Bolchegeek : Il est désormais impossible de faire quoi que ce soit sans passer par elles.
Le fils de Pub : Aucun aspect de nos vies ne leur échappe.
Bolchegeek : Elles gèrent notre travail, nos achats, ce que nous mangeons, les programmes que nous regardons et même notre vie sociale.
Bolchegeek et Le fils de Pub ensemble : Ce sont les plateformes.
Bolchegeek : En quelques années, elles ont imposé une véritable révolution de nos modes de vie, du mode de production au mode de distribution en passant par la consommation.
Le fils de Pub : Au fond, vous le savez, vous le constatez au quotidien, pourtant vous n’avez peut-être pas conscience à quel point.
Bolchegeek : Aujourd’hui, nous allons voir en quoi les plateformes constituent le début d’un changement de paradigme radical, historique, et pourquoi c’est fondamentalement, structurellement de la merde.
Le fils de Pub : De la quoi ?
Bolchegeek : Merde, de la merde quoi !
Le fils de Pub : OK !
Bolchegeek et Le fils de Pub ensemble : Bienvenue dans Corporate.
Le fils de Pub : Les plateformes ne sont pas juste des interfaces fort pratiques et des icônes colorées, accessibles à chaque instant depuis votre poche, c’est un modèle économique qui s’est imposé comme un rouleau compresseur dans des domaines aussi variés que la distribution, le transport, l’alimentation, la location, la télévision, les interactions sociales et plus si affinités.
Bolchegeek : Si toutes ces plateformes proposent leurs propres services avec leurs propres problématiques, elles n’en sont pas moins des variantes d’un même modèle qui est devenu hégémonique ou en passe de le devenir sur ces secteurs.
Le fils de Pub : Au point de passer dans le langage courant comme autrefois le sopalin, le frigidaire, l’abribus ou même le double effet Kiss Cool. Ces entreprises, en état de quasi-monopole, ont donné le nom de leur marque à de nouvelles pratiques sociales : on va « googler », « shazamer x, se « prendre un Airbnb » ou encore « rentrer dans Uber ».
Bolchegeek : Ou proposer un Netflix and chill pour inviter à un après-midi de relaxation devant des séries à la mode.
Le fils de Pub : Ce n’est pas exactement ce que tu crois ! Laisse tomber. En fait, c’est le rêve absolu, le Endgame de tout marketeux que de devenir si intrinsèquement lié à un mode de vie qu’il n’y a pas d’autre mot que la marque elle-même pour la désigner.
Bolchegeek : D’ailleurs, est-ce que vous savez pourquoi Elon Musk a changé le nom de Twitter en X alors qu’il était installé avec tout son vocabulaire : tweeter, retweeter, etc. ? Eh bien parce qu’Elon Musk est complètement con.
Le fils de Pub : C’est sûr que « xer » ça marche beaucoup moins bien !
Bolchegeek : On parle également d’uberisation pour désigner un phénomène général de transformation du travail, signe d’à quel point nous ne sommes pas face à de simples pratiques de consommation un peu branchouilles mais à de véritables changements sociaux.
Le fils de Pub : Finalement, en quoi cette tendance serait-elle vraiment différente ? Après tout, ce sont de bonnes vieilles entreprises capitalistes qui font du bon vieux capitalisme, mais, avec les outils numériques. Est-ce que ça ne serait pas, finalement, du capitalisme 2.0 ?
Voix off : Everything’s computer !
Bolchegeek : Eh bien, si.
Le fils de Pub : En fait, pas seulement. Et pour comprendre ce qui change fondamentalement avec ces plateformes, et qui pourrait bien transformer en son cœur tout le système économique, il faut revenir…
Bolchegeek : Aux origines du capitalisme industriel.
Le fils de Pub : Eh bien non ! À la bataille de Marignan, 1515. Non, il faut revenir aux origines du capitalisme industriel !
À la base, qu’est-ce qu’une entreprise de l’ère industrielle par rapport aux modes de production précédents ?
Schématiquement, vous avez un type qui est propriétaire de fabriques, d’usines, de terres, de gisements, de ce que vous voulez, bref, des moyens de production. Il embauche d’autres types, en échange d’un salaire, pour transformer des ressources, des matières premières, qu’importe, en une marchandise qu’il va vendre pour dégager du pognon, du profit.
