Les enjeux politiques et juridiques du domaine public - Questions du public

Titre :
Questions du public - Les enjeux politiques et juridiques du domaine public
Intervenants :
Public - Danièle Bourcier - Séverine Dusollier - Isabelle Attard - Frédric Toutain - Lionel Maurel
Lieu :
1er festival du domaine public - ENS
Date :
Janvier 2015
Durée :
42 min 36
Médias :
ici ou ici à partir de 1 h 29 min 35
Licence de la transcription :
Verbatim

Transcription

Lionel Maurel :
On va ouvrir la discussion, parce qu’on a un peu débordé sur le temps, comme il se doit, et je laisse à la salle le soin de poser des questions, si vous le souhaitez.
Public :
Je voudrais une information sur la loi qui se prépare au Parlement, pour le printemps, si j’ai bien compris, sur le domaine public. En quoi est-elle liée à la loi en préparation sur le numérique, qui devrait aussi être vers le mois d’avril/mai ? Est-ce qu’il y a des interférences ? Est-ce que c’est complètement distinct ?
Frédric Toutain :
La stratégie qui va être retenue, ça va être de placer tout ce qu’on peut, partout. Eh bien oui, il faut être honnête, pour plusieurs raisons : à la fois pour les raisons d’acculturation évoquées depuis le début, de plus on parle, plus on arrive à convaincre des gens et à les sensibiliser au problème. On pourrait se retrouver, éventuellement, à des risques c’est de placer des morceaux dans un texte, d’autres morceaux dans un autre texte, et que ça se percute en cours de route. Dans les faits, on a quand même tellement peu de répondant en face, tellement une volonté de ne pas y aller trop vite, que je ne suis pas inquiet. On essaiera de passer dans la loi création, principalement, puisque c’est quand même le vecteur principal, la loi numérique traite de tout le numérique et le domaine public est bien plus large que les questions numériques. Effectivement, on essaiera de placer des choses dans les deux, clairement, mais on compte plus sur la loi création parce que c’est la ministre qui trouve ça intéressant, le cabinet qui commence à être convaincu. Il y avait des gens très bien dans l’administration, dans le cabinet d’Aurélie Filippetti, qui sont partis avec elle, mais on a bon espoir pour la suite, avec Fleur Pellerin. Est-ce que ça répond à votre question, le fait qu’on va utiliser les deux ? Voilà.
Isabelle Attard :
Je précise que, malgré le fait que je sois députée, je n’ai aucun élément sur le projet de loi création. Que les journalistes ont plus d’informations que nous. C’est vous dire, à peu près, le niveau de fonctionnement dans notre pays. Que certains lobbyistes ont des bribes, parce qu’il y a des parties du projet de loi qui ont été volontairement, comment dire, ont volontairement fuité, on va dire ça comme ça. En tout cas, on ne peut absolument rien dire aujourd’hui, parce que je n’ai aucun texte de base à ma disposition, et ce n’est pas faute de l’avoir demandé. Donc je suis navrée de ne pas avoir de réponse, en tout cas en ce qui concerne le futur projet de loi création.
Public :
Il semblait qu’il y ait une opposition entre le ministère de la Recherche et le ministère de la Culture, sur ces questions-là. Ça a été un petit peu évoqué, d’ailleurs, en parlant des éditeurs français d’un côté et puis de la recherche.
Frédric Toutain :
C’est effectivement un des sujets de contentieux. Isabelle a beaucoup travaillé dessus lors de la loi sur la refondation de l’école, puis la loi enseignement supérieur et recherche, où là elle était chef de file, donc vraiment très impliquée. Il y a, effectivement, des conflits interministériels sur « oui, on veut bien qu’il y ait une exception pédagogique qui existe », et on a d’ailleurs réussi à faire un amendement qui est passé, sur différents usages, pour élargir un peu l’exception pédagogique, mais il reste encore, et là Lionel pourra en parler bien mieux que nous, il reste encore énormément de choses, dans les accords, qui rendent cette exception largement inopérante ou, du moins, pas aussi opérante qu’elle devrait l’être. Oui, ça fait partie des choses qu’on essaiera de pousser, là, pour le coup, dans la loi numérique.
Lionel Maurel :
Juste, peut-être un mot là-dessus parce que c’est vrai que c’est un enjeu important qui va arriver très vite au niveau politique. Donc, sur la loi numérique, il y a une consultation du Conseil national du numérique en cours. Vous avez un axe qui s’appelle « Biens communs de la connaissance » et dans cet axe, il y a une question qui, explicitement, demande s’il faut protéger le domaine public ou pas. La consultation est ouverte jusqu’au 4 février, vous pouvez tous répondre. Il y a déjà des propositions qui ont été faites par différents acteurs pour soutenir cette proposition. Et donc, s’il y a un soutien, on peut espérer que cet aspect se retrouve dans la loi sur le numérique. Sachant quand même que les indications qui nous viennent du ministère de l’Économie sont assez défavorables quand ils abordent les questions de droit d’auteur et de propriété intellectuelle. Mais plus il y aura de soutiens à la consultation, plus il y a des chances que ça arrive, au moins, en discussion. Et sur la loi sur la création, il se trouve que le texte préparatoire a fuité sur La Gazette des communes, je ne sais pas si vous avez vu ça, et on voit le texte, et dans le texte il n’y absolument rien sur le domaine public à l’heure actuelle. Donc pour qu’il y ait quelque chose, ça ne va pas arriver tout seul, il faut qu’il y ait un soutien, il faut que la question soit poussée. Pour l’instant, je dirais que ça dépendra beaucoup des inputs qui seront envoyés, à la fois au gouvernement mais aussi aux députés.
Public :
Je rebondis un petit peu sur ce que vous avez évoqué, un moment donné, en parlant de la numérisation et de la reproduction, en fait, des œuvres dans le domaine public. Je comprends bien qu’une œuvre, un tableau, voilà, il y a des œuvres qui sont dans le domaine public, mais après toutes les étapes de reproduction, d’« édition » entre guillemets, de numérisation, de photographie, de création d’un site web, d’hébergement du site web, tout ça, ça ne coûte pas zéro. Si moi, demain, je veux faire un site web avec vingt mille œuvres du domaine public, ça va me coûter beaucoup d’argent. Donc je comprends, peut-être, qu’il n’y ait pas forcément de droits, au sens juridique, que je puisse avoir sur ces œuvres, mais ça me semblerait quand même normal qu’il y ait quelque chose au niveau, disons, de la reproduction, de la numérisation, et que ça ne compte pas pour zéro, puisqu’il y a un travail qui a été fait, réel.
Séverine Dusollier :
C’est une question compliquée. Justement, le financement de ces opérations de numérisation est vraiment problématique, puisque, soit on le demande entièrement à l’argent public et on sait quels sont les états des finances publiques dans la plupart des pays européens ; soit on encourage les partenariats public/privé, et alors le privé qui prend en charge une partie ou la totalité du coût de numérisation va vouloir un retour sur investissement. Et donc on admet, dans les textes européens, en tout cas il y a beaucoup de textes européens qui ont pris cette position-là, et qui admettent une exclusivité qui serait accordée, de manière limitée dans le temps, à ces acteurs privés. Et alors, il y a les propositions, aussi, qui viennent de réflexions plus des experts, qui disent « on pourrait reconstituer un nouveau droit, un droit limité dans le temps, qui serait comme le droit d’auteur, et qui viendrait récompenser cet investissement », ce qui est la solution vraiment la plus extrême, à mon sens. Mais qui intervient dans les débats et qu’on entend de plus en plus : une sorte de domaine public payant, si vous voulez, qui est une notion, en droit d’auteur qu’on connaissait, qu’on est en train de sortir de ses limbes et d’essayer de re populariser.

