une ville qui faisait beaucoup plus d’ailleurs que 18 000, on arrive à connaître le monde. J’ai commencé sur l’encyclopédie en 2008 ; oui, on commence à connaître les personnalités, sans avoir besoin de connaître leur identité civile.
Frédéric Couchet : Exactement. Et Pierre-Yves, toi comment tu es venu à Wikipédia ?
Pierre-Yves Beaudouin : Moi je ne me souviens plus exactement, c’était en 2004, c’était durant l’été, au lieu de rédiger mon mémoire de DEA pour aller en thèse ensuite, je m’ennuyais et j’ai commencé à améliorer les articles d’économie, donc ma passion. Ce qui est marrant c’est qu’au départ je pensais ne pas avoir assez de diplômes donc je laissais des commentaires en page de discussion.
Frédéric Couchet : Pour qu’on comprenne bien, donc tu modifiais des pages où tu rajoutais en discussion ?
Pierre-Yves Beaudouin : Je suggérais des améliorations.
Frédéric Couchet : Tu suggérais des améliorations mais, ne te sentant pas suffisamment à la hauteur, tu les suggérais simplement en disant : quelqu’un d’autre de mieux placé que moi va intégrer ça dans la page principale. C’est ça ?
Pierre-Yves Beaudouin : Oui. Comme quoi la première étape c’est d’oser modifier une encyclopédie. C’est vrai que le terme, avoir appelé Wikipédia « encyclopédie » peut faire peur. Même en ayant bac + 5, je ne me sentais pas capable et avoir le droit de modifier ce wiki, qui était en libre accès, en plus.
Frédéric Couchet : Qu’est-ce qui a apporté le fait qu’à un moment tu t’es senti capable de modifier directement la page ? Est-ce que c’est parce que les gens ont mis en ligne tes propres modifications et t’ont dit : « Vas-y directement » ?
Pierre-Yves Beaudouin : Je ne crois pas. J’ai été bien accueilli et après, assez vite, j’ai vu qu’en fait j’étais plus diplômé et qualifié que les autres wikipédiens donc il fallait que je me mette à modifier, à améliorer l’encyclopédie.
Frédéric Couchet : D’accord.
Nadine Le Lirzin : C’est beau ce que dit Pierre-Yves parce que c’est une forme de respect aussi. Moi aussi j’ai beaucoup hésité. Au départ j’avais peur qu’on voie mon adresse IP.
Frédéric Couchet : Ton adresse IP c’est l’adresse de la machine depuis laquelle tu te connectes. Tu avais peur pourquoi ?
Nadine Le Lirzin : Parce que je n’avais pas choisi de pseudo, je n’avais aucune idée du pseudo à prendre d’ailleurs, et chaque fois que j’allais pour modifier, on me disait : « Attention, on va voir votre adresse IP » et là j’imaginais qu’on allait me tracer, qu’on allait savoir qui j’étais. Un jour j’ai finalement créé un compte avec un bon pseudonyme, mais je n’osais pas ! Ça a duré des semaines, je regardais, j’ouvrais, je voyais les articles après modification, je voyais l’apparence que ça avait en Wiki Code, parce que maintenant il y a un éditeur visuel. C’est quand même beaucoup plus facile.
Frédéric Couchet : On n’est plus obligé de saisir manuellement les codes wikis, pour modifier la page ; il y a un éditeur visuel qui permet par exemple de mettre en gras en sélectionnant le texte, en cliquant.
Nadine Le Lirzin : Comme si on était dans un traitement de texte un petit peu.
Frédéric Couchet : Exactement.
Nadine Le Lirzin : C’est devenu plus simple. Mais au départ on ouvrait et on voyait des signes un peu bizarres, un peu étranges. Moi je suis pas informaticienne du tout, je trouvais ça un peu étrange, alors j’observais, j’allais voir un autre article, je regardais comment c’était fait ; j’ai beaucoup hésité. Il y a une forme de respect du travail des autres, de ce qui est déjà écrit.
Frédéric Couchet : D’accord. C’est très intéressant. On va justement essayer, après la pause musicale qu’on va faire, d’entrer un peu plus dans le détail pour les personnes justement comme toi, quelque part, qui se disent : j’ai un peu peur de modifier, d’utiliser ce fameux bouton « Modifier ». On va en parler un peu plus en détail juste après la pause.

On va écouter un groupe qu’on a déjà écouté dans l’émission mais qui a eu un grand succès, en tout cas vu les retours qu’on a eus. Le groupe s’appelle Ceili Moss et le titre s’appelle The next market day.
Pause musicale : The next market day par Ceili Moss.
Voix off :Cause Commune 93.1.
Frédéric Couchet : Vous êtes toujours sur Libre à vous ! sur radio Cause Commune 93.1 et sur causecommune.fm. Nous venons d’écouter Ceili Moss, le titre s’appelle The next market day et, si je me souviens bien, c’est un groupe belge qui lui aussi tourne, comme Demi-sel. Je vous encourage à aller les voir aussi sur scène.

Nous sommes de retour pour continuer notre sujet sur Wikipédia, toujours avec Pierre-Yves Beaudouin et Nadine Le Lirzin de Wikimédia France et on expliquera tout à l’heure ce qu’est Wikimédia France. On va poursuivre d’abord sur Wikipédia et ce fameux bouton « Modifier », cette crainte de vouloir contribuer à Wikipédia.

