Henri Verdier : La racine du problème, c’est le design des réseaux sociaux

Henri Verdier, voix off : Quand on a aussi un peu éprouvé les méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord, qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage.

Frédéric Bardolle, voix off : Bonjour. C’est Frédéric Bardolle. Bienvenue dans Hackers publics, le podcast dans lequel nous allons à la rencontre de celles et ceux qui transforment la culture numérique de l’administration.
Dans ce 6e épisode, nous recevons Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. Il nous raconte les débuts de l’Internet en France ainsi que la création d’Etalab et du portail data.gouv.fr. Nous échangeons également sur les nouvelles formes de management de la fonction publique et sur la modération des réseaux sociaux.
Bonne écoute.

Frédéric Bardolle : Bonjour à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de Hackers publics. Aujourd’hui nous recevons Henri Verdier qui est ambassadeur du numérique.
Bonjour Henri.

Henri Verdier : Bonjour. Je suis ambassadeur pour le numérique. Je ne représente pas le numérique, je représente la France dans des négociations qui ont trait au numérique.

Frédéric Bardolle : D’accord. Donc ambassadeur pour le numérique. Merci.
Henri, tu as commencé à être entrepreneur à partir de 1995. Tu as ensuite cofondé Cap Digital qui est un pôle de compétitivité, en 2006 ; tu as présidé ensuite Cap Digital de 2008 à 2013. Tu as coécrit ensuite L’âge de la multitude en 2012 avec Nicolas Colin. Ensuite, tu as créé Etalab en janvier 2013. Tu es devenu ensuite administrateur général des données en 2014, le chief data officer de la France. Puis DINSIC, donc directeur...

Henri Verdier : Directeur de la Direction interministérielle du numérique et des systèmes d’information et de communication de l’État.

Frédéric Bardolle : Merci beaucoup pour ton aide, je suis sur la DINUM [1] [Direction interministérielle du numérique] maintenant. C’est vrai que j’ai oublié l’ancien acronyme. En tout cas, en 2015, tu es devenu DINSIC, donc ambassadeur pour le numérique, en 2018, auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe.

Henri Verdier : Absolument. Sauf que je n’ai pas créé Etalab [2] qui a été créée en 2011 par François Fillon, dirigée d’abord par Séverin Naudet, dont j’ai pris la direction en 2013.

Frédéric Bardolle : Très bien. Merci pour cette précision.
Je vais revenir un petit peu sur le début de ton parcours, j’aime bien commencer par là. Tu as fait l’École normale supérieure et j’ai vu que tu avais à la fois un diplôme en sociologie et un diplôme en biologie est-ce que, pour toi, c’est parce que les deux, sciences humaines et sciences dures, sont importantes de manière égale ? C’est pour ça que tu as fait ce choix-là ?

Henri Verdier : Oui et non. Quand j’ai été pris à Normale Sup en biologie, j’ai découvert l’incroyable privilège qu’offrait cette école de pouvoir construire son parcours pratiquement d’année en année, le fait qu’on avait le droit d’aller voir d’autres disciplines et de les commencer assez tard. J’ai aussi fait une maîtrise de philo ; j’ai commencé la philo en licence, j’ai commencé la sociologie en DEA. J’ai un peu suivi mon cœur. J’étais assez passionné par les questions de bioéthique et j’ai vu très vite que la biologie n’apportait pas toutes les réponses. Je me suis fait le plaisir de faire une maîtrise de philo sur la bioéthique et puis, un jour, j’ai compris que les gens qui fabriquaient concrètement la bioéthique ne faisaient pas de la philosophie, qu’il y avait des rapports de force, des identités, des institutions, et j’ai repris cette même question par la sociologie. En fait, j’ai suivi mon envie d’apprendre. Toutes ces années-là, ce sont les années 90, c’est l’émergence de l’Internet en France. Il se trouve que là aussi, en suivant mes pulsions, je coopérais avec les éditions Odile Jacob qui venaient d’être créées et, petit à petit, je me suis retrouvé un peu en charge des sujets numériques et un jour un monsieur dont je me souviens très bien m’a dit : « Henri qu’est-ce que tu attends ? C’est l’aventure de ta génération cet Internet, il faut y aller maintenant, il faut se retrousser les manches. C’est le début de la vague, il faut la prendre. » J’ai proposé à Odile Jacob de créer une toute petite activité numérique, c’était une Web Agency à l’époque parce qu’on n’avait pas la moindre idée de comment gagner de l’argent avec tout ça, mais on savait qu’il y avait des gens prêts à payer pour être sur Internet. Donc on a créé la Web Agency en 1995 ; il y avait 15 000 internautes en France ! Le discours de Hourtin où Jospin dit « on va arrêter le Minitel, on va aller vers Internet », c’est deux ans plus tard.
Maintenant que je suis un vieux diplomate c’est assez drôle de rencontrer des gens et de leur dire « vous savez, moi j’étais là, j’ai vu les débuts avant Google, avant Facebook, avant Twitter, avant l’iPhone ». Il y a une petite secrète connivence dans Paris des gens qui ont commencé avant l’an 2000 parce qu’en 2000 il y a eu une grande crise et l’explosion de la bulle Internet.

