Pour un numérique raisonné en éducation - Jean-François Céci Ludomag

Jean-François Céci a animé la conférence « Pour un numérique raisonné en éducation ? » à l’occasion de la 14e édition de Eidos64, le 19 janvier 2022. Éric Fourcaud pour Ludomag l’a interviewé sur le plateau TV de Eidos64.
Jean-François Céci est l’auteur d’une thèse, « Transition de la forme scolaire au prisme du Numérique : le Numérique comme catalyseur et révélateur » [1]

Éric Fourcaud : Bonjour. Nous sommes toujours sur Eidos64 [2] et je suis en compagnie de Jean-François Céci qu’on connaît bien. Il est enseignant en humanités numériques et docteur en sociologie du Numérique et de l’éducation à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour et il est chercheur au laboratoire TECHNÉ. C’est quelqu’un qu’on voit souvent à Ludovia [3] et à Eidos64. On va parler aujourd’hui avec lui sur le thème de la quatorzième édition d’Eidos « Pour un numérique raisonnée en éducation ».
Bonjour, Jean-François.

Jean-François Céci : Bonjour Éric, un vrai plaisir de te voir à travers ce plateau télé d’Eidos, qui est splendide cela dit.

Éric Fourcaud : Grâce à la technique, effectivement, on arrive à se voir, puisque Eidos n’est pas en présentiel, encore une fois cette année, à cause de notre cher ami Covid-19.

Tu vas parler de numérique raisonné. Je regarde un petit peu ta présentation. Tu as proposé, en gros, deux parties sur la manière de repenser un peu le modèle. Tu penses qu’il vaut mieux raisonner l’éducation et le numérique, mettre d’abord l’humain avant la technologie, c’est ce que, souvent, il faut préconiser et ensuite la technologie au service de l’humain. Est-ce que j’ai bien tout compris ? Tu cites Philippe Dumas qui évoquait une crise mondiale du système éducatif avec une exposition précoce des enfants au numérique, ce qui n’est pas forcément l’idéal. Et puis les effets pervers de cette éducation et de la culture, donc il y a à créer ou remonter un nouveau projet pédagogique, d’après ce que tu racontes.

Jean-François Céci : Est-ce que c’est une question ?

Éric Fourcaud : C’est une question.

Jean-François Céci : Philippe Dumas évoquait, en 2004, cette crise mondiale des systèmes éducatifs, parce que le numérique, finalement, arrive en tant que trublion et il proposait, déjà en 2004, d’imaginer un nouveau projet pédagogique pour gommer les effets pervers du numérique, pour reprendre ses propos, et pour utiliser au mieux les effets amplificateurs du numérique. On constate, quand on analyse les résultats des enquêtes scientifiques, des enquêtes comme celles de l’OCDE 2015 [4], par exemple, ou PROFETIC [5] qui sort du ministère, là on connaît la fiabilité de la source, pas de soucis —, elles montrent que, finalement, le numérique en éducation produit des résultats nuisibles, c’est-à-dire qu’il ne faudrait pas en mettre si on se réfère à ces enquêtes-là. D’autres enquêtes montrent, au contraire, que le numérique en éducation provoque une amplification de l’apprentissage, une meilleure expérience étudiante et qu’il faut absolument en mettre.
L’optique c’était de comprendre d’où peut venir cette controverse et de gommer les effets pervers ou délétères du numérique, c’est-à-dire le côté poison du pharmakon, pour aller vers un côté remède. En éducation, ça correspondrait à une amplification, ce que j’aime appeler une amplification du dispositif pédagogique par le numérique.

Donc l’axe de la conférence, le fait de dire « Pour un numérique plus raisonné en éducation », c’était le fait d’utiliser le mot « raisonné » dans son assertion cognitive et non pas dans son assertion écologique ou économique.