Voix off : Et ça, ça fait des crusters.
Bolchegeek : Mais pas que des crusters.
Voix off d’enfant : Papa, c’est quoi cette bouteille de lait ?
Bolchegeek : Eh bien fiston, la bouteille de lait, c’est pareil.
Voix off : Tout le capitalisme est replié dans la boutanche.
Bolchegeek : Mais aussi la table, le téléphone, cette tasse, cette calculette, ce machin je ne sais pas à quoi ça sert, ou ma cravate, puisque c’est désormais très largement notre mode de production. Alors voilà, ce n’est pas mal, des gâteaux sont produits et le gars s’enrichit.
Le fils de Pub : Mais, le petit défaut de ce système, alors pas pour eux, là, parce qu’on les emmerde [les travailleurs, NdT], ni pour eux, parce qu’on n’en a rien à foutre ]les consommateurs, NdT], mais pour lui [le patron, NdT], c’est qu’il faut produire des gâteaux.
Bolchegeek : Et ça, c’est chiant !
Le fils de Pub : C’est vrai ! Peut-être que le major Cruster était fier de produire ses petits gâteaux au bon goût de notre enfance, peut-être même qu’il regardait avec émotion ses belles usines rutilantes, peut-être qu’il se sentait comme un père pour ses valeureux ouvriers, durs à la tâche.
Bolchegeek : Peut-être ! Sans doute !
Le fils de Pub : Pas sûr !
Voix off en anglais, traduction : L’un des grands points soulevés par Marx dans Le Capital, et qui ressort clairement du livre, c’est que les motivations des capitalistes n’ont pas d’importance. Il y a une dynamique au sein du système dans son ensemble qui fait que vous pouvez être la personne meilleure au monde, avoir les meilleures intentions possibles, aimer vos employés plus que vous-même, ça ne compte pas si vous êtes dans un marché concurrentiel. Il y a des contraintes et il n’y a aucune raison d’imaginer que ces contraintes disparaîtront si tout le monde est bien intentionné.
Bolchegeek : Quoi qu’il en soit, son but premier, sa place dans ce système c’est de dégager un profit. Le jour où ce n’est plus le cas, il va aller faire autre chose, d’où la toujours plus grande place de formes actionnariales, qu’on a déjà évoquées ici, où chacun bouge un peu ses billes partout en fonction des rendements les plus intéressants et ce, quel que soit le produit.
Le fils de Pub : D’ailleurs, si vous écoutez nos nouveaux entrepreneurs 2.0, ils sont assez cash là-dessus. Ils ne sont pas là à dire « je veux contribuer à la société en développant le réseau ferroviaire ou en produisant des voitures que mes employés eux-mêmes pourront utiliser ou je ne sais quoi. » Ils disent « je suis entrepreneur, j’entreprends. »
Bolchegeek : Leur but, c’est faire du business, de la moolah, on s’en bat les couilles en produisant quoi ou en produisant quoi que ce soit tout court.
Le fils de Pub : Pour toujours augmenter son profit, il y a plein de techniques, mais il y a un truc qui reste indépassable, il faut produire des gâteaux.
Bolchegeek : Et ça, c’est chiant !
Le fils de Pub : Les matières premières, l’entretien, les machines.
Emmanuel Macron, voix off : On met un pognon de dingue, on n’en sort pas.
Bolchegeek : Alors les salariés, tu peux rogner un maximum dessus en baissant les salaires, en précarisant, en délocalisant, en esquivant les cotisations sociales, à la fin, il faudra toujours donner un peu à ces types en échange de leur travail.
Le fils de Pub : Et tout ça, malheureusement, il n’y a rien à faire !
Bolchegeek : À moins que… Il faut faire rentrer notre vieil empire de gâteaux dans l’ère de la mondialisation et du numérique. Finies les vieilles recettes du major Cruster, place à une nouvelle forme de PDG élevé en éprouvette dans un garage de la Silicon Valley, qui va bien nous disrupter tout ça, comme il faut, avec son génie visionnaire. Si, au lieu de produire des gâteaux apéro comme des gros ringards, on créait une appli sur laquelle les consommateurs gourmands peuvent commander, en quelques clics, des pâtisseries amoureusement préparées par des particuliers du monde entier, directement livrées sur le lieu de leur afterwork. Plus de fabriques, plus de matériels, plus d’employés.
