Au tout début était Internet 1/2

Bonjour tout le monde. Merci Brigitte.
Je m’appelle Stéphane Bortzmeyer et c’est moi qui commence cette troisième édition d’Entrée Libre, alors la dernière, je ne sais pas, je fais peut-être comme les tournées d’adieu des groupes de rock qui font dix tournées d’adieu de suite et après disent « finalement, on reprend ». Donc, on ne sait pas encore, rien n’est certain dans le monde dans lequel nous vivons à part Internet, c’est la réalité.

L’idée, c’est de présenter effectivement Internet.
Il y a deux catégories de public ici : il y a les habitués des conférences de logiciels libres et des trucs comme ça, qui connaissent déjà tout ça par cœur et qui n’ont pas besoin de moi, donc, Khrys, tu peux sortir, tu connais déjà tout, il n’y a pas de problème. Mais il y a aussi un public plus large, qui vient au Centre des Abeilles comme d’habitude, qui peut, à la fois, connaître et ne pas connaître. Connaître parce qu’aujourd’hui tout le monde utilise Internet, c’est quand même assez difficile de trouver quelqu’un, aujourd’hui, qui n’a jamais mis les mains sur Internet, peut-être parfois sans le savoir. Mais, savoir l’utiliser est une chose, comprendre ce qu’il y a derrière en est une autre. On me fait toujours l’objection classique du genre « madame Michu n’a pas besoin de connaître puisqu’on peut prendre une voiture sans être ingénieur ». D’abord, monsieur Michu n’est pas plus compétent que madame Michu, il faut toujours se le rappeler, et, ensuite, on connaît beaucoup de choses sur les voitures, en fait. On ne s’en rend pas compte parce que c’est tellement diffus comme savoir, on le reçoit tellement tôt dans sa vie et on baigne tellement là-dedans, qu’on ne se rend pas compte qu’en fait si : madame Michu et monsieur Michu connaissent pas mal de choses sur la voiture, par exemple qu’il faut mettre de l’essence dedans. Ça fait rire quand je dis ça, mais, en matière de numérique, la plupart du temps, il n’y a même pas ce savoir de base et on voit les gens faire des bêtises énormes qui n’ont pas d’équivalent dans le monde automobile. Dans le monde automobile, les gens font beaucoup de bêtises aussi, mais pas par ignorance, juste parce qu’ils ont envie de foncer et d’écraser les autres. Pour le numérique, il y a effectivement beaucoup d’ignorance, y compris pour des trucs de base. Par exemple, l’équivalent de mettre de l’essence dans sa voiture, c’est faire des sauvegardes, c’est-à-dire faire des copies de ses données chez soi, dans un endroit qu’on contrôle. Énormément de gens ne le font pas et, si vous ne le faites pas, ne déprimez pas parce que beaucoup de professionnels ne le font pas non plus. Ils ont tort, ils le découvrent quand il y a un problème, mais ça existe.

Ce matin, on va causer d’Internet, revenir à un certain nombre de fondamentaux qui sont un peu oubliés et parler un petit peu d’histoire, pas seulement à cause de mon âge, mais aussi parce que je pense que l’histoire peut effectivement être un moyen de voir les autres voies qu’on aurait pu emprunter. Il y a souvent une tendance à croire que la situation actuelle était inévitable, que forcément ça devait être comme ça. Ça s’est traduit dans des proverbes à la con comme on n’arrête pas le progrès ou des choses comme ça qui ne veulent rien dire. En fait, l’histoire nous montre qu’à chaque fois il y avait des bifurcations, on aurait pu prendre une autre voie. Ça veut dire aussi que, dans le futur, on pourrait prendre d’autres voies.

Un peu de publicité…

Un peu de pub. J’ai fait un livre qui explique tout ça, qui s’appelle Cyberstructure, publié chez C & F Éditions, d’ailleurs, tous les bouquins qui sont chez C & F Éditions sont très bien, c’est vraiment l’éditeur de la culture numérique, donc tout à fait recommandé. Je recommande aussi mon livre, vous vous en doutez. Fin de la pub.

Internet n’a pas toujours été comme ça et ne le sera pas toujours

Le point important, c’est qu’Internet n’a pas toujours été comme il est aujourd’hui et ne le sera pas toujours. Le but n’est pas uniquement de regarder le passé avec nostalgie en se disant « ah là, là, avant c’était mieux, avant il y avait ça, c’était bien ». Le but, c’est aussi de montrer que, puisque ça n’a pas toujours été comme, ça ne le restera pas forcément, autrement dit, il y a d’autres possibilités et ça dépend, en partie en tout cas, de nous. Très souvent, le numérique est regardé avec un côté défaitiste, il n’y a pas d’autre mot, du genre « c’est forcément comme ça ». Quand on propose autre chose, en général les messieurs sérieux ricanent et vous disent « vous ne voudriez quand même pas que madame Michu fasse ci, ou fasse ça » ou « de toute façon, votre truc c’est irréaliste » ou « de toute façon, jeune homme, vous êtes un Bisounours, vous ne connaissez pas le monde réel. » On avait pile le même genre de remarque quand Internet était encore un truc expérimental qui se déployait. J’ai eu des tas de fois des discussions avec des messieurs sérieux, parfois aussi avec des dames sérieuses, quand je leur disais « l’Internet, c’est super, un jour tout le monde sera connecté à l’Internet », il y avait des rigolades en face du genre « jeune homme, vous n’y pensez pas, ce n’est pas possible ! ». Eh bien si, c’est possible et c’est arrivé. Pour le futur, il ne faut pas se laisser arrêter par ce qui existe aujourd’hui, il faut se dire que ça pourrait être différent.

En d’autres termes, rien n’est naturel, c’est encore plus vrai. Autant on peut dire que le corps humain est comme ça depuis qu’on est devenu Homo sapiens en Afrique il y a trois cent mille ans et qu’il n’a pas beaucoup changé, autant des objets sociotechniques comme l’Internet sont construits, ça n’a rien de naturel. Ça dépend, bien sûr, de contraintes physiques : par exemple, la vitesse de la lumière est indépassable ; si vous arrivez à prouver qu’on peut aller plus vite que la lumière, vous avez le prix Nobel de physique tout de suite et je vous laisse le micro pour expliquer. En dehors de contraintes strictement physiques comme ça, qui portent, par exemple, sur la consommation énergétique – je crois que Maiwann en parlera juste après –, on peut faire l’Internet comme on veut et on peut faire évoluer. Il ne faut donc pas se résigner à ce qui existe, il ne faut pas se dire « Internet, c’est forcément Elon Musk, donc je vais l’inviter à l’Élysée, c’est lui qui va me dire ce qu’il faut faire parce que ce sont forcément des gens comme ça qui dirigent le monde ». Il faut se dire que les choses non seulement peuvent changer, mais qu’elles changent. Les choses n’ont pas toujours été comme elles sont.
C’est pour cela que, quand on propose des changements à Internet, les gens disent « ce n’est pas possible, ce n’est pas réaliste, etc. », je m’en fiche un petit peu, parce que les mêmes personnes expliquaient, il y a 30 ans, que l’Internet ne marcherait jamais.

En construction

Un mot d’histoire intéressant. Aujourd’hui, l’Internet est suffisamment vieux pour qu’il y ait des historiens et des historiennes qui travaillent sur l’histoire de l’Internet. C’est le cas, par exemple, de Valérie Schafer [1] qui a fait un bouquin qui s’appelle En construction. Les plus âgés parmi vous se souviennent de l’époque où tous les sites web avaient une icône, comme ça, d’un travailleur de BTP, que le site web était en construction. Il y a eu une époque où il fallait absolument avoir un site web, mais on ne savait pas trop que mettre dedans, donc tout ce qu’on mettait c’était l’image, puis on disait « ce site est en construction », parfois, il le restait longtemps. C’est pour cela que Valérie Schafer a choisi ce titre pour son livre qui est l’histoire du déploiement de l’Internet en France. Ce n’est pas l’histoire de l’Internet, l’Internet est bien plus ancien que ça, c’est l’histoire de son déploiement en France concomitamment au déploiement du Web en France dans les années 90.
C’est donc déjà un sujet d’histoire. Soit on l’a vécu soi-même, soit on y apprend que, justement, tout n’a pas toujours été comme ça, il y avait des tas de questions qui se posaient, des tas de choses auraient pu être faites différemment.