Frédéric Bardolle : La fameuse bulle !

Henri Verdier : Cette explosion-là a été très dure, parce que le vieux monde s’est dit « c’est bon, tout ça c’était une hypothèse inutile, on peut s’en passer et on peut revenir comme avant ». Quelque part on a subi une espèce de mépris assez implacable en 2000.
Ceux qui avaient rêvé, avant 2000, puis qui se sont tapé 2000 et qui ont continué – j’en connais une petite douzaine – il y a cette espèce de souvenir de temps héroïques aussi. J’amenais des gens dans un cybercafé rue de Médicis pour leur montrer Internet. On allait à la Library Of Congress. Comme c’était souvent des auteurs d’Odile Jacob, ils me disaient : « Est-ce que mon livre est dedans ? » Ils voyaient leur livre et ils disaient : « C’est bien Internet, j’ai vu mon livre ! » Je me rappelle qu’on avait des séminaires entiers avec des gens du ministère de la Culture pour savoir l’écriture qui allait s’inventer avec les liens hypertextes. Il y avait déjà un peu le Centre Pompidou, l’INA, c’était le temps de la pure invention. Une graphiste qui travaille avec moi a inventé le GIF animé, il n’y avait pas encore Flash, elle faisait des dessins animés où elle enchaînait 12 images et ça faisait une animation. On faisait des sites web avec des gifs animés. C’était une jolie époque.

Frédéric Bardolle : Du coup, pour toi, c’est quoi la principale différence entre l’état d’esprit qu’il y avait à l’époque, par rapport à Internet, et l’état d’esprit qu’on peut avoir maintenant ?