Le fils de Pub : Comment ça plus d’employés ? Les gâteaux ne vont pas se faire tout seuls.
Bolchegeek : Effectivement ils sont faits par des entrepreneurs comme Bill Gates, Elon Musk, Oussama Ammar, mais en vachement plus pauvres, parce que les gens n’en peuvent tellement plus de l’exploitation salariale qu’ils préfèrent encore se mettre à leur compte avec leurs horaires et sans manager tyrannique. Car qui dit plus d’employés dit plus de patrons.
Le fils de Pub : D’accord, mais lui [le patron, NdT] ?
Bolchegeek : Tu es ton propre patron.
Le fils de Pub : Oui, d’accord, mais lui c’est qui ?
Bolchegeek : Même plus besoin de payer des managers, plus personne pour fliquer les faits et gestes, pousser les cadences, contrôler la qualité et le rendement !
Le fils de Pub : Oui, mais son apparence me fait vraiment flipper.
Bolchegeek : On a dit « plus personne », parce que c’est l’appli elle-même qui fait tout ça, ça aussi c’est tout automatisé, c’est ce qu’on appelle le management algorithmique. Tu vois comment c’est moderne !
Le fils de Pub : Super !
Voix off : Everything’s computer !
Le fils de Pub : Donc pour le travailleur...
Bolchegeek : L’entrepreneur.
Le fils de Pub : Pour l’entrepreneur, c’est la liberté, l’autonomie.
Le cours des matières premières, les factures d’électricité, les loyers, les accidents domestiques et de la route, c’est leur problème.
Les fluctuations de la demande, c’est leurs revenus qui prennent.
La masse de main d’œuvre qui s’adapte, pas de salaire garanti, pas d’engagement envers eux.
Les clients ne sont pas contents, ce sont eux qui prennent une sale note.
Ils trouvent que ce n’est pas assez bien rémunéré, ils sont en concurrence les uns avec les autres au sein de notre application et plus d’entreprise à entreprise.
Pas de congés payés, d’arrêts maladie.
Une armada d’indépendants qui se démerdent avec leur outil de travail, leur pâte à gâteaux, leurs petits fours et leurs petits vélos.
Bolchegeek : Et nous, on se contente de les mettre en relation avec les consommateurs.
Le fils de Pub : Pour ces derniers, c’est la liberté de choix, que dis-je, l’embarras du choix, c’est comme ils veulent, quand ils veulent, sur une plateforme centralisée, tellement facile, tellement pratique !
Bolchegeek : Même plus besoin de dépenser des sommes astronomiques en lobbying auprès des politiques pour baisser les cotisations, les impôts sur les entreprises et les salaires, s’il n’y a plus de salariés !
Le fils de Pub : Et surtout, plus besoin de se charger de la production.
Bolchegeek : Ça varie bien sûr selon le modèle, certaines plateformes fournissent plus ou moins d’infrastructure. Amazon par exemple, pionnière du genre, conserve le service de distribution qui nécessite d’énormes entrepôts et une main-d’œuvre conséquente.
Le fils de Pub : Netflix, dans une certaine mesure, produit certains de ses contenus et investit dans des studios, bien que les contenus originaux servent avant tout de produit d’appel pour le catalogue global, s’ils recourent à des sociétés de production et que les contrats d’exclusivité sont rares. Si Squid Game n’avait pas marché, les équipes ne les auraient simplement pas rappelés.
Bolchegeek : Mais fondamentalement, notre modèle permet de déléguer au maximum la charge de la production.
Le fils de Pub : Et ça, c’est hyper rentable !
Bolchegeek : Pas vraiment, enfin pas tout de suite, mais ce n’est pas grave. On a des investissements massifs et tout un empire commercial derrière nous, donc on peut imposer nos modèles à perte.
Le fils de Pub : Mais tu avais dit qu’on ferait des profits !
Bolchegeek : C’est là tout le secret.
L’important c’est d’abord d’attirer les usagers, « ce n’est pas cher, c’est pratique », on leur offre des avantages imbattables, le client, ici, il est roi comme jaja, ça va changer sa vie à tel point qu’il ne pourra plus s’en passer et son premier réflexe doit devenir de passer par notre plateforme. Il faut qu’à l’heure de l’apéro, il ne dise plus « apéro », il dise « ça serait pas l’heure de "crouster" ? On ne se ferait pas un petit « croustix » ?