J’ai envie de dire, comment une personne qui est sur une page Wikipédia, sur laquelle elle peut se dire : tiens il y a des fautes d’orthographe, même s’il y en a beaucoup moins maintenant, évidemment, mais peut-être des améliorations à apporter, comment cette personne peut faire ? Est-ce qu’il y a des compétences particulières à avoir, techniques ou autres ? Comment on peut s’y mettre pour contribuer à Wikipédia ? Qui veut intervenir là-dessus en premier ? Pierre-Yves.
Pierre-Yves Beaudouin : Je vais commencer. Ce qui est conseillé quand on est un nouveau contributeur, c’est d’améliorer un article, ne pas commencer par créer un nouveau sujet. En fait, ce qu’il faut garder en tête, c’est que le travail d’encyclopédiste est un travail de synthèse. On ne veut pas l’avis des wikipédiens, s’ils sont fans de foot ou de musique ou d’extrême gauche par exemple, non ! Ils doivent synthétiser les ouvrages qui font référence ou les articles de presse qui font référence sur le sujet. C’est ça la principale qualité, en fait : savoir faire de la recherche bibliographique, faire le tri entre la bonne et la mauvaise presse, les fake news et le travail universitaire de qualité, et ensuite synthétiser l’information sans la plagier, c’est là où ça peut devenir complexe.
Frédéric Couchet : La difficulté, peut-être.
Pierre-Yves Beaudouin : Mais il faut bien savoir aussi que la communauté fait un effort pour documenter l’aide. Elle n’est pas forcément à jour – toutes les communautés du Libre ont ce problème –, mais il y a tout un tas de pages qui permettent d’apprendre à contribuer petit à petit à Wikipédia. Il y a aussi des vidéos ; au sein de l’association Wikimédia France on a fait un MOOC.
Frédéric Couchet : Un MOOC, c’est quoi ?
Pierre-Yves Beaudouin : C’est un cours massif en ligne [massive open online course], ce sont des sortes de vidéos interactives qui permettent d′en savoir un peu plus sur la façon de contribuer à Wikipédia.
Frédéric Couchet : C’est une formation en ligne à base de vidéos et d’autres outils. C’est ça ?
Pierre-Yves Beaudouin : Oui.
Frédéric Couchet : D’accord. J’en profite pour préciser que sur la page Wikipédia, comme tu le dis, en fait les premiers liens qui apparaissent ce sont des liens aidant à contribuer, soit en vidéo, soit en texte, les questions-réponses les plus fréquentes. Tout de suite on est dans le bain. Si on a envie de contribuer on va sur wikipedia.fr, on n’utilise pas un moteur de recherche pour rechercher quelque chose et arriver sur Wikipédia, on va tout de suite sur wikipedia.fr et ensuite on suit les liens qui permettent de contribuer. Je te laisse poursuivre.
Pierre-Yves Beaudouin : Oui, c’est la particularité. On essaye, même si on a un ratio très disproportionné entre lecteurs et rédacteurs de l’encyclopédie. Par exemple, à l’heure actuelle, en France il y a 30 millions de visiteurs uniques par mois et la Wikipédia francophone est constituée de 18 000 personnes. Mais la communauté essaye : idéalement on aimerait que chaque lecteur devienne aussi contributeur de l’encyclopédie. Donc on peut commencer juste par corriger des petites fautes d’orthographe ou des petites erreurs factuelles de dates, ou rajouter un ouvrage, mettre à jour l’article aussi. L’article peut avoir quelques années, peut commencer à vieillir ; il manque des informations sur la biographie de la personne. Un bon conseil, en fait, c’est de commencer par ses passions.
Frédéric Couchet : Les sujets où on se sent à l’aise, justement, pour pouvoir contribuer.
Pierre-Yves Beaudouin : Oui. Les wikipédiens estiment que tout le monde a quelque chose, a un savoir à apporter, soit du point de vue de sa formation, soit ses passions – si on fait de la guitare ou du chant ou on joue à un sport –, soit ses lectures, soit ses études, soit le village ou la ville où on a grandi, etc. Forcément on a quelque chose à apporter à l’encyclopédie. Maintenant il y a plusieurs millions d’articles déjà créés, donc vous trouverez forcément un sujet qui vous intéresse et sur lequel vous avez des choses à apporter et où vous êtes capable de synthétiser de l’information soit qui se trouve ailleurs sur Internet, si elle est sous licence libre vous pouvez carrément la copier-coller, si la licence est compatible avec celle de Wikipédia, soit, sinon, aller en bibliothèque pour synthétiser ces informations.
Frédéric Couchet : Avant de passer la parole à Nadine qui hochait la tête et qui, forcément, veut intervenir, je vais citer le cinquième principe fondateur de Wikipédia, je vais lire : « Wikipédia n’a pas d’autres règles que les cinq principes fondateurs énoncés sur la page. » Et ça se poursuit par : « N’hésitez pas à être audacieux dans vos contributions puisque l’un des avantages de pouvoir modifier Wikipédia est que tout n’a pas à être parfait du premier coup ». C’est le droit à l’erreur dont tu parlais tout à l’heure, Nadine.
Nadine Le Lirzin : Exactement. C’est très important. On ne peut pas faire de grosse bêtise, en fait, sur un wiki puisque dans l’historique on peut revenir très facilement à la version précédente ou encore celle d’avant. On ne fait rien d’irréparable. Si on vient et qu’on fait les choses de bonne foi, quelqu’un va venir derrière et améliorer ou donner un conseil. Il y a des gens de très bonne volonté. Par exemple il y a un service – service, je ne devrais pas dire ça – d’accueil des nouveaux.
Frédéric Couchet : Explique-nous ça.
Nadine Le Lirzin : L’accueil des nouveaux, ce sont des wikipédiens ou des wikipédiennes qui se proposent parrain, marraine des nouveaux, si vous avez envie d’être encadré, mais ce n’est pas du tout une obligation non plus. Le wiki est très transparent, c’est une société panoptique comme décrivait Foucault, c’est cette société où tout le monde peut voir tout le monde. Tout ce qu’on écrit est vu presque à la seconde ; dès qu’on appuie sur « Publier », quelqu’un regarde, peut-être ne regarde pas, on ne sait pas. On peut aussi travailler dans son coin et ne rien demander à personne, c’est tout à fait faisable. Mais on peut aller demander de l’aide et là il y a vraiment des gens de très bonne volonté. Ils font ce qu’ils peuvent dans les sujets qui les concernent ou qui les intéressent ou le temps qu’ils ont à y consacrer aussi. C’est du bénévolat, ça prend beaucoup de temps quand même.
Frédéric Couchet : Comment se passe cet échange ? C’est par courriel ? C’est sur des pages spéciales du wiki ?
Nadine Le Lirzin : Non. Tout se fait sur le wiki.
Frédéric Couchet : Tout se fait sur le wiki. D’accord.
Nadine Le Lirzin : Tout se fait sur le wiki. On peut passer par un échange plus privé, certaines personnes le font peut-être, mais non, tout se passe visiblement, soit sur la page de discussion d’un utilisateur, la page de discussion d’un article, le lieu de rencontre d’un projet. Vous pouvez, par exemple, vous intéresser à l’histoire militaire et puis vous retrouvez, je ne sais plus comment ça s’appelle, le bistrot de l’histoire militaire. Il y a quelques contributeurs-contributrices qui s’intéressent à ce sujet et qui seront ravis de vous accueillir si vous avez une passion pour ce sujet-là.
Frédéric Couchet : D’accord. Donc c’est l’onglet discussion qu’il y a sur toutes les pages Wikipédia.
Nadine Le Lirzin : Surtout, ce qu’il faut savoir, c’est facile en fait. Il ne faut pas hésiter et on a tous quelque chose à apporter. L’histoire des sources, d’aller en bibliothèque, etc., il ne faut pas s’arrêter à ça, parce qu’on dirait qu’on sort de la faculté et puis qu’il y a un prof qui nous demande d’aller faire des recherches, je ne sais quoi. Ce n’est pas vrai ! On peut aussi avoir un monument historique dans sa commune de 200 habitants, la croix, le calvaire, je ne sais quoi, et qui n’est toujours pas illustré sur Wikipédia. On peut prendre la photo avec son téléphone, on essaie de la faire nette plutôt que floue, c’est mieux. Ça, ça va documenter, on a le droit ! On fait soi-même la photo, on a le droit de la poser. On a déjà moins le droit d’aller prendre un livre paru sur le sujet, de prendre la photo du photographe même si elle est magnifique, puis de la mettre ; ça on n’a pas le droit. On doit mettre des choses qui sortent de nous, mais ça peut être des très petites choses.

