Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Merci d’être si nombreux et nombreuses pour parler du langage inclusif aujourd’hui.
Je m’appelle Diane Moinet, je suis spécialiste en linguistique appliquée au monde du travail. Nous allons voir ensemble ce que cela veut dire et pourquoi c’est intéressant d’utiliser les connaissances universitaires issues de la linguistique dans le monde du travail et ce qu’on peut en faire.
Je suis également la fondatrice de l’atelier de sensibilisation la Fresque de la langue française [1] qui, comme les autres fresques existantes – la première du nom, la Fresque du climat [2] –, sert à sensibiliser à des enjeux de société à travers des données scientifiques, de manière ludique et collaborative, donc ici autour des données de la sociolinguistique et de la psycholinguistique, dont nous allons parler aujourd’hui, pour sensibiliser aux discriminations linguistiques en particulier, qu’est-ce que sont les discriminations linguistiques, et promouvoir la diversité de la langue française, puisque nous allons voir qu’elle est assez multiple.
Pourquoi s’intéresser à la langue dans un contexte professionnel ?
Pour commencer, pourquoi s’intéresser à la langue dans un contexte professionnel ? À priori, ce n’est pas forcément là qu’on l’attend en premier.
Déjà parce que la langue régit toute notre société, que ce soit dans la vie privée ou dans la vie professionnelle, et nous allons nous demander justement de quelle manière les deux interagissent : est-ce que la langue, c’est le reflet de la société ou est-ce que c’est le contraire ?
Pendant le 20e siècle deux courants se sont opposés : un courant qui pensait plutôt que c’était la langue qui allait avoir une influence sur la pensée, et un courant qui pensait le contraire, que c’était surtout la pensée qui allait influencer la langue. Aujourd’hui, on est un peu revenu de ces positions tranchées et on considère que les deux s’influencent mutuellement : la langue influence la pensée et la pensée influence également la langue.
La linguistique est un domaine assez large, on peut étudier tout un tas de catégories en linguistique. On a des études à l’échelle globale, c’est-à-dire qui vont être communes à toutes les langues, on va avoir les opérations logiques, les familles de langues, les outils de communication et de signification. Je vous ai mis en gras ce qui va nous intéresser aujourd’hui : les outils de communication et de signification. Dans les études spécifiques, qui vont être propres à chaque langue, on va avoir, par exemple, la formation et l’ordre des mots, la construction du sens et les enjeux sociaux qui sont propres à chaque culture, les enjeux sociaux c’est ce dont on va parler aujourd’hui.
Il est important aussi de faire la distinction entre la normalité et la normativité. Souvent on utilise le mot norme, mais ce mot prête souvent à confusion :
on ne sait pas si on parle de la normalité qui, en linguistique, est la manière de parler utilisée par la majorité des francophones, en fait c’est une normalité statistique
et on a la normativité qui va être la sélection des manières de parler considérées comme le bon usage, c’est donc une sélection qui est arbitraire et, on va le voir, il y a souvent des décalages entre ce qui est utilisé par la plupart de la population et ce qui est considéré comme le bon usage. Je peux vous donner déjà comme exemple la négation. On dit qu’il faudrait dire « je ne pense pas » or, on se rend compte que la plupart des personnes, d’un point de vue statistique, va dire « je pense pas » aujourd’hui. On a donc une forme qui correspond plutôt à la normalité et une autre qui correspond à la normativité.
Autre raison de s’intéresser à la langue dans un contexte professionnel, les questions de discrimination.
Une discrimination encore assez méconnue s’appelle la glottophobie. C’est un concept qui a été forgé par le linguiste Philippe Blanchet, qui travaille beaucoup sur ces questions-là, c’est la discrimination d’une personne à cause de certains traits linguistiques comme l’accent ou l’usage de certaines langues qui vont être discriminées dans la vie sociale. C’est une discrimination qui pourrait prochainement être reconnue par la loi puisque, en 2020, une loi a été votée à l’Assemblée pour reconnaître l’accent comme le 26e critère de discrimination inscrit dans le Code pénal. Malheureusement, en 2025, cette loi est encore en attente de passage au Sénat, pour l’instant elle n’est pas encore actée. Ce serait un pas en avant assez important puisque ça permettrait de quantifier, d’avoir beaucoup plus d’informations sur cette discrimination, de la faire également connaître et reconnaître par la loi.
Au moment du projet de loi, en 2020, un sondage IFOP est sorti, qui est assez éloquent, je vais vous donner deux chiffres : 65 % des entreprises qui recrutent estiment qu’avoir un accent est un critère négatif. Ce qu’on entend par « avoir un accent », c’est un accent qui s’éloigne de l’accent normé, de l’accent qu’on entend habituellement dans les médias, et cela a donc un impact concret sur l’employabilité.
