L’Hadopi et le CSA fusionnent mais toujours personne pour parler du droit du public Décryptualité du 5 octobre 2021

Luc : Décryptualité. Semaine 39. Salut Manu.

Manu : Salut Luc.

Luc : Une petite revue de presse cette semaine.

Manu : Oui, juste quatre articles qui ont été remontés pour l’instant, mais il y a quand même des trucs sympas dans le lot.

Luc : L’Express.fr, « Relocaliser la production de médicaments : les leçons des expériences étrangères », un article de Stéphanie Benz.

Manu : C’est plutôt intéressant, on a déjà abordé ce genre de sujet. Les médicaments sont le résultat de recherches et sont souvent contrôlés par des règles de propriété intellectuelle un peu drastiques, il y a notamment des brevets. Mais, quand on a une population en danger, on a quelques droits d’aller outre ces brevets et surtout, on se rend compte que la recherche qui oriente vers tout ça et les différents niveaux de finance qui sont mis en place contribuent à quelque chose de plutôt public et ça va dans un sens de l’open source. On pourrait revendiquer des médicaments qui soient vraiment partagés, qui soient libres. C’est quelque chose d’assez sympa. L’article ne s’appesantit pas beaucoup sur le côté libre, malheureusement, c’est un petit paragraphe. Je ne sais pas si je le laisserai dans la revue de presse définitive, il faudra que j’en discute, mais ça reste intéressant, je trouve le sujet plutôt pas mal.

Luc : Next INpact, « Arcom : le Parlement adopte la fusion Hadopi-CSA et les nouveaux outils contre le piratage (€) », un article de Marc Rees.

Manu : Je te propose d’en parler juste après.

Luc : Ce sera notre sujet de la semaine.

Luc : ZDNet France, « Infographie : l’open source en France, un marché dynamique », un article de Thierry Noisette.

Manu : C’est une infographie, c’est-à-dire des diagrammes qui essaient de mettre en valeur des pourcentages et des chiffres, des durées, des quantités d’une manière générale. C’est assez sympa, c’est plutôt joli et ça parle de l’open source, des entreprises, des manières de l’utiliser dans les différents services, de ce qu’il faut mettre en avant. C’est plutôt pas mal, il y a notamment de l’éthique dedans. Tout ça est mené par le CNLL [Union des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert], donc des gens plutôt bien.

Luc : greenIT, « L’open source au service du numérique durable », un article de Thomas Lemaire. [NdT : ce document a été retiré ensuite de la revue de presse, GreenIT étant une association].

Manu : L’open source et le durable, on pourrait s’inquiéter d’un greenwashing, d’une réappropriation de l’écologie dans le monde du logiciel libre, mais non, c’est plutôt pas mal, l’article est intéressant. Ça met en avant la durabilité du matériel parce qu’on peut, grâce au logiciel libre, redonner un souffle de vie à du vieux matériel. Et puis, globalement, on peut utiliser le logiciel libre, on peut être plus compétitif avec lui, on peut être plus à la fois éthique et économique. Donc c’est plutôt pas mal. Je recommande comme article.

Luc : Sujet de la semaine : la fusion entre l’Hadopi [1] [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet] et le CSA [Conseil supérieur de l’audiovisuel], pour donner un machin qui s’appelle l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique]. C’est quelque chose qui était dans les tuyaux de longue date, on en entend parler depuis très longtemps, c’est un projet qui s’avançait lentement, mais c’est fait, ça a été voté, c’est décidé.

Manu : C’est enfin la mort de la Hadopi quelque part.

Luc : Pas tout à fait puisque, fondamentalement, ses missions restent à peu près les mêmes. Le gros changement c’est que le streaming et le Direct Download sont désormais couverts par l’Arcom alors qu’avant ils ne pouvaient attaquer que le peer-to-peer.

Manu : Ce qui était quand même assez limitant et ça faisait bien rigoler tout le monde parce qu’à une époque on faisait du pair-à-pair. On téléchargeait à foison, mais la Hadopi et ses avertissements ont fait changer, au moins en partie, les habitudes, et on était effectivement passés à du streaming. Donc on était un peu tranquilles. Là ils se donnent des droits pour aller attaquer les gens qui vont faire du streaming.