Je me rappelle d’un jeune garçon qui contribuait sur le catch et qui était dyslexique. Il avait vraiment un enthousiasme à communiquer ce qu’il savait sur le catch, ça le passionnait complètement. Il revenait sans arrêt, il fallait passer derrière lui, il fallait corriger, c’était un peu fastidieux pour ceux qui suivaient les articles, mais c’était merveilleux de voir à quel point son envie de partager passait au-delà de ce handicap qu’est la dyslexie. Tant pis ! Ça ne fait rien, c’est dyslexique, mais j’y vais parce que je veux trop le dire, il faut que je le dise.
Frédéric Couchet : D’accord. Là on est sur l’aide on va dire en ligne, la contribution en ligne. Est-ce qu’il y a des rencontres physiques entre wikipédiens et wikipédiennes, notamment en France ? On ne va parler que de la partie française.
Pierre-Yves Beaudouin : Oui notamment à l’heure actuelle. Au mois de mars il y a tout un tas d’activités parce que c’est le mois de la contribution francophone qui a lieu une fois par an au mois de mars. À l’heure actuelle il y a un peu plus de 50 ateliers de prévus dans 12 pays différents de la francophonie et notamment en France il y a énormément d’activités. Par exemple vendredi prochain, à l’Unesco, il va y avoir un très grand atelier pour un peu féminiser l’encyclopédie.
Frédéric Couchet : Qu’est-ce que tu appelles féminiser l’encyclopédie ? Féminiser les contributions ? Les personnes qui contribuent ?
Pierre-Yves Beaudouin : Il y a les biais dans les deux sens. Il y a le contenu : évidemment il y a moins de biographies, beaucoup moins de biographies de femmes que d’hommes, et aussi au sein de la communauté. Malheureusement, on n’a pas les chiffres exacts parce qu’on ne demande pas trop d’informations personnelles, on ne collecte pas trop de données personnelles sur les contributeurs ou contributrices, mais les chercheurs qui ont fait des sondages estiment autour de 15-20 % de femmes qui contribuent à Wikipédia, donc on aimerait un peu diversifier cela. Donc il y a tout un tas d’ateliers ; en France ces activités sont réunies sous le nom des ateliers Les sans pagEs qui ont lieu un peu partout en France, dans cinq ou six villes je crois, une fois par mois. N’hésitez pas à faire une recherche sur votre moteur de recherche préféré et à vous rendre dans ces ateliers. Ça permet aussi de rencontrer des wikipédiens, des wikipédiennes expérimentés, confirmés, qui vont vous aider, parce que des fois c’est vrai que les premières étapes peuvent être un peu plus compliquées ; on a toujours des questions et c’est une façon conviviale de rédiger des articles. Moi, le week-end dernier, je suis allé à un atelier, par exemple, pour rédiger Wikipédia.
Frédéric Couchet : Ce qui permet aussi une rédaction collaborative de visu en fait, dans la même pièce quelque part, ce qui complète la collaboration naturelle à Wikipédia sur le site. Ça ce sont des évènements physiques. Donc il y a des personnes spécialistes de Wikipédia, des wikipédiens et wikipédiennes, c’est comme ça qu’on les appelle, qui vont aider les personnes à faire quelque part leur première contribution ou des contributions plus importantes. Par exemple je suppose qu’il est plus difficile de créer une nouvelle page sur un sujet que de modifier une page qui existe déjà ?
Pierre-Yves Beaudouin : Oui. Ça je le déconseille vraiment pour les débutants, les grands débutants qui commencent à modifier l’encyclopédie, parce qu’il y a notamment ce qu’on appelle des critères d’admissibilité pour s’assurer la fiabilité du contenu de Wikipédia.
Frédéric Couchet : Explique-nous ça. Vas-y.
Pierre-Yves Beaudouin : En fait tout n’est pas autorisé, parce que, comme je le disais, c’est surtout un travail de synthèse. Donc s’il n’y a rien à synthétiser, là on va tomber dans ce qu’on appelle le travail inédit, la recherche originale, et, en fait, le wikipédien ne doit pas se substituer au journaliste ou au chercheur parce que, sinon, il n’y aurait aucun moyen de vérifier l’information. Ce n’est pas une encyclopédie signée, contrairement à Universalis où là c’est un spécialiste qui s’engage, qui engage son nom, sa notoriété, et il n’a pas forcément besoin de lister ses sources lorsqu’il rédige un article. Sur Wikipédia, en fait, vous allez tout en bas de l’article, il y a une grande section « références », qui permettent de vérifier toutes les informations qui sont contenues dans cet article.
Frédéric Couchet : C’est vrai que la base de sources est très importante et ça me fait penser aussi, tu parlais de biographie tout à l’heure, sauf erreur de ma part, on ne peut pas créer sa propre page pour faire parler de soi sur Wikipédia.
Pierre-Yves Beaudouin : C’est fortement déconseillé.
Frédéric Couchet : C’est fortement déconseillé. Je dis ça parce que j’ai eu des questions récemment me disant : pourquoi telle et telle personne n’ont pas de page ? Est-ce que la personne pourrait la créer ? J’ai expliqué : eh bien non, ce n’est pas le mode de fonctionnement.
Pierre-Yves Beaudouin : Ça étonne encore des gens. Mais si on pense plutôt à des politiciens ou des entreprises, on ne concevrait pas que Renault rédige la fiche sur son entreprise ou que Carlos Ghosn modifie lui-même sa biographie.
Frédéric Couchet : Justement. J’ai une petite question, je ne pensais pas en parler, mais comment est géré ce genre de cas où une entreprise, où un responsable politique tente, subrepticement, de modifier sa page en se cachant derrière un pseudo, mais dont l’adresse IP, en fait, révèle que, par exemple, c’est le siège de telle entreprise ou de tel groupe politique ? Comment c’est géré en interne ça ?
Pierre-Yves Beaudouin : Ça dépend du type de modifications. Si ce sont des modifications factuelles…
Frédéric Couchet : Je parle de modifications pas du tout factuelles, mais, au contraire, pour mettre en avant quelque chose ou, en tout cas, pour se faire de la pub ou autre.
Pierre-Yves Beaudouin : Souvent ça se passe mal parce que, déjà, ils ne maîtrisent pas les codes de Wikipédia ou même le style d’écriture. Souvent les services de communication de ces entreprises sont incapables d’écrire dans un style encyclopédique et vont forcément mettre en avant : l’entreprise est forcément première sur son marché ; on se retrouve avec plusieurs premiers sur le même marché, bien souvent. Donc c’est assez facile. Et en plus, on parlait du droit d’auteur, souvent ils se contentent de faire un copier-coller du site officiel de l’entreprise. Bien souvent ce sont des stagiaires à qui on demande, ce sont des petits jeunes qui viennent de débarquer dans l’entreprise à qui on dit : « Toi tu dois maîtriser Wikipédia donc tu vas te charger d’améliorer l’article. » Il y a aussi des points de vue. En fait ils n’ont aucune considération pour l’histoire, ils ne s’y intéressent pas du tout : même si l’entreprise a un siècle, ils vont virer toute la partie historique.
Frédéric Couchet : Ils vont carrément virer ! Ah oui, d’accord !
Pierre-Yves Beaudouin : C’est très facile à détecter, en fait, ce genre de modifications. Pareil pour les personnalités, ces articles sont très surveillés, ce qu’on appelle les biographies de personnes vivantes, parce que là c’est vrai qu’il y a beaucoup de problèmes de risques juridiques, de diffamation, tout ça, d’insultes. Donc ce qu’on appelle les patrouilleurs, ce sont des wikipédiens qui vont surveiller un peu l’encyclopédie en temps réel ; si on regarde, il doit y avoir quelques dizaines de wikipédiens bénévoles qui protègent l’encyclopédie parce que c’est un bien commun et, en fait, elle est vandalisée, soit du vandalisme bête et méchant, soit des gens un peu plus malhonnêtes, donc il faut protéger ce bien commun.
Frédéric Couchet : D’accord. Tu parlais des personnalités vivantes, je suppose que ça arrive aussi sur les personnalités qui viennent récemment de mourir et, si je me souviens bien, il y a un bandeau quand une personnalité vient de mourir, je ne sais plus quel texte est indiqué disant « faites attention, les pages vont être modifiées rapidement, il peut y avoir des choses fausses, etc. »