On a également 20 % des personnes interrogées qui disent avoir été discriminées pour ce motif qui arriverait donc, de cette manière, au quatrième rang de ces discriminations, c’est quand même assez élevé.
L’accent perçu comme sans accent, parfois on entend qu’une personne n’a pas d’accent et c’est complètement infondé d’un point de vue linguistique. Tout le monde a un accent puisque l’accent va être un ensemble de manières de prononcer les mots et, forcément, on prononce tous et toutes les mots d’une façon ou d’une autre, donc tout le monde a un accent. La question c’est surtout quel est l’accent qui est perçu comme légitime, par rapport auquel on va juger les autres et on va les distinguer. C’est donc plutôt cela qui est problématique.
L’impact des mots sur nos représentations
Dans une première partie, je vais vous parler de l’impact des mots sur nos représentations mentales. Pour cela, on va partir dans des sciences du langage et, pour commencer, de la sociolinguistique, une des branches de la linguistique qui s’intéresse particulièrement aux liens entre société et langage, quels sont les liens qu’on peut établir entre les deux.
Dans les enseignements de la sociolinguistique, on peut retenir que la langue et ses usages ne sont pas neutres, c’est-à-dire qu’on a souvent l’impression que la langue est un bagage commun, qu’on ne remet pas forcément en question puisqu’on la pratique depuis toujours. En fait, la langue est le fruit de tout un tas de conséquences de notre éducation, de notre socialisation, des rapports de pouvoir dans la société, donc c’est tout sauf neutre.
La langue et sa perception vont également s’inscrire dans une société, c’est-à-dire que selon si on parle d’aujourd’hui, si on parle d’il y a 50 ans, d’il y a deux siècles, ça ne va pas être la même chose. Ça dépend également si on se positionne depuis Paris, si on se positionne depuis une autre région de France et si on se positionne depuis un autre pays de la francophonie ça va encore être différent. Il va donc falloir à chaque fois savoir d’où on parle, comment on se situe par rapport à la langue.
Comme je vous disais, les rapports de pouvoir sont encore aujourd’hui un angle mort qu’il faudrait vraiment explorer davantage pour plus d’inclusion que ce soit dans l’ensemble de la société ou dans le monde professionnel.
Que nous apprennent les sciences du langage ?
En sociolinguistique, on parle également de capital linguistique, vous avez peut-être déjà entendu ce mot, peut-être êtes-vous être familier et familière de la notion de capital, on a le capital économique, le capital culturel. Nous avons tout un tas de manières, on va dire, d’être socialisés, qui nous rend inégaux et inégales par rapport à certains domaines de la société.
Le capital linguistique va être le degré de maîtrise de la manière de parler des élites et qui confère un pouvoir symbolique et légitime à la prise de parole en public. Face à cela, il y a d’énormes disparités selon l’éducation qu’on a pu recevoir, le milieu dans lequel on a évolué. C’est important d’en avoir conscience parce que ça permet, d’une part, de prendre conscience de ses privilèges quand on en a et, de l’autre, si on n’en a pas, de comprendre aussi d’où vient notre sentiment de ce qu’on appelle l’insécurité linguistique, c’est-à-dire le fait qu’on ne se sent pas à l’aise pour prendre la parole à l’oral, pour s’exprimer également à l’écrit, parce qu’en fait on a plein de situations qui vont nous silencier et qui vont faire qu’on ne va pas oser prendre cette place-là. C’est vraiment lié à la question du capital linguistique. Cette donnée de l’insécurité linguistique est vraiment quelque chose de très important et qui a des conséquences à toutes les échelles de la vie, puisque, dès le plus jeune âge, ça peut mener très directement à de l’échec scolaire : un enfant qui se sent pas légitime à prendre la parole, qui ne va pas se sentir à l’aise à l’écrit du fait d’une difficulté à rédiger, par exemple, qui fait de nombreuses erreurs d’orthographe, va être directement orienté scolairement. Ça peut amener aussi un sentiment d’illégitimité pour faire certaines études où on sait que le langage va avoir une place importante et, dans ce cas-là, on va s’autocensurer. Ensuite, ça peut avoir un impact jusque dans le monde du travail puisqu’on peut s’interdire de postuler certains emplois en pensant qu’on ne va pas être légitime ou qu’on sera dans une situation dans laquelle on ne va pas se sentir à l’aise à cause de l’insécurité linguistique.