Luc : Exact. Il y a eu un projet, ça a été discuté, de mettre une amende à l’issue de la riposte graduée. La riposte graduée c’est ce qui avait été mis en place avec l’Hadopi avec cette idée d’envoyer des mails pour prévenir les gens et les menacer.

Manu : Ça coûtait très cher, le coût au mail était plutôt élevé.

Luc : Oui, l’Hadopi est un truc absolument scandaleux, ça a coûté des dizaines de millions d’euros pour un résultat assez ridicule, même si eux disent que leur activité a dissuadé plein de gens. Il y avait donc cette notion de faire une amende transactionnelle, on n’a pas vu ça dans les articles, ce qui veut sans doute dire que plutôt que de prendre un procès à la fin du troisième avertissement on s’entend pour payer une petite amende et hop !, on est content — petite !, de 350 euros quand même !

Manu : Ça a été rejeté, vraisemblablement ça ne plaisait pas à tout le monde.

Luc : Les missions ne changent pas énormément si ce n’est cette extension de ce qu’ils surveillent et ils veulent mettre l’accent également sur le blocage des sites, se donner des outils pour essayer bloquer plus rapidement, de façon plus souple, les sites qui mettent à disposition des fichiers.

Manu : On sait que c’est plus ou moins ridicule techniquement. Sur Internet ce n’est pas facile d’aller bloquer quoi que ce soit, sauf quand on est la Chine et qu’on a le grand firewall, là on a des moyens quand même costauds. Mais en France, traditionnellement, ces blocages-là ce sont des adresses qui sont changées et les gens qui connaissent très bien la technique peuvent quand même accéder. Mais la plupart du temps ça suffit à dissuader un site web, il est obligé de jouer sur son nom de domaine par exemple.

Luc : Oui. Mais là l’idée c’est effectivement de dire qu’on voit que le nom de domaine a été légèrement changé ou que c’est clairement le renommage d’un site qui vient d’être bloqué. Dans ce cas-là, l’idée c’est de pouvoir bloquer rapidement sans repasser par toute une série de process légaux d’où la possibilité à de l’arbitraire : il suffit qu’ils disent « ça, ce n’est pas bon », mais ils ne peuvent le faire, de toute façon, qu’avec l’accord volontaire, ce n’est pas engageant, des fournisseurs d’accès et d’autres intervenants. Donc il n’est pas dit que ça les mène très loin.

Manu : Une chose que je trouve amusante c’est que la Hadopi avait souvent un vernis de modernité, c’était un petit peu, quelque part, les petits jeunes qui attaquaient Internet et qui allaient le contrôler. Alors que le CSA ce sont les anciens, les sages soi-disant, qui contrôlaient plutôt la télé.

Luc : Tous les vieux réseaux.

Manu : Voilà, exactement, la vieille technologie, le vieux monde. Là il y a un mariage un peu original ; on ne sait pas trop ce que ça va donner dans les habitudes et les usages qu’ils vont mettre en place, comment ça va se passer. On peut s’inquiéter.

Luc : Oui. Ce qui me désole dans cette affaire c’est que, finalement, le droit du public est quelque chose qui est complètement passé sous silence depuis des années et des années. Quand il y avait eu les discussions sur la Hadopi, les gens qui sont intéressés par les libertés numériques étaient vent debout. Beaucoup de travail institutionnel avait été fait, la loi avait été pas mal sabotée de l’intérieur ; même si elle est passée, plein de gens ont fait beaucoup de bon travail avec des députés. Si la Hadopi a été aussi efficace qu’elle l’a été, c’est en partie parce que la planche lui a été savonnée et que la loi qui a été votée était très limitante grâce au travail qui a été fait.

Manu : Sachant qu’il y avait quand même des choses qui en étaient ressorties, par exemple l’accès à Internet était considéré comme quelque chose de vital, qu’on ne pouvait pas retirer comme ça, ce n’était pas juste un usage administratif, on vous bloque Internet. Non ! Il fallait beaucoup plus, c’était devenu considérablement plus important.

Luc : La chose que je trouve triste c’est qu’au tout début du peer-to-peer, il y avait des réseaux avec des logiciels qu’on installait sur son ordinateur et qui permettaient de télécharger des fichiers qui étaient partagés sur le disque dur de quelqu’un d’autre.