Henri Verdier : Je pense qu’il y a eu plusieurs séries de différences successives.
D’abord, dans le monde socio-économique, ces années-là sont des années d’invention. On a une possibilité, on explore avec bonheur ce qu’on peut faire avec.
Ensuite, on a vu arriver l’époque de la disruption, de Software Is Eating the World, comme le célèbre article que j’ai cité si souvent de Marc Andreessen, où un certain nombre de filières ont eu peur du numérique, le cinéma, la musique, la presse et ensuite les banques, les assurances, parfois l’État.
Après on a vu arriver le moment des externalités négatives. Il faut dire que, quand même aujourd’hui, il y a des monopoles trop gros, il y a des abus de position dominante, il y a des effets imprévus de difficultés à conduire le débat public, d’ingérence dans les élections. J’ai envie de dire que maintenant ça devient même de la géopolitique, c’est-à-dire qu’aujourd’hui l’avenir du continent africain, le conflit d’hégémonie entre la Chine et les États-Unis se jouent dans la maîtrise de l’intelligence artificielle, la neutralité des infrastructures. Donc ça a vraiment beaucoup changé.
Politiquement aussi ça a changé. Internet, on l’oublie parfois, est né au début des années 1970 d’une position politique qui était que ce pouvoir qu’a l’armée ne peut pas rester aux militaires, on va le diffuser, le donner aux gens, on va empower the people, on va partager la puissance de calcul et la puissance de création au plus grand nombre. On a quand même vécu des années de belle utopie. Il y avait des grincheux, mais moi je fais partie de ceux qui partageaient l’utopie ; je la partage toujours d’ailleurs, je pense toujours qu’en dessous de tout ça il y a toujours l’Internet neutre, libre et ouvert qui est la plus belle infrastructure d’innovation qu’ait jamais eue l’humanité. Mais on a vu arriver l’appropriation du numérique par les ennemis de la démocratie, que ce soit des pays ou des entreprises. On a vu arriver ces externalités négatives auxquelles je faisais allusion. On a vu poindre une sorte d’hubris d’entreprises qui se sentent pousser des ailes et qui disent « je vais gérer l’identité, émettre la monnaie, harmoniser les rapports sociaux, je vais faire le job des États », mais qui n’ont pas compris les règles qui s’imposent aux États, la démocratie, l’État de droit, la séparation des pouvoirs, le contrôle, la transparence, qui ne se sont pas reconnus ces devoirs-là. Et on a vu les États s’inquiéter de plus en plus. Déjà dès les années 2000 ils ont commencé à dire à l’ONU c’est à nous d’organiser le futur d’Internet. Ils ont cette grande responsabilité. C’est quand même l’État, surtout dans une démocratie, qui est le véhicule pour exprimer la souveraineté du peuple souverain et notre puissance publique collective. Donc il a une responsabilité, il a à dire « les Français veulent qu’on protège la vie privée, ils sont contre le travail des enfants, ils veulent le pluralisme de l’information, la laïcité de l’espace public ». C’est à l’État de défendre ça. En même temps l’État n’a pas inventé cette infrastructure supranationale ou transnationale, il ne comprend pas si bien que ça les sous-jacents profonds et il peut se tromper, il pourrait tout casser.
Aujourd’hui, politiquement, la question du numérique est très différente d’il y a 20 ans et probablement qu’on est à un âge où il faut réinventer une forme de gouvernance impliquant les États, la société civile, les entreprises, la science. Tout est à bâtir parce qu’en fait il y a des organes où on débat du numérique, il y en a même trop, j’en connais une trentaine, mais il n’y a pas de vrai processus de décision clair, incontestable, qui s’assure qu’il y a une règle du jeu qui est la même pour tous et qui a été respectée.

Frédéric Bardolle : D’accord. L’âge de la maturité en quelque sorte.

Henri Verdier : Oui. C’est plus compliqué maintenant. C’est intéressant.

Frédéric Bardolle : Quand tu dis que l’État a eu peur, à un moment, du software is eating the world dont parle Andreessen, est-ce que tu penses que cette peur est suffisamment forte pour pousser l’État à se transformer ?

Henri Verdier : Je pense qu’elle n’est pas assez forte.
Quand j’ai rejoint l’administration, en 2013, je suis allé écouter de grands et respectables anciens hauts fonctionnaires, et l’un d’entre eux m’a dit un jour « l’État c’est status, c’est ce qui ne change pas ». D’ailleurs c’est important, c’est son rôle dans la société, c’est le repère, c’est la balise, c’est le truc auquel on s’articule et on n’est pas là pour épouser les modes, on est là pour être un point fixe. Je pense que cette idée est encore très prévalente. Beaucoup de gens pensent qu’ils sont indispensables et que ce seront toujours eux qui feront le job. Ils se trompent. Je ne veux pas forcément brandir le spectre de l’État qui se fasse sortir de ses prérogatives régaliennes, mais il y a un autre problème qu’il ne faut pas oublier, c’est l’État qui deviendrait inefficace, qui n’arriverait plus à recruter les bons talents, qui enclencherait donc une spirale infernale, qui deviendrait donc non crédible.
Je me dis souvent que dans toutes les protestations que nous avons en France depuis un moment – le refus du traité de Maastricht, le refus du traité constitutionnel européen, les Gilets jaunes, le vote protestataire, l’absentéisme – il y a aussi une dimension de gens qui disent « en fait vous ne faites rien pour moi et si vous faites quelque chose je ne comprends pas ce que vous faites ». La qualité du service public, sa capacité à accompagner chacun dans sa vie, à montrer qu’on est là, fait partie du pacte social. Pour moi le plus grand risque, en vérité, ce n’est pas tellement que demain ce ne soit plus l’État qui fasse la monnaie, qu’on privatise la Sécu ou l’armée, ça peut arriver, mais le plus grand risque c’est que les Français considèrent que l’État est une espèce de couche parasite qui ne sait pas servir la nation. Ça, ça peut arriver très vite, on en sent quand même les prémisses un peu partout.

