Élèves, bientôt tous fichés - Rue des écoles

Titre :
Élèves, bientôt tous fichés ? Quel encadrement pour le numérique dans l’éducation ?
Intervenants :
Daniel Agacinski, agrégé de Philosophie - Céline Authemayou, journaliste - Victor Demiaux, conseiller auprès de la présidente de la CNIL - Jean-François Clair, professeur de mathématiques, représentant du SNES - Marie-Caroline Missir, journaliste - Louise Tourret, journaliste
Lieu :
Émission Rue des écoles - France Culture
Date :
Juin 2017
Durée :
40 min
Écouter le podcast de l’émission
Licence de la transcription :
Verbatim

Description

Nous allons vous parler des GAFAM, des ENT, des algorithmes, ou encore des learning analytics… Oui le numérique éducatif est un sujet technique, on y emploie aussi nombre d’acronymes et des termes en anglais… Mais derrière le jargon, les enjeux sont énormes car il s’agit de protéger les informations qui concernent nos enfants, ce que beaucoup d’entre nous oublient de faire dans leur vie numérique de tous les jours où l’on donne notre avis, publions des photos et ouvrons des comptes personnels en livrant nom, date de naissance et adresse. Alors, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont-ils prêts à pénétrer le marché de l’Éducation Nationale dans le but de récupérer le plus possible de données personnelles comme ils le font déjà ailleurs ? Comment une institution aussi énorme que l’Éducation nationale peut-elle s’adapter et formuler des règles et des bonnes pratiques compréhensibles, applicables et protectrices ? La question dépasse d’ailleurs l’école, il s’agit d’éduquer les enfants et même toute la société à un usage responsable du numérique.

Transcription

De 00 à 01’50

Louise Tourret : Bonsoir à tous. Bienvenue dans Rue des Écoles, le magazine de l’éducation de France Culture. Aujourd’hui les élèves, l’école et le numérique, comment protéger les données. L’Éducation nationale est-elle prête ?
[Musique]
L’école en sait beaucoup sur les élèves, et les enseignants aussi d’ailleurs, données personnelles, administratives, évaluations, coûts, données sur les apprentissages avec de nouveaux logiciels issus des Ed’Tech, ces nouvelles entreprises des nouvelles technologies et de l’éducation, et même données sur le comportement à travers les logiciels de vie de classe et les livrets des enfants. Tout ce qui circule sur les espaces numériques scolaires est-il bien en sécurité ? La question se pose en ce moment ; à l’Éducation nationale on travaille à une charte sur le numérique, une charte qui se fait attendre.
Pour nous éclairer sur ces enjeux qui nous concernent tous, quatre invités. Daniel Agacinski bonjour.
Daniel Agacinski : Bonjour.
Louise Tourret : Vous êtes co-auteur de l’étude de Terra Nova, parue l’année dernière, L’école sous algorithmes [1] un titre déjà qui dit beaucoup de choses, je ne sais pas s’il est inquiétant. Céline Authemayou, bonjour.
Céline Authemayou : Bonjour.
Louise Tourret : Vous êtes journaliste à EducPros l’Etudiant et vous allez m’aider à éclairer nos auditeurs sur le sujet parce que vous avez déjà pas mal travaillé sur la question. Victor Demiaux bonjour.
Victor Demiaux : Bonjour.
Louise Tourret : Vous êtes conseiller auprès de la présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin. La CNIL, c’est l’institution qui est censée nous protéger, concernant l’informatique, les données numériques.
Victor Demiaux : Exactement.
Louise Tourret : Voilà, mais je l’ai dit à ma manière. Jean-François Clair bonjour.
Jean-François Clair : Bonjour.
Louise Tourret : Vous êtes enseignant. Vous enseignez les mathématiques en collège REP+ à Paris. Vous êtes représentant du SNES et si nous vous invitons c’est parce que votre syndicat a publié dans L’Union syndicale, un magazine que je reçois, un important dossier sur le numérique dans l’Éducation nationale et la gestion des données scolaires. Et enfin Marie-Caroline Missir, bonjour.
Marie-Caroline Missir : Bonjour.
Louise Tourret : C’est avec vous qu’on va commencer, au programme de votre page d’actu ?
Marie-Caroline Missir : Je vais vous parler de la future peut-être potentielle réforme du bac, des dernières annonces de Jean-Michel Blanquer et puis d’une situation tout à fait inédite dans l’enseignement supérieur.
Louise Tourret : Une rubrique en partenariat avec le magasine L’Étudiant.
[Musique]

09’ 33

Louise Tourret : On va vous parler GAFAM, ENT, algorithmes, Learning analytics, oui ces techniques, il y a des anachronismes et des anglicismes, mais les enjeux sont énormes. Il s’agit de protéger les informations qui concernent nos enfants, tout ce que beaucoup d’entre nous oublient de faire dans leur vie numérique d’ailleurs, dans leur vie de tous les jours, où on donne notre avis, publions des photos, ouvrons des comptes personnels en livrant nos nom, date de naissance, et tout un tas d’informations sur nous. La question qui se pose à l’école, alors que les fameux GAFAM, donc Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, sont aujourd’hui autorisés à pénétrer l’école, c’est si ces GAFAM vont récupérer le plus de données possibles, de données personnelles, pour éventuellement en faire un usage lucratif.
La question est énorme parce que l’Éducation nationale est une institution évidemment immense, peuplée d’individus qui agissent parfois dans leur coin, surtout si les règles ne sont pas claires. Sont-elles claires ? Sommes-nous bien encadrés en tant qu’élèves, enseignants et parents d’élèves dans notre vie numérique et scolaire ? On va commencer par un point de cadrage avec vous Céline Authemayou.
