La low-technicisation signe-t-elle la fin des ingénieurs ?

C’est un peu ce que nous suggère Aurélien Barrau [1] quand il nous dit notamment que les ingénieurs sont le problème et pas la solution. C’est peut-être aussi ce que nous proposent les étudiants qui désertent, dont on a entendu parler, que ce soit d’AgroParisTech, de Polytechnique, etc.

Évidemment si on parle des ingénieurs qui construisent des objets à un bout du monde pour les faire consommer à un autre bout du monde, sans se préoccuper des impacts que ça va avoir sur nos sociétés, sur l’environnement, il est certain qu’il y a un problème. On en a conscience aujourd’hui. Peut-être, effectivement, faut-il se poser des questions sur cet ingénieur-là et, peut-être, même y mettre fin.

Maintenant, si on pense l’ingénieur comme la personne qui va concevoir des dispositifs techniques pour d’autres humains, il paraît difficile d’imaginer qu’on va en terminer avec les ingénieurs puisque, par définition, les humains sont des êtres techniques. Il y aura toujours besoin d’humains pour construire des objets, mais pas forcément comme on a fait jusque-là, en tout cas depuis la naissance de la société industrielle.

Bernard Stiegler [2] avait réactivé le concept de phármakon pour nous rappeler que toute technique est à la fois un remède et un poison, qu’il y a toujours des effets délétères, que ça n’est jamais neutre.

Peut-être que ce qui manque effectivement aux ingénieurs aujourd’hui c’est une certaine réflexivité, qui permette de se poser ces questions-là, au moment où on construit des choses. On peut dire que cette réflexivité c’est de la méthodologie, du suivi, ce sont des études, c’est de la mesure, ce sont des choses assez difficiles et, finalement, ce sont des enjeux scientifiques et techniques qui relèvent de l’ingénierie.

Si je reviens sur la désertion, je respecte fortement le geste qui a été fait, parce qu’il nous interroge, il nous force à prendre conscience. En revanche, si tous les ingénieurs conscientisés désertent en quelque sorte il ne va rester que les autres aux commandes et c’est potentiellement un problème. Il y a besoin que les ingénieurs qui ont pris conscience du problème restent et aident à la transition.

L’ADEME [Agence pour l’Environnement et la Maîtrise de l’Énergie] a modélisé quatre scénarios [3] pour cette transition. Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais, aujourd’hui, on est ancré essentiellement dans ce que eux nomment le scénario S4, c’est-à-dire un scénario qui s’appelle d’ailleurs « Pari réparateur , il y a une notion de pari. C’est un scénario qui est essentiellement ancré dans le développement technique, dans la recherche de nouvelles solutions techniques aux problèmes qui ont été posés par la technique, une sorte de course en avant technologique.
L’ADEME modélise d’autres scénarios. Il y a notamment un scénario S1, « Génération frugale », qui envisage d’intégrer à ces questions techniques le fait de se poser la question de la sobriété, du changement des modes de vie, etc.

C’est ce que l’on va viser avec cette formation « Low-technicisation et numérique ».

L’idée va être de jouer sur trois paramètres.
Le premier, c’est l’optimisation, c’est le domaine connu des ingénieurs : faire en sorte que les processus soient plus efficaces, consomment moins d’énergie, plus rapides, etc.

On va jouer sur deux autres paramètres : l’imagination et l’alerte.

L’idée de l’imagination, c’est un concept que nous propose également d’activer Isabelle Stengers [4] : c’est de se projeter dans les modes de vie et essayer d’imaginer ce que nos techniques pourraient faire à ces modes de vie, comment elles pourraient les modifier, et vraiment s’autoriser à imaginer, c’est-à-dire pas forcément rester sur la même ligne, les mêmes rails que ceux qui sont tracés, mais chercher à voir comment on pourrait avoir des futurs différents ; du coup développer l’imagination du côté des ingénieurs et du travail de conception.

La fonction d’alerte, c’est, en quelque sorte, une fonction politique, c’est-à-dire que ça consiste à créer des choses qui vont aider à faire prendre conscience, qui vont aider à se représenter la réalité différemment. Si on prend l’exemple des véhicules : si on est capable de montrer qu’on peut faire des véhicules plus légers, qui vont consommer beaucoup moins, par exemple des véhicules de deux cents kilos, qui vont consommer moins d’un litre aux 100, qui vont se déplacer néanmoins à des vitesses raisonnables et que ça permet de rendre des services, ça pourrait nous permettre de nous projeter dans des réalités différentes.

C’est à la fois l’imagination et la fonction d’alerte, une façon de dire aux citoyens, aux politiques, qu’on peut faire différemment.

Ce rôle politique est important parce que, même quand l’ingénieur ne s’en préoccupe pas, il y a toujours une dimension nécessairement politique dans les techniques qu’on développe et qu’on promeut. L’idée c’est de la conscientiser, de la rendre explicite, de voir comment on peut créer des méthodes — on revient vraiment sur la formation au métier d’ingénieur — qui vont aider à s’emparer de cette dimension-là.

Références

Média d’origine

Titre :

La low-technicisation signe-t-elle la fin des ingénieurs ?

Personne⋅s :
- Stéphane Crozat
Source :

Vidéo

Lieu :

Université de technologie de Compiègne

Date :
Durée :

5 min 7

Évènement :

Série « Sans filtre » à l’occasion de l’ouverture du cours « IS03 · low-technicisation et numérique »

Licence :
Verbatim
Crédits des visuels :

Capture d’écran de la vidéo - Licence : Attribution - Partage dans les mêmes conditions

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