Le temps passe vite à la radio, ça me fait penser que tu viens de parler du mot important bénévole, mais il n’y a pas que des bénévoles. Je précise que vous êtes tous les deux bénévoles au sein de Wikimédia France. Justement, ça va nous permettre de parler un petit peu de la structure qui, entre guillemets, qui « gère », vous emploierez le terme que vous voulez, mais derrière en fait Wikipédia il y a aussi une fondation, donc Wikimedia Foundation US, et il y a des structures locales ; vous, vous êtes Wikimédia France. Deux questions : à quoi sert la fondation américaine Wikimedia et à quoi sert la version, on va dire française, Wikimédia France dont vous êtes respectivement président et secrétaire ? Qui veut commencer ? Nadine ?
Nadine Le Lirzin : Pourquoi pas. La fondation américaine gère les serveurs. Ça c’est une différence fondamentale. Ce sont des données énormes qui circulent sur toute la planète. Eux gèrent les serveurs.
Frédéric Couchet : Donc les machines physiques, les grosses machines physiques qui hébergent les données dans plusieurs coins de la planète.
Nadine Le Lirzin : Oui, exactement, qui sont des champs d’ordinateurs en fait, à droite, à gauche. Et les chapitres, ils appellent ça chapitres, enfin les associations locales sur la planète, soit géographiques donc nous Wikimédia France, ou bien des associations locales thématiques et puis plus transversales, qui peuvent aller d’un pays à l’autre, ça peut être sur un sujet, un thème, ces associations, en fait, demandent des subventions en quelque sorte, on va dire, pour fonctionner, éventuellement peuvent en obtenir de la Fondation. Et surtout, la première chose, c’est de montrer la participation qu’on a dans les projets pour obtenir le droit de s’appeler Wikimédia quelque chose : Wikimédia groupe d’utilisateurs, Wikimédia France, Wikimedia Deutschland, etc. Tout ce monde-là travaille aux mêmes choses finalement. La partie Fondation ou la partie associations n’ont aucune responsabilité éditoriale.
Frédéric Couchet : Ça c’est important de le préciser. Le contenu est produit par les wikipédiens et wikipédiennes.
Nadine Le Lirzin : Exactement. Finalement on n’a aucun droit. Si on est wikipédien soi-même, bien sûr on peut aussi écrire dedans, heureusement ce n’est pas interdit, mais on n’a vraiment aucune responsabilité là-dedans, et puis aucun mérite. Le mérite ce sont les wikipédiens, les wikipédiennes, ce sont ceux qui bossent tous les jours, les patrouilleurs, les créateurs d’articles, toutes les différentes catégories de wikipédiens, les correcteurs d’orthographe.
Frédéric Couchet : Avant de venir sur Wikimédia France, tu as dit que la Fondation Wikimedia gère les serveurs, mais elle gère aussi, je suppose, les problèmes juridiques, parce qu’il peut y avoir quand même pas mal de problèmes juridiques. Et c’est sans doute aussi un des rôles que joue Wikimédia France, parce que vous avez une équipe salariée à Wikimédia France, je ne sais plus combien de personnes mais tu vas me le dire, donc quel est le rôle de Wikimédia France à la fois sur les aspects juridiques, d’un point de vue accompagnement des personnes qui veulent débuter, et peut-être aussi des relations avec les pouvoirs publics notamment français ? Pierre-Yves Beaudouin.
Pierre-Yves Beaudouin : Le gros volet juridique, en fait, est géré par l’hébergeur, la Wikimedia Foundation, quand il y a des problèmes concernant le contenu hébergé sur les sites Wikipédia. Mais c’est vrai que l’autre aspect important, notamment de plaidoyer et de points de contact avec les autorités et avec le législateur, est assuré en France par Wikimédia France. Notamment il y a quelques semaines j’étais intervenu sur la directive européenne droit d’auteur.
Frédéric Couchet : Dans notre émission, je précise.
Pierre-Yves Beaudouin : En fait les affiliés, les organisations Wikimedia ont un rôle un peu de représentation. C’est vrai que, comme le rappelait Nadine, Wikipédia est un site autogéré qui fonctionne de lui-même, mais après il a fallu avoir un peu des représentants ou des personnes qui expliquent, qui permettent d’expliquer le fonctionnement de cette encyclopédie, notamment aux autorités. Donc c’est notamment mon travail au sein de Wikimédia France.