Frédéric Bardolle : Je veux revenir un petit peu sur la phase de ton parcours où tu rentres dans l’administration. Ma première question : pourquoi est-ce que tu décides de rentrer dans l’administration finalement ? Est-ce que ton but était de hacker l’administration ou avais-tu un autre objectif en tête ?

Henri Verdier : C’est sûrement un des cinq ou dix plus beaux jours de ma vie. Je rêvais depuis longtemps de revenir vers l’administration. Tu as fait allusion au fait que je viens d’une école dans laquelle on se prépare à être fonctionnaire. Je me préparais à ça, il y avait une passion pour ça et une tradition familiale. J’ai juste pris la vague internet parce que c’était trop fascinant, mais très vite j’ai toujours eu un petit goût de l’action collective. Créer Cap digital [3], c’est créer une sorte de syndicat ou de mutuelle d’entreprises et de chercheurs pour essayer de créer ensemble un écosystème puissant et prospère pour la région Île-de-France. C’était déjà de l’action collective. Dans L’âge de la multitude, avec Nicolas, on a dépiauté les stratégies, on ne disait pas encore des plateformes à l’époque, des Big Tech. Ils avaient tous un point commun, c’était des stratégies de plateformes et on a montré, c’était la conclusion, que l’État aussi peut s’approprier les stratégies de plateformes et le faire au bénéfice de l’intérêt général.
Donc j’avais super envie et le jour où on m’a proposé de diriger Etalab j’étais super heureux et j’ai dit oui. J’étais même dans un entretien d’embauche avec un grand VC [Venture Capital] de la place, je suis sorti prendre le coup de fil, je suis rentré et j’ai dit [en criant, NdT] « bonne nouvelle, je pars dans l’État. » Il a dit : « Ah bon ! » J’ai dit : « Oui, désolé ».

Frédéric Bardolle : Cool. Est-ce que tu peux nous raconter un petit peu, en quelques mots, la fondation d’Etalab ?

Henri Verdier : Tu as fait allusion à une culture un peu hacker. C’est vrai que je suis arrivé dans l’État avec la conviction qu’il y avait, dans le monde l’économie numérique, des startups, j’en avais créé trois, et des grands communs, des Wikipédia, qu’il y avait une puissance d’action, une puissance stratégique, une énergie aussi, qu’il fallait faire rentrer dans l’État. Il y avait aussi un petit côté matamore : on va leur montrer comment on peut être impactant quand on est audacieux, agile, quand on sait coder, quand on écoute ceux qui savent coder. En plus je suis arrivé dans un projet, Etalab, qui avait le mérite d’avoir déjà ouvert des tas de portes puisqu’il y avait déjà un cadre juridique, un portail data.gouv.fr, la certitude que l’administration, que pour l’État, à son plus haut niveau, c’était un sujet primo ministériel, qu’il fallait le faire, etc.
J’ai trouvé un portail qui était fait par une grosse SS2I, qui coûtait 1,5 million par an. Chaque fois que je voulais changer trois lignes, il fallait que j’attende le bond de commande, que je passe la commande, il fallait six semaines et ça me coûtait une fortune. J’ai demandé à ma hiérarchie si j’avais le droit de le refaire. On a eu le droit de recruter un développeur, Emmanuel Raviart, et, avec lui, avec le coaching de Pierre Pezziardi et les méthodes agiles on a refait le truc. Avec eux on a refait ça en six mois en divisant la facture par dix.

Frédéric Bardolle : En open source en plus !