C’est très complexe parce que, au niveau européen, il y a beaucoup de textes qui s’enchevêtrent sur cette question. Il y a la directive sur les informations du secteur public, qui a, notamment, inclus les musées, et les collection des musées, dans le champ de la directive, qui donc, elle, elle dans une position clairement de réutilisation, ré-exploitation, mais contre rémunération limitée, etc. Il y a des textes qui viennent d’experts qui ont réfléchi sur les numérisations, qui ont poussé, aussi, les idées d’exclusivité, mais limitée à sep ans. Je pense que c’est, pour le moment, la position dans les textes européens. C’est très compliqué et je pense qu’on ne peut pas faire fi du problème du financement. Mais il faut trouver des systèmes où la possibilité de pouvoir, quand même, reproduire les œuvres du domaine public, et de garantir cette liberté d’utilisation par tous, doit être préservée. Est-ce qu’on peut, en effet, dire « eh bien, en tout cas, les réutilisations commerciales seront soumise à paiement, pour celui qui a fait l’effort de l’investissement ». On peut l’imaginer, qu’économiquement parlant, ce soit le moindre mal. En termes de principes, moi ça me heurte quand même, parce que le domaine public, c’est le domaine public. Il n’y a pas cette distinction entre commercial, non commercial. Mais il va bien falloir trouver une solution et je comprends, tout à fait, votre question, c’est, en effet, si on veut aussi inciter à ce que les numérisations se fassent, eh bien, il va falloir trouver quelque chose à donner en échange.

Danièle Bourcier :
Je crois qu’il ne faut pas confondre. Dans le coût de la diffusion d’une œuvre, il n’y a pas seulement que le droit d’auteur. Je vous signale que dans un livre, un auteur a 8 % de la somme totale du coût. Ça ne représente vraiment pas grand-chose. Non. Un livre qui reprend une œuvre sous domaine public, il est quand même vendu. Donc on peut imaginer que le service, je ne sais pas, peut-être que vous êtes privé, je ne sais pas, peut-être une entreprise, mais pour moi ce serait exactement le même problème. On peut utiliser des œuvres du domaine public et faire payer le coût de mise en ligne, pas de l’œuvre, mais du travail qui est fait autour du service qui est rendu autour de la diffusion. C’est tout à fait possible. Il ne s’agit pas de droit d’auteur, de payer le droit d’auteur. Il s’agit de payer un service. Un livre sous domaine public n’est pas gratuit.
Séverine Dusollier :
Oui, mais quand on voit, par exemple, quand on est sur certains sites de musées, ou même dans certains cas, sur Europeana [1], et qu’on demande des droits pour pouvoir reproduire des œuvres qui sont dans le domaine public, il y a quand même une question de principe. Oui, mais c’est ce problème-là aussi, parce qu’ils demandent ce droit. La justification est le coût qu’ils ont investi dans la numérisation. Quand il y a d’autres copies de cette œuvre qui existent et qui sont facilement accessibles, d’accord, mais quand c’est la seule copie qui existe, il y a un réel problème d’accès au patrimoine culturel.
Frédric Toutain :
Quand même, il y a une question très concrète. Isabelle Attard a adressé d’autres questions au ministère de la Culture, notamment à la BnF, sur « ils demandent de l’argent en échange de l’accès à certaines œuvres ». Globalement, en basse définition, vous pouvez y accéder gratuitement et faire ce que vous voulez. Dès que vous voulez de la haute définition, ce qui est réutilisable derrière, ils vous font payer. Il y a des questions auxquelles on n’a jamais eu de réponses, notamment sur « combien ça coûte de mettre en place un péage ». Si le Rijksmuseum d’Amsterdam a décidé de lever, c’est le jour où ils ont fait le calcul, et où ils se sont rendus compte que payer des gens à tenir le péage, pour demander de l’argent en contrepartie, ça leur coûtait plus cher que ça ne rapportait. C’est-à-dire que la décision de retirer le péage leur a fait des économies, puisque vous parlez de rentabilité de l’opération. Il faut voir qu’on parle d’œuvres, dans le domaine public il y a des trucs très célèbres, mais la plupart ont une audience très limitée. Ce n’est pas une raison pour ne pas numériser. Parce que de quoi on parle là, on parle d’institutions globalement publiques, qui reçoivent des fonds publics, et qui ont des missions en échange de ces fonds. Une des missions les plus importantes, c’est la conservation, d’abord. Ils ont les œuvres, il faut qu’ils fassent attention à les conserver. Aujourd’hui, où on peut les numériser, ça paraît quand même plus prudent d’assurer la sécurité physique, mais si, bon, quand même, on pouvait avoir une copie numérique, ça paraît une solution de bon sens d’avoir la copie numérique, au cas où il arrive quelque chose à la copie physique. Donc rien que cette première mission justifie la numérisation aux frais du musée.

