Le numérique, une voie de reconversion Toutes Rôles Modèles - Chut! Radio

Voix off : Chut! Radio, l’expérience sonore du magazine Chut vous présente Toutes Rôles Modèles.

Aurore Bisicchia : Bonjour à toutes et à tous. Je suis Aurore Bisicchia, la cofondatrice du magazine Chut et je suis très heureuse de partager avec vous un nouvel épisode de Toutes Rôles Modèles.
Ça fait un moment que nous avions cette idée en tête, cette envie même, créer un podcast mettant en avant les femmes de la Tech. Nous le pensons comme un prolongement de notre magazine papier notamment notre premier numéro intitulé La femme est l’avenir de la Tech paru en décembre 2019. Deux ans après ce premier numéro militant, nous sommes heureuses de vous partager ce podcast que nous réalisons avec le soutien de Sopra Steria, une entreprise de la Tech justement, de conseil, de services numériques et d’édition logicielle engagée en faveur de l’égalité femmes-hommes.
Comment parvient-on à cette égalité tant espérée ? Comment fait-on bouger les lignes ? En donnant de la voix et en mettant en avant celles qui ont ouvert la voie. C’est ce que nous proposons de faire avec Toutes Rôles Modèles.
Pour ce nouvel épisode, nous échangeons avec Emmanuelle Larroque, fondatrice de l’entreprise Social Builder [1], une société qui accompagne les femmes dans leur formation et leur reconversion. Son action est d’autant plus essentielle qu’elle participe à rebattre les cartes et à accéder à plus d’égalité là où nous en manquons, car la formation ne fait pas exception.

Bonjour Emmanuelle Larroque. Merci d’être présente pour ce deuxième épisode de Toutes Rôles Modèles. Tu es la créatrice de Social Builder, une entreprise qui accompagne les femmes dans leur formation et leur reconversion. Quel a été le déclic qui t’a donné envie de te lancer dans un tel projet ?

Emmanuelle Larroque : Le déclic, je pense que c’est de faire de ma passion mon métier. J’ai toujours été très sensible à la justice sociale et, plus spécifiquement, à l’empowerment des femmes et ce depuis très longtemps. À un moment, en passant par différents temps professionnels, j’ai décidé vraiment d’y consacrer ma vie professionnelle.

Aurore Bisicchia : Ça fait combien de temps ?

Emmanuelle Larroque : Ça fait dix ans que j’ai créé Social Builder à partir d’une idée. Comme je le dis de temps en temps, ça ne commence pas dans un garage mais dans un salon où on a une conversation bien arrosée, on se pose des questions entre amies sur pourquoi les choses n’avancent pas, c’est un petit peu rageant et, au bout d’un moment, il y en a une qui prend le sujet en disant « aller, on va créer quelque chose, on va faire en sorte que ça aille un peu plus vite ».
Il y a dix ans la première pierre, des premiers ateliers de leadership pour les jeunes professionnel·les et puis, dans les entreprises, des actions de sensibilisation de managers. Et puis il y a cinq/six ans maintenant un pivot vraiment sur le numérique en disant « attention, il se passe quelque chose sur le numérique d’important, les femmes sont absentes. Vu l’étendue des écarts, si on doit vraiment essayer de progresser sur le sujet de l’égalité professionnelle, eh bien attaquons le numérique » et c’est comme ça qu’on travaille maintenant chez Social Builder depuis cinq ans, sur l’inclusion des femmes dans l’économie numérique, leur accompagnement bien sûr, donc l’orientation, la formation, l’insertion professionnelle par l’emploi ou l’entrepreneuriat, mais aussi vraiment l’engagement des écoles digitales, des entreprises, des territoires à ce qu’elles façonnent des politiques d’entreprise et des politiques de formation professionnelle qui soient pleinement inclusives.

Aurore Bisicchia : Qu’est-ce qu’a été le déclic, du coup il y a cinq ans, qui vous a fait pivoter ?