L’autre domaine de la linguistique dont j’aimerais vous parler aujourd’hui, c’est la psycholinguistique, la science qui va étudier les effets du langage sur le cerveau. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’études en psycholinguistique, dont je vais vous parler juste après, et l’impact du langage sur le cerveau fait vraiment consensus, il n’y a pas du tout d’hésitation là-dessus, Des études ont été réalisées en France, dans d’autres pays de la francophonie, mais également dans d’autres aires linguistiques et ça va être intéressant, justement, de comparer tout ça.
Les exemples et études que je vais vous citer juste après proviennent d’un essai qui s’appelle Le cerveau pense-t-il au masculin ?, qui est paru en 2021, que je vous recommande chaudement si vous avez envie ensuite de poursuivre la réflexion sur ce sujet.
Quelles expériences mènent les sociolinguistes ?
On va se demander quelles sont les expériences que mènent les psycholinguistes et quelles représentations mentales on développe, puisque ce sont des études qui permettent de comprendre quelles sont les représentations mentales qu’on a à travers le langage.
L’exemple qui est tiré du livre dont je viens de vous parler est le suivant : « Le médecin a demandé aux étudiants de se laver les mains ». Dans cette phrase, on a deux problèmes :
le premier c’est « le médecin ». On ne sait pas de qui on parle, puisqu’on a le problème des métiers genrés au masculin uniquement et qui pourraient, dans certains cas, représenter également des femmes. Le cerveau n’aimant pas ce type de situation instable va trancher pour du masculin, donc c’est problématique ;
le deuxième problème c’est le masculin générique « aux étudiants ». Cette fois-ci, le problème c’est que c’est supposé renvoyer autant à des garçons qu’à des filles, puisque le masculin générique est supposé inclure aussi bien le masculin que le féminin. Sauf que, comme je vous disais, je vais vous montrer ensuite les études qui le démontrent, le cerveau n’aime pas l’ambiguïté, donc voit un mot masculin, va penser automatiquement « on parle de garçons ».
La conséquence directe de tout cela c’est que ça exclut les femmes de nos représentations mentales, ça a le même effet aussi bien chez les hommes que chez les femmes : on va penser « homme » si on voit un nom de métier au masculin et on va penser « homme » si on voit un masculin générique.
Pourquoi notre cerveau fonctionne-t-il comme ça même si on a envie que ce ne soit pas le cas ? C’est parce qu’il réagit et fait appel à des mécanismes d’activation. C’est-à-dire que plus on va avoir des idées qui vont être associées entre elles ou des mots qui vont être associés entre eux, plus on va faire le lien automatiquement. Comme habituellement et majoritairement les mots masculins renvoient à des personnes de genre masculin, on va se dire « un mot masculin égale une personne de genre masculin » et c’est un lien qu’on ne peut pas s’empêcher de faire, le cerveau va toujours aller vers la simplicité.
Je vais vous présenter une étude de 2015, une étude en Suisse francophone. Des psycholinguistes ont demandé à des adolescentes et des adolescents de 14 à 17 ans : qui peut réussir dans un métier ?
Pour les métiers qui sont stéréotypés masculin et les métiers sans stéréotype, les chances de réussite sont perçues comme plus élevées pour les femmes lorsque les métiers sont présentés au féminin et au masculin que lorsqu’ils le sont uniquement au masculin. Pour vous dire que ça a aussi un impact dès le choix d’orientation des études et pas seulement dans le monde professionnel, c’est même avant ça, puisque, si un métier qui est tout le temps présenté au masculin, les jeunes filles vont avoir beaucoup plus de mal à se représenter ce métier comme étant possible et accessible pour elles.
Là, vous allez me dire « c’est bien beau tout ça mais comment fait-on pour le savoir ? ».
On a différentes manières de mesurer les biais cognitifs.
Une des premières techniques utilisées c’est ce qu’on appelle les études de production. On va présenter ce qu’on appelle une phrase amorce et on va demander aux personnes interrogées de la compléter. La suite va être déterminée par ce dont je vous parlais tout à l’heure, les mécanismes d’activation de notre cerveau, donc la première chose qui nous vient à l’esprit. Si je vous dis « nommez votre musicien préféré », on peut être assez sûr que vous allez citer un homme. Ce qui est intéressant, c’est que ces expériences n’ont pas été menées uniquement en français mais dans d’autres langues comme l’allemand et l’anglais et elles montrent que, dans toutes ces langues, il est plus difficile de produire un terme qui se réfère aux femmes si l’amorce est faite au masculin. Ça nous démontre bien que ce masculin active une représentation masculine dans le cerveau.