Le fils de Pub : Tu me mets terriblement mal à l’aise !
Bolchegeek : Casse la « crouste x !
Maintenant que les consommateurs sont là, les producteurs vont voir venir à leur tour plein d’incitations, d’opportunités, c’est hyper pratique, ils seront comme des coqs en pâte. Bref, l’eldorado. Surtout que c’est là que sont massivement les clients, c’est the place to be.
Le fils de Pub : À tel point que ça devient très difficile pour les usagers de passer par autre chose et risqué pour les producteurs de se passer de ce marché. Toutes les pâtisseries, toutes les épiceries de nuit, toutes les boutiques, tous les stands de cornes de gazelle du ramadan, n’auront pas le choix que d’y être présents pour vendre des gâteaux ou de foutre la clé sous la porte face à cette concurrence massive.
Bolchegeek : Et voilà ! Notre modèle est devenu LE modèle. Clients comme producteurs se sont tous réunis dans la joie et l’allégresse au paradis numérique du gâteau sous notre regard bienveillant. Il est désormais temps de passer à l’ultime étape, la forme finale de notre projet, notre modèle va pouvoir devenir… de la merde.
Le fils de Pub : Je veux bien qu’on vulgarise, mais on n’aurait pas un terme un peu plus technique ?
Bolchegeek : En fait, c’est un peu le terme technique. En tout cas, c’est comme cela que le nomme le journaliste spécialiste en économie numérique Cory Doctorow [1] et le concept a pas mal pris depuis, le phénomène d’enshittification, parfois traduit par merdification [2] en français. C’est le destin de notre plateforme crustix, comme tant d’autres modèles du genre avant elle, une fois qu’elle se sera imposée. Elle va devenir merdique.
Le fils de Pub : Qu’est-ce qu’on fait pour éviter ça ? Qu’est-ce qu’on a mal fait ?
Bolchegeek : Rien en fait. On a tout bien appliqué ce nouveau modèle, mais justement, selon cette hypothèse, l’enshittification est consubstantielle à ce modèle, c’est dans son ADN, un petit chromosome de caca.
Le fils de Pub : Repassons-nous le film.
On a attiré massivement les utilisateurs en leur offrant à perte des services allant dans leur intérêt immédiat. On a servi ça aux producteurs, aux vendeurs, aux entreprises sur un plateau d’argent avec une petite coupette de champagne et des mignardises, toujours aux frais de la maison. Et paf, maintenant qu’ils sont tous captifs, il est temps de revenir à nos intérêts à nous, c’est-à-dire ceux de nos actionnaires.
Bolchegeek : Et là, tout ce que va faire la plateforme doit aller dans le sens de générer enfin du profit et toujours plus de profit. Ça tombe bien puisqu’on n’a plus besoin de leur faire de cadeaux, ni même de fournir un service de qualité ou pratique ou agréable : on a imposé une situation de quasi-monopole, un vrai mode de consommation dont ils vont désormais avoir bien du mal à se passer.
Le fils de Pub : Côté consommateurs, vous avez peut-être vu ça illustré avec Netflix pour l’industrie audiovisuelle : l’augmentation progressive de l’abonnement, à l’origine si attractif, l’instauration de modalités type abonnement pas cher, mais tu as des putains de pubs, la suppression de fonctionnalités si appréciées comme le partage de comptes, sans parler des différentes dégradations d’interfaces, de catalogue, de contenus, etc.
Bolchegeek : Côté travailleurs, l’exemple type c’est bien sûr Uber qui avait attiré une main-d’œuvre massive avant de toujours plus augmenter ses commissions, tout en les maintenant en concurrence en mettant en place des majorations qui poussent à l’épuisement, en contrôlant toujours plus leurs activités, soi-disant « indépendantes », dans ce qui se révèle toujours plus comme du salariat déguisé.
Stéphane Le Lay, sociologue, auteur de Plateformes , voix off : Une plateforme ne fonctionne pas toute seule. Pourquoi la plateforme est-elle une organisation du travail ? Parce que c’est elle, en fait, qui organise le travail du livreur, c’est elle qui va distribuer les commandes selon des modalités que personne, à l’extérieur de la plateforme, ne comprend.
Interlocutrice, voix off : Des modalités à partir d’algorithmes que personne ne connaît.