Emmanuelle Larroque : Je pense qu’on cherchait un peu notre market fit puisqu’il y avait déjà beaucoup de propositions sur l’accompagnement des femmes et de l’entreprise et puis on organisait des rencontres par secteur, en fait, et on a organisé une rencontre de jeunes professionnels avec des professionnels du numérique et là on a été submergées de demandes, on n’a jamais eu autant d’inscriptions à ce type d’événement et on s’est dit « il se passe quelque chose ». On avait des profils très variés, beaucoup plus matures qu’à l’habituel puisqu’on s’adressait plutôt à des jeunes professionnels et on s’est dit « il se passe quelque chose ici ». On ne connaissait pas très bien le sujet, donc on s’est documentées et là on a vu l’étendue des écarts à la fois sur la formation initiale et continue et à la fois sur la présence des femmes, leur mobilité dans les entreprises, leur présence dans les postes de décision, de voir qu’elles quittaient leur métier de base pour aller vers d’autres métiers ou d’autres organisations parce que le plafond de verre était d’autant plus fort. Donc on s’est dit « OK, là il y a vraiment quelque chose à faire » et on a observé cette difficulté de réorientation.
On sait qu’en France il y a une culture du diplôme très forte, mais sur une filière de métiers qui recrute autant, avec des besoins en compétences qui sont, somme toute, tout dépend des métiers, quand même accessibles, en fait il n’y avait aucun pont pour les femmes, pour tout un tas de raisons très simples, parce qu’il y a des prérequis qu’elles n’ont pas en raison de leur formation initiale ou parce qu’elles ne connaissent pas les secteurs et puis il y a aussi tout ce poids des stéréotypes et de la culture. Elles ne voient pas de femmes, elles ne s’y projettent pas et à la fin on ne les projette pas dans les métiers, du coup c’est un peu la poule et l’œuf et ça ne fonctionnait pas. Donc il fallait inventer d’autres façons de travailler ces passerelles et puis adapter à la fois le discours pour les engager, adapter les dispositifs d’accompagnement pour qu’il y ait le bon réseau, le bon maillage, aussi une bonne discussion entre les entreprises et ces profils arrivants qu’on ne connaît pas bien, qui ne cochent pas toutes les cases.
C’est comme ça qu’on a commencé à innover, on a beaucoup innové pendant trois/quatre ans et, à un moment, on a fait atterrir notre modèle. Je pense qu’on fait atterrir le modèle qui permettait, en fait, de vraiment intégrer, c’est cette approche intégrée qui fonctionne hyper-bien, c’est-à-dire qu’on va à la fois orienter les femmes, donc on leur présente les métiers, on leur présente la réalité de leur vie professionnelle et ensuite on va leur proposer des actions de formation Ça peut être de la compétence digitale, des petits trucs en plus qui vont leur permettre de remettre un pied à l’étrier sur un métier sur lequel elles ne sont plus très compétitives, mais ça va être aussi de la compétence digitale pour des entrepreneurs, comment utiliser, on va dire, toutes les facilités du e-commerce pour pouvoir trouver un marché, faire connaître ses produits, jusqu’à vraiment de la réorientation et du repositionnement professionnel avec des femmes de tous âges qui vont aller sur des métiers qui sont nouveaux, qui sont en plein développement. Nous on s’intéresse vraiment à ce qui va permettre l’insertion professionnelle, bien sûr, mais pas que ; ce qui nous intéresse c’est comment on va amener les femmes à vraiment pouvoir être sur des postes évolutifs et évoluer dans les organisations.

Aurore Bisicchia : D’accord. As-tu un peu une vision de qui sont ces femmes ? D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qu’elles ont fait avant ? Quelle vie, même, ont-elles eu avant de s’intéresser au numérique ?

Emmanuelle Larroque : On s’intéresse à toutes les femmes. Ce qui nous intéresse vraiment c’est comment accélérer les opportunités qui vont découler de cette transformation profonde de la société, de l’emploi, de l’économie, en faire profiter les femmes. C’est notre moto. Du coup on va designer des solutions, on fait presque du design de service, pour des femmes en fonction de leur situation. On a autant des projets qui vont s’adresser dans des territoires en difficulté, enclavés, donc s’adresser à des publics peu qualifiés, très éloignés de l’emploi, de tous âges. On a, par exemple, un programme pilote qu’on a commencé dans le 93, un super programme qu’on est en train de déplier depuis un an et demi, qui va encore durer un an, qui s’appelle Women in digital et là on s’adresse à des femmes qui ont de 18 à 60 ans, qui découvrent le numérique et qu’on va former sur des métiers comme le développement informatique, comme des métiers de l’intégration web, ce sont des formations assez longues, ce qui permet aussi de sensibiliser des centaines de femmes sur ces métiers. On va vraiment aller chercher très largement.
Après on a, par exemple, des programmes qui vont s’adresser plus spécifiquement à des femmes seniors. Là on peut avoir des femmes qui ont une première qualification, un premier diplôme, mais, après 30 ans de vie professionnelle, ces diplômes ont peu de valeur et, pour peu qu’elles aient eu une rupture de leur vie professionnelle pour une quelconque raison, elles ont vraiment de très grandes difficultés à retrouver un emploi. Donc là on va s’adresser plus spécifiquement à elles et on va engager vraiment les entreprises à considérer différemment ces profils.
En fait, on va travailler avec des femmes la plupart du temps demandeuses d’emploi, mais on peut aussi accompagner des femmes qui sont en poste mais qui ont besoin de faire évoluer leurs compétences pour pouvoir conserver leur emploi ou pour pouvoir aller sur des nouveaux emplois dans leur secteur d’activité.
J’ai envie de dire qu’on accompagne toutes les femmes.