Manu : Tout le monde s’entraidait pour télécharger. Notamment le Bittorrent [2], on était dans un torrent d’informations.

Luc : Avant même le Bittorrent il y avait des systèmes, eMule [3] et ce genre de choses, qui étaient lents mais où il y avait un choix énorme parce qu’il suffisait qu’il y ait un passionné quelque part qui partage quelque chose de très confidentiel et ça restait tout le temps disponible. Peut-être qu’il te fallait une semaine pour le récupérer, mais tu pouvais le récupérer !
J’avais comme ça un copain qui était fan de musique électronique industrielle des années 80, de trucs qui déjà à l’époque étaient hyper-confidentiels. Il avait trouvé ça sur Internet et il était très heureux.
Avec le Bittorrent, on est déjà sur un système beaucoup plus rapide, mais qui est beaucoup plus éphémère, donc beaucoup plus centré sur l’actualité, sur les derniers trucs à la mode. Pour moi c’est une perte parce que dans le système qui a été mis en place depuis, que ce soit le streaming ou le Direct Download, on est beaucoup sur des choses d’actualité. Le public a perdu l’accès à un choix très large. On est aujourd’hui dans un accès à la culture qui est beaucoup plus restreint je trouve.

Manu : À l’époque, on avait beaucoup discuté d’une alternative à ce contrôle des contenus. C’était la licence globale [4], une proposition plutôt intéressante où, en gros, chaque citoyen d’Internet ou citoyen tout court, à voir comment ça se définissait, payait une taxe, un forfait, quelque chose de global, tous, et on avait en échange un accès à toute la culture sans aucune limitation, sans restriction, et après c’était redistribué par différents mécanismes qui existent déjà en fait.

Luc : L’avantage c’était de se reposer sur le public. Or, aujourd’hui, les systèmes de Direct Download ou tous les serveurs qui sont mis en place, en général ce sont souvent des gens pas très recommandables parce qu’ils font ça pour le bénéfice, ils ne font pas ça par amour du partage, ce qui était le cas au début. Effectivement, ce système-là qui avait été proposé avait cet avantage de dire « on n’ouvre pas une porte à la mafia ou à des gens louches pour faire du bénéfice sur un truc qui semble assez naturel, qui est de partager la culture ».

Manu : Aujourd’hui il y a quelque chose qui se rapproche de la licence globale, en tout cas c’est mon impression, ce sont les plateformes, le Netflix, les Dysney+, les Spotify : on paye au mois un forfait et on a un accès illimité à leurs bibliothèques.

Luc : Il y a plusieurs grosses différences – j’allais dire la différence, mais en fait il y en a plusieurs. D’une part tu n’es pas propriétaire de ta copie, de ton fichier. Il y a des DRM [Digital Rights Management], donc tu n’as qu’un droit d’accès à des fichiers qui sont enregistrés ailleurs ou qui sont enregistrés chez toi mais qui sont bloqués par des systèmes, alors que quand tu achètes un CD ou un livre, pour un livre le papier est à toi, tu peux le revendre, si tu meurs c’est dans ton héritage, alors que tous tes fichiers qui sont sur ces services-là ne sont pas à toi.
À l’époque de la Hadopi et quand les partages sur Internet se sont développés tous les ayants droit ont dit « c’est du vol, c’est du vol ! » et on les a accusés, quand on ils ont fait l’Hadopi, de vouloir réinstaurer l’ancien monde. Je pense que c’était une erreur, au final ils ont très bien compris ce que l’informatique permet de faire. Pour moi, leur objectif c’est d’avoir le beurre et l’argent du beurre, donc le contrôle, la propriété de l’ancien monde avec une copie par support, en quelque sorte, et le nouveau monde avec les réseaux. Aujourd’hui, effectivement, tous ces services que tu cites ont les deux avantages. Ils ont enlevé énormément de choses au public.
L’autre problème majeur que ça pose c’est que ce sont des catalogues fermés ; tu parles de licence globale, là ce n’est pas global du tout ! Si tu es intéressé par trois séries, il est possible que tu sois obligé de prendre trois abonnements différents et que tu sois exposé à des tas de trucs qui ne t’intéressent pas, donc que tu payes un prix élevé pour ne voir que la partie qui t’intéresse ou alors te retrouver exposé à d’autres choses et être la cible de propositions, d’études, de machins, et devenir un cheptel où tu es une source de revenus régulière et où on va essayer de contrôler tes usages parce que ça permet de faire du bénéfice.