Céline Authemayou : Il faut bien voir que, vous le disiez, il y a de plus en plus d’offres, à la fois de produits, de services, qui sont créées à destination de l’Éducation et de l’enseignement supérieur de façon plus générale. Ça prend la forme d’outils numériques, de plates-formes ; beaucoup de choses se mettent en place, qu’elles soient portées par des start-ups, vous parliez des Ed’Tech tout à l’heure, ou des grands groupes. Vous citiez les fameux GAFAM qui incarnent un petit peu ces grands groupes qui s’attaquent, depuis quelques années, au secteur de l’éducation.
Louise Tourret : On peut parler d’attaque ? Ce vocabulaire guerrier est-il adapté, à votre sens, et d’après ce que vous entendez ?
Céline Authemayou : Pour certains acteurs, il s’agit clairement d’une attaque. On peut peut-être revenir sur un événement qui incarne un petit peu, justement, les relations tendues qu’il peut y avoir.
Louise Tourret : Le partenariat avec Microsoft.
Céline Authemayou : Exactement, qui date de novembre 2015. En novembre 2015, le ministère de l’Éducation nationale signe un partenariat [2] avec la branche française de Microsoft, un partenariat qui permet aux acteurs de l’Éducation, donc aux enseignants, d’utiliser de façon gratuite, dans leurs classes, des services de la firme américaine, et cette convention court pour 18 mois.
À ce moment-là, les voix s’élèvent, notamment celles des acteurs du logiciel libre [3], qui se regroupent au sein d’une association qu’ils baptisent Edunathon [4]. Ils vont même jusqu’à porter l’affaire devant les tribunaux, notamment pour ce qu’ils jugent être une non mise en concurrence de tous les acteurs. Ils sont déboutés par les tribunaux. Mais en tout cas, ils sont inquiets des règles qui régissent les données personnelles des élèves, par Microsoft notamment.
En réaction à tout cela, en mars 2016, Najat Vallaud-Belkacem annonce la création d’une charte, baptisée la charte de confiance dans les services numériques. Elle doit être signée en mars 2016. Aujourd’hui, en juin 2017, elle n’est toujours pas signée. Les acteurs en discutent mais ont du mal à s’entendre. Le ministère voit dans cette charte, finalement, un simple rappel des règles qui régissent ce secteur-là. D’autres acteurs, notamment la CNIL, voient l’occasion avec ce document d’apporter une surcouche, on va dire juridique, et pour réglementer de façon un petit peu plus stricte la gestion des données des élèves. On en est ici et l’accord Microsoft, qui durait 18 mois, va arriver à son terme.
Louise Tourret : Voilà une échéance devant nous. Victor Demiaux, vous qui êtes conseiller à la CNIL sur ces dossiers, est-ce qu’il vous semble que l’Éducation nationale n’est pas encore au point ? Et à quel point n’est-elle pas encore au point ?
Victor Demiaux : Je pense qu’on est dans une situation effectivement assez nouvelle, puisque les acteurs de l’Éducation nationale sont confrontés à beaucoup d’offres, de propositions, de services, de la part d’acteurs divers, les GAFAM mais pas seulement, et tous ces nouveaux services numériques utilisent, produisent, génèrent énormément de données, des données qui peuvent dire énormément sur les élèves. Donc il y a beaucoup de promesses et il y a aussi des risques qu’il faut prendre en compte. Et il est nécessaire d’établir un cadre juridique solide pour que le secteur de l’éducation se mette en conformité.
Louise Tourret : Il est nécessaire de l’établir ; cela signifie qu’il n’est pas encore établi ?
Victor Demiaux : Cela signifie qu’il y a, disons, un cadre juridique qui est celui des principes de la protection des données personnelles, mais qu’il faut lui donner davantage d’effectivité qu’il n’en a actuellement. Et c’est le sens du communiqué [5] qu’a publié récemment la CNIL, dans lequel elle réagissait à la charte que vous évoquiez, en tout cas, dans l’état dans lequel la CNIL a pu la connaître.
Louise Tourret : La mystérieuse charte, elle est où ?
Victor Demiaux : Et cette charte comporte des éléments intéressants, des éléments de rappel de la loi, notamment en ce qui nous concerne la protection des données personnelles. Sur certains points, elle va également plus loin. Donc ce sont des éléments intéressants, mais on en reste à un cadre, disons à une charte, c’est-à-dire à quelque chose qui relève de l’autorégulation, qui ne nous paraît pas tout à fait à la mesure des enjeux.
Louise Tourret : Il n’y a pas de contrainte. Ce qu’il faut rappeler avec des mots peut-être un petit peu plus simples, on ne peut pas agir à l’école avec des élèves comme on le fait dans la vie. On ne peut pas ouvrir des comptes, des comptes personnels, en donnant trop d’indications sur, à la fois, son établissement et ses élèves, ça ce n’est pas autorisé. Pour avoir recours à certains logiciels il faut le signaler à la CNIL. C’est bien ça ?
Victor Demiaux : Effectivement. Il y a des procédures de formalités qui existent mais qui, cependant, vont disparaître avec le règlement européen donc ce n’est pas le point sur lequel j’insisterai. Ce sur quoi on insiste, c’est sur la nécessité d’être en conformité avec un certain nombre de principes. Donc d’être sûrs que les outils qu’on utilise en classe répondent bien aux grands principes édictés par la loi sur la protection des données.
Louise Tourret : Par exemple ?