Aurore Bisicchia : On fait une pause.
Si le sujet de la formation initiale des jeunes femmes est essentiel, la formation continue, la formation tout au long de la vie, est aussi indispensable pour toutes les femmes. Là aussi il y a un véritable enjeu d’égalité.
On écoute Sophie Dancourt, fondatrice du média J’ai piscine avec Simone [2] sur le sujet.

Sophie Dancourt, voix off : Le problème de la formation touche en particulier les femmes de 45 ans et plus qui se retrouvent débarquées ou mises de côté au sein même des entreprises. L’idéal serait qu’elles soient formées très régulièrement pour ne pas arriver, justement, à cette obsolescence programmée des plus de 50 ans parce qu’il n’y a pas eu de formation en amont. La formation c’est la clef, c’est justement extrêmement important pour effacer ce clivage sur l’âge. Les femmes, et encore plus après 50 ans, souffrent de stéréotypes pour tout ce qui a trait au numérique. Le digital représente pourtant une opportunité incroyable de se former à tout âge et, en plus, c’est une nécessité absolue pour rester dans la course.

Aurore Bisicchia : On retourne en studio avec Emmanuelle Larroque pour parler des freins qui nous arrêtent parfois et des envies qui nous guident vers de nouveaux métiers.

Emmanuelle Larroque : La question des freins est vraiment au cœur de ce sujet, parce que je pense qu’aujourd’hui on a une connaissance des freins de l’accès des femmes à ces métiers qui est plutôt partagée, mais nécessite vraiment des mises en œuvre. On monte beaucoup de partenariats avec d’autres écoles digitales pour aller sur des projets en commun. Du coup on forme les formateurs/formatrices, les responsables pédagogiques et les équipes administratives et d’encadrement — on fait la même chose côté entreprises — pour leur distiller une connaissance de comment mieux prendre en compte ces freins culturels et s’assurer que non seulement on est plus attractifs pour les femmes dans nos façons de parler des formations. Quand on parle des formations ou même des métiers, on met souvent en avant, dans ces métiers-là la technologie, les langages, l’environnement technique, du coup, de facto, les femmes se posent la question de leur légitimité. Du coup c’est important de se recentrer sur les usages, en quoi les productions vont avoir un sens, vont être utiles pas qu’à la société — les femmes sont sensibles à ces sujets, je pense, bien sûr, comme les hommes —, mais aussi, en gros, quelles sont les productions concrètes et quelle est la vie de l’entreprise autour de ces métiers et comment elles vont exercer ces métiers au quotidien.
Donc mieux communiquer autour de ces atouts-là je pense que ça fait partie des leviers pour attirer plus les femmes et, après, tout ce qui va être comment on va sélectionner.
La question des freins est aussi structurelle. C’est-à-dire que si on demande dans les dossiers de candidature, que ce soit pour un recrutement ou pour rentrer dans une formation, on va dire des prérequis de connaissances bien sûr techniques mais aussi de formation initiale ou de connaissances sectorielles, les femmes se retrouvent souvent un peu plus éloignées. Là aussi il y avait des besoins importants à combler.
Et bien sûr, dans les freins, c’est toujours la question de la visibilité des femmes dans ces métiers ; elles sont peu présentes encore. Quand on les représente – et là c’est en train de changer, je trouve qu’il y a vraiment des gros efforts qui sont faits – souvent elles sont présentées de manière assez uniforme, un certain type de femmes. Il faut penser que ce sont des femmes extrêmement variées qui se repositionnent, donc on doit travailler sur cette visibilité.
Encore une fois si on dit aux femmes qu’elles sont attendues, c’est-à-dire qu’on souhaite de la diversité, si on dit que ces métiers sont lucratifs, qu’il y a de l’emploi, que les environnements sont faits et pensés pour la diversité, il n’y a aucune raison pour laquelle il n’y aurait pas de femmes. Nous n’avons aucune difficulté pour recruter pour nos formations et même celles que nous montons avec des partenaires qui n’ont pas forcément une image spécifique autour des femmes.
Ce sont 55 000 femmes qu’on a accompagnées maintenant depuis dix ans, donc ça fait un petit paquet ! 17 000 sur tout ce qui va être réorientation, donc leur présenter les métiers, leur faire connaître un petit peu tout le panel possible. Après il y a tout ce qui est développement des compétences métierss ou des compétences digitales et là ce sont 35 000 femmes qui ont été accompagnées par des programmes à la fois en distanciel, des programmes plutôt en autonomie MOOC, mais aussi beaucoup de programmes en synchrone avec des formateurs, formatrices.