Manu : Il est déjà arrivé que des séries passent d’une plateforme à une autre. Je ne te raconte pas la difficulté, j’ai constaté ça aussi. Ils font une rotation dans leurs catalogues et il peut arriver que des films soient retirés ou réinstaurés. Donc, en plus de ça, il y a de l’actualité, il faut suivre « attention, vous ne pourrez plus voir tel film dans deux semaines, donc dépêchez-vous ! »

Luc : Il y a des services entiers de marketing qui sont là pour orienter les usages, les contrôler, etc., tout ça pour capter le public, s’assurer qu’il continue à payer pour continuer à gagner, engranger des bénéfices.
Il y a aussi une dimension culturelle. Quand ces plateformes sont américaines on peut se dire que certains types de films, certains propos vont être contrôlés, mais la Chine joue un rôle très important. Ça fait quelques années qu’on parle de son poids de plus en plus important dans le cinéma, notamment le cinéma hollywoodien. On a vu des articles où il est dit : « Il ne faut pas que ton film parle de Taïwan sinon tu n’auras jamais les sous et, clairement, tu ne seras jamais distribué en Chine où il y a un marché énorme ». Aujourd’hui le marché du cinéma en Chine a dépassé, en termes de bénéfices, celui d’Hollywood, donc c’est absolument énorme. Les Chinois ne veulent pas d’hommes efféminés dans leurs séries ou leurs films, ils ne veulent pas d’histoires d’amour homosexuelles, tous ces trucs-là, et ils ne veulent évidemment pas Taïwan ou des Ouïghours ou je ne sais quoi dans les histoires. Donc quand on est enfermé dans ces plateformes, eh bien on est également contraint par ces systèmes-là.

Manu : Il n’y a pas longtemps, on se plaignait de la nudité, il ne fallait montrer un sein, il ne fallait pas montrer une œuvre avec un nu parce que les plateformes américaines sont très prudes et clairement ne voulaient pas.

Luc : Et les réseaux sociaux. Oui.
Ce que je regrette c’est que ces dernières années on a beaucoup parlé des artistes, du fait qu’ils ne gagnaient pas leur vie, du fait que les gens qui copiaient étaient des assassins, qui les poussaient à la mort et tout ça. On a parlé de Philippe Aigrain à l’occasion de son décès il y a quelques semaines, le livre [5] qu’il avait écrit à l’époque de l’Hadopi était hyper-éclairant là-dessus, notamment sur la musique. Il expliquait qu’en dehors d’une poignée de musiciens qui vivent confortablement de la musique les autres, de toute façon, ce sont les concerts et surtout l’enseignement de la musique ; le premier marché dans la musique c’est l’enseignement. Donc le système est loin de faire vivre tout le monde. Au final on a complètement gommé cette notion de droit du public et aujourd’hui on se retrouve dans cette situation où on a perdu énormément de possibilités. Ce qui serait beaucoup plus intéressant pour moi c’est que le public arrive à s’organiser et qu’on utilise les principes du Libre parce que, au final, tous les bénéfices c’est toujours le public qui les paye. Aujourd’hui, avec Internet, les réseaux et les licences libres, on pourrait très bien dire que le public finance, dès le début, et ensuite, une fois que la première copie a été payée et que tout le monde a été payé raisonnablement, on fait ce qu’on veut des films, on les diffuse, on les partage et personne ne meurt de faim.

Manu : Je propose qu’on devienne tous producteurs, qu’on mette tous un petit peu d’argent dans la production de contenus. Ce sera une évolution qui ira dans le bon sens !

Luc : Il y a eu plein d’initiatives dans ce sens-là mais aucune n’a vraiment décollé. Je pense que c’est parce que public a le plus grand mal à s’organiser et que le poids de la comm’ et du marketing des grosses boîtes est considérable et qu’on n’a rien en face. Également parce que les artistes, eux-mêmes, ont aussi beaucoup de mal à rentrer dans cette notion de libre. Je crains que toute cette révolution-là ne soit pas près d’arriver.

Manu : On va ruminer sur tout ça. Je te propose de continuer la semaine prochaine. À la semaine prochaine.

Luc : Oui. Salut tout le monde.