À l’heure actuelle on a neuf salariés qui montent des projets principalement dans deux axes, l’éducation et la culture, dans le but de favoriser la contribution, comme je le disais, que les internautes deviennent aussi acteurs et se mettent à modifier l’encyclopédie, soit un particulier de chez lui – on essaye de faciliter la contribution, notamment on a développé le MOOC qui s’appelle WikiMOOC –, soit les institutions, aussi, qui ont beaucoup de contenus soit dans le domaine public : on les incite à adopter les licences libres, comme par exemple les Archives nationales qui ont basculé il y a quelques années. Voilà ! On accompagne ces institutions parce que, même une fois qu’elles ont fait l’étape juridique, déjà convaincre leur département juridique et leur hiérarchie de choisir les licences libres, après il y a un besoin, quand même, de formation. Ce sont de nouvelles pratiques : le travail collaboratif, la contribution à Wikipédia ou aux autres projets frères du mouvement Wikimedia, donc elles ont besoin d’être accompagnées. C’est là où Wikimédia France intervient.
Frédéric Couchet : D’accord. Donc vous accompagnez à la fois les personnes individuelles et les institutions françaises. D’ailleurs est-ce que vous ressentez un progrès de ce côté-là par rapport aux institutions françaises ? Pas une meilleure prise en compte mais une meilleure participation des différentes institutions françaises, que ce soit les bibliothèques ou autres ?
Pierre-Yves Beaudouin : Oui énormément. J’étais déjà président il y a dix ans et le plus frappant c’est dans le domaine de l’Éducation nationale. L’Éducation nationale voulait nous voir disparaître, essayait de faire l’autruche et ne pas parler de Wikipédia, pendant pas mal d’années. En fait, maintenant c’est incontournable : ils préfèrent encadrer l’usage de Wikipédia.
Frédéric Couchet : Notamment par les élèves dont je parlais tout à l’heure.
Pierre-Yves Beaudouin : On a notamment un projet avec notre partenaire du CLEMI dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information, maintenant ce sont les fameuses fake news, mais, en fait, ce travail existe depuis longtemps et cette problématique aussi. Donc on peut maintenant utiliser Wikipédia comme support pédagogique en fait, un peu plus sexy, qui devrait intéresser les jeunes pour les éduquer au traitement de l’information, à détecter des infox, etc. Il y a la même chose aussi dans le domaine de la culture. Et très récemment, par exemple, là je reviens à l’Éducation, il y a des parlementaires qui ont même proposé un « amendement Wikipédia » pour inciter les enseignants à contribuer, à faire contribuer leurs élèves et à enseigner Wikipédia. Et on n’était même pas impliqué, Wikimédia France n’était même pas impliquée dans cet amendement.
Frédéric Couchet : Ce n’est pas vous qui aviez suggéré cet amendement. Je suppose que c’était dans le projet de loi pour une école de la confiance. Ce qui est marrant c’est qu’on a le même retour d’expérience dans le logiciel libre parce qu’il y avait des amendements priorité au logiciel libre dans ce projet de loi qui n’étaient pas issus d’actions de l’April ou d’autres personnes ; c’était simplement des parlementaires qui ont compris, depuis quelques années, cette importance et qui ont donc déposé ces amendements. Malheureusement je pense que l’amendement Wikipédia a dû être retoqué, mais je précise que le projet de loi va arriver au Sénat très bientôt et que le Sénat montre des fois des capacités d’innovation et d’avancées beaucoup plus importantes que l’Assemblée nationale. On verra ça !