Bon, mais c’est quoi l’Internet ?

Le problème, c’est que chacun a sa vision qui est légitime. Si je demande à tous les gens ici « c’est quoi l’Internet pour vous ? », d’abord ça va prendre du temps parce qu’il y a beaucoup de monde, donc on sera en retard pour le déjeuner, mais, surtout, ça va donner tout un tas de réponses différentes, qui toutes sont légitimes au sens où chacun a le droit de définir l’Internet comme il veut, il n’y a pas de police qui va vous tomber dessus en disant « non, ça ce n’est pas le vrai Internet, fermez-la, dégagez ! » Vous avez donc le droit d’avoir votre propre définition de l’Internet, à condition que vous donniez aussi ce droit aux autres, c’est-à-dire que vous compreniez que les autres peuvent avoir une autre vision de ce qu’est l’Internet.

J’avais été frappé par les résultats d’un sondage fait au Nigeria auprès d’utilisateurs de smartphones : on leur demandait combien avaient un accès à Internet et combien avaient un accès à Facebook et il y en avait beaucoup plus qui avaient un accès à Facebook, qui disaient qu’ils avaient un accès à Facebook et qui disaient qu’ils n’avaient pas d’accès à l’Internet. Ça montre qu’ils avaient un modèle dans leur tête. Personnellement, en tant qu’ingénieur, je trouvais ça bizarre « s’ils ont accès à Facebook, c’est forcément qu’il y a Internet en dessous », mais, pour eux, ce n’était pas la même chose. Donc une autre vision d’Internet.
En tout cas, personnellement, je pense qu’Internet n’est pas limité à YouTube et à TikTok, contrairement à ce qui est, par exemple, fréquemment présenté dans les médias ou dans les discours des ministres : quand ils parlent de l’Internet, c’est souvent uniquement d’un petit nombre de services que, eux, connaissent. J’ai mis TikTok pour faire jeune, mais on m’a dit que les jeunes, maintenant, commencent à ne plus utiliser TikTok, donc, apparemment, les choses changent ; avant je mettais YouTube et Facebook, mais il paraît que Facebook c’est vraiment très vieux aujourd’hui, que les jeunes n’utilisent plus du tout ça. Vous pouvez mettre Snapchat, Instagram, ce que vous voulez, tous ces trucs-là.
Ce qui est sûr, c’est que la façon dont Internet est présenté dans les discours, dans les médias, dans les discours officiels, ceux des ministres, c’est très souvent réduit à un petit nombre de services, toujours les mêmes, presque tous situés aux États-Unis, à part TikTok, et presque tous appuyés sur une entreprise capitaliste ayant pour but le profit avec ce que ça implique. Ce discours est tellement répété, c’est tellement toujours celui-là qui est présent, que pas mal de gens finissent par croire que l’Internet c’est effectivement ça, que l’Internet c’est uniquement un petit nombre de services – petit, genre les doigts des deux mains suffisent pour les compter – et que ça ne peut être que ça l’Internet, c’est-à-dire que nous citoyens, citoyennes, utilisateurs, utilisatrices, etc., ne pouvons pas participer à Internet autrement qu’en passant par un des services en question.
En fait, tout le but de mon exposé ici, c’est de rappeler que non, ce n’est pas ça Internet, ça n’a pas toujours été ça, et même aujourd’hui ça n’est pas que ça.

En plus, ce qui est rigolo dans la présentation dans les médias, c’est que souvent l’Internet est présenté comme s’il avait sa propre personnalité, comme si c’était une force autonome qui fait des trucs. L’autre jour, dans une bibliographie, je vois le titre d’un bouquin Ce que l’Internet vous cache, comme si l’Internet était quelque chose ayant son propre agenda et décidant de vous cacher telle chose ou telle autre. Ou alors des grandes phrases très générales, très assommantes, « l’Internet nous enferme dans une bulle » ou « à cause de l’Internet, les jeunes ne lisent plus » ou des choses comme ça.
Ces phrases ont toutes le même défaut : elles voient l’Internet comme si c’était un organisme ou une organisation unifiée et cohérente. Alors qu’en réalité, on va le voir, il y a un peu tout sur Internet : du bien, du moins bien, et le contraire et, surtout, il n’y a pas une vision cohérente, il n’y a pas une démarche, il n’y a pas quelque chose dont on pourrait dire que c’est vrai de tout ce qu’il y a sur Internet. Ce n’est pas du tout comme ça que les choses se passent, mais ça permet de faire des discours simplificateurs et puis ça rentre dans un certain cadre mental. Les gens qui travaillent dans les médias ou les hommes politiques veulent très souvent des choses simples avec un petit nombre de chefs qu’ils aiment bien : l’idéal, c’est quand il y a un chef, qui donne des ordres et que ça s’applique, c’est simple, on comprend. On peut ne pas être d’accord avec le chef, mais, au moins, on comprend.
La réalité de l’Internet, c’est que, justement, il n’y a pas de centre particulier, il n’y a pas de chef particulier, il n’y a pas d’unité, c’est déstabilisant. On dit : ah zut, comment va-t-on en parler ? Qu’est-ce qu’on va raconter ? On ne pourra pas faire de belles phrases, simples, comme le titre de ce livre, Ce que l’Internet vous cache, que j’avais particulièrement aimé, c’est vraiment le condensé du cliché. « L’internet nous enferme dans une bulle » n’est pas mal non plus !

Les services

Pour parler de ce qu’est l’Internet, quand c’est un cours sur les réseaux informatiques dans une université, une école, souvent, on part du matériel, c’est-à-dire ce que vous pouvez toucher – les câbles qui connectent tout ça, les machines – et puis on vous explique les logiciels qui permettent à tout ça de fonctionner ensemble et on termine par les applications que voient les utilisateurs, ce qui est directement perceptible, ce que vous voyez sur l’écran.
J’ai choisi un plan un peu différent, je pars plutôt des services que voient les utilisateurs et puis je descends petit à petit ; descendre, c’est déjà un jugement de valeur, je vais ensuite vers des choses de plus en plus techniques jusqu’à terminer par les câbles, les machines, des choses comme ça. Ça me paraît plus adapté, mais chacun choisit le plan qu’il veut quand il cause.

J’ai dit que les ministres et les journalistes ne connaissent que des services, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucune idée de ce qui est en dessous, mais ce n’est pas spécifique à Internet, c’est vrai pour à peu près toutes les infrastructures complexes de notre société. De la même façon qu’on utilise l’électricité quand elle sort du mur, mais qu’on ne pense pas à tout ce qu’il y a, derrière, pour que ça marche, notamment qu’il y a des travailleurs ; ce n’est pas moderne, ce n’est pas disruptif, ce n’est pas start-up, donc, souvent, on le gomme et on ne voit que le service qui est rendu. On branche sa machine, on a du courant qui sort ; on tourne le robinet, il y a de l’eau qui coule et on oublie facilement tout ce qu’il y a derrière et qui fait que ça fonctionne, sauf quand c’est en panne ou en grève. par exemple, on ne connaît le service de ramassage des poubelles que quand il est en grève, le reste du temps, c’est naturel, ça se fait tout seul !

Donc, on connaît un petit nombre de services, toujours les mêmes, j’en ai cité d’autres que ceux de tout à l’heure [Instagram, Facebook, Google Maps], mais le nombre total est assez faible.