Et dans un deuxième temps, il y a la diffusion. Et là, c’est pareil, quand vous mettez des barrières, des péages, vous n’êtes pas en train d’opérer votre mission de diffusion, vous êtes en train de la faire à moitié, ou du moins d’essayer de gagner de l’argent ou de retomber sur vos pattes. Je ne nie pas les difficultés de financement. Je dis juste que la réflexion du « il faut mettre un péage parce que c’est le moyen le plus rentable », à mon sens, ne tient pas et la plupart des musées qui le font s’en rendent compte.

Public :
C’est vraiment de reconnaître qu’il y a un coût à la numérisation. C’est-à-dire que le domaine public c’est sur le statut des œuvres, mais après ? Là, tout ce qu’on dit, en fait, c’est un raisonnement par rapport à Internet et donc pour ramener ça, ça a un coût. C’était juste ce que je voulais dire. D’autre part, il me semble qu’il y a, peut-être, enfin je ne suis pas du tout spécialiste de la question, mais je me demande s’il n’y a pas un problème sur le statut du fichier informatique. C’est quelque chose, moi, que je n’ai jamais entendu vraiment, c’est-à-dire à qui appartient le fichier informatique et quelle est sa valeur ? Est-ce que sa valeur est nulle ? C’est-à-dire que si l’œuvre est dans le domaine public, tout fichier informatique de cette œuvre est forcément dans le domaine public et donc, a un statut qui n’existe pas ? Ou est-ce que ce fichier informatique d’une œuvre du domaine public a un statut en tant que tel ? C’est peut-être là-dessus, c’est-à-dire la notion de support, en fait. Et c’est ça qu’apporte la numérisation, c’est qu’avant on avait juste des œuvres qu’on pouvait aller voir dans les musées, maintenant il y a un support. Et donc, je me pose la question de savoir quel est le statut de ce support ? C’est-à-dire quelle la valeur, le statut d’un fichier informatique ?
Frédric Toutain :
Le statut officiel qu’avancent les musées, à savoir « on a des droits sur ce fichier, on est les auteurs de ce fichier », ou « on a payé le photographe qui est l’auteur du fichier, donc il y a des droits qui sont là ». Alors, par raisonnement absurde, on a posé une autre question à la BnF qui était « vous avez fait combien de procédures pour violation du droit que vous demandez ? » Réponse : zéro. Mon estimation c’est qu’ils savent très bien que leur affirmation de propriété, de droits sur la reproduction, sur la donnée culturelle ou ce qu’on veut, ne tient sur rien. Il n’y a pas de fondement. Et donc, c’est pour ça qu’ils ne lancent aucune procédure. Ce n’est que du bluff. C’est ce qu’on appelle le copyfraud : ils prétendent avoir un droit qu’ils n’ont pas. Derrière, concrètement, légalement, je vais citer Lionel je pense, la reproduction d’une œuvre ultra-fidèle, n’est pas une œuvre de l’esprit. L’œuvre de l’esprit c’est quand il y a une composition originale. Il y a de plus en plus de photographes qui se retrouvent dans des situations compliquées, où, même en ayant fait poser un modèle, et en ayant pris une photo, en choisissant l’éclairage, oui, je cite ton blog, je sais, ou en ayant réfléchi à la posture du modèle, en choisissant le modèle, en le payant, en mettant un éclairage, il a été estimé que non, c’était quand même assez banal comme photo, et donc que ce n’était pas une œuvre. Vous imaginez bien qu’une photocopie, puisque c’est bien de ça qu’on parle, quelqu’un qui se met devant un tableau, qui pose bien, qui met un éclairage derrière, ce n’est ni plus ni moins qu’une photocopie ; c’est ce qu’on pourrait faire avec un scanner chez nous. Si j’achète un original d’Alphonse Daudet ou de Hugo, et que je le numérise, chez moi, sur mon scanner, je n’ai pas de droits sur l’œuvre, sur le fichier numérique. Ça reste l’œuvre de Hugo et elle appartient à tout le monde. Ce n’est pas parce que j’ai fait l’effort, moi, que j’ai choisi de faire cet effort, pour des raisons qui me sont propres, et les institutions numérisent pour des raisons qui leurs sont propres, à la fois de conservation et de diffusion, je ne mérite, vis-à-vis du public, aucun droit de péage sur ce qui a été fait.
Séverine Dusollier :
Juridiquement, c’est un peu plus compliqué, parce qu’il y a plusieurs couches, en effet. Alors, il y a la couche, il y a, en effet, comme monsieur le disait, il y a le support et il y a l’œuvre. L’œuvre elle est immatérielle, mais elle s’intègre dans un support. C’est la toile sur laquelle il y a La Joconde qui est en exemplaire unique, il y a un support pour La Joconde et puis, par contre, quand on a les fichiers numériques, ils sont multiples. Vous avez les droits sur l’œuvre ; ceux-là ils sont dans le domaine public, on peut reproduire l’œuvre. Vous avez les droits éventuels du photographe et, en effet, quand on fait une reproduction tout à fait fidèle, on ne devrait pas obtenir un droit d’auteur. C’est-à-dire que vous posez un appareil photo pour reproduire La Joconde, vous allez le faire dans les règles de l’art, pour être sûr d’avoir vraiment le rendu le plus fidèle possible du tableau, ça ne laisse pas la place à l’originalité, pas de droits d’auteur. On scanne un manuscrit de Victor Hugo, sur le scan pas de droits d’auteur. Ça c’est clair.