Ce n’est pas le moment de réduire l’empreinte du numérique en éducation. Au contraire, on est dans la phase d’expérimentation. J’ai évoqué les territoires numériques qui viennent apporter des millions d’euros et concernent un élève sur dix. Donc là, on va avoir une expérimentation à une échelle énorme. Des résultats d’enquêtes montre que cette jeunesse a une certaine forme d’appétence pour le numérique en éducation et, par ailleurs, elle a des pratiques qui viennent instrumenter ça assez naturellement. Les élèves apprennent beaucoup par eux-mêmes à travers le numérique, ils renaissent par le numérique, même à l’adolescence, puisqu’ils existent davantage à travers les écrans, ils passent davantage de temps sur écran qu’à l’école. Il faut bien comprendre que le fait qu’ils passent deux fois plus de temps sur écran qu’à l’école implique un énorme apprentissage sur écran et le fait qu’ils se construisent différemment de nos jours qu’avant, à l’époque pré-numérique.

Tout ça a un impact ou, du moins, une influence assez marquée sur la manière dont se construit cette jeunesse et sur la manière dont elle apprend ; c’est un argument fort.
On est à une époque où, finalement, il faut aller vers une inclusion plus raisonnée, au sens cognitif du terme, c’est-à-dire plus judicieuse, dans le but, notamment, d’augmenter ce que j’ai appelé le « retour sur intégration » du numérique en éducation. C’est un concept que j’ai imaginé pour faire écho au retour sur investissement en économie, que tout le monde comprend, sauf que là, il s’agit du retour sur intégration du numérique en éducation. Il ne s’agit pas juste d’intégrer du numérique en disant ça y est, on l’a fait, on est content et c’est bien. Il s’agit bien de l’intégrer d’une manière efficiente, c’est-à-dire de bien comprendre quels sont les prérequis pédagogiques — c’est là où on met l’humain avant la techno —, qui vont faire que cette intégration est reconnue comme efficiente, non pas que par l’enseignant, mais aussi par les apprenants et aussi, éventuellement, par des protocoles de test qui sont mis autour.

Raisonner le numérique en éducation, c’est, pour moi, faire en sorte d’améliorer son retour sur intégration et avoir réellement une efficience d’intégration, c’est-à-dire arriver à montrer sur quels critères le numérique apporte une réelle plus-value dans le dispositif pédagogique.

Et pour ça, en deuxième partie, j’ai donc proposé un modèle, que j’ai appelé « modèle amplificateur pédagogique », qui vient nous apporter neuf critères et la vision des étudiants, des enseignants et de l’institution. On est donc au croisement de ces lignes et de ces colonnes et là, grâce à ce modèle, on peut objectiver finalement les apports de l’instrumentation pédagogique par le numérique.

Éric Fourcaud : Tu évoques, dans ta conférence, une sorte de dialectique entre techno-scepticisme et techno-activisme. Est-ce que tu peux approfondir un petit peu ce que tu expliques dans ta conférence sur ces différents travaux, qui se télescopent, qui sont en contradiction quelque part ?

Jean-François Céci : J’en ai dit deux mots. C’est le fait d’évoquer la controverse sur le numérique en éducation. J’évoquais l’enquête PROFETIC 2014 ou OCDE de 2015, qui sont régulièrement citées parce qu’elles ont eu lieu à un moment où on analysait le numérique en éducation d’une certaine manière, par exemple sur du quantitatif et moins, peut-être, sur des usages. Et puis, quand ça l’était sur des usages, on avait une implémentation des analyses scientifiques, de ces protocoles scientifiques sur des dispositifs pédagogiques qui ne se prêtaient pas à l’analyse. Et c’est là où, dans le modèle que je propose — c’est ce que j’abordais dans la première partie de cette conférence — on a des pédagogies qui sont totalement compatibles avec ces technologies ou l’inverse, c’est-à-dire que la technologie est totalement compatible avec ces dispositifs pédagogiques parce qu’elle vient instrumenter de l’interaction, de la collaboration, de l’accès à de l’information, de la créativité, de l’engagement, etc., c’est-à-dire des choses qui apparaissent dans certaines formes de pédagogie et pas dans d’autres.

Du moment qu’on ne constate pas ces prérequis pédagogiques, on constate que la technologie n’apporte pas forcément de bénéfices dans tous les dispositifs pédagogiques. Et notamment, par exemple, dans un cours assez transmissif, un cours magistral classique, on n’a pas réellement besoin de beaucoup de technologie et quand on l’implémente, souvent, elle n’apporte pas grand-chose, voire elle détourne l’étudiant de l’objectif d’écouter. Et finalement, on en retombe au résultat de ces enquêtes qui montrent que le numérique détourne parfois l’attention de l’étudiant, et c’est vrai !