Aurore Bisicchia : Justement tu parlais de la crise Covid tout à l’heure. Ça a changé quelque chose dans les profils des femmes qui se présentent à vous ?

Emmanuelle Larroque : Ce qu’on a observé, je dirais à l’entrée de la crise, ce sont des femmes qui avaient un projet de reconversion et qui ont dû l’abandonner. Projet de reconversion, encore une fois, quand on fait trois/quatre mois de formation, potentiellement après on entre même en alternance sur certains de nos projets, si tu n’es pas rémunérée pendant ta formation professionnelle, certaines femmes avaient déjà des difficultés pour se le permettre et puis la crise Covid a vraiment placé des femmes en situation de grande précarité, donc elles abandonnaient leur projet de formation. En réponse on avait déjà des programmes pour former au digital les femmes entrepreneures, du coup on a créé un nouveau programme qui s’appelle SUNS [3]. C’est un programme qui est vraiment orienté pour permettre aux femmes de générer très vite des revenus grâce à des compétences bien sûr entrepreneuriales et relationnelles mais aussi digitales. On manque cruellement de programmes qui vont permettre de vraiment renforcer les compétences marketing, la capacité à aller créer des communautés, à mieux communiquer sur les réseaux sociaux pour se faire connaître. Du coup c’est un programme qui rencontre un succès monumental. On a 250 places à peu près de financées cette année et, pour une place, on a 15 demandes ; c’est fou ! C’est un programme de 80 heures de formation. Ça c’est typiquement le type d’adaptation qu’on a fait pour répondre à des urgences de génération de revenus. Et sur la partie formation, il y a eu des décalages. Des femmes qui s’étaient inscrites dans les formations et qui nous ont dit « je vais devoir trouver un emploi, je n’ai plus le temps ». C’est une réalité, il faut faire avec.

Aurore Bisicchia : C’est sûr que la crise Covid n’a pas aidé. Votre idée c’était vraiment de leur proposer un numérique de reconversion qui leur permette, justement, d’accéder à une certaine liberté économique.

Emmanuelle Larroque : Je pense que collectivement nous devons être très pragmatiques, c’est-à-dire que là on est dans un creux de vague sur les recrutements, on n’a pas fini notre traversée du désert. Le numérique est un outil d’émancipation et vraiment un outil d’inclusion pour les femmes et de développement des potentiels humains féminins. Si aujourd’hui la porte de l’entrepreneuriat est plus propice on accompagne bien sûr les femmes sur cette voie-là. On pense que le digital doit vraiment servir tous les projets qui vont permettre aux femmes de tirer les bénéfices du moment. C’est très important de le resituer parce que le plan de relance va quand même beaucoup financer la formation professionnelle, notamment avec un gros appel d’air sur le numérique. On a interpellé un certain nombre de députés avec une tribune [4] qui est parue en début d’année mais aussi dans le cadre des auditions qu’on vient d’avoir dans le cadre du nouveau projet de loi sur l’émancipation, l’accélération de la place des femmes dans l’économie et aussi un certain nombre de conseillers de différents ministres sur la nécessité d’intégrer pleinement ce levier pour les femmes. On doit absolument investir dans l’orientation et la formation des femmes aux bonnes compétences. C’est une urgence, on ne peut pas attendre rétrospectivement de faire une analyse de situation en disant « mince, tout cet argent n’a pas permis, en fait, de compenser les inégalités inexistantes ». C’est vraiment pro-activement. Il faut aller chercher les femmes et leur offrir des opportunités de formation qui leur permettront rapidement de trouver leur place.

Aurore Bisicchia : Chez Social Builder vous avez des bonnes pratiques, j’imagine, des conseils justement pour intéresser les femmes aux métiers du numérique ?