En réalité, il y a eu une époque, sur Internet, où il n’y avait aucun de ceux qu’on appelle les GAFA, comme ce qu’a dit Brigitte, ou les géants du Web, quel que soit le nom qu’on leur donne, cette poignée de grosses entreprises, presque tout étasuniennes qui contrôlent les services qu’on utilise, ; à une époque, l’Internet n’était pas comme ça. Je rappelle que quand je dis ça, ce n’est pas pour faire de la nostalgie, « c’était mieux avant, depuis tous les jeunes sont cons », non ! Ce n’est évidemment pas comme ça que les choses se passent. C’est pour rappeler qu’il y a d’autres utilisations d’Internet et d’autres façons de le faire fonctionner.
Il y a donc eu une époque où, effectivement, il n’y avait aucun de ces services et on avait pourtant déjà Internet, on l’utilisait, on faisait déjà des trucs idiots sur Internet et on échangeait déjà des photos de chats ou d’autres trucs essentiels. C’est pour cela que ce n’est pas uniquement un truc de nostalgie – avant il n’y avait pas ça, c’était très bien, on se débrouillait mieux comme ça et puis les gens faisaient pousser leurs légumes dans leur potager, c’était vachement mieux – non, ce n’est pas uniquement cela parce que, même aujourd’hui, tout le monde peut encore créer ses services. On essaye de faire oublier ça, il y a tout un discours politico-médiatique qui invisibilise complètement cette possibilité qui est là, on ne parle même pas de cette possibilité, on ne la critique même pas, c’est simplement qu’elle n’existe pas. On ne la mentionne jamais, les gens sont toujours très surpris quand on leur dit : « Vous pouvez avoir votre propre site web, votre propre service de distribution de photos sur des machines que vous contrôlez, qui sont à vous, avec le logiciel que vous choisissez. » Souvent, les gens sont très surpris, ils disent : « Mais non, ce n’est pas possible ! », et quand ils se posent des questions de choix, c’est souvent de choix entre les différents services : sur Instagram il y a tel ou tel problème, qu’est-ce qu’il y aurait comme meilleur service pour que je puisse montrer mes photos à tout le monde, toujours en termes de « je vais juste remplacer un GAFA, un géant du Web, par un autre. » Alors qu’en fait, la possibilité qu’on a de créer ce service existe toujours et c’est une grosse différence entre l’Internet et pas mal d’autres dispositifs sociotechniques qu’on avait avant.
Si vous prenez l’exemple de la télévision, c’est l’exemple le plus caricatural, il n’a jamais été possible que vous ayez votre propre chaîne de télévision, que vous diffusiez, et que les gens que ça intéresse regardent ; vous étiez toujours obligé de passer par des chaînes officielles. Idem pour les médias : vous pouviez éventuellement écrire un article et le faire publier dans la rubrique « Tribune » ou « Le point de vue des lecteurs » du journal, mais, avoir son propre journal, c‘était à peu près hors de portée, en tout cas très difficile.
Par contre, Internet a toujours été bâti autour de l’idée que n’importe qui, dans son garage, peut faire ses propres services. Alors ça marche ou ça ne marche pas après, les idées sont bonnes ou sont mauvaises, mais cette possibilité existe et c’est d’ailleurs comme ça que sont nés les services spectaculaires qu’on a aujourd’hui. Le Web, par exemple, n’a pas été conçu d’en haut par une entreprise ou un État qui dit « on va faire comme ça, on va faire de cette façon-là et tout le monde va s’y mettre. » Ça a été deux types dans un bureau, Tim Berners-Lee [2] et Robert Cailliau [3], qui ont dit « tiens, on va inventer ce truc, ça a l’air cool, puis on va le montrer aux copains, puis les copains le montrent à leurs copains et ainsi de suite. »
Un service comme Wikipédia [4], qui est, aujourd’hui, à peu près le seul parmi les grands sites web populaires qui ne soit pas appuyé sur une entreprise à but lucratif, est né comme ça aussi. Au début, c’étaient deux copains et puis des gens s’y mettent, d’autres s’y mettent et, à la fin, tout le monde est content et utilise le service.
C’est comme cela qu’une bonne partie des services sur Internet se sont bâtis.
Il y a donc souvent une idée qui bloque les gens face aux évolutions possibles de l’Internet qui est « moi, je suis ordinaire, je suis tout petit, je ne suis rien du tout, je n’ai pas de possibilité de créer quelque chose de nouveau, de disruptif, qui va changer les choses. » Eh bien si, vous pouvez. L’exemple classique, c’est Wikipédia, ça a démarré comme ça : les gens qui ont fait Wikipédia ne sont pas allés essayer de convaincre une grosse entreprise ou un État de déployer ça, ils l’ont fait et ça a marché. Il y en a d’autres pour lesquels ça n’a pas marché, mais c’est la vie, tout ne fonctionne pas. Par contre, on peut le faire et c’est finalement un avantage d’un objet sociotechnique comme l’Internet par rapport à pas mal d’autres infrastructures de notre société. Si vous prenez l’aviation, par exemple, même si vous êtes passionné, vous ne pouvez pas construire, dans votre garage, un avion qui sera intercontinental ou un train, d’ailleurs, c’est plus écologique de prendre l’exemple du train ; vous ne pouvez pas, dans votre garage, construire des locomotives et encore moins poser des rails partout. L’infrastructure ferroviaire, c’est forcément quelque chose de centralisé, d’organisé, avec des grosses compagnies ; on le voit bien avec toutes les catastrophes qu’entraîne l’ouverture à la concurrence. Le rail, structurellement, ne peut pas fonctionner avec plein de petits acteurs éparpillés partout. L’Internet, c’est différent, l’Internet peut fonctionner de manière décentralisée avec chacun qui crée ses propres services.

Vous allez me dire « oui, mais madame Michu – la fameuse madame Michu qu’on cite tout le temps, oubliant que monsieur Michu n’est pas plus compétent qu’elle –, ne va pas arriver à faire ça ». Eh bien si, quand même.

Exemples

Quelques exemples.

Par exemple un blog. Aujourd’hui, quand ils ont des idées à faire passer, beaucoup de gens utilisent des réseaux sociaux gérés par une entreprise à but lucratif, Facebook, Twitter, etc., ou, quand il s’agit de faire des textes un peu plus longs, un peu plus élaborés, ils vont les faire publier, par exemple sur une plateforme comme Medium [5]. Je ne sais pas qui, ici, a déjà écrit sur Medium. Ne le faites pas ! Dans le milieu anglophone ou international-anglophone, c’est souvent la plateforme la plus utilisée quand on veut publier des textes un peu longs. Il y a aussi une autre solution, c’est de faire publier par des médias traditionnels et on voit comme ça, régulièrement, un article dont on se dit « celui-là a l’air intéressant ! » Paf ! « Il vous reste 98 % à lire, acceptez les cookies, abonnez-vous » et, à cause de ça, on ne peut pas accéder au texte.
Au contraire, on peut héberger son propre blog, son propre site web, sa propre production de textes. Historiquement, au début, Internet ne fonctionnait que comme ça, il n’y avait pas de services de partage communs et ça marchait. Aujourd’hui, les gens ne sont pas plus idiots qu’autrefois, ils peuvent continuer à le faire et, d’ailleurs, c’est toujours le cas. Un cliché classique dans les discours sur Internet ce sont des trucs du genre « aujourd’hui, il n’y a plus de blogs individuels, il n’y a plus de blogs personnels, tout passe par les GAFA ». Les gens qui disent ça, que ça soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, dans tous les cas, ils ont tort. Il y a autant de trucs auto-publiés, auto-édités qu’autrefois. Ce qui se passe c’est qu’ils sont maintenant minoritaires, qu’ils apparaissent noyés par rapport à ce qui est diffusé sur les grandes plateformes, mais il y en a autant qu’avant, il y a autant de blogs personnels qu’avant, voire plus, puisque il y a plus de gens qui se connectent à Internet ; simplement, ils sont noyés quantitativement et, surtout, ils sont invisibilisés par un certain discours qui est que de toute façon, de nos jours, si vous n’êtes pas publié sur Medium ou sur un truc comme ça, vous êtes fichu. Pour les programmeurs par exemple, pour les gens qui développent des logiciels, c’est « il faut qu’on soit sur GitHub [6] sinon on sera complètement ignoré », c’est l’équivalent. Pour ceux qui ne connaissent pas GitHub, c’est le Facebook des geeks, c’est à peu près au même niveau !