Donc ça signifie qu’avant d’intégrer la technologie dans un cours, il faut d’abord savoir pour quoi faire, avec quelle efficience et sur quels critères il va y avoir des apports. D’où le modèle dont j’ai parlé et que j’ai conçu autour de cette revue de littérature que j’évoquais tout à l’heure.

Éric Fourcaud : Tu parlais également des territoires numériques éducatifs [6] et des sommes importantes qui sont dégagées, notamment, pour la plupart, investir dans du matériel et des ressources. Est-ce que justement le préalable, c’est ce que tu dis, est toujours bien fait aujourd’hui ? Puisqu’il me semble qu’aujourd’hui on a une période de maturité, quelque part, on s’est rendu compte qu’être un techno-optimiste béat, en disant « ça y est, le numérique nous tombe dessus en classe, ça va révolutionner les choses ». Et, d’un autre côté, on a eu des pédagogues qui expliquaient que non, si quelque part on ne met pas un peu de pédagogie au milieu de tout ça, ça ne va rien faire.

Tu parlais de « transmissif ». Mettre des élèves devant un tableau, certes numérique, ne va pas changer grand-chose en termes d’efficience, de système. N’est-on pas conscient, quand même aujourd’hui, qu’on est, quelque part, arrivé à maturité ? Ça fait quand même plus de 30 ans qu’on parle de numérique en éducation, que plusieurs technologies ont été mises en œuvre, qu’il y a plusieurs expériences sur les territoires en France ou ailleurs dans d’autres pays. Tu proposes un modèle d’intégration, mais n’est-il pas grand temps d’arrêter de réitérer ces petites erreurs qu’on a faites régulièrement, en ne pensant que technologie et non pas pédagogie ?

La formation à l’art d’enseigner la technologie

Jean-François Céci : Oui, de toute façon, ça fait partie du modèle installé. Dans le modèle, il y a les critères d’efficience, mais il y a aussi, finalement, cette vision de la controverse à travers cet amplificateur, qui est un amplificateur classique avec un micro et un haut-parleur dans lequel on rentre du son et le son ressort. Si on rentre un bon son, on a un bon son en sortie amplifié, et puis, sinon, si on rentre des parasites, on n’a pas envie d’écouter ce qui se passe en sortie. Cet ampli est une allégorie de la technologie éducative qu’on intègre en classe. Si on rentre une mauvaise pédagogie dedans, enfin !, pas une mauvaise pédagogie, mais une pédagogie qui n’est pas compatible avec la technologie, ou l’inverse, si la technologie n’est pas compatible avec la pédagogie, en sortie on n’aura pas un signal pédagogique qu’on aura envie de suivre, d’où le désintérêt des étudiants et finalement, l’inefficience du dispositif, et toute enquête scientifique le relèverait.

Le modèle montre que pour arriver à cette efficience, c’est-à-dire, finalement, ce que Thierry Karsenti [7] appelle l’art d’enseigner avec les technologies — que je citais ce matin — nécessite une formation à trois volets.
J’omets le volet disciplinaire. C’est par exemple le professeur de physique qui continue de se former aux évolutions de sa matière. Ça, en général, les profs le font bien et ils sont au fait de leur matière, ce n’est pas le souci. Par contre, ça peut être moins sur les méthodes pédagogiques puisque, finalement, l’enseignant est parmi les seuls professionnels à être assez peu formé à exercer son métier, il faut en avoir conscience, la formation d’enseignants est quand même assez maigre, ce qui fait que disciplinairement on est costaud, mais comprendre ce que c’est qu’animer un cours, c’est peut-être une des dimensions sur lesquelles on est moins accompagné et c’est dommage.

Donc formation à la pédagogie et là, notamment, il faut aller vers des pédagogies compatibles avec la technologie, des pédagogies qui vont facilement se laisser amplifier par le numérique, qui sont classiquement les pédagogies actives, dans une assertion assez large, sur lesquelles j’ai donné quelques grandes idées ce matin. Donc, premier volet, la pédagogie, avec cet art d’enseigner avec les technologies, c’est-à-dire cette pédagogie orientée technologie.