Emmanuelle Larroque : Les bonnes pratiques nous les partageons à tout le monde. On a eu vraiment une très belle opportunité de travailler avec la Grande École du Numérique, je pense que tu connais. La Grande École du Numérique labellise des formations qui permettent à des publics éloignés du numérique de vraiment rentrer dans cette vague de ce que le numérique peut offrir en termes d’emploi et de formation.
On a eu l’opportunité de monter un MOOC d’une heure, je crois, ou une heure et demie, pour former tous les organismes de formation aux meilleures pratiques qui vont leur permettre de mieux communiquer vers les femmes pour mieux les attirer mais aussi mieux les accueillir. Donc comment ils doivent travailler, leurs critères de sélection, la pédagogie, l’animation des sessions de formation et aussi la manière dont ils doivent engager les entreprises partenaires dans la prise en considération des profils féminins. Le MOOC s’appelle « Propulser les femmes dans le numérique ». Je pense que ces pratiques-là ne sont pas révolutionnaires, mais je dirais que c’est la logique des 80/20 : si tu fais ça, tu as déjà 80 % de chances remplir tes objectifs.
Pour nous les bonnes pratiques sont celles que je partageais tout à l’heure : parler de la réalité des métiers, envoyer un message avec une attention à la diversité, pas forcément dire aux femmes « on vous recrute parce que vous êtes des femmes », ça ne fonctionne pas très bien, par contre dire « on est très attentifs à revoir nos process de recrutement et tous les dispositifs d’accompagnement professionnel pour s’assurer qu’ils soient équitables et qu’ils encouragent une diversité. On forme nos managers. On forme nos responsables de formation justement pour que tous nos programmes soient inclusifs », ça ce sont de vraies clés pratiques et ça fonctionne très bien.

Aurore Bisicchia : Je parlais avec quelqu’un dernièrement qui me disait, justement, qu’elle avait une réunion qui commençait tous les lundis à 9 heures, mais, comme elle devait déposer ses enfants le lundi matin elle ne pouvait jamais arriver à 9 heures, elle était toujours là à 9 heures 15. Son patron lui avait dit « ce n’est pas grave, arrivez à 9 heures 15, on commencera, ce n’est pas grave si vous êtes en retard ». Sauf qu’elle aurait voulu que la réunion commence à 9 heures 15 et non pas à 9 heures.
Est-ce qu’il y a aussi ce travail de prise de conscience dans l’entreprise d’intégrer aussi la vie de famille, que ce soit des femmes et des hommes d’ailleurs, parce que les hommes aussi s’occupent de leurs enfants, aux pratiques ?

Emmanuelle Larroque : Je trouve que le cas que tu exposes est intéressant, il peut y avoir ce cas-là. Il peut y avoir ne jamais faire de réunions le mercredi parce que, au final, il y a beaucoup de prise en charge d’enfants quand on est à temps partiel et on sait que ce sont 90 % de femmes qui prennent le temps partiel c’est pour s’occuper des enfants le mercredi. Il peut y avoir plein de circonstances au final. Donc ça doit vraiment être des discussions. On ne peut pas généraliser des choses comme à l’aune de l’organisation parce qu’il y a des femmes qui vont dire « ça m’arrange plutôt de commencer à 8 heures et d’aller chercher mes enfants à 4 heures et demie. » Il y a des personnes qui peuvent te dire « moi je suis responsable d’un parent âgé et c’est plutôt entre 11 et 13 heures », du coup c’est difficile de systématiser. Après, sectoriellement, il y a des bonnes pratiques.
En tout cas, ce qui est important c’est de laisser un espace pour ces dialogues-là et c’est vrai que c’est la confiance, c’est de pouvoir être affirmé. Je pense que les organisations qui arrivent à faire ça ce sont des organisations qui arrivent vraiment à aligner une vision de ce qu’est l’inclusion chez nous, qu’est-ce qu’on veut vraiment créer comme environnement où tout un chacun et toute une chacune puisse se sentir pleinement contributeur et contributrice. Comment fait-on pour que les gens se sentent vraiment contributeurs et contributrices ?

Aurore Bisicchia : On fait une pause.
Qu’est-ce qui nous freine, nous, les femmes, et surtout comment on embraye ? Comment on passe la vitesse pour aller de l’avant, pour avoir envie d’aller de l’avant quitte à avoir peur en chemin ? Pas facile quand c’est tout un système qui nous bloque, quand c’est toute une société qui nous en empêche. Avancer, briser ce fameux plafond de verre, c’est déjà en prendre conscience, prendre conscience de ce qui nous fait faire du surplace. À ce sujet, on ne résiste pas à l’envie de vous partager ces quelques mots d’Isabelle Collet, informaticienne, chercheuse, qui nous partage son point de vue.