On pourrait se dire « on a quand même eu le temps de réfléchir à sa réponse, donc ça pourrait biaiser les résultats ». Dans ce cas-là, on a un autre type d’études qui existe, c’est ce qu’on appelle les études de correspondance, mapping en anglais. Dans ce cas, on présente toujours une phrase amorce qu’on va faire suivre par une autre phrase qu’on appelle la phrase cible. Par exemple : « Les musiciens sortirent de la cafétéria ; À cause du temps nuageux, une des femmes avait un parapluie. » Les personnes qui sont interrogées doivent juger si c’est une suite qui est possible ou non. Comment fait-on pour savoir sans passer par l’étape de réflexion et de verbalisation qui pourraient biaiser le résultat ? En fait, on mesure l’activité électrique du cerveau et aussi le temps de lecture de la phrase cible, puisque si on met plus de temps, c’est qu’on est plus en difficulté et que notre cerveau va devoir élaborer la phrase pour y trouver un autre sens.
Vous pourriez me demander comment ça se passe dans des langues comme l’anglais, par exemple. On remarque que dans les langues qui ont une marque grammaticale de genre, comme le français et les langues latines de manière générale, dans lesquelles le masculin est la forme par défaut, ce qu’on retrouve dans l’ensemble de ces langues, l’interprétation masculine d’un mot est spontanément privilégiée par le cerveau lors de la lecture, c’est ce qu’on a vu. Cela fait vraiment consensus en psychologie expérimentale, toutes les études sont vraiment unanimes : que ce soit dans n’importe quel pays et à différentes périodes dans ces dernières décennies, à chaque fois ce sont les mêmes résultats qui ressortent.
Ce qui est intéressant c’est donc dans les langues sans genre grammatical marqué, par exemple l’anglais, les stéréotypes de la société influencent fortement notre représentation mentale du genre, donc c’est biaisé dans tous les cas, c’est-à-dire que soit ça nous vient de la langue, soit ça nous vient de la société : dans les deux cas, on va avoir tendance à penser masculin. Comme le masculin tend à être la représentation mentale dominante dans nos sociétés, dans tout un tas de domaines on se rend compte que tout est pensé par rapport au masculin et que le féminin vient en second, ça a, en fait, les mêmes effets sur le cerveau. Que ce soit une raison grammaticale ou une influence des stéréotypes de genre dans la société, on se rend compte qu’on a tendance à avoir des représentations masculines quoi qu’il en soit.
Histoire de la masculinisation du français
Nous allons passer à notre deuxième partie : l’histoire de la masculinisation du français, puisque le français n’a pas toujours été une langue aussi masculinisée, il y a eu plusieurs étapes historiques.
Quel est le rôle de l’Académie française ?
La première étape importante c’est le 17e siècle avec l’Académie française qui a eu un rôle énorme dans cette masculinisation.
Pour recontextualiser un petit peu, elle est fondée en 1635 par Richelieu. Son rôle était d’établir une langue officielle, de créer une grammaire et un dictionnaire.
Il faut attendre 1932, donc 1635-1932, pour avoir la première grammaire et l’unique à ce jour, qui a été un échec cuisant à sa sortie, qui n’a jamais été rééditée, qui a été déjà beaucoup critiquée à sa sortie par les linguistes de l’époque.
Il faut attendre ensuite 1980 pour avoir la première femme académicienne, donc pendant tous ces siècles-là, pas une femme à l’horizon, il faut attendre Marguerite Yourcenar.
Aujourd’hui, aussi pour contextualiser, l’âge moyen des académiciens c’est 78 ans, ce qui donne une idée de la représentativité de la société, parfois un peu discutable.
Et finalement, le peu de dictionnaires publiés en toutes ces années est aussi intéressant à prendre en compte. La plupart des dictionnaires actuels ont une fréquence d’édition annuelle et là on est à neuf dictionnaires en 390 ans, ce n’est pas énorme, ce qui fait qu’ils sont souvent obsolètes dès qu’ils sortent.
Et enfin, dernier chiffre, peut être le plus important de tous ceux-là, c’est le zéro, c’est le nombre de linguistes à l’Académie française, zéro ! Ce sont des personnes qui donnent leur avis sur la langue mais qui n’ont pas de membres linguistes, c’est un peu problématique !
On peut se poser la question du rôle de l’Académie française dans la société, puisqu’on l’entend parfois dire « il faut dire comme si, il faut dire comme ça, on n’a pas le droit de dire ça ».
Deux citations contradictoires de l’Académie française.
La première de Georges Dumézil, un académicien, qui dit qu’aujourd’hui l’Académie ne prétend pas régenter la langue. D’accord. Ça veut donc dire que l’Académie serait là comme observatrice et elle se contenterait d’observer les usages. Et une autre, « De l’usage, seule l’Académie française a été instituée la "gardienne" », donc ce serait uniquement elle, la seule, qui enregistre les usages. Donc, si c’est pas enregistré par l’Académie, ce n’est pas valide. C’est donc un peu contradictoire.