Le deuxième volet, c’est un volet sur la culture numérique, puisque, de nos jours, en fait, l’école a quand même pour mission de former le citoyen numérique de demain, avec des dimensions multiples en dehors de l’outillage numérique, c’est-à-dire faire en sorte que le citoyen ait une forme de capacitation numérique, une capacité à interagir dans un monde connecté, certes, mais il faut qu’il en comprenne les enjeux, qu’ils en comprenne les règles, etc. Le numérique apporte des dimensions très complexes et très vastes de citoyenneté numérique à comprendre, à décortiquer, je parle notamment de l’EMI [Éducation aux médias et à l’information], le fait de décortiquer une information, le fait de gérer ses données personnelles et au-delà.

Tout ça doit être connu par les enseignants pour qu’ils puissent le véhiculer au sein de leurs cours, puisqu’on ne peut pas enseigner ça au titre d’une seule matière en deux heures par semaine, ce ne serait pas suffisant ; ça serait bien mais pas suffisant. Ça veut donc dire qu’il faudrait aussi en entendre parler dans tous les autres cours, au même titre qu’ils entendent parler, par exemple, de français, c’est-à-dire qu’en cours de physique ou de maths ou de n’importe quelle matière, si un élève commet une faute de français, il va être corrigé par l’enseignant. Donc ça signifie qu’à un moment donné, il a fait une parenthèse de français alors que son cours porte sur toute autre chose.

De la même manière, en fait, il faudrait être capable, au niveau de notre corps enseignant, de faire aussi de la culture numérique pendant leurs cours, en parallèle, c’est ce qu’on appelle en curriculum caché, au moment où ça s’y prête. C’est-à-dire que s’ils sont en train de faire une activité qui se prête à parler, par exemple, de données personnelles, autant faire un aparté où l’enseignant va être capable de faire une parenthèse de cinq/dix minutes pour aborder ce point-là. Ça nécessite du temps, ça nécessite de la formation, c’est un modèle à repenser. C’est pour ça que ma conférence, ce matin, commençait par repenser la forme scolaire, par valoriser l’isomorphisme pédagogique, c’est-à-dire tant qu’on ne formera pas les enseignants comme ça à l’école, quand plus tard ils deviendront enseignants, bien entendu, s’ils ne l’ont pas vécu en tant qu’élève, ils auront du mal à propager le modèle. Ça signifie repenser un grand nombre de choses pour avoir, finalement, un corps enseignant qui va être formé, naturellement, à tout ça et pas forcément qu’en ormation continue.

Et puis le troisième volet, ce qui a déjà été fait sur ces 10/15/20 dernières années, c’est finalement accompagner les enseignants à connaître la technologie et à être capables d’appuyer sur les bons boutons pour faire les bonnes actions. Le problème, si j’en reviens à mon modèle de l’amplificateur, si on apprend à un enseignant à monter le volume de l’amplificateur, mais qu’en entrée le signal est mauvais, en sortie, on aura un signal encore plus désagréable à écouter. Donc il ne s’agit pas juste de savoir manipuler l’appareil, il faut encore être capable de développer cet art d’enseigner avec les technologies, pour reprendre les propos de Karsenti. Monter le volume c’est bien, mais d’abord il faut mettre un bon signal en entrée, et ce signal c’est la pédagogie qui active cet art d’enseigner avec les technologies.

Voilà les trois volets sur lesquels il faut arriver à accompagner les enseignants, et c’est pour ça que la formation, jusqu’à présent, n’a pas réellement produit beaucoup de résultats, parce qu’on a beaucoup insisté sur les technos, c’est-à-dire montrer comment fonctionne le matériel, mais assez peu sur les pédagogies et sur la culture numérique.

Éric Fourcaud : Tu as quand même pris parti, dans cette conférence. Face à la croissance, à la multiplication des écrans et à leur utilisation par les jeunes aujourd’hui — tu le précises en début de conférence —, tu ne remets pas en cause, en fait, cette surconsommation numérique et tu préfères proposer une intégration. Alors que certains, aujourd’hui, commencent à se dire « attention, où va-t-on ? », tu le précises, l’aspect matériel, l’aspect conservation de la planète... Dans cet objet du numérique responsable, tu choisis de ne pas dire qu’il faut peut-être un peu limiter un peu la consommation, y compris à l’école, mais plutôt essayer de mieux appréhender. Est-ce que j’ai bien compris ? Et pourquoi ?