Le temps passe vite à la radio. Je vais relayer une question qu’il y a eu tout à l’heure sur le salon web. La question c’est : Wikipédia a-t-elle remplacé les encyclopédies papier ? D’après vous ?
Nadine Le Lirzin : Oui, probablement.
Frédéric Couchet : J’aurais tendance à dire, oui.
Nadine Le Lirzin : Oui. Il me semble d’ailleurs qu’au point de vue de la fiabilité, Wikipédia est finalement plus fiable. Il y a eu des études.
Frédéric Couchet : C’est un point important la fiabilité parce que ça a été souvent mis en cause.
Nadine Le Lirzin : Il y a eu des études très poussées et très étonnantes sur la Wikipédia anglophone, je pense par exemple au niveau de la médecine. La médecine, les articles de médecine, ça semble un sujet délicat, sensible, et on s’est aperçu, cette étude a montré qu’il y avait moins d’erreurs parce que, finalement, il y a une mise à jour continuelle des sujets, moins d’erreurs que dans une encyclopédie papier qui est figée. On pourrait dire sur des sujets plus littéraires qu’il y a moins de parti pris : puisque c’est écrit collaborativement, on n’a pas une personne qui vient et qui s’approprie un sujet. Lisez le Larousse du 19e siècle – je l’ai encore chez moi, je ne sais pas trop ce que je vais en faire – mais dans cette encyclopédie parfois certains articles sont vraiment à mourir de rire. On sent bien qu’il y a une personne qui l’écrit et personne n’est venu lui dire « Attends, tu as écrit n’importe quoi ». Donc oui, on remplace.
Frédéric Couchet : D’accord. Le sujet va se terminer parce que le temps passe. Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose peut-être pour encore plus encourager les personnes à devenir contributrices sur Wikipédia ? Nadine.
Nadine Le Lirzin : Moi je voudrais ajouter une chose. Bien sûr que le but et ce qu’on aimerait c’est que les gens contribuent. Il y a cet onglet « Modifier », je vous assure, modifiez, essayez de modifier, allez-y, vous avez tous quelque chose à apporter. Mais il y a aussi ceux qui resteront lecteurs et merci de nous lire. Merci, continuez à nous lire et on va continuer à bosser pour vous, mais soyez quand même bien conscients que cette encyclopédie est modifiable à tout instant. Gardez votre esprit critique. Nous, en tant que wikipédiens, on essaie d’avoir un esprit critique, on essaie de faire attention à nos sources, les comparer, les peser, et vous, en tant que lecteurs, votre mission c’est aussi de nous mettre en cause. C’est aussi de faire attention, de comparer, de revenir, d’aller dans ce bas de page, les références, et d’aller voir les sources finalement. Voilà ! Je crois qu’on a vraiment besoin d’esprit critique, tous ! Ça fait défaut.
Frédéric Couchet : D’accord. Pierre-Yves est-ce que tu veux ajouter quelque chose ?
Pierre-Yves Beaudouin : J’évoquerais peut-être un projet en cours qui destiné à mettre un wikipédien en résidence dans une institution culturelle, ça s’appelle Wikipédia en résidence. On est en train de faire un financement participatif pour financer un poste aux Archives nationales. Comme je l’expliquais, les Archives nationales ont énormément envie de collaborer avec les projets Wikimedia, mais ont besoin d’être formées, tout leur staff a besoin d’être accompagné dans ça. Donc voilà. On est en train de collecter de l’argent pour envoyer quelqu’un qui ne va pas être payé pour rédiger des articles de Wikipédia, mais qui va former le staff, l’équipe salariée des Archives, afin qu’ils le fassent eux-mêmes, notamment après le départ de ce fameux wikipédien en résidence.
Frédéric Couchet : D’accord. Donc les Archives nationales à Saint-Denis ?
Pierre-Yves Beaudouin : À Pierrefitte.
Frédéric Couchet : À Pierrefitte, excuse-moi, c’est juste à la limite. Je précise que j’habite Saint-Denis, excusez-moi cette erreur. Effectivement c’est à Pierrefitte. Écoutez, merci Nadine Le Lirzin, secrétaire de Wikimédia France et Pierre-Yves Beaudouin président de Wikimédia France.

Nous allons faire une pause musicale. Le titre c’est Optimism, l’artiste c’est Minda Lacy. et on se retrouve juste après.
Pause musicale : Optimism par Minda Lacy.
Voix off : Cause Commune 93.1
Frédéric Couchet : Vous êtes toujours sur Libre à vous ! sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et sur causecommune.fm partout ailleurs. Nous venons d’écouter Optimism de Minda Lacy ; c’est en licence libre également. Vous trouvez la référence sur le site de l’April.

Chronique de Noémie Bergez

Nous allons passer maintenant au sujet suivant : la première chronique de Noémie Bergez qui est avocate au cabinet Dune. Bonjour Noémie.
Noémie Bergez : Bonjour Fred.
Frédéric Couchet : Ta première chronique va porter sur la notion d’originalité dans le droit d’auteur. Je te passe la parole.
Noémie Bergez : Exactement. Bonjour à tous. Effectivement cette première chronique est consacrée à l’originalité en droit d’auteur. Après une première présentation sur le droit d’auteur qui est une branche du droit de la propriété intellectuelle, nous nous attarderons un peu sur l’originalité en logiciel et nous finirons par quelques réflexions sur l’originalité en matière de logiciel libre.
Concernant le droit d’auteur. Le droit d’auteur c’est une composante du droit de la propriété intellectuelle. Il existe deux branches en droit de la propriété intellectuelle, la première qui est la propriété littéraire et artistique et ensuite nous avons la propriété industrielle. Le droit d’auteur se rattache à la propriété littéraire et artistique au même titre que les droits voisins du droit d’auteur, que les droits des producteurs. La deuxième branche est la propriété industrielle qui elle est composée du droit des marques, droit des dessins et modèles, droit des brevets.

Ces règles sont réunies dans le Code de la propriété intellectuelle qui est codifié depuis 1992.

Il faut savoir que pour le droit d’auteur il existait deux lois avant 1992, une loi de 1957 et une loi de 1985.
Plus spécifiquement concernant la protection par le droit d’auteur. Ce qui est vrai c’est qu’en matière de propriété industrielle, lorsqu’on veut protéger, par exemple en droit des marques, une marque, on va déposer une demande auprès d’un organisme. À la différence, en droit d’auteur, il n’existe aucune formalité, aucun enregistrement n’est nécessaire pour pouvoir bénéficier de la protection.

On a, dans le Code de la propriété intellectuelle, un article qui est L111-1 qui nous dit que « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre du seul fait de sa création d’un droit de propriété incorporelle, exclusif et opposable à tous » et cet article est complété par un autre article qui dit que « l’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur ». Ce qui signifie, en réalité, qu’il suffit qu’il y ait une forme, peu importe que l’œuvre soit achevée ou pas, mais on peut bénéficier d’une protection par le droit d’auteur si on a une forme.