Maintenant, il est vrai que, les seuls droits que les musées ont, parce qu’ils en ont quand même, mais ils les caractérisent assez mal, en fait, c’est là d’où vient le bluff, peut-être, c’est ils ont quand même un droit de propriété sur les œuvres. Et ce doit de propriété ça leur permet, par exemple, de décider que, quand on rentre dans un musée, on ne photographie pas les œuvres. C’est parce qu’ils donnent les conditions d’accès à leurs œuvres, qu’ils peuvent, juridiquement, dire « eh bien voilà, vous ne pouvez pas prendre les œuvres, elles sont à moi j’en suis propriétaire, vous ne pouvez pas repartir avec La Joconde sous le bras, et vous ne pouvez pas non plus, peut-être, faire des photos pour telle et telle raison ». Mais la base juridique ce n’est pas le droit d’auteur, et c’est là qu’ils se trompent ; ils croient que c’est le droit d’auteur.
Sur le fichier numérique, vous faites un fichier numérique parce que vous avez scanné une œuvre, vous allez prendre un manuscrit de Victor Hugo et vous le scannez, c’est vrai que le fichier numérique, vous allez avoir la propriété de ce fichier numérique. Mais dès que vous mettez ce fichier numérique en ligne, n’importe qui va pouvoir le télécharger et faire une copie, et va de nouveau être, lui, propriétaire de son petit fichier numérique, également. Et vous n’allez pas pouvoir, sur base de votre propriété, interdire cette copie, parce que la copie elle relève des prérogatives qu’a l’auteur et, dans ce cas-là, il n’y a plus de droits d’auteur. Donc vous voyez, le droit de propriété, quelque part, il est toujours là, mais il a moins de sens, puisque le droit de propriété sur un fichier numérique qui est reproductible sans arrêt, est moins fort que le droit de propriété sur un tableau de Van Gogh, que vous avez dans votre salon, où là, vous pouvez beaucoup plus clairement empêcher à des gens de venir le regarder, de venir le copier, etc. Voilà. Mais c’est vrai que les musées ont certains droits, mais ils en font un peu trop, quoi, je dirais ; parfois ils les invoquent un peu à tort et à travers.

Public :
Il y a encore une autre dimension c’est que, un musée ou une bibliothèque, si vous allez utiliser une photo que vous avez prise dans cette bibliothèque ou dans ce musée, attend, quand vous allez la publier, que vous citiez la source. C’est comme un auteur. Un auteur, si vous utiliser son œuvre, il ne va pas vous demander d’être payé, mais il va demander, et c’est normal, tout le monde le comprend, que l’auteur soit cité, la source soit citée. Je pense que dans l’esprit des personnes qui travaillent, les professionnels qui travaillent dans des musées ou dans les bibliothèques, il y a aussi ça. Voilà. Citer d’où vient l’objet, la source.
Isabelle Attard :
Je vais essayer de répondre avec ce qui me reste.
Public :
Est-ce qu’on peut faire des Creative Commons où l’auteur, les auteurs seront les musées et les bibliothèques !
Isabelle Attard :
En tant que directrice de musée, je demandais, effectivement que lorsqu’on me demandait si on pouvait mettre l’image de tel objet, ou de La Tapisserie sur un livre ou sur n’importe quel support, je demandais à ce que ce soit cité, ville de Bayeux, etc. Parce que j’étais dépositaire de l’œuvre, et, comme l’a dit Frédric, quand je regarde la loi musée 2002, il y a des missions de service public qui s’appliquent, de conservation et de diffusion, que je dois le faire le mieux possible. Si j’interdisais les photos, ce n’est pas parce que j’interdisais la reproduction, c’est que le flash détruisait la laine. Bon, c’est un exemple, parce que c’est un matériau particulier. Maintenant, il y a des dégâts sur d’autres matériaux que la laine. Mais, si j’interdisais à l’entrée du musée de prendre de photos, c’était pour ça. À moi, en tant que professionnel de la culture, de faire passer le message et d’expliquer pourquoi j’interdis les photos.

Si j’avais un service juridique, si j’avais payé des avocats, pour, vous vous rendez compte, aller embêter tous les visiteurs qui avaient pris des photos quand même. Je peux vous le dire, tous les jours j’avais vingt photos de plus sur Internet. Bon. Des photos, prises avec un téléphone, aussi performant soit-il, dans une salle obscure, d’une œuvre comme La Tapisserie, ça fait un résultat dégueulasse. Quel est mon intérêt, en tant que professionnel de musée, pour la réputation de mon œuvre, pour les entrées futures, pour les produits dérivés, pour les rentrées commerciales, c’est quoi ? C’est d’avoir, c’est de diffuser, le plus largement possible, les œuvres de la meilleure qualité possible. Si les responsables d’établissements ne sont pas capables de comprendre ça, c’est qu’ils se suicident ou qu’ils se plantent un couteau dans le pied. J’explique. C’est-à-dire que, si je ne mets pas en diffusion la plus large possible, la meilleure qualité d’image possible, eh bien j’ai un marché parallèle qui se développe, chez les éditeurs de livres d’art, qui vont aller chercher, à gauche, à droite, des photos qui datent de 1970, les couleurs sont passées, les couleurs sont moches, la définition n’y est pas, mais ils vont faire leur livre comme ça, parce que c’est gratuit. Quelle est la conclusion à cette histoire ? C’est que j’arrive sur le marché, en 2015, avec un livre tout neuf, des photos immondes, qui ne mettent même pas en valeur les œuvres que je conserve. J’ai gagné quoi ? Rien. J’ai gagné une mauvaise réputation et j’ai tout gâché. Et je ne peux même pas mettre le livre en vente dans ma boutique, parce que, franchement, là, c’est du suicide commercial. Alors que si j’avais, cet exemple je l’ai déjà repris mais, je le trouve assez parlant, c’est-à-dire que si j’avais, dès le début, mis à disposition de tous, des images haute définition de cette Tapisserie, j’étais donc assurée que quelle que soit l’utilisation qui soit faite, qu’elle soit commerciale ou non, j’avais la meilleure image en circulation et donc, donné envie à n’importe quelle personne, dans le monde entier, de payer une entrée au musée, qui là, est payante. C’est un exemple. C’est exactement ce que vous venez de dire, c’est pour illustrer.