Pour vous montrer aussi dans quelle position on se situe quand on parle au nom de l’Académie française, François-Eude de Mézeray, un académicien, qui, en 1673, disait « avoir une préférence pour l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes. » On a un beau programme ici !
La langue française est-elle sexiste ?
On peut se demander si la langue française est sexiste et si elle a été volontairement masculinisée. Vous vous en doutez un petit peu, à priori la réponse est oui !
Un autre exemple, si j’avais encore besoin de vous convaincre, Nicolas Beauzée, un académicien du siècle d’après, donc du 18e, nous dit : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » Vous connaissez la fameuse règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, ça vient de là, c’est-à-dire que le projet n’est pas uniquement grammatical, il est également sociétal : dans la société les femmes sont vues comme inférieures aux hommes, donc, grammaticalement, il doit en être de même et ça a remplacé une règle dont je vous parlerai après, qui existait et qui était bien plus égalitaire.
Ça c’est pour la grammaire.
Le vocabulaire a également été modifié dès la création de l’Académie, au 17e siècle, pour invisibiliser les femmes, notamment tout un tas de noms de métiers ont complètement disparu, qu’on est en train de réhabiliter aujourd’hui, mais ça prend du temps.
C’est pourquoi on préfère parler parfois de dé-masculinisation de la langue plutôt que de féminisation, parce que ça permet de rendre compte de ce mécanisme qui a été d’abord de masculiniser la langue en invisibilisant les femmes et aujourd’hui qui serait, en fait, simplement de retirer ce substrat masculin qu’on a rajouté pendant des siècles.
Quel est l’impact de tout cela sur le vocabulaire et la grammaire de manière plus concrète avec des exemples ?
Au niveau du vocabulaire, on a la suppression de différents métiers, c’est pour cela que je vous parlais tout à l’heure du nom des métiers et de leur importance sur nos représentations mentales. On avait des métiers comme le métier de peintresse, le métier d’autrices, de médecine – comme la science mais c’était pour les femmes –, philosophesse. Ces mots désignaient les femmes exerçant ces professions et, comme vous le remarquez, ce sont souvent des métiers intellectuels ou à haut capital social qui sont visés puisque d’autres métiers, avec leurs pendants, par exemple actrice, ne posaient pas de problème : actrice était considéré, surtout au 17e siècle, comme un métier extrêmement infamant, donc on pouvait tout à fait garder l’actrice, pas de problème à visibiliser les femmes. Par contre autrice était un métier où il ne fallait pas qu’il y ait de femmes.
Du côté de la grammaire, c’est ce que je commençais à vous dire tout à l’heure, on a la suppression de l’accord de proximité qui existait en latin et qui, en fait, a été hérité et a continué à être utilisé pendant tout le Moyen Âge, le 16e et même au 17e siècle. On retrouve encore, par exemple chez Racine, des passages où il utilise l’accord de proximité sans problème.
Pour vous donner un exemple, l’accord de proximité va être d’accorder le participe passé ou l’adjectif avec le nom qui est le plus proche de lui ; si ce nom est au féminin, on accorde au féminin, s’il est au masculin, on accorde au masculin : l’homme et la femme sont belles ; la femme et l’homme sont beaux.
Autre exemple un peu moins connu, c’est le remplacement du pronom « la », dans certains cas, par le pronom le ». Je vais donner un exemple par rapport à Mme de Sévigné au 17e siècle. Gilles Ménage rapporte un discours qu’il a eu, un échange avec Mme de Sevigné dans une lettre. « Madame de Sévigné s’informant sur ma santé je lui dis : Madame je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue il faudrait dire "je le suis". Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. » C’est quelque chose qu’on a complètement oublié aujourd’hui, c’est devenu tout à fait normal pour une femme de dire « je le suis » pour dire « je suis aussi malade », alors qu’avant c’était « je la suis » avec le pronom féminin pour les femmes, mais ça a été supprimé.
Comment faire ? Techniques et exemples concrets
Nous allons passer à notre à notre troisième partie.
Comment faire donc pour avoir une langue plus inclusive maintenant qu’on a fait ce constat ? Comment va-t-on pouvoir faire aussi dans le monde du travail, concrètement, pour utiliser ces différentes techniques ?
Représenter l’ensemble de la société
L’objectif va être en fait de représenter tout simplement l’ensemble de la société qui, actuellement, n’est absolument pas représenté dans la langue.