Isabelle Collet, voix off : Au bout d’un moment il faut bien reconnaître qu’on finit par avoir des doutes. C’est-à-dire que quand on est sans arrêt suspectée d’incompétence, sans arrêt suspectée de ne pas être à sa place, il faut vraiment avoir une confiance en soi indestructible pour être convaincue que malgré tout, malgré tous les signaux qu’on vous envoie, et bien qu’on soit moins payée que ses collègues masculins, on est vraiment à sa place.

Aurore Bisicchia : On revient au studio avec Emmanuelle Larroque pour trouver d’autres clefs pour faire bouger les lignes demain et pas seulement en France.
Avec Social Builder vous participez au Forum Génération Égalité [5], un rassemblement mondial pour l’égalité entre les hommes et les femmes organisé par ONU Femmes [6] et coprésidé cette année par la France et le Mexique. Son objectif est de trouver de nouvelles façons de supprimer les obstacles systémiques qui empêchent les femmes de participer de manière égale à tous les domaines de la vie, que ce soit dans le secteur public ou privé, et cette année, pour la première fois, la thématique du numérique est présente. Il était temps non ?

Emmanuelle Larroque : Je suis parfaitement d’accord avec toi, il était temps.
On a beaucoup de chance puisqu’on fait partie des championnes donc des leads qui travaillent depuis maintenant un an et demi puisque le forum a été reculé d’une année. On travaille sur la feuille de route internationale et les priorités autour desquelles on va s’engager, bien sûr les États mais pas que, les entreprises, les collectifs féministes, les associations, sur des tactiques pour réduire les inégalités liées au digital. C’est à la fois une opportunité folle, bien sûr, de grandir et de mieux comprendre les enjeux internationaux, puisque là on travaille vraiment à la maille internationale, mais aussi participer à ce sur quoi on a testé et ce qu’on a observé aussi dans notre environnement. Bien sûr le digital est devenu une priorité à la fois d’accès, d’accès à Internet. Si on regarde à l’échelle mondiale il y a 400 millions de femmes qui n’ont pas accès au digital par rapport aux hommes sur les pourcentages, ce qui est quand même dingue. Avec le Covid ce sont les premières à être retournées à la maison, donc si tu n’as pas de digital pour un petit peu faire du relais, l’éducation des petites filles fait un pas en arrière énorme. Et puis il y a la question de la violence en ligne. Toutes les études montrent qu’aujourd’hui il y a trois femmes sur quatre qui disent avoir été harcelées ou invectivées en ligne, donc la question du harcèlement en ligne est un sujet vraiment préoccupant et qui doit être rapidement traité. Je pense, j’en suis convaincue, après c’est un choix d’organisation mais pas que, que si on veut progresser sur l’égalité de genre, le digital sera un levier démentiel dans les dix prochaines années parce qu’il traverse toutes autres thématiques.

Aurore Bisicchia : Pour toi le numérique de demain doit être féministe ?

Emmanuelle Larroque : On a un retard terrible. Il y a un impensé de l’inclusion dans le développement des technologies. Il y a encore des toutes petites initiatives sur comment créer des technologies plus inclusives, féministes avec des petits hackathons à droite, à gauche. Ce n’est plus possible de faire le constat de développer des algorithmes qui touchent des millions, voire des milliards d’individus, et qui, au final, ne respectent pas ne serait-ce que les fondamentaux de la loi, de la non-discrimination, de l’équité. Aujourd’hui, en tout cas ma conviction, c’est qu’on doit avoir des organes de contrôle qui permettent d’éviter des tests grandeur nature, par exemple quand Amazon met en place un algorithme de recrutement autant dire que ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont concernées, que ces tests impactent autant de vies. On doit être beaucoup plus vigilants aujourd’hui, je sais que je suis encore minoritaire à avoir ce point de vue, on doit légiférer sur le contrôle des technologies pour s’assurer qu’elles ne se font pas au détriment d’une catégorie d’individus et on sait que, malheureusement, ce sont souvent les femmes qui sont encore aujourd’hui un invisible de la technologie.
Donc oui, le numérique ne peut pas faire autrement puisqu’il est trop central dans nos vies. On doit vraiment légiférer sur un numérique inclusif.

Aurore Bisicchia : Ce sera le rôle de la France de l’Europe ?