Public :
Je voulais juste revenir sur la pratique du copyfraud, notamment par les musées. Le fait qu’on soit sur du droit de propriété, justement, est-ce que vous pensez qu’une action fondée sur l’abus de droit, ou même une action en responsabilité sur 1382 aurait des chances de marcher ?
Séverine Dusollier :
Non. Non.
Lionel Maurel :
Il y a déjà des cas, en France.
Séverine Dusollier :
Je ne connais pas bien le droit français, je vous avoue. Donc, par exemple, la loi musée, je sais qu’elle existe, etc., mais quand je vois passer des décisions parfois je dois aller revoir. Mais il y a, notamment, une décision récente qui confond un peu le domaine public, d’ailleurs, avec d’autres choses, mais bon, qui a, en effet, reconnu ce pouvoir des musées, de refuser qu’on vienne prendre des photos, de décider ce qui peut être fait des photos, etc., avec un raisonnement très, à mon avis, faux, mais voilà. Je crois qu’il y a peu de chances d’arriver à un abus de droit, en l’état actuel du droit français. Vous pouvez essayer, mais !
Lionel Maurel :
Si je peux juste, sur un musée, genre la RMN [NdT, Réunion des musées nationaux], qui met un copyright sur La Joconde en invoquant le droit d’auteur du photographe, s’il y avait une action sur ce type de pratique de copyfraud, elle pourrait avoir des chances d’aboutir en justice, sur le fondement du défaut d’originalité. Et ça, il n’y en a pas eu encore, vraiment, de décision claire, sur ce point-là. Par contre, c’est vrai que sur la question de la domanialité publique, on est dans un cas où en droit français, il y a un chevauchement, par une autre loi, qui vient recouvrir la notion de domaine public. Et c’est pareil sur ce que tu citais tout à l’heure, sur le droit des informations publiques, ce que fait la BnF, le fait de considérer que la numérisation ce sont des 0 et des 1, et que sur ces données-là, il y a une propriété, enfin pas une propriété, mais une possibilité de conditionner la réutilisation par l’institution publique. Là aussi on une loi, c’est la loi que tu as citée, qui crée un empiétement sur le domaine public. C’est pour ça que dans la loi que Isabelle Attard a déposée, il y avait des dispositions qui, très précisément, disaient « cette loi-là ne peut pas neutraliser le domaine public. La loi sur la domanialité ne peut pas neutraliser le public ». Donc il y a tout un travail très précis à faire pour sanctuariser et empêcher des atteintes à l’intégrité du domaine public tirées d’autres lois. Et ça, c’est un travail technique, assez complexe.
Séverine Dusollier :
Mais par contre, pour le copyfraud, si, en effet, il y a une décision qui dit « eh bien non, vous n’avez pas d’originalité là-dessus, il n’y a pas de droit d’auteur ». Ça s’arrêtera là, il n’y a aura pas de sanction par rapport à celui qui a prétendu avoir des droits d’auteur. Alors qu’il y a des lois, je pense que c’est au Chili, où ils ont, dans leurs lois, intégré une disposition disant que quelqu’un qui prétend avoir des droits d’auteur sur quelques chose du domaine public, est punissable.
Isabelle Attard :
Ce que je pense, par rapport au copyfraud, mon ex-musée, a compris que ça pouvait porter, enfin, il pouvait y avoir des problèmes. Donc, ils ont diminué les coûts et ils ont appelé ça des frais de dossier. Après il faut être vigilant sur copyfraud, pas copyfraud, les mots qu’on utilise. Frais de dossier, ça rejoint, tout à l’heure, ce qu’on disait. Quel est le coût de mettre en ligne des fichiers du domaine public ? C’est-à-dire que quand vous posez la question à la BnF, enfin non, ça s’est passé dans l’autre sens. La BnF a indiqué le coût de numérisation par page, donc on était entre 0.16/0.20 centimes par page, 0.76, voyez bien là que le coût, quand même, là on parle ce centimes, quoi. Quand un musée fait payer 50 ou 100 euros la diffusion d’un fichier numérique d’une de ses œuvres, on est quand même en l’état de se demander si ce n’est pas du copyfraud, parce que des frais de dossier à 100 euros le fichier, enfin, c’est colossal ! C’est exactement ce que j’ai vu moi, par exemple, sur le musée des Antiquités à Rouen, lorsque, en tant que professionnel de musée, j’ai demandé à un autre musée la possibilité d’utiliser le fichier, les coûts étaient exorbitants. J’aurais dû, à ce moment-là, dire quelque chose, dire « mais attendez, c’est ridicule », surtout pour avoir un service dégueulasse, pour avoir un service déplorable, en tant que professionnel, je doive attendre deux semaines avant d’avoir mon fichier. Là, on ne sait plus dans quelle ère on se trouve ! Mais c’est pareil, par rapport, effectivement, au coût du péage, c’est ce que Frédric disait tout à l’heure. J’accepte, à la rigueur, des frais de dossier à 1 euro ou à 3 euros, ça c’est ce qu’on est prêt à payer. Mais il y a aussi, quand même, une limite à ce qu’on peut faire payer par rapport au coût réel de la numérisation. Voilà.

Mais, si on est plusieurs à dire, si vous êtes plusieurs à dire « attendez, là je veux dénoncer le copyfraud », mais allons-y, allons-y franco, et puis carte blanche. Quand il a fallu faire une action sur le musée de Toulouse Lautrec d’Albi, je peux vous garantir qu’avec trois/quatre interventions sur Facebook, ils se sont calmés. Bon ! OK, ils ont recommencé quelques temps après, mais ce n’est pas grave, on retapera sur les doigts et puis tant que ce n’est pas passé, vous pouvez continuer à taper.