Victor Demiaux : Par exemple le principe de finalité. C’est-à-dire que ces données, qui sont collectées dans le cadre de ces services numériques, doivent avoir pour finalité, pour objectif, d’améliorer et de permettre le service. Elles ne doivent pas être réutilisées à des fins de publicité, à des fins de profilage éventuel des élèves. On observe, aux États-Unis, des dérives parce que ces données qui, encore une fois, disent beaucoup, peuvent être utilisées ensuite par des acteurs de recrutement.
Louise Tourret : Des dérives et des recours, même de parents, puisqu’on a vu aussi aux États-Unis des affaires, peut-être que vous pouvez nous en parler Céline Authemayou, dans lesquelles des recruteurs utilisaient, par exemple, des données recueillies lors de tests de cours en ligne ?
Céline Authemayou : Notamment via les MOOCs. C’est vrai qu’en France des établissements qui sont créateurs de MOOCs réfléchissent à l’analyse des données, ce qu’on appelle les traces d’apprentissage, dans un but clair et net, c’est améliorer l’apprentissage. Par exemple un élève bute…
Louise Tourret : Ça c’est intéressant !
Céline Authemayou : Voilà. C’est le côté finalement positif de l’analyse des données, mais des organismes se servent aussi de ces traces laissées notamment sur les MOOCs, pour faire du recrutement, pour cibler un peu mieux, à leur sens, les jeunes qu’ils veulent recruter. C’est vrai que, vous parliez des parents, mais aussi il y a des États, aux États-Unis, qui ont légiféré dans ce sens-là pour essayer de réguler, un petit peu, l’utilisation de ces données.
Louise Tourret : Des pratiques à réguler. En fait il y a deux couches de données si on comprend bien : celles des individus, eux-mêmes, qu’on peut suivre, et puis les données de l’ensemble des individus qui permettent de dégager à la fois des traits relatifs à tout le système éducatif, à un établissement, ou à des groupes de gens qu’on pourrait trier – les filles, les garçons – enfin je ne sais pas, ce n’est pas trop ma partie. Est-ce que, aujourd’hui, vous êtes inquiet Jean-François Clair ? Donc je rappelle que vous êtes syndicaliste au SNES et que vous avez publié une note sur la question, sur ce qui se passe à l’Éducation nationale.
Jean-François Clair : Oui, on est un peu inquiets parce qu’en fait on s’aperçoit que le numérique est véritablement rentré dans l’école. On continue de nous parler d’école numérique, mais c’est rentré en force depuis un bon moment ; c’est surtout rentré n’importe comment. Et il y a un gros déficit et de culture numérique et de formation, ce qui fait que bon nombre de collègues font des choses comme ils les feraient, par exempl, chez eux, sauf que ce n’est plus uniquement eux-mêmes qui sont concernés, c’est qu’ils ont une classe derrière eux. Ça va être, par exemple, ouvrir un compte Google, communiquer avec les élèves comme vous le disiez tout à l’heure. Et là où c’est beaucoup plus inquiétant c’est que, en fait, il n’y a quasiment personne pour leur dire, à un moment ou à un autre, voilà comment il faudrait faire.
Il y a quelques années la CNIL avait publié une jolie petite brochure indiquant, justement, des grandes règles de base ; ces brochures, si je me souviens bien, avaient été financées par la CNIL, sur ses propres fonds ; elles sont arrivées dans un certain nombre d’établissements, pas en nombre suffisant, et la plupart du temps, elles n’ont pas été distribuées aux collègues.
Louise Tourret : Pour être précis, ça veut dire que échanger des mails sur certaines messageries n’est pas prudent ?
Jean-François Clair : Voilà.
Louise Tourret : Est-ce qu’on peut ouvrir un compte Facebook avec sa classe ?
Jean-François Clair : Non !
Louise Tourret : Bon ! Voilà. Moi j’ai rencontré plein d’enseignants qui le faisaient. Des pratiques pas encadrées mais assez anciennes. À vous lire on voit que ça concerne à la fois la constitution des emplois du temps, mais aussi les logiciels de communication avec les élèves. Des outils que vous utilisez absolument tous les jours, voire à chaque heure de classe.
Jean-François Clair : Parfois oui, effectivement. On a quand même un certain nombre de collègues qui font un peu plus attention parce qu’ils commencent à entendre, un petit peu, ce qu’on essaie de dire depuis un certain nombre d’années maintenant. D’un autre côté, il y a des collègues, des fois on leur dit : « Mais attends, j’ai appris que tu leur écrivais directement » ; alors là je parle d’élèves en collège.
Louise Tourret : On n’a pas le droit d’écrire un mail à un élève ?
Jean-François Clair : Voilà. Sur une adresse personnelle de l’élève. D’accord ? Par contre, si vous êtes à l’intérieur d’un ENT, là où il y a, comment dire, un cadre réglementaire qui est complètement défini.
Louise Tourret : Ça c’est l’espace numérique scolaire.
Jean-François Clair : Espace numérique de travail, là on a parfaitement le droit de le faire. Puisque nous avons à faire à des mineurs, pour l’essentiel, à part quelques élèves en terminale, on a à faire à des mineurs donc il faut l’autorisation des parents, de toutes façons, pour tout un tas de choses. Et dans le cas de l’ENT, eh bien les parents ayant été mis au courant par le chef d’établissement de l’existence de l’ENT, des possibilités, des finalités du dispositif, etc., à ce moment-là on est bien dans un cadre qui est réglementé.
Mais si on veut utiliser un compte sur une messagerie d’une grande entreprise en dehors de l’Éducation nationale, eh bien normalement, on n’a pas le droit ! Sauf à avoir l’autorisation et du chef d’établissement qui est le représentant de l’institution et des parents pour dire que, eh bien oui, tout le monde est d’accord pour.