Jean-François Céci : Oui, tu as bien compris. Déjà, c’était mon parti pris, parce que d’autres étaient plus spécialistes que moi sur les dimensions écologique et économique, donc ils les ont traitées. J’ai donc rappelé, en début de ma conférence, les critères que j’ai recensés, puisqu’on étudie toujours les données de contexte avant de faire une recherche. Donc les données de contexte, pour moi, c’était de voir le côté poison du numérique avant d’en étudier les côtés remèdes et les apports. J’ai fait un recensement de tout ce qui me semblait relever de l’inconvénient du numérique, j’ai donc relevé deux dimensions qui sont dans dans mes diapos du matin : une dimension qui est très macro, une dimension qui est micro, sur lesquelles on a la possibilité d’activer des leviers.

Maintenant, comme je vous l’ai dit, ce n’est pas le moment. C’est-à-dire que vu tout ce qui se passe à l’heure actuelle, que ça fait 20 ans qu’on doit réinventer un projet pédagogique à l’ère numérique et qu’on ne l’a toujours pas fait, ou on l’a fait à petite échelle, etc., maintenant il faut inventer un modèle de forme scolaire, c’est-à-dire passer à l’échelle. On a une jeunesse qui a réellement changé, c’est ce que je disais tout à l’heure. Il faut se rendre compte qu’ils passent énormément de temps sur écran, ils passent le quart de leur vie. Ayez ça en tête : les jeunes passent le quart de leur vie sur écran, ce n’est quand même pas rien !

Les écrans les forment plus que l’enseignant

Éric Fourcaud : Les écrans les forment plus que l’enseignant.

Jean-François Céci : Les écrans les forment plus que l’enseignant, et tout ce qu’ils apprennent sur le numérique est de manière informelle, majoritairement ; la très grande majorité est informelle, c’est-à-dire que, finalement, ils l’apprennent sans l’école. Peut-être qu’il vaudrait mieux que ce soit avec l’école pour le faire d’une manière plus efficiente. Ils apprennent énormément par écran ; maintenant on aimerait aussi, socialement, qu’ils apprennent certaines choses. Ça veut dire que l’école doit les accompagner sur cette dimension-là, et c’est pour ça qu’elle doit, elle-même, se doter de l’outil numérique et l’intégrer, ce qui n’est pas encore réellement fait. Les résultats de mes recherches montrent que du collège à l’université, de la sixième à Master 2 — c’est l’amplitude de mes études en termes de niveau scolaire, c’est sur Pau, edos c’est en palois, ça signifie que ces résultats ont d’autant plus de valeur qu’ils sont sur ce terrain-là, mais l’enquête est faite pour être facilement transposable au niveau national sur la qualification de la population étudiée — l’école ne s’est pas encore majoritairement emparée du numérique. Clairement !

Bien sûr qu’on a des enseignants qui font des choses très réussies, de très bonnes intégrations, etc., mais ça n’est pas un modèle à l’échelle, c’est-à-dire que ça reste des cours de niche, à certains endroits. Ça relève surtout que c’est un émiettage : si on se met dans la peau d’un élève ou d’un étudiant, puisque ça va de la sixième au Master 2, dans son expérience étudiante il a des très souvent cours classiques,sans numérique, et puis, de temps en temps, un cours qui change radicalement, avec un enseignant qui fait de l’interaction, qui intègre des outils numériques, qui le fait apprendre d’une manière différente. Des fois c’est bien, des fois c’est peut-être moins bien fait, des fois j’ai aussi eu des retours très critiques par des étudiants, mais souvent c’est quand même bien fait. Donc, pour eux, ça leur fait une expérience émiettée, c’est-à-dire que quand ils ont une expérience d’apprentissage avec le numérique, elle est très ponctuelle dans le cadre de leur cursus de formation.

Retenez que classiquement l’école au sens large, l’école de la République globalement — collège, lycée, université, peut-être en dessous mais là je n’ai pas enquêté, je ne peux pas en parler — ne s’est pas réellement emparée du numérique en éducation.