Public :
Je voudrais demander si on ne pourrait pas, en fait, concevoir la numérisation en priorité comme de la conservation. Et là, je veux vous donner un exemple, que je trouve assez bon. Le cas des tablettes, vous savez les tablettes assyriennes, d’écriture cunéiforme. Par chance, ça avait été numérisé par une chose que je vous recommande à tous, qui s’appelle Echo on line [2], c’est allemand, c’est la Max Planck Society, ce sont des archives de tous les documents, en particulier archéologiques dans ce cas précis, et, avant la guerre d’Irak, elles avaient toutes, du moins toutes celles qu’on connaissait, avaient été numérisées. Don c’est la guerre d’Irak, les musées ont été détruits, les tablettes ont été dispersées, ça été acheté à gauche, à droite, c’est cassé, c’est ci, c’est ça. Eh bien, grâce à la numérisation qui a eu lieu avant, non seulement ces tablettes on les a encore sous forme numérique, au moins, mais beaucoup mieux que ça, même avant la guerre, pour la première fois, les professionnels, les assyriologues pouvaient enfin, par exemple moi je suis referee d’un article sur une tablette, mais je ne vois pas la tablette. Alors on me décrit des trucs, etc., mais je n’ai pas la tablette. Alors quel est mon travail de referee, c’est-à-dire scientifiquement ce n’est pas très sérieux. Mais, à partir du moment où c’est numérisé, tout le monde voit les tablettes et on peut enfin comparer les tablettes entre elles. Alors qu’avant les chercheurs soit ils en avaient, comme ça, ils se les gardaient pour eux, soit elles étaient dans des musées, mais comme vous avez vu, le cas de Bagdad, ça a été quand même été un peu mal conservé. Donc simplement pour la qualité de la conservation, la numérisation devrait être une obligation. Et quand vous numérisez, l’idéal ce n’est pas d’avoir un fichier, c’est en avoir dix, vingt, mille, cent mille. Et justement, si vous les donnez en accès ouvert public, ça garantit qu’il y aura bien une version qui survivra à toute destruction possible. C’est vraiment ça l’idée du numérique, c’est une des beautés du numérique. Vraiment c’est profondément ancré dans le numérique. Et on passe dans une société où toute l’économie est différente. Parce que l’économie traditionnelle, si vous avez une pièce matérielle, si je la donne à ce monsieur que je ne connais pas, il doit me donner de l’argent. D’accord, voilà. Mais si je vous en donne la copie, vous ne me donnez pas d’argent puisque j’ai encore l’original, etc. On est vraiment dans une logique différente. Il faut arriver à ce que les gens réfléchissent un peu.
Frédric Toutain :
Juste un dernier point. Je reviens sur la question du coût de tout ça et du fait de voir ça comme de la conservation. Là où, quand on réalise qu’un musée dépense plus d’argent à mettre un péage que ce que le péage lui rapporte, on n’est plus dans une question économique. On voit bien que ce n’est plus l’économie qui passe, c’est de l’idéologique, c’est le « c’est mon œuvre, elle est dans mon musée, si je la mets en ligne les gens ne vont plus venir ». La Joconde est diffusée dans le monde entier, c’est pour ça que les gens viennent au Louvre, ce n’est pas l’inverse. Ce n’est pas « ouais, c’est bon, La Joconde on l’a déjà vue ». Non ! Quand j’ai emmené mon gamin, en décembre, au Louvre, pour la première fois, il voulait voir La Joconde, parce qu’on la voit partout. Donc, ce qu’on demande simplement à toutes ces institutions publiques, c’est de faire leurs calculs, et d’arrêter de prétendre que, économiquement, c’est plus rentable de faire comme ils le font aujourd’hui, parce que, si on prend en compte toutes les retombées en termes de renommée de la diffusion des œuvres, ils ont beaucoup à y gagner. Le Rijksmuseum, qu’est-ce qu’ils ont fait après avoir enlevé les péages ? Ils ont mis en ligne un système de création de goodies. Vous pouvez choisir n’importe quel tableau, vous choisissez le format, vous voulez une tasse, vous voulez un tapis de souris ; vous cadrez comme vous voulez le tableau : si vous voulez un détail, si vous voulez un oiseau, vous voulez un cheval, et vous pouvez faire de la réalisation à la demande. Alors, il y a des gens qui ont répondu « oui, ce qu’ils gagnent avec cette boutique-là ne couvre pas le coût de la mise en ligne », mais ce n’est pas grave, ce n’est pas important. La boutique c’est du bonus, ce qui compte c’est, le fait qu’on en parle ce soir, ce sont des retombées économiques indirectes énormes, à tous points de vue. Et je vous invite à aller voir le site qui est extrêmement bien fait, pour aller chercher des œuvres et pour en faire tout ce que vous voulez.
Isabelle Attard :
Une boutique bien tenue, avec des beaux produits, vous rapporte énormément. Tout le monde le sait. C’est bien pour ça aussi que les établissements n’ont pas envie que les fichiers soient donnés à tout le monde, parce que tout le monde pourrait faire des jolies boutiques de musées, un peu partout. En tout cas, il ne faut pas oublier que les musées ont un énorme avantage par rapport à des boutiques qui pourraient être n’importe où, ou des boutiques virtuelles. Vous êtes sur place, vous êtes dans la catégorie du consommateur captif, c’est clair et net ! Lorsque j’ai quatre cent mille visiteurs par an à La Tapisserie de Bayeux, j’ai cent mille clients captifs qui vont passer par la boutique. C’est un atout que personne d’autre n’a. Personne ! Donc déjà, vous passez en situation de quasi monopole. Ils l’ont tous compris, que ce soit les Anglo-saxons ou n’importe qui, quand vous visitez un établissement, vous finissez par la boutique. Par contre au quai Branly ils ne l’ont pas fait, c’est vrai. Et ils se sont fait, mais avoir comme des bleus, je sais que c’est rediffusé, j’assume mes propos. Quand vous connaissez le chiffre d’affaires de la boutique du quai Branly, vous vous dites que franchement, c’est ridicule, c’est une grosse arnaque, pour eux, dommage ! Mais ils ont raté la possibilité d’avoir des ressources annexes qui leur permettent de demander moins de subventions et de faire de plus belles expositions. Voilà !
Public :
À quoi pourrait ressembler exactement un statut positif du domaine public ? Et peut-être d’avoir le retour du côté d’Isabelle Attrad de voir comment est-ce qu’on peut vraiment légiférer pour le mettre en place et à quoi ça pourrait ressembler ? Et surtout, comment ça permettrait vraiment de se protéger des abus de la protection des droits d’auteur ? Et après, j’aurais une question encore un peu technique sur le droit français par rapport à la CC0, par rapport au domaine public consenti. Par exemple, dans le cas de la France, le droit moral des auteurs est placé de manière très haute dans la hiérarchie des normes et, en fait, je me demande comment est-ce que l’État pourrait permettre, plus facilement, à des auteurs qui le souhaitent de, volontairement, mettre leur œuvre dans le domaine public, sachant qu’il y a vraiment ces obstacles juridiques qui existent ?
Séverine Dusollier :
En deux mots, en fait, eh bien il y a plusieurs manières de donner un régime positif au domaine public, c’est de l’inscrire dans la loi, parce que la loi s’impose alors au juge. Et donc, forcément, quand il a un conflit à gérer entre une œuvre du domaine du public, quelqu’un qui revendique une liberté d’utilisation et un autre droit qu’on lui oppose, le juge va appliquer la loi qui lui dit que le domaine public prévaut sur l’autre droit. Donc il y a ce type d’arbitrage que le législateur peut faire et qui, alors, va s’imposer. Ma proposition elle n’était pas dans ce sens-là. Non pas que je trouve que ce n’est pas une bonne idée, je trouve que c’est la chose la plus facile à faire. Moi, je travaille juste, j’essaye de faire en sorte que dans notre arsenal juridique, on n’ait pas que les droits exclusifs. Parce qu’on a plein d’exemples, et ce n’est pas que le domaine public, mais on a plein d’exemples de biens communs dans lesquels ça ne marche pas avec de l’exclusivité, mais, au contraire, on retourne l’exclusivité dans un autre sens pour inclure, pour collectiviser, partager, etc. Et moi, ce que j’essaye de faire, c’est de développer une réflexion juridique, pour que les juges, lorsqu’ils sont confrontés à une situation où il y a des biens communs du domaine public, puissent avoir les outils juridiques pour caractériser cela. Et donc, pas donner la priorité au droit exclusif qui est en face, simplement parce que c’est le seul truc qu’ils connaissent juridiquement. Parce que les biens communs, on en parle énormément, il y a des intergroupes qui se créent, il y a une doctrine juridique énorme. Mais quand vous allez, avec un litige qui concerne un bien commun, devant un juge, le juge n’a pas ça dans ses outils juridiques, il n’a pas ça dans sa boîte à outils, en tant que juriste, il ne sait pas ce que c’est qu’un bien commun, ce que ça signifie en droit. Donc moi j’essaie juste de caractériser ça, d’essayer de développer une notion où le juge pourrait dire « ah oui d’accord, donc là on est dans telle situation, c’est une licence Creative Commons, c’est un bien du domaine public, c’est donc une situation de commun, et donc dans cette situation de commun, je dois préserver la ressource commune, et donc je dois, en effet, résoudre le conflit de manière à ce que cette ressource commune se développe ».