Plusieurs propositions existent pour avoir une langue qui soit plus égalitaire. Certaines sont plus connues que d’autres. Je vais essayer de vous faire un panel assez large de toutes ces possibilités.
Il faut déjà savoir que certaines techniques ne sont pas nouvelles, existaient depuis fort longtemps, qu’on pourrait tout simplement réutiliser.
La première c’est celle des pronoms neutres. On entend beaucoup parler aujourd’hui par exemple de « iel », qui est un néologisme c’est-à-dire une création contemporaine. Ce qui est intéressant c’est de voir que ces pronoms neutres ne sont pas récents, ce concept de pronom neutre en français. Ce sont des traces du latin qui vont ensuite disparaître progressivement au 12e siècle, l’Académie n’y est pour rien ! En tout cas, on avait des pronoms neutres jusqu’à cette époque. On avait le pronom personnel « el » et on avait aussi ses variantes « al » et « ol ».
On avait également, comme je vous disais il y a un instant, les accords de proximité qui existaient jusqu’au 17e siècle, on accordait l’adjectif ou le participe passé avec le genre du nom le plus proche. C’est aussi une recommandation possible de réutiliser une règle de grammaire qui existait jusqu’alors en français.
Autre chose qui existait également, dont on a parlé, ce sont les noms de métiers au féminin. Donc réutiliser des noms de métiers féminins qui ont été volontairement supprimés et, par rapport aux réalités des nouveaux métiers, penser aussi à chaque fois, quand on crée un nouveau nom de métier, à créer également son pendant féminin.
Comme je disais, il existe un grand nombre de techniques et elles sont loin de se limiter à deux ou trois. Vous en avez déjà vu trois qui existaient, qu’on peut réutiliser, et, de manière générale, le conseil que j’aurais à vous donner c’est d’utiliser des outils de manière variée, si on utilise tout le temps le même, ça peut alourdir le texte ou le discours si on est à l’oral. Faire varier ses outils c’est valable pour l’inclusion dans la langue mais c’est valable pour n’importe quel aspect du discours : plus on varie, plus c’est agréable et fluide pour les auditeurs et auditrices.
Il est intéressant d’observer que certaines techniques sont assez acceptées parce que, souvent, même pas remarquées comme telles, on ne s’en rend pas forcément compte. D’autres, à l’inverse, créent beaucoup de résistance.
On va avoir également des techniques plus ou moins efficaces selon son objectif qui peut être soit de vouloir rendre le féminin plus visible, donc, dans ces cas-là de rajouter des féminins, soit, au contraire, de vouloir neutraliser le genre dans la phrase, c’est-à-dire ne pas vouloir donner d’importance au genre de la personne dont on parle parce qu’on considère que c’est une autre information qui est importante sur cette personne.
Dans les différentes techniques possibles, que j’ai essayé de vous classer des plus acceptées aux plus compliquées à utiliser parce qu’elles peuvent aussi créer de l’opposition, on a la féminisation des noms de métiers qui a quand même créé pas mal de résistance, notamment de l’Académie française, pendant un certain un nombre d’années, mais qui aujourd’hui, face au constat que ça se démocratise de plus en plus, a quand même fini par accepter le fait que ce n’était pas un péril mortel pour la langue française. Aujourd’hui on a donc une cheffe, on a une entrepreneuse ou entrepreneure avec un « e », les deux sont utilisés. Il est intéressant de voir que des formes mettent en valeur le féminin à l’écrit mais sont beaucoup plus discrètes à l’oral. Par exemple « entrepreneuse » visibilise aussi à l’oral le fait qu’on parle d’une femme. On a la développeuse, on a l’ingénieure, la factrice, la pompière, la maîtresse de conférence. C’est intéressant : on a la maîtresse d’école, il n’y a pas de problème, mais la maîtresse de conférence, ça fait un peu grincer des dents. Pourquoi ?
On a aussi la technique des doublets. C’est assez, je vais dire cocasse, parce que beaucoup de personnes, notamment contre l’écriture inclusive, les utilisent mais ne se rendent pas compte que ce sont des techniques inclusives : dire « Françaises et Français », « le directeur ou la directrice », tout simplement « madame, monsieur », ce sont des manières inclusives de parler et de ne pas s’adresser juste à un genre dans la salle.
On a également les mots épicènes, pareil, qui passent pas mal en sous-marin, assez inaperçus, et pourtant qui permettent de neutraliser le genre. Pour le coup, ce n’est pas rendre visible le féminin, c’est plutôt neutraliser le genre. Les mots épicènes sont ceux qui s’écrivent de la même façon au féminin et au masculin, souvent ce sont des mots qui finissent par un « e ». On va avoir responsable, partenaire, cadre, collègue, etc., on en a un certain nombre.