Louise Tourret : Donc il y a relativement peu de règles, et même les règles qui existent on se demande si les usagers les connaissent. Mais au-delà de ça, sur tous ces outils qui sont utilisés, j’ai parlé des logiciels d’emploi du temps, des logiciels de vie de classe, on se demande un petit peu comment ils sont pensés. Parce qu’après tout, ces technologies et la manière dont elles sont organisées, elles modifient également et je me tourne vers vous Daniel Agacinski, elles modifient aussi nos manières de voir, de faire, d’interagir. Ce n’est pas tout à fait innocent et c’est un sujet auquel on réfléchit peu.
Daniel Agacinski : Oui. C’était exactement le point de départ de la note qu’on avait publiée, il y a un an, à Terra Nova.
Louise Tourret : C’est parce que je l’ai lue que je vous pose cette question.
Daniel Agacinski : Je vous remercie de cette lecture précise. C’était précisément ça, justement, la façon dont le numérique transforme l’éducation. Pas uniquement sur le plan des pratiques pédagogiques, mais aussi sur le plan de l’organisation du système. C’était l’idée de prendre au sérieux ces transformations-là et de se demander, au fond, comment une institution, un service public qu’est l’Éducation nationale, peut garder une forme de maîtrise sur la façon dont le numérique transforme le système éducatif.
Là, ce qu’on voit aujourd’hui dans les débats plus récents, j’allais dire, que cette note, c’est la façon dont la question se pose dans le pédagogique lui-même, finalement. C’est-à-dire comment un certain nombre d’outils numériques ne servent pas uniquement à organiser les emplois du temps, les affectations, etc., mais aussi les pratiques pédagogiques elles-mêmes.
Si on prend au sérieux le numérique, on considère qu’un outil c’est toujours plus qu’un outil et ça transforme nos manières de penser, de travailler, d’interagir comme vous le disiez, alors il faut essayer de regarder comment le numérique, les outils numériques qu’on utilise dans l’école, changent la manière de travailler dans l’école. Et là, des questions se posent à plusieurs niveaux. Il y en a plusieurs que vous avez évoquées, déjà au niveau des risques liés aux données personnelles ; là on aura sans doute des garanties assez claires, là-dessus, qui sont l’utilisation de ces données à des fins publicitaires ou commerciales ; ça c’est un premier sujet. Mais il y a cette question, que vous avez évoquée aussi tout à l’heure, des traces d’apprentissage. C’est-à-dire au fond, quand vous confiez, quand vous vous faites faire des exercices ou des leçons à des élèves, ou des interactions entre enseignants, par un certain nombre d’outils numériques qui sont à la disposition du grand public, avec ou sans conditions spécifiques à l’Éducation, vous laissez des traces d’apprentissage qui n’appartiennent, au fond, ni aux enseignants, ni aux élèves eux-mêmes, ni à l’Éducation nationale en tant qu’institution, mais à l’entreprise, au fabricant de cet outil-là.
Au fond, après, qu’il soit français, étranger, et que les données soient hébergées ici ou là, qu’est-ce qui se passe ? Il se passe que quand vous fabriquez un outil pédagogique et que vous l’ouvrez à un grand nombre d’utilisateurs, vous récupérez précisément ces traces d’apprentissage qui vont vous permettre de le développer et de l’améliorer considérablement. Or si, à moyen terme, les élèves français, les enseignants français, à force d’utiliser des outils que l’institution ne connaît pas complètement, ne maîtrise pas complètement, eh bien le travail que font les enseignants et les élèves au quotidien va non pas servir à améliorer directement les pratiques des enseignants et la connaissance que l’Éducation nationale a de ses élèves, parce que vous disiez tout à l’heure l’Éducation nationale en sait beaucoup sur ses élèves, eh bien peut-être pas tant que ça, finalement ! L’Éducation nationale n’a pas les traces d’apprentissage.
Louise Tourret : En tout cas c’est elle qui devrait en savoir le plus et non pas des entreprises extérieures !
Daniel Agacinski : Aujourd’hui on n’a pas de traces d’apprentissage numérique des élèves français. En tout cas le ministère et personne en France, aucune institution française, n’a ça.
Louise Tourret : J’ouvre une petite parenthèse, d’ailleurs les logiciels de vie de classe ont été produits par des éditeurs extérieurs, privés ; ça fait 20 ans qu’on les utilise. Ça aurait pu être une création interne de l’Éducation nationale. Évidemment c’est Jean-François Clair du SNES qui réagit. Mais voilà !
Daniel Agacinski : Ça aurait pu, mais je ne sais pas si c’est l’enjeu premier, en fait. Je disais est-ce que c’est français, est-ce que c’est étranger, ce n’est pas forcément la clef numéro 1. Est-ce que c’est public, est-ce que c’est privé, ce n’est pas forcément la clef numéro 1. Quand vous construisez un collège, vous le confiez à des maçons qui ne sont pas des salariés de l’Éducation nationale, seulement vous savez ce qu’ils font. Quand vous achetez un manuel scolaire, ce n’est pas fabriqué par des éditions de l’Éducation nationale, simplement vous savez ce qu’il y a dedans. Et là, l’enjeu, au fond, c’est celui de la connaissance des outils auxquels on a à faire ; le problème c’est que c’est très technique ; c’est que c’est très technique et que c’est en même temps très politique. C’est-à-dire qu’on ne peut pas se contenter de dire les techniciens savent et personne, ni le grand public, ni les acteurs de l’éducation n’ont leur mot à dire parce que c’est un enjeu qui tient, au fond, au sens qu’on donne au service public d’éducation. C’est-à-dire si on met une partie essentielle de ce qui fait fonctionner le système éducatif dans les mains d’outils dont on ne connaît finalement pas grand-chose, on peut se dire qu’à moyen terme on en n’en connaîtra plus grand-chose, plus du tout, et qu’on n’aura plus la capacité de se moderniser qu’auront, justement, les grandes entreprises qui auront conçu ces produits.