Stéphane le Lay, sociologue, voix off : On dirait même que ce sont des petits lutins qui font des trucs au hasard en appuyant sur les touches, de toute façon, on ne sait pas.
Le fils de Pub : Tout le monde déteste être là, mais le coût de sortie est désormais beaucoup trop élevé. Comme individuellement c’est dur de se barrer, collectivement ça ne bouge pas, on est dans une sorte de cercle vicieux pour tout le monde sauf, bien entendu, pour les plateformes.
Bolchegeek : En tout cas, jusqu’à ce que le service atteigne un tel niveau de merdification qu’il va doucement pourrir sur place. Cela dit, Musk y est presque parvenu tout seul avec Twitter.
Dorénavant, si tu veux aller te faire couper les cheveux, tu vas aller sur le premier site qui apparaît. Tout est centralisé là, tu as tous les coiffeurs, ils sont notés, tu prends rendez-vous direct dessus et c’est plié. Du coup le coiffeur, s’il veut qu’on tombe sur son salon, il faut bien qu’il s’inscrive dessus. D’autant qu’au début c’est assez tentant, il a sa page en deux coups de cuillère à pot, ça prend les rendez-vous, pratique, il paye juste un petit truc.
Le fils de Pub : Petit truc qui va augmenter et augmenter et augmenter, et on va faire payer plein de petites options. Et puis, s’il veut être mis en avant, il faut qu’il paye encore, mais les autres aussi. Alors, si tu ne veux pas être au fond de la liste, tu payes plus que les autres et ainsi de suite.
Bolchegeek : Le problème, c’est que si tu veux t’extraire du cercle vicieux de l’enshittification, il faut accepter de se couper entièrement de cette clientèle, faire ton propre site, gérer tes propres rendez-vous, etc. C’est le coût de sortie et ça a été très bien documenté par mon coiffeur. Je suis désolé, il est tout à fait expert du sujet.
Le fils de Pub : Vous vous souvenez des pages Facebook où tout le monde pouvait suivre chaque petit groupe de zik, chaque dessinateur, faire sa promo et tout ça. Vous avez vu, maintenant, ça ne sert plus à rien. C’est l’algorithme qui décide de ton fil, c’est pollué par des posts attrape clics, il faut payer pour être mis en avant, faire des publications sponsorisées.
Bolchegeek : C’est de la merde, c’est l’enshittification !
Le pire, c’est qu’au fond on en a tous un peu conscience, que c’est quelque chose qu’on désire un peu, un confort, une facilité et qu’en même temps, c’est à chier.
Le fils de Pub : Prenez la plateforme Wish ça s’appelle comme ça parce que wish c’est souhaiter, c’est un vœu, c’est la promesse de pouvoir acheter tout ce que tu veux, vraiment tout et n’importe quoi, en quelques clics et pour pas cher, la caverne d’Alibaba, Alibaba qui a d’ailleurs donné le nom à sa concurrente AliExpress.
Bolchegeek : Sauf que tout le monde a parfaitement conscience que c’est de la merde, tellement que wish est devenu une expression pour dire « la version pourrave à la limite de la contrefaçon », comme avant on disait Made in Taïwan.
Le fils de Pub : En fait, ça joue sur un vieux fantasme d’abondance permis par les nouvelles technologies, l’industrialisation et la mondialisation. C’est l’imaginaire des réplicateurs de Star Trek ou des faiseurs de Transmetropolitan, d’une société du futur où on a tout à profusion, simplement, depuis chez soi. Sauf que ces réplicateurs ne peuvent produire que de la merde et tout le monde le sait.
Bolchegeek : Le plus grave, ce n’est pas tant que ces nouveaux modèles soient eux-mêmes condamnés à devenir un peu pourris, le problème ce sont les conséquences globales, c’est qu’ils « merdifient » le monde, tout le système de production, avec notre complicité.
Le fils de Pub : Bien sûr, individuellement on est bien content de prendre un Airbnb pour un petit week-end, mais on est tout de suite vachement moins content que les loyers de nos villes explosent et que la moitié du parc immobilier serve à accueillir des touristes.