Les réseaux sociaux, justement.
Je vais faire court parce qu’il y a au moins deux ateliers à Entrée Libre sur ces réseaux sociaux décentralisés, donc, je vais pas divulgâcher ce qui va être fait dans ces ateliers, je vous recommande d’y assister.
Aujourd’hui, il y a une tendance à dire qu’un réseau social, un outil de communication, c’est forcément un truc géré par une entreprise à but lucratif : Twitter, Facebook, les différents trucs autour de Facebook comme Instagram ou WhatsApp, les plateformes de ce genre-là. L’alternative, c’est forcément une autre plateforme à but lucratif. Twitter est un bon exemple. Le nouveau propriétaire de Twitter [Elon Musk], depuis quelques mois, a fait tellement de conneries que même les gens qui sont les plus fanas de ce genre de système commencent à chercher d’autres solutions et ces solutions, souvent, ne sont pas vraiment des alternatives : c’est remplacer une boîte privée, à but lucratif, dirigée par un type qui décide tout, comme il veut, par une autre boîte privée à but lucratif dirigée par un type qui décide tout. Ça a été le cas, par exemple, avec le projet Bluesky [7], le truc de Jack Dorsey, qui prétend être une alternative à Twitter mais, en fait, c’est la même chose. C’est la même chose ! Il est plus sympa que Elon Musk, ce n’est pas difficile, mais, fondamentalement, c’est la même démarche.
Or, au contraire, il y a une autre solution, qui existe depuis longtemps, qui est banale et qui ne nécessite pas de technique extraordinaire, c’est ce qu’on appelle les réseaux sociaux décentralisés. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir une plateforme unique, avec une politique unique – techniquement, bien sûr, plusieurs machines, ce n’est pas fait d’une seule machine, ce sont plusieurs machines –, mais il n’y a qu’une seule direction derrière avec un chef qui décide – quand le chef est Elon Musk, c’est particulièrement la catastrophe –, de toute façon c’est toujours un problème quand il y a un chef qui décide. Si vous prenez un exemple moins caricatural que Elon Musk, c’est celui de Mark Zuckerberg pour Facebook : il veut avoir le monopole de la décision et de la critique. Lui-même, de temps en temps, a critiqué Facebook, a dit : « Ça ce n’est pas bien, on va le corriger », mais c’est toujours lui qui décide de ce qui va être fait et de ce qui va être, éventuellement, corrigé ou modifié.
Le contraire, ce sont les réseaux sociaux décentralisés, où, en fait, il n’y a pas qu’un seul endroit, il y a plusieurs instances avec, éventuellement, des gestions, des managements, des directions différentes, mais qui peuvent communiquer. On ne parle pas d’îlots isolés chacun dans son coin, cela existait il y a très longtemps, puisqu’on parle d’histoire. Les plus vieux d’entre nous se souviennent d’un truc qui s’appelait BBS, Bulletin Board System [8], un système de communication, c’était un réseau social très populaire. Beaucoup de BBS ont été des grands succès et ont très bien marché, mais chaque BBS était un îlot isolé : si vous vouliez communiquer avec des copains sur un autre, il fallait s’inscrire sur l’autre et il fallait s’inscrire à plusieurs endroits, se connecter à plusieurs endroits, ce n’était pas super pratique.
Quand je parle de réseaux sociaux décentralisés, ils sont décentralisés, mais ils communiquent entre eux, sinon, évidemment, ça ne serait pas extrêmement intéressant.
Le plus connu c’est le fédivers [9], contraction de « fédération » et « univers », en anglais the fediverse, contraction de federation et univers. Le fédivers est un ensemble de services bâtis sur des logiciels qui sont, en général, des logiciels libres, donc ne dépendant pas d’une entreprise particulière, qui peuvent être modifiés, distribués, échangés, etc., et qui communiquent entre eux. Les plus connus sont Pleroma [10], Mastodon [11] , Pixelfeld [12], ce sont des noms de logiciels. Ce n’est pas un réseau, chacun de ces noms désigne un logiciel. C’est un logiciel libre, que chacun peut l’installer de son côté : vous pouvez prendre Pleroma, l’installer sur votre machine – c’est un petit peu trop difficile… Mastodon est bien pire –, commencer à communiquer et, surtout, échanger avec les autres utilisateurs du fédivers.
Un petit point technique, je vais passer très rapidement là-dessus : tous utilisent le même protocole, c’est-à-dire les mêmes règles techniques de communication, ce qui fait que quand vous écrivez quelque chose sur Pleroma, ça peut se voir sur une instance qui utilise Pixelfeld et ainsi de suite.
Les deux premiers sont plutôt orientés vers ce qu’on appelle le microblogging, vers l’émission de courts messages du genre « Venez à Entrée Libre, c’est super et, en plus, il y a des croissants », parfois un petit peu plus élaborés, avec une photo, alors que Pixelfeld est très ciblé sur la distribution de photos ou d’images. Mais tous peuvent être utilisés pour distribuer des photos, c’est simplement que les choix techniques de Pixelfeld vont plutôt vers l’optimisation du partage d’images alors que Pleroma et Mastodon visent plutôt les textes relativement courts.

L’intérêt de tout cela c’est qu’ils communiquent entre eux. Il y a donc, aujourd’hui, des milliers d’instances utilisant Pleroma, Mastodon, Pixelfeld et les autres, WriteFreely [13]. Par exemple, si vous voulez faire un texte un peu plus long, il y a un logiciel pas très connu, qui s’appelle WriteFreely, qui est très bien fait et qui permet d’écrire des textes de la longueur que vous voulez : si vous avez des idées, vous pouvez bavarder pendant des pages et des pages et il communique aussi avec les autres instances du fédivers.
De toute façon, je l’ai déjà dit, il y a deux ateliers à Entrée Libre sur le fédivers, donc n’hésitez pas, inscrivez-vous, participez.

On en a parlé régulièrement, à chaque fois qu’il y a une crise dans les réseaux sociaux centralisés, les médias disent un mot sur les réseaux sociaux décentralisés. En général, ils ne connaissent que Mastodon, ils ne connaissent rien d’autre, donc, souvent, ils ne parlent que de ça, et, souvent, c’est présenté comme « c’est sympathique, mais c’est un truc isolé, sans avenir, uniquement pour une poignée de marginaux, le genre qui va à la campagne élever des chèvres et des légumes bio, un peu le petit village gaulois qui résiste, qui est marrant, qui est sympa, mais qui ne représente pas l’avenir ». Ce n’est pas vrai ! Souvent, la présentation, c’est par exemple que ça serait une innovation technique, que ça serait quelque chose de très particulier ou de très à part. En fait, la réalité, c’est que l’Internet a toujours connu ça, dès le début.
Les développeurs de Mastodon ont aussi une part de responsabilité dans cette mauvaise communication, parce que quand ils ont lancé leur logiciel, ils l’ont présenté comme si c’était une innovation, mais il n’y a aucune innovation, au contraire, c’est plutôt un retour à ce qui se faisait systématiquement avant sur l’Internet. Donc, techniquement, il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans, du point de vue technique ce sont des trucs bien maîtrisés et depuis longtemps, du point de vue social c’est plus intéressant. Évidemment, dans réseau social il y a « social » et vous savez ce que dit Le Petit Nicolas, le héros de Sempé et Goscinny, à propos de la cour de récréation : « Quand on joue tout seul on s’ennuie et quand on joue avec les autres, ils font toujours des histoires ». C’est le problème fondamental des réseaux sociaux : évidemment, faire un réseau tout seul, on s’ennuie ; quand on le fait avec les autres, il y a des désaccords, il y a des questions qui ne vont pas, « ça, ça ne va pas, ça ce n’est pas bien ça, il faut ne pas ! — Si, d’abord, et puis si j’ai envie ! ». Ce genre de discussion est, je dirais, consubstantielle aux réseaux sociaux. On n’imagine pas une communication humaine où il n’y ait pas ce genre de question et ce genre de discussion. Un truc que j’ai parfois lu dans certains médias : « Le fédivers ce n’est pas bien, ils sont toujours à discuter entre eux de ce qu’il faut faire. » Oui, c’est sûr que la dictature c’est plus simple que la démocratie, ça marche mieux, ça va plus vite !