Henri Verdier : En open source évidemment !
L’hébergement coûtait 400 000 euros par an. On a tout posé chez OVH pour 20 000 euros par an, donc on a divisé la facture par 20. Et surtout, il y a quelque chose de plus subtil que les gens n’ont pas tous vu, en fait l’open data c’était quand même difficile et douloureux. J’avais amené de ma culture numérique l’idée que le numérique pouvait partie de la réponse. Au fond, au risque d’être paradoxal, je dirais que l’équation de l’open data, même s’il y avait un portail data.gouv.fr, n’avait pas été posée comme une équation numérique. C’était un problème de décret, de cadre juridique, de circulaires et à la fin les administrations devaient déverser un truc dans un portail.
Une fois encore je salue, le portail avait été fait en un an, il y a beaucoup de mérite aussi à l’équipe qui a défriché, mais il n’était pas très facile d’usage, on n’y retrouvait pas ce qu’on cherchait et le back-office était atroce. On pouvait passer quatre ou cinq heures à partager des données parce que, notamment, on avait repris la tradition archivistique de l’État, les règles d’indexation dans des thésaurus de 70 000 mots et il y en avait plusieurs, il y avait celui d’Eurostat, celui des Archives nationales. En plus il fallait couper les trucs en petits paquets, passer les paquets un par un et les ré-indexer après.
J’avais la conviction que, dans le numérique, l’outil et la politique sont très proches. Jeff Bezos considère qu’il est une boîte de tech et quand il veut sauver le Washington Post il y a une stratégie tech. Donc on a pris le temps de repenser en profondeur l’outil data.gouv.fr [4]. On l’a fait de manière très ouverte, avec plein d’ateliers, on avait même dit aux gens « si vous montez, vous, un atelier, on viendra s’asseoir dans le fond de la salle et on écoutera sagement ». L’Open Knowledge Foundation [5], Regards Citoyens [6] ou La Cantine Brestoise [7] ont fait des ateliers data.gouv et on se contentait d’écouter. Là on a eu plein d’idées dont cette grande idée que les citoyens aussi et les entreprises pouvaient partager les données publiques. Il n’a pas fallu 24 heures pour que Tesla mette sur data.gouv les bornes où on pouvait recharger les voitures électriques.
Après qu’on eut décidé qu’on ouvrait, on a décidé qu’on pouvait partager les réutilisations parce que c’est quand même important un portail plein de data et on ne voit pas le sens que ça porte, tout ça, le réel que ça décrit. Dès qu’on mettait les réutilisations ça donnait du sens.
On a décidé de travailler un back-office en un clic, les citoyens ne l’ont pas vu, mais on a permis aux administrations de partager les données en cinq minutes au lieu de quatre heures.
On est rentré dans une logique de contrôle a posteriori sur data.gouv. Ce n’est pas pré-modéré. Pendant que je vous parle, vous pouvez poster un jeu de données et si c’est pourri quelqu’un l’enlèvera dans deux heures.
Il a fallu aller voir le politique et lui dire « vous savez on fait ça, on va doubler la vitesse d’open data, vous avez conscience que peut-être un jour il y aura un canular, un type qui éclatera de rire, une brève dans Le Canard enchaîné. On a eu l’accord politique pour faire ça.
Voilà le début. Il y avait quand même un peu une culture « on va leur amener la culture du numérique ». Après oui, cette équipe a gonflé. Très vite Etalab a un peu grossi, à côté se fondaient les startups d’État. Pierre, qui avait fait data.gouv, a accompagné après le SGMAP [Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Action Publique] à l’époque, pour faire d’autres projets en mode agile. On a vite théorisé qu’on pouvait faire un programme qui s’appelait l’incubateur de startups d’État.
Aujourd’hui je regrette d’avoir appelé ça startup. Il y a aussi des gens qui pensent que les startups sont des sales gosses mal élevés qui rêvent d’entrer en bourse quitte à tout détruire sur leur passage.

Frédéric Bardolle : Il y a d’ailleurs encore des débats en interne sur le nom, chaque semaine ça revient.