Bolchegeek : La conséquence, c’est aussi un désastre écologique, la dégradation des conditions de travail par la mise en concurrence, y compris avec la main-d’œuvre des pays du Sud global et leur exploitation jusqu’à l’os dans un immense nivellement par le bas, une déconnexion encore plus grande entre le consommateur et la production, on l’avait déjà abordé dans notre premier épisode, la destruction de services comme les entreprises plus locales, de plus petite taille ou de service public.
Le fils de Pub : Et c’est là où, politiquement, on s’est vraiment fait avoir, parce que, en soi, un grand service de distribution de colis centralisé, organisé, évidemment que ça peut être désirable, oui ! En fait ça s’appelait les PTT.
Voix off : Un cadeau de La Poste. Un cadeau des Télécoms.
Le fils de Pub : Mais, au lieu que ce soit un service public non lucratif, un commun, on a laissé un Lex Luthor Wish [Lex Luthor est le plus grand ennemi de Superman, NdT], déjà pété de thunes, privatiser tout ça pour s’enrichir encore plus en broyant des gens dans les entrepôts et une flotte de livreurs précaires.
Bolchegeek : Plutôt que des facteurs avec des contrats solides et des droits, mais non, pendant ce temps on découpe la poste en petits bouts de Chronopost, de Relais Colis, de Mondial Relay ou je ne sais quoi, en appliquant, dans ce qui reste de public, les méthodes du privé.
Le fils de Pub : Pensez-y, le covoiturage pareil, c’est plus écologique, c’est plus sécure, c’est de la mutualisation. Sauf que maintenant c’est monopolisé par des intérêts marchands.
Voix off : BlaBlaCar est régulièrement critiquée par les utilisateurs pour sa politique de commissions. On l’a vu, elle manque déjà cruellement de transparence, mais le problème de fond n’est pas là. À la création du service, celui-ci était entièrement gratuit et les gens ont connu, à l’époque, le fameux covoiturage.fr où ils pouvaient gratuitement entrer en contact et réserver des trajets. Donc forcément, le jour où c’est devenu payant, ça a gueulé. Mais plus encore, quand chaque année l’entreprise BlaBlaCar augmente continuellement ses tarifs, les critiques ne se font pas attendre et c’est normal. Par exemple, en 2014, les frais étaient aux alentours de 10 % par trajet, en 2015 autour de 15 %. De nos jours, l’entreprise ne communique même plus là-dessus, ça pourrait monter jusqu’à 30 %. Ça commence à faire beaucoup !
Le fils de Pub : Abracadabra, « merdifié » ! Évidemment, parce qu’on a cru que des investisseurs privés faisaient ça pour contribuer à la société !
Bolchegeek : Même pour les travailleurs, la promesse de fuir le salariat classique c’est séduisant, même si, en général, ces entrepreneurs n’ont quand même pas beaucoup d’autre choix et que personne n’a envie de vivre de plus en plus dans une société uberisée, toujours plus précaire, où ils galèrent à réclamer des droits face aux plateformes. D’ailleurs, ils sont d’ailleurs en train de s’organiser dans ces secteurs.
Le fils de Pub : Après, peut-être qu’il faut juste s’adapter. Les trucs à l’ancienne c’est dépassé, quand on travaillait dans une boîte 35 heures par semaine, métro boulot dodo. Il faut être dans l’air du temps, il faut être flex, c’est le futur !
Voix off : J’ai passé l’âge de ces conneries !
Le fils de Pub : Tiens, j’ai une autre idée. À Game Changers, vous allez voir, on va disrupter le textile, personne ne l’a encore fait, il faut être sur la brèche. Même principe : au lieu d’avoir des usines de fringues, on va faire un grand marché 2.0 où plein d’entrepreneurs individuels ont leur propre machine à coudre chez eux, en télétravail, et nous on fait l’interface entre eux et les clients.
Bolchegeek : Pardon, j’ai le 19e siècle au téléphone, c’était pour nous dire que ça avait déjà été fait, ça s’appelait les canuts.
Les canuts, au fond c’étaient des genres d’auto-entrepreneurs de la Croix-Rousse. La Croix-Rousse, c’est ce quartier de Lyon qu’on voit derrière la Lofi Girl. C’était une des plus grandes concentrations de population au monde, tous les appartements ont des plafonds hauts parce qu’il y avait les métiers à tisser dedans et il y avait tout un labyrinthe de chemins, les fameuses traboules, qui servaient à transporter les tissus dans cette énorme fourmilière.