On va avoir également une technique qui demande un petit peu plus de travail, qui demande de reformuler sa phrase, parce que, parfois, on ne peut pas toujours utiliser de la même manière le langage inclusif dans toutes les phrases, ça ne s’applique pas forcément aussi facilement que ça. Par exemple « les participants ont trouvé la fête fantastique », on peut dire « la fête était fantastique ». Ça change un petit peu le sens de la phrase, en même temps « la fête était fantastique », à priori c’est du point de vue des personnes qui y étaient, ça reste quand même acceptable.
Encore une fois, en langage inclusif il n’y a pas une bonne réponse, c’est à vous de voir au cas par cas ce que vous pouvez appliquer, ce qui est le moins coûteux, ce qui va vous permettre de l’utiliser de la manière la plus aisée, simple et fluide possible.
On a ensuite tout ce qui va être les substitutions par le groupe. Par exemple « l’électorat » au lieu de dire « les électeurs » ou le doublet « les électeurs et les électrices ». Ça renvoie exactement la même idée, ça permet qu’il n’y ait qu’un seul mot. C’est l’avantage par rapport aux doublets qui peuvent parfois effectivement alourdir les phrases, en tout cas les allonger. Avec la substitution par le groupe on évite cela, ce n’est donc pas mal si on veut justement varier les techniques pour ne pas trop allonger ses phrases ; l’auditoire pareil au lieu des auditeurs et auditrices ; le corps enseignant au lieu des enseignants et des enseignantes ou le personnel.
Une autre technique qui, en plus, a le mérite d’être très efficace, notamment en communication, en marketing, qui permet à la personne à qui vous vous adressez de vraiment se sentir plus concernée, c’est de lui parler en la vouvoyant ou la tutoyant directement : au lieu de dire « les participants doivent s’inscrire sur tel lien », dire « inscrivez-vous sur tel lien ».
Vous avez également l’ordre de mentions qui peut être alphabétique ou aléatoire. Dans quel ordre, quand on fait une énonciation, on va utiliser les mots puisqu’on a tendance à toujours favoriser le masculin. Je vous donne un exemple : « mari et femme », on ne dira pas « femme et mari » ; « Adam et Ève », a-ton déjà entendu « Ève et Adam » ? ; « oncle et tante », « tante et oncle ». La liste peut être très longue et on se rend compte qu’on a toujours tendance à nommer le masculin avant le féminin. Pour corriger cela, on peut soit utiliser le choix alphabétique soit utiliser le choix aléatoire soit, d’ailleurs, on peut aussi considérer que comme on met tout le temps le masculin devant, pourquoi pas, dans certains cas, utiliser tout le temps le féminin aussi, pourquoi pas !
On a ensuite les accords de proximité ou de majorité. Je vous ai parlé tout à l’heure des accords de proximité. Les accords de majorité c’est la même chose, sauf qu’on va considérer que si on a un groupe de 1 000 femmes et un homme, on va genrer au féminin et, à l’inverse, on va genrer au masculin.
Les abréviations, c’est là où ça peut coincer un peu plus. On a le fameux point médian, dont vous avez sûrement entendu parler, mais pas que, avant on avait d’autres techniques comme les parenthèses. Par exemple sur les cartes d’identité vous voyez « né(e) » écrit avec un « e », à priori ça n’a jamais froissé personne et ça a exactement la même fonction que le point médian.
Et enfin, la dernière technique, ce sont les néologismes. On peut avoir les auditeurices, iel, toustes, etc., qui là sont clairement des mots qui, à priori, vont créer le plus de réactivité face à vous.
Le problème avec le point médian ? Pourquoi y a-t-il autant de problèmes avec le point média ?
Déjà c’est bien de dire que c’est une abréviation d’un mot, d’une énumération au féminin et au masculin, c’est-à-dire un doublet, dont on a parlé tout à l’heure, et il est utile, comme toutes les abréviations, c’est la fonction d’une abréviation quand on manque de place. Quand on n’a pas beaucoup de place on peut écrire « auteur·ice ». À l’oral, tout simplement, ça se lit auteur et autrice puisque c’est l’abréviation d’un doublet.
Je vous donne un exemple dont on dit toujours que c’est lisible : M. pour monsieur, quand on dit monsieur Dupont et qu’on écrit M., personne ne va lire « m point Dupont ». C’est donc qu’on est tout à fait capable d’interpréter un point comme une abréviation, ça marche donc aussi pour le point médian.
On a remplacé les parenthèses, qui étaient utilisées à la place du point médian, puisque, symboliquement, on met entre parenthèses ce qui est le moins important, donc on considérait que c’était problématique de mettre toujours le féminin en second plan.