Arrivé là, il y a l’objection classique sur madame Michu ; madame Michu ne parle jamais, il y a toujours des gens qui parlent pour elle et qui disent : « Madame Michu ne pourra jamais utiliser Ubuntu, madame Michu ne pourra jamais se connecter au fédivers, etc. » Ce sont des objections très banales, il y a un siècle c’était « madame Michu ne pourra jamais apprendre à lire », ce genre de chose. Ce sont juste de bêtes objections réactionnaires classiques, mais c’est vrai que certains de ces logiciels peuvent être, je dirais, trop compliqués à installer. Par exemple, pour installer Mastodon il faut avoir le cœur bien accroché, ce n’est pas évident même si vous êtes un informaticien professionnel, donc cela n’est pas satisfaisant.
Est-ce que c’est un problème bloquant ? Oui et non. Oui, c’est certainement un problème, on peut faire mieux. Non, parce que, d’une part, il n’est pas prévu que chacun, chaque individu fasse cela lui-même. De la même façon que, à part dans certains rêves de survivalistes où le type est tout seul dans sa cabane avec sa bite et son couteau, il fait absolument tout lui-même et ne dépend absolument de personne ; cela n’est pas une société souhaitable et qui est largement irréaliste pour la plupart des gens.
Ce qui est prévu pour les réseaux sociaux décentralisés, la démarche, c’est plutôt qu’on ait un système de continuum qui va du type qui est très fort, qui a envie de tout faire tout seul, qui donc installe un de ces logiciels, voire l’écrit lui-même pendant qu’on y est, sur ses machines, à des systèmes qui sont gérés par des associations, des collectivités locales, des entreprises privées, pourquoi pas, et qui mettent cela ensuite à disposition des gens. Par exemple, pour les réseaux sociaux décentralisés pour le fédivers, des associations comme Framasoft [14] , comme La Quadrature du Net [15], et pas seulement elles, gèrent des instances fédivers où vous n’avez plus qu’à vous inscrire. Donc, techniquement, vous n’avez pas d’effort à faire. Et c’est une solution qui est raisonnable même si on est compétent, même si on est informaticien, parce que même si on est informaticien, on n’a pas forcément envie de passer du temps à ça. Il est donc tout à fait raisonnable qu’il y a des solutions intermédiaires.
Souvent le fédivers est critiqué avec des arguments du genre « vous ne voyez pas tout le monde installer sa propre instance Mastodon ou Pleroma ou autre ! ». Non, effectivement, ce n’est pas ce qui est envisagé. Ce qui est envisagé c’est qu’on puisse le faire, si on veut, mais ça ne veut pas dire que tout le monde sera obligé de le faire, des solutions intermédiaires existent. Oui.

Public - Maiwann : Est-ce que je peux parler de Scribouilli [16] ?

Stéphane Bortzmeyer : Tu peux parler de Scribouilli.

Public - Maiwann : Merci. Moi je suis à Framasoft. Si jamais ça vous intéresse de faire votre propre blog ou de faire votre petit site internet pour votre association ou des choses comme ça, j’ai une solution. Normalement, il n’y a pas besoin d’être super bidouilleur et ce n’est pas une solution capitaliste. Je serai soit en orange soit en violet pendant tout le week-end. Vous pouvez venir me voir parce que j’ai besoin d’utilisateurs, donc, si jamais ça matche avec votre besoin, ça m’intéresse. Merci.

Stéphane Bortzmeyer : Justement ! Le point important c’est que, pour tout, il y a des solutions techniques. Je répète que vous n’êtes pas obligé de déployer vous-même : vous pouvez passer par un intermédiaire, il n’y a rien de mal à ça. On vit en société, il n’y a rien de mal à passer par un intermédiaire, par une association, par une collectivité quelle qu’elle soit, c’est tout à fait possible.
Ceci dit, vous pouvez aussi le faire vous-même. Par exemple, pour l’auto-hébergement, c’est-à-dire avoir ses services pour distribuer des photos, des choses comme ça ou son propre site web, son propre blog, vous avez des solutions d’auto-hébergement toutes faites. Maiwann vient de citer Scriboulli pour avoir son blog pour des associations, par exemple, qui veulent communiquer sans dépendre des grandes entreprises capitalistes. Vous avez des logiciels comme Cozy Cloud [17] ou YunoHost [18], qui sont des logiciels que vous pouvez installer sur vos propres machines, des machines que vous contrôlez, et qui vous permettent d’avoir des services de publication sur le Web, de distribution d’images, de courrier électronique, de plein d’autres trucs, relativement facilement. Vous n’avez pas besoin d’être l’informaticien, celui qui lance un logiciel compliqué, puis il y a des lettres vertes qui défilent sur l’écran à toute vitesse et il faut taper très vite sur le clavier. Ces logiciels vous dispensent de ce folklore et vous permettent de fonctionner en relative autonomie. L’informatique étant ce qu’elle est, il y a parfois des petits problèmes, mais pas plus que quand vous utilisez les gros services capitalistes compliqués.

Donc des solutions techniques existent. Je répète que le problème n’est pas uniquement technique, il est aussi social puisque, de toute façon, il y a aussi une demande pour de l’hébergement qui n’est pas individuel, qui est collectif, mais pas forcément fait par une entreprise à but lucratif.

À mon avis, la difficulté aujourd’hui pour l’utilisateur, pour monsieur Michu et madame Michu dont on parle, ce n’est pas tellement une difficulté technique, bien que certains logiciels, parfois, sont un peu pénibles.
La première difficulté, je dirais, est quasiment idéologique : on ne pense même pas que ça soit possible. Très souvent, quand on parle aux gens de ce genre de solution, ils tombent des nues parce qu’ils n’imaginaient pas que ce soit possible, du genre « forcément, quelque part dans l’Internet, il doit y avoir une autorité qui a décidé que, pour communiquer, il fallait passer par Facebook, Twitter, Google ou des trucs comme ça. Ce n’est pas possible que moi je puisse le faire ! » C’est souvent ce blocage idéologique qui est fort.
Et ensuite, quand les gens essayent de faire, le problème qu’ils ont c’est que l’offre est surabondante et pas toujours bien fléchée, c’est un peu la contrepartie de la liberté. J’ai souvent vu cette objection contre le fédivers dans des journaux, comment on dire, qui ne sont pas de gauche comme Les Échos. Un article sur le fédivers disait : « C’est compliqué pour l’utilisateur parce qu’il doit choisir son instance. » Je me suis imaginé quelqu’un disant « les élections c’est compliqué, parce qu’il y a plusieurs partis et il faut choisir, monsieur Michu n’y arrivera pas ! » On a un peu le même problème ici : c’est vrai qu’il y a un choix qui peut être parfois effrayant

Public : Pour préciser. Maintenant Mastodon a mis comme option, par défaut, mastodon.social, justement pour que les gens n’aient pas à choisir. Il faut s’en méfier, donc regarder d’autres instances plutôt que d’aller vers la première indiquée.

Stéphane Bortzmeyer : Il y a effectivement un site web de promotion de Mastodon qui, d’ailleurs, invisibilise les autres logiciels du fédivers, ça a toujours été un problème.
Et un autre problème : jusqu’à présent, ce site disait « il y a plusieurs instances, vous choisissez, voilà des critères possibles » et maintenant on privilégie une instance, celle des gérants du site en question, ce qui est assez dangereux. Le but n’est pas de remplacer Google, Facebook et compagnie par un Google de gauche ou par un Facebook associatif. Si jamais, par exemple, FDN [19] grossissait et devenait le principal fournisseur d’accès à Internet en France, il y aurait un risque, pour FDN, d’avoir le même genre de problème. À partir du moment où on a un pouvoir, on tend à en abuser. C’est donc important que ça soit réparti le plus largement possible.
Merci pour cet exemple. Il y a aussi des choix politiques derrière : remplacer Twitter par un truc plus sympa – je répète : ce n’est difficile d’être plus sympa qu’Elon Musk, c’est à la portée de tout le monde – qui va concentrer les problèmes, ce n’est pas une bonne idée, effectivement. Là encore, ça fait partie des trucs que j’ai lus dans certains médias comme Presse-citron, par exemple, qui disait « le fédivers, ils sont tout le temps à discuter politique, ce n’est pas bien ! » Oui, ce sont des choix politiques qu’il faut faire, on n’y coupera pas, il n’y a pas de solution. Par exemple, sur le site web de promotion de Mastodon, le choix de mettre en avant l’instance mastodon.social, c’est un choix politique que je peux comprendre, il y a des raisons derrière, mais ça ne veut pas dire forcément qu’on approuve.
Donc oui, à partir du moment où les gens sont indépendants, sont des citoyens, ils se posent des questions et ils ne sont pas toujours d’accord. C’est la plaie ! C’est sûr que la Corée du Nord c’est mieux !