Louise Tourret : Voilà ! Et qui se seront modernisées grâce aux données d’apprentissage des élèves.
Daniel Agacinski : Exactement ! On leur aura fourni le carburant pour ça.
Louise Tourret : Puisque le système des entreprises du numérique c’est bien de fonctionner grâce à nos données, et tout un travail gratuit, enfin qui n’en est pas vraiment un, mais qui, pour eux, évidemment, représente un avantage. Je me tourne de nouveau vers vous, Jean-François Clair, ce que vous voyez comme risques aussi : ces données hébergées parfois à l’étranger, ou on ne sait pas où, et le coût à venir de ces technologies qui, aujourd’hui, sont vendues pour un prix pas forcément très conséquent, mais qui pourrait se renchérir.
Jean-François Clair : Ça pourrait se renchérir, je pense qu’ils n’ont pas vraiment intérêt à faire ce genre de chose. Par contre, l’enjeu c’est véritablement de récupérer au maximum pour ces entreprises-là des données pour en faire quelque chose. Donc ce que M. Agacinski disait tout à l’heure est vrai : l’Éducation nationale n’a pas de traces de ces apprentissages. Les enseignants eux-mêmes n’ont pas les traces de ces apprentissages puisque tout se fait de façon complètement opaque. C’est là, à notre avis, qu’est le vrai danger. Avec les algorithmes prédictifs qu’on peut trouver maintenant autour de l’intelligence artificielle, etc., on ne sait pas ce qui pourra être fait de toutes ces données qui vont être récupérées. Pour peu qu’en plus, en clair, les élèves soient identifiés, comme le suggérait le DNE dans sa note [6], en disant que ce n’était pas gênant.
Louise Tourret : Le DNE ?
Jean-François Clair : Le Directeur du numérique pour l’éducation. Donc des identifiants sont en clair, qu’est-ce que ça va donner dans dix ans, dans quinze ans ou dans vingt ans ?
Louise Tourret : Daniel Agacinski disait : « On n’en sait peut-être pas assez sur les élèves. » La question qu’on peut se poser, en tant que parent ou même en tant qu’élève, c’est jusqu’à quand ces données vont nous suivre. On sait qu’à travers les livrets d’évaluation, tout ce qui est numérisé aujourd’hui, et même les logiciels de vie de classe, on a beaucoup de traces, de commentaires, y compris sur le comportement des élèves, qui est devenu un item assez important dans l’évaluation contemporaine des enfants. Je ne sais pas si on doit s’en réjouir ou pas, peut-être pas, est-ce que ça, on est sûr que ce sont des traces qui sont effacées. Après on retrouve aussi les bulletins de notes d’Emmanuel Macron, par exemple, pour les publier dans la presse. Est-ce que ça, ça ne pourrait pas suivre les gens ?
Jean-François Clair : On a posé la question à diverses reprises, pour savoir quelle était la durée de vie de ces données, on n’a toujours pas de réponse.
Louise Tourret : Est-ce que la CNIL a, sinon une réponse, du moins une recommandation sur le sujet : la durée de vie des données ? Et quand on parle d’enfants, c’est-à-dire qu’on a quand même un droit à la destruction, à l’oubli, enfin j’espère, de ces données, y compris sur le comportement, pour que ce qu’on a fait enfant ou adolescent ne serve pas contre nous, ou même à notre avantage.
Daniel Agacinski : Tous ces grands fichiers numériques déployés par l’Éducation nationale, ils sont, évidemment, contrôlés par la CNIL. En tout cas, ils font l’objet de demandes de saisie obligatoire de la CNIL et la CNIL rend des avis après avoir expertisé juridiquement et techniquement ces dispositifs. Et l’un des critères de la loi c’est de s’assurer que la durée de conservation de ces données, en tout cas en base active, parce qu’après pour des archives, je dirai des archives de plus long terme conservées par l’État, ça a toujours été le cas, mais la durée de conservation en base active ne soit pas trop longue, qu’elle soit conforme aux usages qui sont nécessaires. La CNIL s’assure aussi que les destinataires qui peuvent avoir accès à ces données soient bien ceux qui en ont besoin et que ça n’en soit pas d’autres. Et la CNIL rend des avis qui sont, depuis la loi pour une République numérique, publiques. La CNIL a aussi un pouvoir de contrôle. Je pense qu’il faut modérer les inquiétudes qu’on peut avoir de ce point de vue-là. On a quand même un dispositif de contrôle et de garantie, depuis la création de la CNIL en 78, qui est assez robuste.
Louise Tourret : Donc vous êtes là pour nous protéger et vous dites que vous le faites ; c’est plutôt rassurant. Tout de même, il y a un enjeu d’éducation plus global. On parle de détails qui n’en sont peut-être pas, mais en tout cas de thèmes plus ou moins compliqués, qui ont trait au numérique. Mais ce que j’ai dit déjà depuis le début de cette émission, c’est que c’est en contradiction avec les usages qu’on en fait dans notre vie. Et finalement, c’est peut-être à l’école qu’on devrait nous éduquer et éduquer les enfants à mieux contrôler ces données et à être vigilants. Si l’école ne le fait pas suffisamment bien finalement c’est grave, Daniel Agacinski ?