Emmanuelle Larroque : Ça ne peut être qu’international parce que, aujourd’hui, les grandes Tech compagnies sont beaucoup d’organisations américaines, asiatiques, un peu moins européennes, donc on doit légiférer à l’échelle internationale. On doit trouver une façon pour que l’organisation mondiale du commerce ou des organisations qui travaillent sur les infrastructures à l’international intègrent pleinement ce sujet comme étant nativement un prérequis de certaines autorisations à travailler. Je ne sais pas encore comment nous pourrions le faire. L’Union européenne pourrait être un incitateur, pourrait, encore une fois, être un peu un pionnier et un chef de file sur ces sujets. C’est vrai que j’attends beaucoup de la présidence française sur cet aspect, mais on ne peut plus trop attendre parce qu’on a des technologies qui sont, encore une fois, prédominantes sur tout, sur l’accès à l’éducation. Aujourd’hui en Chine, si vous voulez candidater pour rentrer dans une université tout est automatisé, tout est géré par des algorithmes. L’accès au crédit, à la consommation, bien sûr l’accès aux services de l’État, quand vous voulez, aujourd’hui, avoir accès à un logement social. Tout ça doit être vraiment bien pensé et on est encore dans la réaction, c’est-à-dire qu’il y a un petit groupe de chercheurs qui est allé un petit peu disséquer un algorithme et qui s’est rendu compte qu’il y a une petite boite noire qu’on n’arrive pas à expliquer, des relations à effet et que, finalement, il y a une catégorie de personnes qui est desservie ; ce n’est plus possible ! C’est comme si on mettait sur le marché une voiture et qu’on n’avait pas testé les conditions de la sécurité des passagers.

Aurore Bisicchia : C’est arrivé. Pendant longtemps, comment dire, les femmes avaient plus de chances de mourir dans un accident de voiture parce que dans les crash-tests on mettait plutôt des corps d’hommes que des corps de femmes. C’est une réalité.

Emmanuelle Larroque : Complètement. Bien sûr, il y a tout un mouvement sur la santé des femmes avec des personnes qui essayent de sensibiliser plus. On ne détecte pas un infarctus chez une femme de la même manière que chez un homme ; donc cette question de la santé des femmes et de la sensibilisation des professionnels de la santé mais aussi du grand public.
Sur la partie de la technologie, encore une fois, les technologies sont au cœur de beaucoup de décisions dans nos vies avec des personnes qui ne sont pas forcément sensibilisées et on passe tellement d’heures, ne serait-ce que sur les réseaux sociaux et, du coup, on est exposées en chaîne à beaucoup de situations qu’on n’a pas demandées, sur lesquelles on a très peu de pouvoir d’agir. On doit s’assurer qu’on est n’est pas mises dans des situations, qu’on ne va pas se retrouver mises face à des personnes malveillantes, ne pas pouvoir réagir. Le harcèlement en ligne c’est aussi ça, c’est encore un impensé. On réagit par à-coups successifs, « ah, tiens oui, il y a des personnes qui peuvent prendre contact avec moi et m’envoyer des photos pornographiques auxquelles je n’ai pas consenti et je n’ai aucun moyen de les arrêter ». Des choses comme ça doivent être anticipées et ça reste quand même tout ce qui va être la violence en ligne et les vécus des femmes. Protéger la prise de parole des femmes en ligne doit être une priorité parce que, aujourd’hui, les réseaux sociaux ou des outils, on va dire communautaires, sont aussi utilisés dans certaines circonstances justement pour identifier les femmes et les faire taire. Tout ça doit vraiment être un peu plus accompagné, pensé, organisé pour éviter de gérer les conséquences.

Aurore Bisicchia : Ça fait partie de la feuille de route que vous mettez en place, du coup, dans le cadre du forum ?

Emmanuelle Larroque : Dans le cadre du Forum Génération Égalité, la violence en ligne est une des quatre priorités du forum. Parmi les priorités il y a tout ce qui va être, bien sûr, l’éducation et la formation des femmes aux compétences digitales et puis tout ce qui est accès à Internet, c’est un premier pilier. Il va y avoir tout ce qui est construction des réseaux et des écosystèmes dans les territoires qui permettent d’accélérer de l’innovation mais aussi des programmes en lien avec le digital et la place des femmes. Il y a aussi tout ce qui est technologie féministe, donc comment on fait de l’innovation inclusive. Et le dernier pilier c’est la violence en ligne. Comment on crée et on travaille main dans la main avec les grands acteurs du digital et de la technologie de façon à être dans la prévention, l’accompagnement des victimes et aussi dans la médiation et le contrôle. Ça va mettre du temps, ce n’est quand même pas la partie la plus simple, mais les États peuvent aussi légiférer à leur maille et, là encore, l’Union européenne peut aussi travailler, elle réfléchit déjà, mais être plus pionnière et être modèle pour pouvoir aller un peu plus vite sur ce sujet. Ce sont des problématiques complexes, mais, encore une fois, on agit trop en réactif.