Ne nous voilons pas la face, c’est vrai que souvent c’est un problème pour l’utilisateur. L’exemple des élections est un bon exemple. Par exemple, dans un pays qui a vécu sous dictature longtemps, aux premières élections libres, il y a des fois 20/30 candidats, on n’y comprend rien, tout le monde n’a pas fait Sciences Po, on sait pas forcément lequel est le bon, on se pose des questions et c’est normal de se poser des questions. Là, il y a effectivement le même problème. J’avais cité YunoHost [18] et Cozy Cloud [17], lequel faut-il utiliser ? Souvent la question est posée en ces termes-là. Personnellement, je n’utilise aucun des deux, donc j’aurais du mal à répondre, mais les gens ont des avis différents. J’ai effectivement parfois entendu aussi cette remarque « avec les libristes, le problème c’est qu’ils ne sont pas tous d’accord ! » Oui, c’est sûr ! J’admets que c’est une difficulté, j’admets que ce n’est pas évident et c’est pour cela que c’est bien qu’il y ait, par exemple, des ateliers à Entrée Libre pour guider les gens et pour les aider. Fin de la publicité.

Merci aux intervenantes qui font des remarques intelligentes. J’ai oublié de le dire, mais les autres, les personnes que je ne connais pas ici, ont évidemment parfaitement le droit, aussi, de faire des remarques, des objections, des critiques, de bondir sur leur chaise et de dire « je ne suis pas d’accord et je voudrais bien un micro pour expliquer pourquoi ». Vous avez le droit, on est cool.

Le point important c’est que l’Internet, contrairement à ce qu’il y a dans beaucoup de médias, ça ne se réduit pas aux algorithmes de Google et Meta. C’est souvent présenté comme ça dans les médias. Quand on parle de questions politiques liées à Internet ça se réduit souvent à « les algorithmes », en accentuant le « z », « les zalgorithmes » sont méchants et il faudrait forcer Google et Meta à privilégier autre chose. Par exemple, en France, un discours courant, c’est : il faudrait que les algorithmes de Google et Meta privilégient les médias officiels français, Le Monde et compagnie, au lieu d’envoyer vers n’importe quel blog à la noix, perdu sur l’Internet.
Il y a des tas de choses à dire sur cette revendication, mais il y a aussi un autre problème, derrière, qui est que la discussion se focalise sur ce que les algorithmes de Google et de Meta devraient faire et pas sur comment on peut desserrer l’étreinte et faire qu’on soit moins dépendant de ces grandes plateformes. À ce moment-là, la question des choix de leurs algorithmes deviendra moins cruciale.

Très bonne question. J’ai entendu : « c’est quoi un algorithme ? »
C’est vrai, c’est une bonne question, surtout qu’aujourd’hui, une grande partie des discours sur le numérique, surtout tenus par les ministres ou par les journalistes, c’est du n’importe quoi, avec des conneries énormes. La plus belle c’était Gérald Darmanin quand il avait dit : « Google utilise des algorithmes, il faut aussi que l’État puisse utiliser des algorithmes. » Quand on connaît un peu l’informatique, c’est évidemment absurde comme idée, toute l’informatique repose sur des algorithmes et depuis le premier jour. En plus, c’est un mot d’origine arabe, donc ça fait encore plus peur !, comme tous les trucs qui commencent par « al ».

C’est quoi un algorithme ? C’est un ensemble d’instructions que doit suivre le logiciel pour aboutir à un résultat. Il y a toujours un choix humain derrière. Je crois qu’un slogan de l’April dit : « II n’y a pas d’algorithme, il y a la décision de quelqu’un d’autre. » L’idée qui est derrière, c’est que le programmeur, la personne qui fait les algorithmes, fait des choix, qui peuvent être bons ou mauvais, que vous pouvez approuver ou pas, mais il y en a toujours. J’ai vu des critiques de Google qui disaient, par exemple, « ce n’est pas bien parce qu’il y a un algorithme, il faudrait qu’il n’y en ait pas », ce qui est absurde, il y en a forcément un. Google, le moteur de recherche, doit vous fournir une liste de sites que vous pouvez avoir envie de visiter, qui peuvent répondre à votre question, et il faut bien trier ces sites d’une façon ou d’une autre, il y a bien un premier, un deuxième, un troisième, donc il y a un choix qui est fait à chaque fois.
On parle d’algorithme quand c’est un mécanisme formel, rigide, que doit pouvoir exécuter un ordinateur, mais les humains font ça aussi dans la vie courante. On dit parfois, dans le contexte des services publics, que ce n’est pas bien que les décisions, par exemple de la Caisse d’allocations familiales, des choses comme ça, soit prises par des algorithmes. Mais ça a toujours été le cas, avant même que les services publics soient informatisés, parce que l’employé suit des règles : si la personne a tel revenu, faire ceci, c’est aussi un algorithme, simplement exécuté par un humain au lieu d’être exécuté par un logiciel, mais avec aussi peu de marge de manœuvre.
Le point important c’est qu’il y a toujours des algorithmes, partout.
Pour les réseaux sociaux le fait, par exemple, de trier les messages, d’en sélectionner certains, d’en mettre certains en avant, ce que fait Facebook par exemple, c’est un algorithme. Mais le fait, par exemple, de les envoyer strictement dans l’ordre chronologique, c’est-à-dire dans l’ordre où ils ont été envoyés, c’est aussi un algorithme, plus simple, qui a des avantages et des inconvénients, mais c’est aussi un algorithme.
Demander qu’il n’y ait pas d’algorithmes n’a aucun sens, il y en a forcément. En dépit du nom qui évoque les mathématiques, puisque ça vient du nom d’un mathématicien Algorithmique]], et c’est vrai que l’origine vient des mathématiques, mais souvent, à cause du fait que ça vient des mathématiques, que ça s’enracine dans les mathématiques, les gens croient que c’est un truc scientifique qu’on ne peut pas contester, comme on ne peut pas contester la gravité, la loi d’Ohm en électricité ou des choses comme ça. En fait non, les algorithmes ce sont des choix. J’ai cité l’exemple des allocations familiales : si le type a moins de revenus que ça, plus d’enfants que ça, telle condition, il y a toujours un choix. Il n’y a pas de neutralité dans ce domaine, il y a forcément des choix, donc il y a un algorithme.
Ça avait été beaucoup discuté par des trucs comme Parcoursup [20] avec des gens qui critiquaient les algorithmes. On peut critiquer les choix qui sont faits, mais on ne peut pas dire « il ne faudrait pas d’algorithme ». Forcément, à un moment donné, on choisit.
C’était effectivement une bonne question, je n’avais pas pensé à ça.
Dans le débat public le mot algorithme revient souvent et, en général, les gens qui l’utilisent ne comprennent pas ce que c’est et disent n’importe quoi. L’exemple de Darmanin est le plus caricatural, mais d’autres l’ont fait.

Histoire

Justement, c’est là que l’histoire est intéressante : le Web n’a pas toujours existé. On a eu un Internet sans le Web à un moment. Donc identifier les deux, comme c’est souvent fait dans le discours, c’est une erreur, puisque l’Internet existait avant le Web et le Web n’a pas décollé tout de suite. Pendant longtemps, c’était un truc dans un coin, rigolo, qu’utilisaient certaines personnes, mais pas toutes.
Pourquoi je dis ça ? Pas pour dire qu’il faudrait revenir à une époque bénie où il n’y avait pas le Web, ça n’aurait pas de sens, mais pour rappeler que l’Internet n’est pas lié au Web et que d’autres services sont possibles, tournant sur Internet. Oui.