Éric Fourcaud : Parce que l’Éducation nationale n’écoute pas la recherche ? Tu parles de Thierry Karsenti, tu parles d’André Tricot [8], tu parles de tes travaux, ça ne date pas d’hier ! Je l’ai vu soit dans tes conférences soit dans celles des chercheurs que je viens de citer, et on dirait qu’on n’a pas encore intégré ça. Est-ce qu’il y a un souci à ce niveau-là ? Est-ce qu’on est toujours dans des modèles de consommation, de promotion du numérique et non pas, justement, de cette fameuse intégration que tu préconises ?

Jean-François Céci : Il peut y avoir des causes multiples. Dans mes résultats d’enquête certaines bribes d’informations sont effectivement intéressantes et doivent être investiguées ; j’ai un projet de recherche numéro 2 sur le même aspect, post covid, pour voir l’influence du Covid sur l’intégration et la persistance de certaines expériences numériques ou pas. Il y a eu de l’intégration forcée pendant le Covid, peut-être qu’elle va laisser des traces ou qu’au contraire, la majorité des enseignants va décider de retourner à ses anciennes habitudes. On le saura uniquement en mettant une enquête d’envergure et, si possible, assez similaire de manière à pouvoir comparer les résultats de 2017 avec peut-être, je l’espère, ceux de 2022 ou 2023, ça dépendra du Covid.

Qu’est-ce qui pourrait faire que, finalement, ce qu’on évoquait en 2004 ne soit toujours pas en place ? Certes il y a des investissements, peut-être pas suffisamment concomitants avec de la formation. Peut-être que quand on parle de formation enseignante, elle n’est pas suffisamment ciblée sur les réels besoins des enseignants. Et là, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure : former à la technologie c’est une chose, mais si on forme juste à la technologie, si le dispositif pédagogique n’est pas adapté, on va, potentiellement, faire de mauvais cours avec le numérique. Ce sont ces cours-là qui ont été analysés par les enquêtes qui ont produit des résultats montrant qu’il faut absolument enlever le numérique en éducation. Alors que quand c’est bien fait, on montre finalement tout l’opposé.

Donc le tout est de savoir intégrer correctement, une intégration raisonnée du numérique en éducation pour que ce soit efficace. Comme ça n’est pas le moment de le réduire, parce que tous les moyens sont mis en œuvre : les territoires numériques éducatifs sont quand même une aubaine sur une dizaine, une douzaine de territoires, avec des millions d’euros, 170 millions d’euros de mémoire, et un élève sur dix concerné. On a ça qui arrive, on a des étudiants qui sont volontaires, il faut tenter une intégration raisonnée.

Maintenant, pourquoi ça n’a pas fonctionné jusque-là ? J’ai cité quelques causes, il peut y en avoir d’autres, notamment de passage à l’échelle. C’est-à-dire que quand on dit que ça n’a pas marché, moi je vous donne une image peut-être un peu pessimiste, c’est une vision globale. Mais au niveau local, sur des projets d’établissement, sur des projets de département, de région, il y a des choses qui ont marché, il y a des choses qui marchent, qui marchent très bien. Mais simplement, comment fait-on pour qu’une expérience qui marche à une échelle locale puisse remonter à un niveau national ?

Le passage à l’échelle

Alors je vais vous donner un chiffre qui va vous donner une image explicative, peut-être, de la non réussite, à l’heure actuelle encore, de ce passage à l’échelle. Je ne sais pas si ceux qui regardent cette vidéo, qui l’écoutent, savent qu’en France une personne sur quatre est à l’école de la République. Une personne sur quatre ! Vous divisez la France en quatre en termes de population, vous en prenez 1/4, ils sont à l’Éducation nationale en tant que prof, en tant que personnel tous métiers confondus, ou en tant, bien sûr, qu’étudiants, élèves, tous niveaux scolaires confondus. Une personne sur quatre, un Français sur quatre est à l’école de la République. Donc ça, ça vous montre l’échelle de ce que représente l’éducation en France.