Henri Verdier : Si c’était à refaire, on changerait peut-être. On aurait pu dire je ne sais pas quoi, usine à intrapreneurs ou incubateur de projets qui marchent, ça aurait été largement suffisant.
En revanche, de temps en temps, on s’est autorisé la culture du hacker. Des gens nous disaient « ça c’est impossible, on ne le fera jamais ». On le faisait nous-mêmes. On revenait le voir trois semaines après en disant « désolés, on l’a fait, on fait quoi maintenant ? » Quand on a fait FranceConnect [8] je n’arrivais pas à l’expliquer, la DISIC avant, bref ! De temps en temps on n’arrivait pas expliquer donc on faisait pour montrer qu’on avait raison et puis on a essayé, je crois, de cultiver cette culture d’ouverture, un petit peu d’insolence dans le bon sens du terme, de respect des makers, d’exploration, de plaisir aussi et d’autonomie. On savait aussi qu’on amenait dans l’État quelque chose. J’essaie de le mettre en ordre, j’essaie d’écrire comme tout le monde, je profite du confinement, on n’a pas le choix et je me permets de dire ça. Je suis très frappé par une idée qui, plus je la raconte, plus elle est simple. On a inventé la bureaucratie à une époque où 80 % des Français ne savaient pas lire et écrire, où il n’y avait pas d’infos, quand on voulait produire de l’info ça coûtait très cher, où il n’y avait, évidemment, pas de Télécoms et pas d’outils pour se synchroniser et réagir vite. Donc on a inventé une forme de puissance très puissante où on formait une élite — il y a un livre de Sloterdijk où il appelle ça les mégalo-athlètes —, on les formait, on les entraînait très jeunes à brasser beaucoup d’informations, à faire des synthèses, à prendre des décisions. On les mettait tout en haut, puis on faisait une chaîne de commandement assez rigide et on veillait à ce qu’en bas ça applique.

Frédéric Bardolle : Et ça marchait bien à l’époque !

Henri Verdier : Ça marchait bien et David Graeber, dans son livre sur la bureaucratie, rappelle que le privé, au début du 20e siècle, découvre ces méthodes incroyablement puissantes et que ça a permis d’inventer les multinationales. Les deux pays qui l’ont fait le plus vite, l’Allemagne et les États-Unis, se sont retrouvés ensuite en conflit dans une guerre mondiale parce qu’il y avait aussi une hégémonie industrielle qui se jouait derrière.
Ce sont des techniques très puissantes qui, d’ailleurs, ont nourri le privé. C’est juste que c’est tout le contraire aujourd’hui. La plupart des gens non seulement savent lire et écrire mais sont éduqués. Même moi je suis frappé de voir que la génération de mes enfants en sait dix fois plus que moi au même âge sur comment va le monde. Ils savent des choses sur le Japon ou sur les États-Unis que je ne savais pas. Donc la plupart des gens ont un certain niveau d’instruction. Certains vont nous dire « oui, mais scrogneugneu le niveau du bac a baissé », mais le niveau moyen de connaissances de la société a explosé. On nage dans l’information, il n’y a qu’à se baisser pour la ramasser. On peut savoir en trois clics la population carcérale, la température de l’eau à Bayonne, la hauteur du Mont Blanc, tout ce qu’on veut, et on a ces outils extrêmement puissants de synchronisation qui permettent de lancer des tas de mouvements, y compris d’envahir le Capitole, puisque c’est l’actualité de ce mois de janvier 2021. Il n’y a pas de raison que le format inventé à la fin du 19ᵉ siècle soit le meilleur. Si on n’arrive pas à emprunter au monde du numérique les méthodes agiles, l’observation de l’usage réel des outils, cette espèce de compréhension consciente ou inconsciente que Code is Law, que beaucoup de décisions se jouent dans des couches très profondes, dans des choix initiaux d’architecture, après c’est bien joli de dire qu’on veut protéger la vie privée et tout, mais si on a créé un réseau où les données circulent partout, la force de la loi ne suffira pas.
Il y a aussi un rapport au dedans/dehors, ce qui est dans le boulot et ce qui est à l’extérieur. J’aime aussi beaucoup l’espèce de placidité des très bons développeurs qui savent qu’ils sont bons, qu’ils retrouveront du boulot, qu’ils sont là parce que ce qu’ils font a du sens, mais que, s’il faut, sans tambour ni trompette, ils peuvent changer de boulot. Le rapport à la hiérarchie et à l’autorité n’est pas du tout le même.
Il faut absolument qu’on arrive à injecter un peu de tout ça dans l’État et bien au-delà du numérique. Quand on s’est un peu éprouvé aux méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord ; qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage. Ça devient fou ! Ce ne sont pas du tout des choses pour faire du code, ce sont des choses pour agir, pour produire de l’impact.