Le fils de Pub : Et ces gens se sont battus contre cette exploitation en se prenant des coups de canon et de baïonnette, pour avoir des contrats, des bourses pour fixer les prix, des mutuelles, etc., le jour où ils se sont rendu compte qu’ils vivaient tous dans les mêmes conditions et se faisaient arnaquer de la même manière, par les mêmes marchands.
Bolchegeek : Dans l’imaginaire collectif, on a un peu l’impression que le prolétariat à l’ancienne, façon Germinal, c’était des paquets, des milliers de gens tous syndiqués qui faisaient les trois-huit à Renault Billancourt et que c’est fini, c’est vintage ! Mais non ! Le prolétariat, à la base, c’étaient des gars qui étaient payés à la tâche, qui se bousculaient tôt le matin en espérant que le recruteur les embauche pour la journée et rebelote le lendemain. S’il n’y avait pas assez de taf à ce moment-là, tant pis pour eux, et s’ils étaient malades, trop vieux ou qu’ils avaient trop ouvert leur gueule, il suffisait de ne plus jamais les prendre.
Le fils de Pub : « Faire grève », ça vient de la place de Grève à Paris où les gens allaient tous chercher du taf.
« On n’est pas aux pièces », ça vient du fait d’être moins sous pression, parce qu’on a gagné le droit d’être payé à l’heure et pas à la pièce, donc à la tâche.
Bolchegeek : Bref, ils avaient 1000 fois plus en commun avec les travailleurs des plateformes de maintenant.
Le fils de Pub : Ces « nouveaux modèles de plateformes » constituent effectivement des révolutions du mode de production, mais au sens où c’est un retour au point de départ, une régression totale, mais 2.0, permise par les nouvelles technologies. Parce qu’innovation n’a jamais été automatiquement synonyme de progrès.
François Jarrige, voix off : Dans les années 80/90, le mot progrès a été de plus en plus identifié à ce qu’on appelait innovation, qui est devenu le nouveau terme magique de la fin du 20e siècle. L’innovation, c’est le progrès de l’âge néolibéral, de l’âge high-tech de la fin du 20e siècle qui s’est incarné, évidemment, dans le numérique et toutes ses réalisations.
Bolchegeek : L’économiste et ancien ministre grec, Yannis Varoufakis, parle carrément de techno-féodalisme au sens où l’exploitation du travail ne viendrait plus vraiment de la propriété des moyens de production mais d’espèces de domaines féodaux où tout le monde a sa petite parcelle que seraient les plateformes, où le capital ne viendrait plus d’un profit mais d’une rente locative.
Le fils de Pub : Évidemment qu’on tombe dans ce piège. C’est collectivement, en tant que société, qu’on doit commencer à le penser. Bien sûr, on rêve d’une société d’abondance à la Star Trek, mais pas en le voyant au premier degré, comme un machin avec lequel on appuie sur un bouton et on reçoit une merdouille qui ne marche pas et dont on n’a pas vraiment besoin. Parce que, dans la vraie vie, la merdouille sera forcément le produit de l’exploitation de quelqu’un et que les ressources, elles, ne sont pas illimitées.
Bolchegeek : En revanche, cette société d’abondance de science-fiction se comprend beaucoup mieux dans un monde où les richesses sont réparties en communs et plus accaparées par quelques-uns, où on aura dépassé les inégalités et les dominations, où tout le monde aura accès aux besoins matériels nécessaires à sa survie et pourra contribuer à la société au mieux de ses capacités.
Le fils de Pub : Je ne suis vraiment pas sûr que ce soit la direction qu’on est en train de prendre !
Voix off en anglais, Star Trek : La Nouvelle Génération, traduction : Beaucoup de choses ont changé en 3000 ans. Les gens ne sont plus obnubilés par l’accumulation de biens. Nous avons éliminé l’appétit, l’envie le besoin de posséder. Nous avons grandi
Bolchegeek : Merci d’avoir regardé ce nouvel épisode sur la dystopie nulle dans laquelle on vit, sur une plateforme en voie de merdification, de laquelle nous sommes tous captifs.
Le fils de Pub : Et comme chez Blast on ne dispose pas de réplicateur pour générer des ressources infinies, on a besoin de vous pour soutenir la chaîne grâce au lien en description.
Bolchegeek : Tu vois comment c’est moderne !
Le fils de Pub : Tu me fais peur !