Comment rendre ses textes et ses discours plus inclusif en contexte professionnel ?
Vous pouvez vous poser plusieurs questions.
Déjà quelle est mon audience ? Est-ce qu’elle est habituée à lire des textes inclusifs et à les entendre, ou pas, et est-ce que je connais les valeurs de mon audience ? C’est la première question.
Ensuite aussi, quel est son niveau de maîtrise du français, parce que si c’est sa langue maternelle ou pas, on va pouvoir utiliser certaines techniques plus que d’autres.
Est-ce qu’elle a des besoins en matière d’accessibilité, par exemple est-ce qu’elle utilise un lecteur d’écran, d’autres outils ?
Est-ce que certains mots rares, un vocabulaire technique, peuvent nuire à sa compréhension ?
Et enfin quel est mon objectif : est-ce que je veux plutôt rendre visibles les femmes dans mon discours ou est-ce que je veux neutraliser le genre ? Selon mon objectif, je vais aussi pouvoir changer de technique.
Et aussi quelle réaction de mon audience suis-je prêt ou prête à recevoir ?
Conclusion
Défis et opportunités dans le monde professionnel
Pour conclure. Les défis et opportunités dans le monde professionnel.
D’où viennent nos jugements et nos résistances au changement en ce qui concerne la langue ? J’en ai identifié quatre.
La première, c’est la peur d’être associé à une forme de militantisme en milieu professionnel. Je pense que c’est la première résistance sur la question du langage inclusif.
La seconde, c’est la peur de perdre ses privilèges puisque forcément, si on utilise du langage inclusif, on va être obligé de laisser la place aux autres quand on est en position de privilège et ce n’est jamais agréable, mais c’est ainsi.
La troisième est fort nécessaire pour être dans une démarche active de déconstruction. Oui, ça demande un effort de se déconstruire, en tout cas de déconstruire certaines choses qu’on nous a inculquées dans la société, mais je pense que si on a envie d’aller vers une société plus inclusive c’est un pas que tout le monde doit faire, d’ailleurs que ce soit par rapport à la question du genre ou à d’autres discriminations dans la société. Nous sommes tous et toutes privilégiées par rapport à quelque chose et éventuellement discriminées sur quelque chose d’autre, je pense donc que c’est nécessaire d’être toujours cette démarche active.
Souvent ça vient d’une méconnaissance des mécanismes sous-jacents et des rapports de pouvoir liés à la langue. Souvent on ne connaît pas tout ce qui est la partie historique, le rôle de l’Académie française, les études psycholinguistiques qui existent et qui font consensus, donc on a tendance à se dire que c’est inutile, ça ne sert à rien c’est politique, alors qu’en fait ça s’explique de plein de manières.
Comment faire de la langue un levier d’engagement ?
Pour finir, comment faire de la langue un levier d’engagement ?
Déjà, je vous propose de recentrer le débat : plutôt que parler de militantisme, parler d’éthique professionnelle, donc considérer que si on veut aller vers plus d’éthique il faut se poser ces questions-là, que ce n’est pas à l’échelle du militantisme que ça se passe dans le monde professionnel, ça se passe sur l’échelle de l’éthique.
Ensuite former les équipes de manière pédagogique en s’appuyant sur les études dont je viens de vous parler pour que ça convainque les personnes de l’impact sur nos représentations.
Ça peut être également, par exemple quand on dit que c’est coûteux, que ça prend du temps parce qu’on ne connaît pas, élaborer une charte de communication inclusive qui va uniformiser les pratiques dans les équipes et qui va permettre à tout le monde de pouvoir utiliser le même vocabulaire et rassurer sur le fait qu’on est tous et toutes OK pour utiliser tel ou tel type de vocabulaire.
Et enfin, considérer que c’est un outil pour la diversité et l’inclusion pour la RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises], que c’est finalement un outil gratuit, la langue, puisque c’est ce qu’on utilise tous et toutes, et qui est en fait assez puissant.
Je vous remercie.
[Applaudissements]
Si vous avez envie d’en savoir plus sur ces questions-là, je vous propose de me contacter sur Linkedin, vous avez le QR Code. En dessous, vous avez un QR Code qui envoie vers le site de la Fresque de la langue française, le jeu de sensibilisation dont je vous parlais, qui développe aussi ces différents aspects mais aussi d’autres puisque, évidemment, je n’ai pas eu le temps de vous parler de tout, il y a aussi plein d’autres aspects à prendre en compte par rapport à la linguistique. Et enfin, vous avez le QR Code pour donner votre avis sur cette conférence, ce que vous en avez pensé.