Public : Quelle est la différence, justement, entre l’Internet et le Web ?

Stéphane Bortzmeyer : Très bonne question, c’est un chapitre entier de mon bouquin, pour dire que ce n’est pas facile à expliquer !
En gros, l’Internet, c’est le réseau qui permet de porter un certain nombre d’applications : le Web est une des applications possibles.
En plus, le Web n’a pas une définition bien précise, c’est un peu flottant et ça peut désigner plusieurs choses différentes. Il y a plusieurs façons de le définir, personnellement, j’ai tendance à utiliser une définition technique du Web qui ne convient pas forcément à tout le monde. Il y a une définition plus utilisateur : le Web c’est tout ce qui est accessible avec un navigateur web, ce qui se défend. Moi, j’aurais tendance à avoir une définition plus technique, en tous les cas ce n’est pas de l’unique service.
Par exemple, si, pour votre courrier électronique, vous utilisez Thunderbird [21], vous communiquez avec quelqu’un utilise Outlook sur sa machine, à aucun moment vous n’êtes pas passé par le Web. Vous n’avez pas utilisé le Web, vous avez utilisé une autre application sur Internet.

Public - Maiwann : Une de mes amies utilise l’image du train. Elle dit qu’Internet ce sont les rails et que le Web c’est un type de train qu’on peut mettre sur les rails. Sur les rails de train, vous pouvez mettre des trains de marchandises, des trains de voyageurs et que sais-je d’autre, un wagon où il faut mouliner comme ça [une draisine], eh bien il y a le train des mails sur l’Internet, il y a le train du Web sur les rails de l’Internet ; ça peut être le mail, le Web et d’autres choses.

Stéphane Bortzmeyer : Je vais expliquer, mais Nathalie voulait dire un truc aussi.

Public - Nathalie : Je prends les transports, mais de manière plus large : finalement, Internet, c’est du transport de données, c’est un réseau de transport de données, et après, on a la voiture, on a le vélo, on a l’avion, on a le train, on a la caravane, ce qu’on veut. Ce sont différentes façons, finalement, de se transporter avec différentes finalités.

Stéphane Bortzmeyer : En fait, je trouve que l’analogie du train a une limite : sur les rails, le nombre de trucs différents qui peuvent circuler est quand même assez limité, ce sont tous des trains, ils se ressemblent. De ce point de vue-là, la route c’est plus ouvert : sur la route, il peut y avoir des voitures, des camions, des vélos, des choses comme ça, ça rend donc mieux compte de la variété de ce qu’on peut faire circuler sur le réseau.

Public : Tout à l’heure, tu parlais de Thunderbird, je voulais expliquer que c’est justement un logiciel qui n’utilise pas le Web. Stéphane disait que si on utilise Thunderbird, on n’utilise pas le Web.

Stéphane Bortzmeyer : La question que vous posiez au début est une question assez ouverte, il n’y a pas une réponse simple, tranchante, parce que tous ces trucs-là ont été conçus par des humains, sans plan bien déterminé, donc les frontières peuvent être parfois assez floues.

Public : Un exemple qui est très parlant. Au départ, Tim Berners-Lee [2] et son collègue, qui ont inventé le Web, ne pensaient pas que ce serait sur Internet. Au début, ils ne savaient même pas quelle infrastructure allait le porter un jour. Pour dire que les deux ne sont vraiment pas liés. La rencontre s’est faite entre Internet et le Web presque par hasard, comme beaucoup de choses.

Stéphane Bortzmeyer : C’était encore plus net pour le courrier électronique. Quand il a été inventé, l’Internet était ultra-expérimental, il n’y a pas grand-chose, donc le courrier électronique fonctionnait à l’origine sur tout un tas de réseaux où l’Internet était très minoritaire. Alors que quand le Web a été inventé, l’Internet commençait à devenir hégémonique, mais ne l’était pas encore complètement.

Le FTP anonyme [File Transfer Protocol], par exemple, c’est un souvenir, c’était un service de distribution de fichiers, vous pouviez donc distribuer des fichiers quelconques et l’intérêt du numérique, c’est que quand vous pouvez distribuer des fichiers, vous pouvez distribuer n’importe quel type de contenu : des photos, des logiciels, parfois aussi des logiciels piratés, ce n’est pas bien, des textes, des choses comme ça.
FTP anonyme, c’était, en fait, des serveurs qui distribuaient. Anonyme venait du fait qu’on pouvait s’y connecter sans avoir besoin d’un compte, login/mot de passe, en utilisant, par convention, le nom « anonymous », qui est juste une chaîne de caractères, ça n’a pas de signification particulière et ce n’était pas réellement anonyme en plus, mais ça s’appelait comme ça, FTP anonyme. Donc énormément de contenu était distribué en FTP anonyme. À une époque, les mauvaises langues disent, par exemple, que les étudiants à l’université passaient plus de temps à échanger du contenu en FTP anonyme qu’à suivre leurs études, pure calomnie. C’est pour dire que c’était quelque chose de populaire et qui posait d’ailleurs déjà des problèmes pas très différents de ceux qu’on a aujourd’hui : des nazis distribuaient des textes nazis, des gens distribuaient des photos ou des films pornos, plutôt des photos parce que les films, à l’époque, c’était quand même un peu gros, des gens distribuaient du logiciel copié illégalement, par exemple des jeux vidéo, des trucs comme ça. On avait donc le même genre de problèmes, le même genre de questions qu’aujourd’hui. Je ne dirais pas qu’on n’a rien inventé, mais je dirais que certains des débats qu’on a aujourd’hui dans le contexte des réseaux sociaux centralisés ne sont pas vraiment nouveaux.

Les réseaux sociaux décentralisés, eux-mêmes, ne sont pas une nouveauté. Par exemple, le courrier électronique, qui fonctionne toujours aujourd’hui, c’est un réseau social décentralisé, au sens où vous n’avez pas une entreprise, au niveau mondial, qui coordonne tout le courrier électronique. Vous avez des gros acteurs, Gmail est l’exemple typique, mais ce n’est pas le seul. C’est pour cela que dans une adresse de courrier électronique vous avez, après le signe @, un nom de domaine, on parlera des noms de domaine après ; ça identifie quel est votre fournisseur de courrier électronique qui peut être vous-même, dans un auto-hébergement dont j’ai parlé, des logiciels comme YunoHost permettent de faire ça assez facilement. Vous pouvez avoir une association ou une entreprise — par exemple, dans mon adresse professionnelle, après le @ il y a le nom de domaine de mon employeur —, ou vous pouvez avoir des gros hébergeurs comme Gmail, et tout ceux-là échangent entre eux. Au tout début du courrier électronique, il y avait des solutions concurrentes centralisées, donc isolées, comme Caramail en France ou AOL aux États-Unis, et un autre truc, par exemple CompuServe, des trucs comme ça, qui étaient des silos isolés. Quand je parle de réseaux sociaux décentralisés, c’est décentralisé, mais communicant, sinon ce n’est pas un réseau, donc le courrier électronique, c’est ça.

Un autre truc existait autrefois, qui a quasiment disparu aujourd’hui, ou presque, ça s’appelait Usenet [22] qui était un système d’échanges. Au lieu d’être comme le courrier électronique, une personne qui écrit à une autre, c’était un moyen de distribuer du contenu, en général des textes, mais aussi partiellement des images, qui était ensuite diffusé de proche en proche jusqu’à atteindre la totalité du réseau Usenet. Ça servait à échanger beaucoup de choses, des fois utiles, des fois moins, et on pouvait discuter, c’est-à-dire répondre aux messages des autres, donc on avait un système de réseau social avec discussion où on retrouvait, là encore, tous les trucs qui font le charme de Facebook aujourd’hui : mensonges, insultes discussions enflammées, vous n’aviez pas besoin de Facebook pour ça, et des textes intéressants aussi. Et aussi du porno, oui ! C’est une des grandes lois du réseau : les seules infrastructures techniques où il n’y a pas de porno ce sont celles qui n’existent pas ou que personne n’utilise. Je rappelle que pour la sculpture, les sculptures les plus anciennes dont on dispose, les fameuses Vénus, c’était déjà limite, pour dire que ce n’est pas un truc récent.