Daniel Agacinski : Ce qu’il y a, en fait, c’est qu’on est tous confrontés, à la fois au niveau individuel, dans nos activités professionnelles, associatives et aussi à l’école, à des arbitrages permanents entre un confort d’utilisation, un intérêt de consommateur immédiat qui nous attire, évidemment, vers ces produits qui fonctionnent formidablement bien et qui sont, pour une grande partie d’entre eux, gratuits, et une forme de réflexivité, de conscience, de culture, sur les portées de ces usages-là, et que, eh bien ma foi chacun fait un peu ses arbitrages en tant que particulier, comme il le peut, sur la base de ce qu’il sait, de ce qu’il comprend.
Je peux me dire j’utilise Google Docs parce que ça marche très bien, c’est extrêmement facile pour collaborer entre plusieurs parties prenantes d’un projet, même si je sais bien que, voilà ! Par contre je n’utilise pas Amazon parce que je sais que sur le plan fiscal, etc.
Louise Tourret : Mais je publie des photos sur Instagram parce que j’aime bien raconter ma vie. Enfin, c’est ce que font les gens !
Daniel Agacinski : Voilà. Absolument. Ça, ça vous appartient.
Louise Tourret : Il faut citer trois entreprises aussi.
Daniel Agacinski : D’accord. Donc voilà, les trois c’est fait. Mais la question c’est quel est le message que porte l’école en tant que ce qu’elle dit, ce qu’elle explique, et en tant que ce qu’elle fait. C’est-à-dire est-ce qu’une institution de service public peut se poser ces questions d’arbitrage, finalement, entre commodité de court/moyen terme et responsabilité sociale, j’allais dire, au sens le plus large, responsabilité civique, aussi dans les mêmes termes que le font les particuliers. C’est en ce sens-là qu’on peut garder, peut-être pas un message d’inquiétude, mais au moins d’alerte ou d’avertissement, sur ce que cela implique en termes d’avenir du service public quand il risque de faire des choix qui sont parfois contradictoires avec ses principes.
Louise Tourret : Jean-François Clair, votre commentaire en tant qu’enseignant, sur une institution qui n’est pas tout à fait au point avec sa politique numérique, mais qui a aussi pour vocation d’éduquer les élèves et peut-être aussi les familles à un emploi raisonné des nouvelles technologies, et une précaution vis-à-vis des données.
Jean-François Clair : C’est quelque chose qui normalement devrait se faire ou se fait, parce que ça dépend un petit peu des endroits. Il y a eu création, il y a quelques années, d’une certification qui s’appelle le B2i, Brevet informatique et internet ; quelque chose qui, comme bien souvent dans l’Éducation nationale, a été parachuté d’en haut sans prendre la peine de savoir où est-ce que ça allait tomber et comment on allait pouvoir le mettre en place. Donc là, il était question de remplacer ce B2i qui n’existe plus ou, en tout cas, jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, avec le nouveau socle commun de connaissances, etc., de le remplacer par un référentiel. Donc le ministère de l’Éducation nationale travaillait là-dessus. Ce qui manque, quand même, depuis une bonne quinzaine d’années dans l’Éducation nationale, c’est une vraie réflexion de mais où est-ce qu’on met le numérique, plutôt que de dire il faut mettre du numérique, il faut mettre du numérique, et qu’on pousse les gens à en mettre partout et que les gens le mettent un peu n’importe où. Il n’y a jamais eu de réflexion réelle en amont, éventuellement avec les acteurs de terrain, pour se poser la question de à quel moment on le met et où ?
Louise Tourret : Et pourquoi, selon vous ? Est-ce que c’est parce que c’est trop dépendant du politique et par exemple de l’achat de matériel. Est-ce que c’est parce que ça s’est fait de manière désorganisée ? Est-ce qu’il y a de la part de l’Éducation nationale l’idée que c’est toujours un peu trop nouveau, alors qu’on parle maintenant en dizaines d’années ?
Jean-François Clair : Je ne pense pas qu’il y ait l’idée du trop nouveau. Par contre le désorganisé, oui d’une certaine manière. La dimension politique, oui ; il suffit de voir le nombre d’hommes politiques qu’on a pu rencontrer à un moment ou un autre, hommes et femmes politiques excusez-moi !
Louise Tourret : Personnalités.
Jean-François Clair : Voilà ! Personnalités politiques qu’on a pu rencontrer à moment ou à un autre pour lesquelles, finalement, il y a des tas de choses ça ne sert à rien de les apprendre à l’école, c’est dans, on va dire Google, ou c’est dans Wikipédia ; il suffit de cliquer pour aller les chercher.
En fait ce n’est ça éduquer ! Ce n’est pas ça enseigner ! Ce n’est pas ça former des futurs citoyens. Mais malheureusement, c’est quelque chose qui, chez les politiques, était quand même très prégnant pendant un certain nombre d’années. Alors ça commence à changer un petit peu parce qu’il y a beaucoup de choses qui commencent à changer depuis trois à quatre ans, on va dire, mais en gros, c’est presque oui à toutes les questions que vous posiez.
Louise Tourret : C’est peut-être la culture numérique qui rentre, Daniel Agacinski.
Daniel Agacinski : Effectivement. Si on peut se permettre un petit message d’espoir sur ces questions-là, sur la capacité de l’Éducation nationale à intégrer les mœurs et les pratiques de la culture numérique de façon féconde, il y a un projet formidable qui s’appelle le projet Pix [7], qui justement a vocation à remplacer le B2i ; qui est conçu en mode start-up d’État et qui est interactif et évolutif avec de l’évaluation par les pairs pour faire de l’évaluation, de la certification et de la formation aux compétences numériques pour les élèves, pour les enseignants, et puis pour les actifs ensuite ; qui a vocation à devenir une référence et qui, en plus, contient notamment de la formation sur l’usage, la protection des données, le travail en commun. C’est un projet en cours, pour l’instant, mais qui, de ce j’en vois, est très prometteur sur ce plan-là.