Et du moment qu’on a ça en tête, mettez-vous à la place des décideurs politiques qui doivent décider pour un volume aussi important de gens. Comment faire pour que des choses qu’on sait, à priori, marcher par la recherche ou par l’expérimentation, puissent passer à l’échelle ? Imaginez le nombre d’enseignants qu’il faut former, qu’il faut faire évoluer dans leur carrière et dans leurs pratiques. Quand ces pratiques sont ancrées depuis des dizaines d’années, imaginez à quel point c’est difficile de changer son geste professionnel, donc ça nécessite des accompagnements très fins et réellement bien faits pour que l’enseignant adhère. Ça peut se faire, mais ça a une complexité très importante par le volume et par le fait qu’un accompagnement professionnel, c’est une tâche délicate qui doit être faite par des gens très aguerris au message, c’est-à-dire aux nouvelles formes pédagogiques — il n’y en a pas tant que ça —, aux nouvelles technologies — il n’y en a pas tant que ça —, à la culture numérique. Il faut posséder ces trois volets pour pouvoir réellement former correctement un enseignant à aller vers ces pédagogies instrumentables et puis, après, instrumenter.

Ça signifie qu’on n’a peut-être pas réellement suffisamment de gens qui soient en capacité de faire ces formations, qui soient, ensuite, réellement mobilisés pour les faire. Et après, finalement, qu’on mobilise les enseignants qui ont été formés pour arriver à transmettre ce message, pour passer à l’échelle, puisqu’on ne peut pas se concentrer uniquement sur ce petit pool d’enseignants, « petit » entre guillemets, il faudrait quantifier. Ça signifie, pour faire un passage à l’échelle, que c’est plusieurs niveaux de formation qui vont se réaliser avec des enseignants de départ qui vont en former d’autres, qui vont en former d’autres, etc. Et c’est cette échelle-là qu’il faut planifier sur x années, c’est-à-dire avoir un projet de long terme. Et puis surtout, ce que j’évoquais ce matin, c’est arriver à former d’ores et déjà les futurs enseignants, parce que là, on est encore dans les écoles des profs, dans les INSPÉ [Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Éducation], peut-être encore à côté, parfois, de la formation qu’ils devraient réellement avoir pour arriver à former le citoyen numérique de demain. C’est déjà arriver, là, à avoir une formation qui soit au niveau de ce qui est attendu d’ores et déjà.

Éric Fourcaud : Tu prônes la formation comme réponse, mais tu disais toi-même, en posant la question, de savoir, en gros, comment on sortirait vainqueur de l’expérience Covid-19, qui a quand même montré un peu les limites. Est-ce que c’était un manque de formation ou est-ce que c’était un peu trop demander à chacun, aussi bien enseignants qu’élèves, à être connectés en permanence pour que la continuité pédagogique puisse s’opérer, ce qui était l’injonction ministérielle ?

Deuxièmement, on voit dans le monde que le numérique enveloppe le système éducatif. On est au sein d’une société qui est numérique et on voit les dérapages qui peuvent être envisagés. On parle de mondes virtuels, de plus en plus virtualisés, je parle, par exemple, des projets de métavers ; je parle de ce qu’on a vu sur l’addiction chez les jeunes et les dangers que ça peut représenter, Certains psychologues, même éducateurs, commencent à dire attention. Et puis on a vu, en termes politiques, carrément dans la politique Éducation nationale : on interdit le smartphone à l’école parce que c’est trop immersif, c’est trop dangereux. On a des élèves qui sont de plus en plus zappeurs. On parlait de la consommation d’écrans dans la journée, on en parlait à l’époque des jeux vidéo, on en parle aujourd’hui pour les smartphones. On voit les photos de jeunes qui sont toujours accrochés à leur smartphone et qui ne communiquent même plus entre eux.

Est-ce que, justement, ce fameux numérique responsable, est-ce que ce citoyen numérique que tu évoques et cet effort d’intégration, l’école n’a pas le risque de dire « non, on va arrêter ça parce qu’il y a des limites et qu’on n’arrive plus à maîtriser le chantier » ?