Aurore Bisicchia : As-tu des exemples de ce que pourrait être un numérique inclusif ?

Emmanuelle Larroque : Pour moi, le premier réflexe ce serait de dire qu’il y a un cadre législatif de la non-discrimination, en France notamment, qui est bien construit et s’assurer à la base que tout service ou toute technologie respecte ce cadre, c’est-à-dire que dans les prescriptions, les décisions, les accompagnements proposés, on est bien conforme à une non-discrimination au regard de ces critères. Pour moi c’est la base en fait.
Mais aujourd’hui, quand tu sors un logiciel de recrutement qui peut, par exemple, accompagner des parcours professionnels dans les entreprises, donc tu vas t’appuyer sur des données et, avec ces données, tu vas pouvoir faire des propositions de fléchage de formation, de reconversion, de tout un tas de dispositifs qui vont aider la mobilité dans des grands groupes, on va dire que c’est la prérogative de l’éditeur de se poser des questions ou pas. Aujourd’hui, à ma connaissance, il n’y a aucun contrôle qui est fait pour s’assurer que ces outils ne vont pas avoir des effets sur des publics en raison de certains critères qui sont déjà identifiés par la loi. Pour moi c’est la base. Déjà on se met bien en accord avec la loi, on forme tous les recruteurs, femmes et hommes de ce pays, sur la non-discrimination.

Aurore Bisicchia : À toutes ces femmes qui se posent encore la question, qui se posent peut-être la question de se reconvertir, d’embrayer vers les métiers du numérique, qu’as-tu envie de dire ?

Emmanuelle Larroque : Ce que je dirais aux femmes qui veulent s’intéresser au numérique, c’est n’hésitez pas. Ça fait toujours un petit peu peur de se dire au final je suis quand même très loin de ça, mais, en fait, les métiers se créent tous les jours. D’ici 2035 il y a 80 % des métiers qui vont émerger, disparaître ou se transformer complètement en raison de leur numérisation. On ne peut pas ne pas s’y intéresser, déjà, mais surtout c’est un univers de possibles complètement incroyable. Il y a des métiers qui se numérisent et qui, du coup, vont ouvrir des champs illimités de possibles. Il faut vraiment se dire j’apprends à mon rythme. Nous sommes dans un pays où on investit beaucoup sur la formation continue, donc j’ai une opportunité du coup en plus de monter et puis il y a de plus en plus de formations gratuites en ligne disponibles, donc je vais à mon rythme.
Ce sont des métiers passionnants, très divers, lucratifs, pour la plupart évolutifs, qui sont valorisés socialement. Il n’y a que du bon quoi !

Aurore Bisicchia : Merci Emmanuelle.

Emmanuelle Larroque : Merci beaucoup.

Aurore Bisicchia : Avant de partir on ne résiste pas à vous partager ces quelques mots de Claudie Haigneré, médecin, astronaute et ministre.

Claudie Haigneré, voix off : À la télé il n’y a pas de rôles modèles et les quelques images de femmes dans le métier elles ont quand même des cheveux rouges et puis des coiffes comme ça. Ce n’est pas obligatoirement un principe pour toutes les jeunes femmes, les jeunes filles. Donc il faut incarner ces métiers, raconter, raconter avec les expériences de vie parce que les jeunes, aujourd’hui peut-être encore plus qu’à notre époque, ont besoin qu’il y ait du sens à ce vers quoi ils vont s’orienter et le sens c’est aussi l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Moi j’ai eu une fille entre mes deux missions. Il faut raconter aussi, pourquoi pas !, et je le fais régulièrement, les échecs, les vulnérabilités, les faiblesses, ça n’existe pas les super women.

Aurore Bisicchia : Vous êtes toujours là ? Super ! On espère bien que l’expérience auditive vous a plu, même convaincus. De quoi vous donner peut-être des envies de formation et de reconversion pour vous, pour l’une de vos proches ou pour votre fille par exemple. Le combat contre les stéréotypes de genre continue. Nos outils, nos mots et nos voix, nous les mettons au service d’autres rôles modèles à vous présenter bientôt sur Chut! Radio. Restez à l’écoute !