Alternative

L’intérêt de l’histoire, c’est de rappeler qu’il y a aussi des alternatives, donc d’autres possibilités.

Par exemple le Web. Ce n’était pas forcément le cas au début, quand il a été inventé, mais aujourd’hui ce sont des services qui sont souvent très lents, ça rame beaucoup, très gourmands en ressources, il faut une grosse machine et souvent, quand vous n’arrivez pas à accéder à un site web, quand il y a des problèmes, que vous vous plaignez, la boîte qui gère le site web vous culpabilise en vous disant « vous êtes nul, vous avez une vieille version du logiciel, un vieil ordinateur, vous êtes un nul, il faut que vous vous mettiez à jour avec un truc plus moderne, plus rapide, donc plus consommateur d’énergie ». Je ne vais pas griller la conférence de Maiwann, tout à l’heure, sur les problèmes énergétiques et de consommation, en plus, je n’y connais pas grand-chose, mais c’est certainement un problème aujourd’hui et avec un retournement complet. Le retournement, c’est que quand vous avez du mal à accéder à un site web, c’est votre faute. J’aurais tendance à penser que c’est plutôt la faute des gens en face qui ont mal fait le site web, mais il faut se battre pour ça, il faut se battre pour dire « non, c’est votre faute, c’est vous qui avez choisi d’utiliser des technologies lentes ou gourmandes en ressources, etc. Ce n’est pas obligatoire ! »
Et puis invasif. Tous les problèmes de vie privée dont on parlait : vous ne pouvez pas consulter le site si vous n’acceptez pas un million de cookies, si vous n’acceptez pas de partage de données.
C’est la situation actuelle de la plupart des sites web.

Est-ce qu’on peut faire différemment ?
Oui, on peut faire différemment, tout le point de mon exposé, c’est de dire qu’on peut faire les choses différemment, il y a des alternatives.
Déjà, il y a des alternatives sur le Web lui-même, on peut faire mieux. Je pense qu’il y aura bien quelqu’un, après, pour prendre le micro et pour dire que beta.gouv.fr [23] fait des trucs absolument super pour travailler, pour améliorer le Web et pour que ça soit mieux. Mais on peut aussi choisir une approche plus radicale, comme dirait le ministre de l’Intérieur, qui est de laisser tomber et de dire « est-ce qu’on ne pourrait pas faire quelque chose de complètement différent ? »
Ça avait été le cas, par exemple, du projet Gemini [24]. J’en parle un peu au passé, parce que, en pratique, ça n’a pas vraiment été un succès, mais c’est intéressant parce que dans un monde de start-ups, de winners et de gens qui sont reçus à l’Élysée parce qu’ils gagnent beaucoup de fric, le non-succès est considéré comme quelque chose de honteux : si ça s’est planté, si ça n’a pas été un succès, c’est forcément que c’était nul. En fait non ! Dans le monde réel, ce ne sont pas forcément les bons trucs qui gagnent et les mauvais qui échouent, c’est plus compliqué que ça. Je ne dirais pas que c’est un échec, je dirais que ça n’a pas marché ! Des systèmes comme ça peuvent être utiles et nous apporter des leçons.
Gemini c’était une tentative de faire un système minimal de distribution d’informations, vraiment minimal, avec l’idée qu’à partir du moment où le système permet plein de choses, il va finir comme le Web, lent, gourmand en ressources, donc on va essayer de faire un truc où on ne peut pas grand-chose, par exemple pas d’images ou, plus exactement, pas d’images chargées automatiquement. Il y avait un système de liens qu’on suivait, le lien pouvait mener à une image, mais il n’y avait pas d’images chargées dans les pages, puisque ça contribue beaucoup à la lenteur, à la consommation de ressources et aussi aux problèmes invasifs, puisque ces images peuvent être chargées depuis un autre site qui va avoir des informations sur vous, les enregistrer, etc.
En pratique, Gemini a connu un petit intérêt à un moment, c’était rigolo, ça marchait, des gens s’y sont mis, et puis il a heurté un plafond de verre qui est fréquent avec les innovations, c’est-à-dire passer de la poignée de passionnés qui s’y mettaient au début à un public plus large. Comme souvent dans les réseaux, il y a un problème d’œuf et de poule : personne ne va faire de serveur Gemini parce que peu de gens ont un navigateur Gemini, donc peu de gens installent un navigateur Gemini parce qu’il y a peu de serveurs Gemini. Ce problème d’œuf et de poule a été très fréquent au début et a planté des tas de services, y compris des gros. L’exemple que je donne toujours, c’est Google+. Qui se souvient de Google+ ? C’était un réseau social fait par une petite entreprise californienne peu connue et qui n’a pas beaucoup d’argent, c’est pour ça qu’elle s’est plantée. En fait non ! C’était un réseau social qui avait été lancé à grand renfort de baratin, il y avait eu beaucoup de messages dans toute la presse, tous les médias l’avaient cité, en avait parlé, etc., et ça a quand même été un flop complet, pire que Gemini question flop !
C’est pour montrer que même les grosses boîtes, avec plein de moyens, ne peuvent pas forcément réussir à résoudre ce problème d’œuf et de poule, donc Gemini ne l’avait pas fait.

C’est l’occasion de rappeler aussi un truc important : l’Internet est sans permission, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autorité sur Internet chargée d’examiner des propositions de nouveaux services ou de nouvelles applications et de les approuver ou pas, et c’est une bonne chose !
Par exemple, pour Gemini, au début, c’était un type tout seul, puis ses copains, puis les copains des copains, qui ont décidé : on conçoit le truc, on écrit les logiciels, et hop, on les déploie et les installent qui veut et les déploie qui veut.
Le Web a été développé comme ça aussi. Il y a une tendance, aujourd’hui, à croire que toute nouveauté, toute innovation sur l’Internet doit passer par un processus de validation quelque part, qu’il y a une autorité quelque part à qui on soumet les propositions et qui dit ensuite « oui, c’est bon ou non, ce n’est pas bon », mais l’Internet ne fonctionne pas comme ça et heureusement. Du moment où vous avez une idée, vous pouvez la tester, ça marche ou ça ne marche pas, mais pouvez le faire et le Web lui-même a été développé comme ça.
Gemini est un autre exemple. Il y a des trucs qui ont mieux marché : Bitcoin [25], BitTorrent [26], etc. Gemini n’a pas tellement marché, mais ce n’est pas grave, c’était joli.

Voilà un exemple d’une copie d’écran avec le navigateur Lagrange [27] que j’ai choisi pour des raisons démagogiques parce que c’est le plus joli, encore que là le fond noir rendrait peut-être la lecture un peu difficile, mais c’était le plus joli. Là, c’est un site web qui archive des Mercredi fictions, des courts essais qui sont publiés sur le fédivers et qui sont récupérés et mis en une page Gemini. Vous voyez que sur Lagrange, il peut y avoir des trucs plus ou moins jolis, il n’y a pas d’images, c’est normal, à part ces icônes-là qui sont des icônes internes à Lagrange et il y a des liens, vous pouvez cliquer, vous pouvez naviguer, vous pouvez aller d’un endroit à un autre.
Vous reconnaissez en haut une URL [v], c’est-à-dire une adresse qui n’est pas spécifique au Web. Les URL sont une invention du Web, mais ça peut être utilisé dans d’autres contextes et puis un bouton « Back ». Bref !, ce n’est pas complètement différent du Web. La grosse différence, c’est que les auteurs de pages ont beaucoup moins de possibilités parce que le but était d’empêcher que ça devienne un gros machin comme le Web avec des navigateurs très compliqués que seules un petit nombre d’organisations peuvent écrire. Donc pas d’images, pas de contrôle de la présentation, vous ne pouvez pas dire « je voudrais plutôt que là, il y ait du vert et là, il y ait du jaune », vous n’avez pas de moyen de faire ça.
Chaque invention qu’il y a eu dans le Web, depuis le Web original, était justifiée, correspondait à une demande, à un besoin, sauf que quand on les ajoute toutes, ça donne le Web d’aujourd’hui, lent, gourmand, tout un tas de problèmes comme ça.