La formation du citoyen numérique responsable

Jean-François Céci : Plusieurs éléments de réponse. Peut-être, en premier lieu déjà, la citation que tu reprenais de Philippe Dumas. Il disait, déjà en 2004, qu’il fallait gommer les effets pervers du numérique et pour ça, le meilleur moyen, c’est d’avoir un projet pédagogique qui permettent d’amplifier les bons côtés. Si ce projet pédagogique a lieu, ça signifie qu’on va davantage parler de culture numérique. Dans cette culture numérique, il y a, justement, cette éducation au développement personnel par le numérique, c’est-à-dire faire en sorte que les élèves soient conscients de ce qu’ils font avec leurs écrans, des bénéfices que ça apporte, mais aussi des effets pervers de la surconsommation, de l’infobésité, etc. Ce sont des thématiques qui font partie de cette culture numérique. Donc, finalement, plutôt que de les laisser se débrouiller, et c’est peut-être un peu ce qu’on fait si on dit « non, on ne va pas mettre d’écrans à l’école parce qu’ils en font déjà trop à l’extérieur », ça peut être une orientation politique.

Je ne suis pas là pour dire exactement ce qu’il faut faire ou pour prendre parti, mais pour vous dire éventuellement les conséquences de chacun des pans de la controverse et c’est ce que j’étudie de manière générale, étudier, à chaque fois, les différentes possibilités qui s’offrent à nous et les différents camps des controverses. Il me semble, quand même, que les accompagner et leur faire comprendre les conséquences de leurs actes numériques c’est une dimension importante, ça participe du développement du citoyen numérique de demain. Donc, ça signifie que, si l’école ne fait pas, qui va le faire ? On n’a pas le choix. Les parents ne sont pas toujours en capacité de le faire. On voit même qu’il y a des effets de rétro-socialisation, c’est-à-dire que, souvent, on affecte aux jeunes le pouvoir de former leurs aînés sur ces outils numériques, ce qu’on appelle donc la rétro-socialisation, quand la formation se fait en sens inverse par rapport aux générations.

Donc c’est bien le rôle de l’école. Si on veut une société dans laquelle le citoyen est connecté en toute connaissance de cause, en ayant cette capacitation numérique, en étant responsable de ses actes, il va bien falloir, à un moment donné, avoir une médiation de ces pans numériques. Ça signifie que l’école aura pour mission de former ce citoyen numérique de demain, de diffuser cette culture numérique. D’ailleurs, au final, si le ministère a sorti son référentiel de culture numérique l’année dernière [2022] [9], c’est bien, j’imagine, dans cette philosophie-là, pour que ça puisse redescendre et qu’on ait un cadre numérique national français, le CRCN, qui définit la culture numérique que la France veut voir disséminée auprès de ses apprenants. Ça signifie que le système éducatif est missionné pour le faire. J’imagine que les territoires numériques éducatifs doivent reprendre ça à leur compte et, qu’au final, on a bien ces velléités-là. Ça signifie que c’est le moment de le faire et, dans le fait qu’on le fasse et qu’on le fasse bien, ça signifie effectivement qu’on va sensibiliser ces jeunes à analyser leur consommation et à consommer correctement.

Cela dit, deuxième élément de réponse, et là je fais appel à mes résultats de recherche. Ces résultats de recherche montrent une jeunesse plutôt responsable, responsable au sens où les jeunes sont conscients de leurs usages numériques. Ils sont conscients, parfois, qu’ils sont trop connectés et j’ai relevé trois stratégies de déconnexion qu’ils mettent en place, c’est-à-dire qu’en fait, finalement, ils ne se gèrent pas si mal que ça. On a tendance, un peu trop vite, à penser que cette jeunesse surconsomme de manière totalement irresponsable et mes résultats de recherche ne montrent pas ça. Ils montrent une jeunesse qui consomme, qui utilise beaucoup les écrans, le quart de leur vie ; il y en a qui passent beaucoup plus que ça, qui sont à neuf, dix heures par jour, c’est vraiment beaucoup, ça va réduire leur temps de sommeil, etc. Pour autant, quand il faut, ils savent mettre en place des stratégies de déconnexion et multiples, c’est-à-dire différents types de stratégies.

Donc j’ai l’impression, quand même, qu’ils sont peut-être plus responsables que ce qu’on pense.

Éric Fourcaud : Bien.
C’était un entretien avec Jean-François Céci. On a parlé de numérique raisonné ou de numérique raisonnable, puisque nos jeunes paraissent effectivement plus raisonnables que ce que l’on voudrait bien penser. En tout cas merci de cet entretien et à bientôt sur d’autres événements.

Jean-François Céci : Merci Éric pour cette interview. Et au plaisir.