Louise Tourret : Ce n’est pas encore tout à fait clair. Alors projet Pix, en mode start-up ! On est quand même plongés dans un univers assez différent et ça aussi, ça change. C’est une autre vision du monde, Daniel Agacinski.
Daniel Agacinski : Oui. Mais justement, je trouve que des projets comme celui-ci peuvent permettre, si on s’y engage de bonne volonté, d’hybrider des cultures ministérielles, publiques et étatiques, avec ce que sont capables de produire aujourd’hui les gens qui s’investissent dans les nouvelles technologies. Regardons aussi ce côté-là des choses qui peut être intéressant.
Louise Tourret : Rapidement, Jean-François Clair.
Jean-François Clair : Je me permettrai juste de dire ce n’est pas une autre vision du monde, c’est peut-être plus une façon de regarder autrement le nouveau monde dans lequel nous sommes.
Louise Tourret : Et que vous ne rejetez pas au SNES ?
Jean-François Clair : Non, non, absolument pas ! Il s’agit bien de vivre le monde dans lequel on est ; pas de regarder le passé, etc. Le projet Pix nous interpelle quelque part parce qu’il y a des choses intéressantes dedans, il y a des choses dont on n’a pas encore très bien les finalités, etc.
Louise Tourret : C’est pour se former, on le redit.
Jean-François Clair : Voilà. L’idée c’est quand même de se former ; il y a une dimension autoformation qu’on n’a pas vraiment bien comprise, mais il y a quand même l’idée de, justement, développer cette culture du numérique dans l’ensemble de la société, en commençant pas les élèves.
Louise Tourret : Et que les valeurs soient conformes à celles de l’Éducation nationale. Parce qu’on l’entend, il y a un conflit de valeurs, il pourrait y avoir un conflit de valeurs, entre des entreprises privées, totalement extérieures, qui fonctionnent aussi avec des idées, un vocabulaire tout à fait différent, très américain en général, et puis notre bonne vieille Éducation nationale. Alors on peut trouver une hybridation.
Jean-François Clair : Pix, c’est à l’intérieur de l’État. C’est une université à Strasbourg, c’est le Centre national d’enseignement à distance, et c’est le ministère de l’Éducation nationale. Donc on est complètement dans l’État.
Louise Tourret : Voilà pour ce qui se fait aujourd’hui. Céline Authemayou, vous revenez sur un des GAFAM.
Céline Authemayou : Oui. Je pense que ce qu’il faut ajouter aussi dans les points qui pèsent, dans les choix faits par l’Éducation nationale, c’est aussi l’aspect coût qui est très important. On le voit avec l’accord Microsoft, la gratuité n’est pas anodine dans le fait que le choix du ministère se soit porté sur cette entreprise-là. Donc je pense que c’est important aussi à avoir en tête, même si les défenseurs du logiciel libre diront que les logiciels libres sont libres !
Louise Tourret : Vous en parlez, vous, Jean-François Clair, des logiciels libres dans votre note syndicale ?
Jean-François Clair : Oui, parce qu’on a toujours été relativement défenseurs du monde du logiciel libre, parce qu’il y a cette idée qu’on est responsables de tout quand on est en train de travailler avec du logiciel libre. Et donc, c’est une approche vers une forme de maturité qu’on n’a pas nécessairement quand on utilise un logiciel sous licence [propriétaire, NdT].
Louise Tourret : Et pouvoir consulter la manière dont c’est fabriqué, avoir accès à cette connaissance, encore faut-il que ce soit compréhensible, parce qu’après c’est un peu comme les conditions d’utilisation. En général, on ne les lit pas parce que c’est rédigé dans un vocabulaire assez opaque, en tout cas pour moi, je dois le dire, et je pense pour beaucoup d’utilisateurs. Donc c’est ça aussi s’éduquer au numérique. Il y a un effort de pédagogie à faire de la part des acteurs pour que tout ça soit plus clair. Peut-être Daniel Agacinski ?
Daniel Agacinski : Oui, oui, ça c’est sûr. Parce que l’école ne peut pas faire ce que vous reconnaissez faire vous-même, ce qui peut m’arriver de faire aussi, c’est-à-dire de signer des CGU, des conditions générales d’utilisation, sans les lire jusqu’au bout.
Louise Tourret : Ah vous le faites aussi, donc ! [Rires]
Daniel Agacinski : Et le problème c’est qu’on se retrouve avec des enseignants, c’est-à-dire des gens qui sont, par profession, des maîtres, qui doivent maîtriser leur outil, qui se retrouvent à utiliser des outils qu’ils ne sont pas en situation de maîtriser.
Louise Tourret : Et je voulais en venir à ce point. On en est tous là !
Daniel Agacinski : On en est tous là et, en un sens, il y a une responsabilité de la part de ceux qui organisent ce système éducatif pour mettre, autant que faire se peut, la connaissance disponible à disposition, justement, des acteurs pour que chacun puisse faire un choix aussi éclairé que possible. Et ce choix est à chaque fois avec une certaine dimension politique. C’est-à-dire qu’il doit être collectif, qu’il faut mettre les enjeux sur la table. C’est ça qu’on avait voulu dire sur la note de Terra Nova à l’époque, c’est-à-dire que ça ne peut pas être traité simplement comme une question technique.