Dans le Code de la propriété intellectuelle il existe des articles qui viennent un petit peu nous expliquer ce qui est protégé : « l’œuvre est protégée quels que soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » et on a aussi une liste qui est non-exhaustive d’exemples d’œuvres susceptibles d’être protégées. On va avoir les œuvres dramatiques, les compositions musicales, les logiciels. Ce qu’il faut savoir c’est que dans le Code de la propriété intellectuelle il n’existe pas d’article imposant une condition.

On a l’impression qu’il n’y a pas de critères pour que l’œuvre soit protégée ; en réalité il en existe un qui est une seule exigence, une unique, qui est l’originalité.
L’originalité on ne la retrouve nulle part dans le Code de la propriété intellectuelle, mais ce qui est marrant c’est qu’il y a quand même une référence qui concerne les titres des œuvres. L’article L112-4 dispose que le titre d’une œuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’œuvre elle-même. Et c’est la seule référence qu’on retrouve dans le Code à la notion d’originalité. Ce caractère original a été en fait affiné, défini par les juridictions qui nous indiquent, pour les œuvres de l’esprit, que « l’œuvre est protégée si elle comporte l’empreinte de la personnalité de son auteur », ce qui signifie le reflet de sa personnalité, qui est un caractère extrêmement subjectif.
C’est vrai que par rapport à d’autres matières comme le droit des marques, j’ai indiqué tout à l’heure qu’il existait des formalités en droit des marques ou en droit des brevets, on peut trouver en droit d’auteur des moyens pour protéger un petit peu son œuvre : on pense notamment au dépôt du logiciel auprès de l’Agence pour la protection des programmes, l’APP, on pense aussi à l’enveloppe Soleau ; on peut aussi s’envoyer l’œuvre en recommandé en conservant le recommandé sans l’ouvrir.

Tous ces moyens ce sont des moyens qui vont permettre d’établir la titularité des droits, qui vont permettre d’établir la date de l’œuvre, mais en aucun cas ça ne va permettre automatiquement de bénéficier d’un droit d’auteur sur l’œuvre. Parce que c’est vrai que, finalement, ce sont seulement les juges qui sont en mesure de dire si l’œuvre est ou non originale.
En matière de logiciel, et là aussi c’est assez intéressant, parce que la notion d’originalité n’est pas exactement la même que pour les autres œuvres. En France, c’est la loi du 3 juillet 1985 qui protège le logiciel sous le bénéfice du droit d’auteur. Finalement, le législateur considère que l’originalité ne va pas résulter du seul genre de l’œuvre, c’est-à-dire que même si dans le Code de la propriété intellectuelle le logiciel est visé, il faut la condition d’originalité pour pouvoir bénéficier d’une protection. Ça, ça a été précisé par la Cour de cassation, dans un arrêt du 7 mars 1986, où les juges ont jugé qu’un logiciel est original lorsque « son auteur fait preuve d’un effort personnalisé allant au-delà de la simple mise en œuvre d’une logique automatique et contraignante » et que « la matérialisation de cet effort réside dans une structure individualisée ».
En fait, si on compare cette définition avec la définition de l’originalité qu’on a vue tout à l’heure, à savoir l’empreinte de la personnalité de l’auteur, on s’aperçoit que pour les logiciels la définition de l’originalité est assez différente et on ne retrouve pas l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
L’originalité est précisée également dans la directive du 23 avril 2009 pour les logiciels dans laquelle il est clairement dit « qu’un programme d’ordinateur est protégé s’il est original », on en revient vraiment à cette condition, « en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur » et « qu’aucun autre critère ne peut s’appliquer pour déterminer s’il peut bénéficier de la protection ».

Donc le programme d’ordinateur peut être protégé. Comme pour les autres œuvres, les idées, les principes ne sont pas protégés. Pour bénéficier de la protection sur un logiciel, eh bien on peut considérer que l’organigramme du programme va être protégé, le code source, le matériel de conception préparatoire peuvent également être protégés.
La question qui se pose c’est que généralement, quand il n’y a pas de difficulté, personne ne s’interroge vraiment sur l’originalité. L’intérêt de l’originalité va arriver au moment de litiges, puisque, quand on rédige des contrats de cession de droits d’auteur, des licences, la notion d’originalité n’apparaît pas dans ces textes. L’originalité va se poser dans le cadre d’un contentieux où un défendeur, généralement à qui on reproche une contrefaçon, va avoir à se défendre sur les faits qui lui sont reprochés, la contrefaçon, et va opposer comme moyen de défense le fait que l’œuvre n’est pas originale. Dans ce cas-là ça va être au demandeur, à celui qui est l’auteur, eh bien d’apporter la preuve devant les juges que son œuvre est originale. Ça fait partie des règles assez classiques en matière de procédure civile. Ce qu’on voit souvent c’est que l’auteur va devoir décrire dans ses conclusions, de manière très précise, en quoi l’œuvre, si on est en dehors du logiciel, « comporte l’empreinte de sa personnalité », ou, si on est dans le cadre d’un logiciel, eh bien en quoi « il a fait un effort personnalisé allant au-delà de la simple mise en œuvre d’une logique automatisée ».

Ce sont vraiment ces descriptions qui vont être appréciées par les juridictions.
La question qu’on peut se poser c’est : est-ce qu’il faut spontanément démontrer cette originalité quand on saisit une juridiction ou est-ce qu’il faut attendre que finalement l’adversaire conteste l’originalité pour, éventuellement, avoir à s’en justifier ?