L’exemple que je voulais donner dans ma présentation, c’est une affaire judiciaire qui concerne la Place des Terreaux à Lyon. Vous avez la place historique, avec les bâtiments historiques, et puis vous avez deux artistes d’art contemporain, un, Daniel Buren et l’autre, j’avoue que je ne retiens jamais son nom, qui ont refait le pavement de la place. Cette œuvre est considérée comme une œuvre d’art contemporain, protégée par le droit d’auteur. Personne ne conteste cela, c’est original, c’est du droit d’auteur. Ces deux artistes sont opposés à la prise de photographies de cette place pour en faire des cartes postales puisque c’est un lieu touristique à Lyon. Et donc ils ont dit : « Eh bien non, en faisant cela vous reproduisez notre œuvre ». Oui, ils reproduisent leur œuvre, atteinte au droit d’auteur. Mais en même temps, on ne pouvait pas reproduire les bâtiments historiques, sans reproduire le pavement, ou alors il fallait faire un carré noir, et ils auraient pu dire qu’il avait droit moral, enfin. Donc c’était compliqué. Et donc le premier juge à qui on a posé la question, à Lyon, a dit : « C’est du domaine public et donc, je vais limiter le droit de ces auteurs pour qu’ils n’empiètent pas sur la liberté d’utilisation du domaine public ». C’est très joli comme phrase, sauf que juridiquement parlant, ça ne vaut rien. Et donc en cour d’appel, le juge de la cour d’appel a dû dire : « Eh bien non, ça ne peut pas fonctionner comme ça juridiquement » et donc, il a donné un autre motif pour, quand même, accepter les photos. C’est allé en cour de cassation qui a aussi donné un autre motif. Mais toutes ces hésitations ! Si on avait quelque chose qui permette au juge de faire ces affirmations, qui sont du sens commun, mais qui ne sont pas du sens juridique, voilà. Moi, c’est ça que j’essaye de trouver en tant que juriste, c’est de la mécanique, en fait. Mais l’autre mécanique, en tant que législateur, c’est de l’inscrire dans la loi, beaucoup plus clairement. Voilà.