Louise Tourret : Pas simplement une question technique, mais tout de même. Victor Demiaux, on pourrait imaginer que la CNIL demande aux différents opérateurs, éditeurs, de rendre leurs conditions d’utilisation plus claires ?

Victor Demiaux : Je pense qu’il est, effectivement, nécessaire que les conditions générales d’utilisation deviennent plus claires. En même temps, ça restera toujours quelque chose d’assez technique. Dans le monde de l’éducation, il me semble que la réponse est quand même à deux niveaux. D’abord des directives claires de la part de la hiérarchie pour que les enseignants, ou des acteurs de terrain, sachent où aller, sachent ce qu’ils peuvent utiliser, sachent ce qu’ils ne peuvent pas utiliser. Et, en même temps, mais peut-être dans un temps plus long, des mesures, aussi, de sensibilisation. Mais je pense que le moment où tous les enseignants deviendront absolument des experts du numérique est loin et ce n’est pas forcément un objectif absolu.
Louise Tourret : Je ne crois pas. Il y a d’autres priorités aussi dans l’Éducation. Concernant la manière dont sont fabriqués les logiciels, je le disais, aussi ceux de l’Éducation nationale, par exemple les logiciels d’orientation. APB [Admission post bac], on a mis beaucoup temps à connaître le fonctionnement de l’algorithme même si tout ne peut pas être révélé. On voit que ce vendredi il y avait encore des surprises : les gens ne comprennent pas pourquoi certains, avec des meilleures notes, sont orientés vers un endroit moins prestigieux que ceux qui ont de plus mauvaises notes. Et finalement, on vit aussi dans un monde d’opacité, mais un monde dirigé, en partie, par des algorithmes dont on ne sait pas comment ils sont faits.
Victor Demiaux : On a fait quand même de gros progrès sur la transparence puisque, résultat de la loi pour une République numérique, le code source du logiciel APB a été publié.
Louise Tourret : Ça a pris du temps !
Victor Demiaux : Ça a pris du temps, mais on est y est et c’est un pas notable. Ceci étant, ce n’est pas parce que le code source est publié que l’ensemble de la population a les moyens de comprendre. Il y a un pas entre la loyauté, la transparence, et une « explicabilité » que tout le monde puisse comprendre. Mais on a quand même franchi un pas et je pense que ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est qu’on s’aperçoit aussi que ce n’est peut-être pas forcément qu’une question technique et que, justement, les vraies questions sont politiques, c’est-à-dire les critères de choix, pourquoi il y a du tirage au sort.
Louise Tourret : À l’université, bien sûr. Et pouvoir les discuter ces choix, parce que l’impression que donne cette vie algorithmique et puis cette École sous algorithmes pour reprendre le titre du rapport de Terra Nova, Daniel Agacinski, c’est que les vies des gens et c’est très important l’orientation dans le supérieur tout de même ; c’est pratiquement crucial pour le destin des individus. C’est-à-dire que ces choix sont faits d’une manière qu’on n’arriverait pas à comprendre avec des critères qu’on ne connaît pas.
Daniel Agacinski : L’orientation dans le supérieur oui ; l’affectation au lycée aussi. Et on peut dire que, à certains égards, procéder par des algorithmes qui sont maintenant publics, « décorticables », certes pas immédiatement par l’ensemble de la population, mais au moins par des chercheurs qui peuvent publier le travail qu’ils font là-dessus, c’est un progrès par rapport à des périodes où l’opacité était encore plus grande parce que ça se faisait de la main à la main entre établissements qui organisaient des bourses d’échange de lycéens.
Louise Tourret : Dans le sous-sol des rectorats !
Daniel Agacinski : Exactement, voilà. Et de ce point de vue-là, on peut considérer que l’algorithme crée une opacité au premier abord parce qu’il n’est pas accessible directement ; en revanche, il y a une différence considérable entre les algorithmes qui sont, soit parce qu’ils sont publics, soit parce qu’ils sont libres, « décorticables », analysables et sur la base desquels on peut organiser des débats pour savoir à quels critères on donne plus ou moins de poids, qu’est-ce qui fait qu’on va affecter un élève plutôt ici ou plutôt là – ça se pose aussi pour des questions de mixité sociale et territoriale dans les établissements secondaires – par rapport à des algorithmes, pour le coup propriétaires, comme on dit, c’est-à-dire qui sont conçus par des éditeurs privés dont le modèle économique consiste à ne pas les rendre publics et pour lesquels on a à faire, véritablement du point de vue collectif, à des boîtes noires. C’est aussi ces critères-là qu’il faut mettre en avant.
Louise Tourret : Jean-François Clair, on vous laisse la conclusion. Qu’attendez-vous à la fois de la charte à paraître sur le numérique dans l’Éducation nationale et du ministère de l’Éducation pour mieux organiser la vie numérique dans les établissements ?
Jean-François Clair : La première chose, c’est que tout ce qui concerne le numérique soit véritablement pris enfin au sérieux par le ministère de l’Éducation nationale, parce qu’on commençait un petit peu, depuis un an, à prendre les choses au sérieux, mais jusqu’à présent on n’avait vraiment pas l’impression qu’il y avait de cohérence. Et en ce qui concerne la charte, il faudrait que ce soit une vraie charte, enfin plus qu’une charte d’ailleurs, quelque chose qui soit conforme aux vœux de la présidente de la CNIL. Parce qu’on a eu la chance d’avoir accès à la version bêta qui a du être envoyée à la CNIL. Franchement, il n’y a pas grand-chose dedans !
Louise Tourret : Bon ! Donc peut mieux faire pour cette charte encore inconnue de nous. C’est un document de travail. Merci à tous et on va passer à un tout autre sujet. Les nouveaux enseignants.
[Musique]