Là-dessus il existe un peu deux cas d’école. Parfois certaines juridictions vont dire que finalement c’est l’auteur qui se prévaut du droit d’auteur qui va devoir expliciter les contours de l’originalité, il est le seul à pouvoir le faire. Dans d’autres cas, les juridictions vont considérer que finalement, dans la mesure où l’originalité n’est pas contestée par l’adversaire, cette question n’a pas à être motivée dans la décision de justice, donc les juges vont passer outre et vont considérer qu’il n’y a pas de débat sur l’originalité puisqu’elle n’est pas contestée.
Ce sont les règles assez classiques qui s’appliquent dans le cadre de la procédure civile où, finalement, le juge va se prononcer sur tout ce qui lui est demandé et seulement ce qui lui est demandé. Il ne va pas interagir sur d’autres éléments hors du débat.
Ça m’amène justement à une réflexion en matière de logiciel libre puisque là, dans le cas du logiciel libre, on a un auteur qui décide de distribuer son œuvre sous une licence qu’il a choisie. La licence va définir les conditions dans lesquelles les autres utilisateurs vont pouvoir utiliser son œuvre. Il détermine, finalement, les droits d’auteur qui vont pouvoir être exploités par les autres utilisateurs.
Ce qui est intéressant c’est que les utilisateurs qui, finalement se soumettent à la licence en utilisant l’œuvre, eh bien on peut se poser la question : en cas de contentieux est-ce qu’ils seraient légitimes à contester l’originalité ? D’une certaine manière est-ce que, si on considère qu’il y a une violation de la licence, qu’ils n’ont pas respecté cette licence, on tomberait dans la contrefaçon et donc l’autorisation qui leur avait été initialement consentie tombe et est-ce qu’ils seraient en mesure, pour se défendre, de dire : eh bien non finalement il n’y a pas de contrefaçon parce que l’œuvre n’est pas protégée par le droit d’auteur ?

Cette question amène à réfléchir sur deux notions qui sont la responsabilité contractuelle, extracontractuelle. Les juridictions aujourd’hui sont de plus en plus concernées par cette vraie question juridique de savoir, dans le cadre d’une exploitation sur un logiciel où on a souvent des licences – c’est vrai que c’est une œuvre de l’esprit qui implique souvent la rédaction de licences et le fait qu’une licence ait été conclue – eh bien dans ce cas-là c’est vrai que les juridictions ne savent pas encore si elles doivent considérer que la violation de la licence tombe sous le coup de la simple responsabilité contractuelle où on est dans le cas d’un contrat qui n’a pas été respecté ou si on est vraiment dans la contrefaçon telle qu’elle est prévue par le Code de la propriété intellectuelle.
Dans certains cas c’est vrai que les juridictions ont bien dit que lorsqu’on avait à faire à des violations de licences, le débat sur l’originalité ne devait pas avoir lieu puisque, finalement, la question qui se posait c’était le périmètre du contrat et sa bonne ou mauvaise exécution.
Aujourd’hui on a un arrêt de la Cour d’appel de Paris d’octobre 2018 qui a saisi la CJUE, la Cour de justice de l’Union européenne, afin de savoir si le fait, pour un licencié d’un logiciel, de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence, est-ce que cela est constitutif d’une contrefaçon ou est-ce que ça peut obéir à un régime juridique distinct comme le régime de la responsabilité contractuelle ? La Cour de justice de l’Union européenne va être amenée à se prononcer sur cette question qui nous intéresse vivement parce que ça risque aussi de faire évoluer, justement, les difficultés qu’on peut avoir quand on est face à des contestations d’originalité alors même qu’il existe un contrat et que la partie s’est soumise à ce contrat.

Donc on attend avec impatience les suites qui seront apportées à cet arrêt.

Je vous remercie.
Frédéric Couchet : Merci Noémie. On attend évidemment cet arrêt de la CJUE en espérant que ça ne soit pas comme le dernier arrêt qu’on attendait, qui était sur les ventes forcées où la CJUE avait pris une position très surprenante.

En tout cas merci Noémie Bergez du cabinet Dune. J’en profite pour saluer Olivier Hugot, qui est également avocat et depuis très longtemps proche de l’April.
On va bientôt terminer l’émission. Je vais faire quelques annonces après un petit jingle musical.
Jingle musical, basé sur Sometimes par Jahzzar.
Nous approchons de la fin de l’émission. Je vais faire juste quelques annonces très rapides, mais des annonces importantes.

La campagne contre l’article 13 mais aussi l’article 11 de la proposition de directive droit d’auteur. Il y a de la mobilisation en cours, vous pouvez aller sur april.org, Wikimédia France et le site de campagne saveyourinternet.eu. On n’a pas encore de date du passage en séance publique mais probablement ce sera la dernière semaine de mars, sauf s’ils l’avancent à la semaine prochaine, à priori on saura ça demain. Voilà, la campagne contre l’article 13.

Également une autre campagne au niveau européen, la campagne contre la proposition de réglement terroriste/censure sécuritaire. Là vous allez sur le site laquadrature.net, donc le site de La Quadrature et nous aurons la semaine prochaine deux personnes de La Quadrature pour parler de ce sujet.

Dans les autres actualités un peu plus souriantes parce que là c’est pour défendre des libertés qui sont mises en danger, je vous rappelle que le Libre en Fête 2019 a commencé ce samedi 2 mars. Il se déroule jusqu’au 7 avril. Il y a déjà plus de 120 évènements référencés partout en France, donc vous allez sur le site libre-en-fete.net.

Je rappelle aussi que comme chaque jeudi soir à Paris, à la FPH dans le 11e arrondissement, il y a la soirée de contribution au Libre. Et tous les autres évènements vous les retrouvez sur le fameux site l’Agenda du Libre dont on a parlé la semaine dernière avec Emmanuel Charpentier donc agendadulibre.org.
Notre émission se termine. Je vais remercier toutes les personnes qui ont participé à l’émission : Xavier Berne, Pierre-Yves Beaudouin, Nadine Le Lirzin, Noémie Bergez.

Je remercie également Patrick Creusot à la régie, Charlotte Boulanger qui était avec lui. Je remercie également PG sur le salon pour les questions qu’il a posées et que j’ai relayées ici.
Vous retrouvez sur notre site web april.org toutes les références utiles concernant l’émission, la page va être mise à jour après l’émission pour rajouter des points.

On se retrouve, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le 12 mars 2019. Notre sujet principal portera sur la proposition de règlement terroriste/censure sécuritaire avec nos camarades de La Quadrature du Net. Je vous souhaite de passer une belle fin de journée et d’ici mardi prochain portez-vous bien.
Wesh Tone par Realaze.

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.