Danièle Bourcier :
Je suis désolée mais je ne peux pas vous donner une réponse extraordinaire parce que, précisément, le droit moral est tellement chevillé à la propriété intellectuelle en France, enfin, je ne vois pas comment on peut faire. On peut vraiment renoncer à tout, on peut accepter que l’œuvre soit modifiée, adaptée, vendue, etc., mais le droit moral résistera. Pour l’instant, c’est impossible. Et je ne crois pas que, enfin je ne sais pas ce que vous en pensez, au tribunal, et toi, ce que tu en penses, mais je ne vois pas du tout, actuellement, un mouvement contre ce droit moral.
Séverine Dusollier :
En Belgique, il n’y a pas de droit moral perpétuel. Ça s’arrête à un moment.
Danièle Bourcier :
Il s’arrête quand ?
Séverine Dusollier :
Soixante-dix ans après la mort de l’auteur.
Danièle Bourcier :
Ah oui ! En même temps que, d’accord !
Séverine Dusollier :
Et c’est le cas dans beaucoup de pays.
Danièle Bourcier :
Le domaine public, à la limite, on peut considérer que le droit moral ne s’éteint jamais. Donc voilà. Je crois que ce n’est pas demain qu’on renoncera au droit moral. Vas-y.
Lionel Maurel :
Il y aurait une technique simple pour permettre aux auteurs de renoncer à leur droit moral, pour mettre l’œuvre dans le domaine public, sans perdre la protection que donne l’incessibilité du droit moral vis-à-vis des éditeurs, parce qu’en fait, le vrai problème, c’est ça. On a rendu le droit moral incessible pour ne pas que les auteurs cèdent à des pressions d’acteurs puissants, qui leurs feraient abandonner leur droit moral, mais au profit d’un seul acteur. Moi je pense qu’on peut faire une distinction entre un abandon du droit moral au profit d’un seul, qui crée une exclusivité, c’est ce qu’on appellerait une cession du droit moral, qu’on pourrait toujours interdire, et un abandon du droit moral vis-à-vis de tous, qui ne crée pas d’exclusivité. Et ça, ce serait une cession, on dit erga omnes, en droit, c’est vis-à-vis de tous. Et ça, à mon avis, si on introduit cette distinction, on pourrait très bien permettre le versement volontaire de l’œuvre dans le domaine public, tout en continuant à protéger les auteurs et je pense que c’est important. Un scénariste, par exemple, qui est face à un producteur de cinéma, il a besoin de pouvoir garder son droit moral et pas de subir le final cut du producteur. Mais ça, on peut très bien le préserver, tout en permettant aux auteurs de renoncer à leurs droits vis-à-vis de tous, pour donner leur droit moral et faire en sorte que ça aille vraiment dans le domaine public. Le droit moral, en France, c’est un épouvantail. C’est devenu, si vous voulez, le veau d’or qui justifie tout le reste. Il ne faut pas se laisser impressionner. Je pense qu’on peut très bien continuer à protéger les auteurs et reconnaître le domaine public par ailleurs. Mais bon, je rêve un peu peut-être.
Séverine Dusollier :
Il n’y a aucun étude qui montre que renoncer au droit auteur est un problème, en droit moral. On a fait des études, quand Creative Commons a lancé sa première version de l’abandon du droit d’auteur, mais, en fait, tout le monde le dit comme un dogme, en disant « ah non en France ou dans les pays où il y a un droit moral, ce ne sera pas possible ! » Pourquoi ? C’est en France qu’on dit que le droit d’auteur est un droit de propriété, or s’il y a bien quelque chose, en droit de propriété, c’est le fait qu’on peut disposer de sa propriété, qu’on peut l’abandonner. Donc si on est logique, si on poursuit la réflexion sur le droit de propriété, on peut très bien abandonner son droit d’auteur, et ça comprend la dimension morale, à mon avis. Il y a plein d’arguments, mais il n’y a pas d’étude juridique. Il y a une étude qui a été commandée par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur la question, mais qui, malheureusement, ne tranche pas parce qu’elle dit : « Il y a l’obstacle du droit moral ». Mais moi, j’attends que quelqu’un décortique ça et arrête de dire ça comme si c’était un dogme. Quoi ! Non ! J’attends l’étude juridique qui pourra prouver que c’est vrai, qu’il y a l’obstacle du droit moral. Moi, je ne suis pas encore convaincue.
Public :
Certains pensent que c’est un droit de la personnalité. Alors là, ça sera carrément impossible !
Public :
Bonsoir. Je voudrais savoir si vous pensez qu’en attendant qu’on rende plus positif le domaine public, il serait souhaitable, enfin, on peut penser que le droit de la concurrence puisse servir un peu de rempart, face, notamment, à la constitution de monopoles de distribution. Je pense, notamment, avec la numérisation, enfin avec la distribution, par exemple d’Amazon, d’offres un peu pseudo limitées, qui peuvent, par exemple, porter sur des œuvres du domaine public. Est-ce qu’on pourrait se servir du droit de la concurrence pour empêcher la constitution de monopoles de distribution ? Est-ce que ça pourrait être utile ?
Séverine Dusollier :
Oui. On en parlait à une autre soirée du domaine public où les conditions imposées par la RMN, comme ils ont un monopole, vous pourriez aller du côté du droit de la concurrence, mais il faut prouver pas mal de choses. Mais, notamment, le droit de la concurrence permet de réglementer un peu les tarifs qui sont imposés. Donc il y a moyen d’y aller. Je pense que c’est une voie qu’il faut explorer. Ce n’est pas facile, parce que ça demande, quand même pas mal de conditions particulières. Je pense que ça peut être, en effet, une piste, notamment dans des questions de tarif, pour contester les tarifs.
Lionel Maurel :
En France, l’autorité de la concurrence avait examiné le contrat que la bibliothèque municipale de Lyon avait conclu avec Google, qui contient une exclusivité commerciale de vingt-cinq ans, et elle avait considéré que c’était une exclusivité trop longue et que ça pouvait, potentiellement, être considéré comme une atteinte à la concurrence. Donc, je dirais que sur les exclusivités conférées par des institutions publiques à des partenaires privés, ce type de raisonnement, à mon avis, n’est pas complètement impossible à actionner.

Applaudissements
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Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.