Frédéric Bardolle : Justement, il y a un truc que j’ai toujours du mal à comprendre. Tu es arrivé avec des produits comme data.gouv, même d’autres produits qui sont, depuis, réalisés par beta.gouv, il y a plein de programmes comme Entrepreneurs d’Intérêt Général qui montrent que ces techniques marchent, qu’elles coûtent moins cher, qu’elles font qu’on a des produits qui, à la fin, sont incroyables. Pourquoi ces idées-là ne se diffusent-elles pas largement ? Qu’est-ce qui bloque encore pour qu’on arrive à passer à l’échelle, tout simplement ? J’ai l’impression qu’on est encore tout petits, on est de plus en plus nombreux, mais on n’arrive pas à franchir le cap pour que ça devienne la norme en fait. Comment fait-on pour y arriver ?

Henri Verdier : Il y a plein de raisons. C’est marrant : sur une des listes de discussion auxquelles je participe, ce week-end quelqu’un a retrouvé un article qui montre que dans les années 80 je crois, General Motors qui voyait bien le succès croissant de Toyota avait laissé une de ses usines tester le lean dans cette usine.

Frédéric Bardolle : NUMMI [New United Motor Manufacturing].

Henri Verdier : Oui. Cette usine avait décuplé sa production avec une sorte d’harmonie et le reste du groupe n’a pas voulu suivre parce qu’il n’avait pas le sentiment d’urgence.
En général, c’est une vieille maxime des startups, seuls les bébés mouillés aiment le changement. En général la plupart des gens, à part quelques fous comme nous, ne se lèvent pas le matin en disant « qu’est-ce que je pourrais bien changer aujourd’hui ? ». Le changement c’est aussi de la prise de risque, de la remise en cause personnelle, de l’inconfort et parfois de la baisse provisoire de productivité. En général, il faut qu’il y ait une grosse incitation au changement, et la peur peut en être une, ce n’est pas la seule mais ça peut en être une.
Pour l’État je crois que c’est autre chose ; il y a toute une série de choses. Comme tu l’as dit ça progresse, ça change. Souvent je pense que l’équipe Etalab ou l’équipe beta.gouv [9] sont vues aussi comme une sorte d’avant-garde qui prototype et qui prouve. Par exemple, je crois que plus personne aujourd’hui n’oserait lancer un grand projet de 200 millions d’euros avec des specs définitives qui ne doivent plus bouger, un cycle en V.

Frédéric Bardolle : Ne viens pas au Ministère des armées.

Henri Verdier : Dans les projets qu’on lance maintenant, encore ?

Frédéric Bardolle : Je crois qu’on fait des plateformes encore un petit peu comme ça, malheureusement.

Henri Verdier : On va y venir. Il me semble que l’idée qu’il faut se donner de la souplesse, qu’il faut un chef de projet un peu clair et mandaté, qu’il faudra s’autoriser de pivoter un peu et qu’il faut aller chercher le retour d’expérience au plus vite, fait son chemin. Par exemple même les très grands projets, j’en ai vu juste avant de quitter la DINSIC, commençaient à être allotis et avoir des livrables tous les six mois, ils ne partaient pas pour 15 ans.
Après les grands systèmes d’armement, je ne sais pas, c’est peut-être autre chose.
D’abord, avant de regarder les difficultés, disons-nous que les esprits changent quand même un peu petit à petit. Après tout l’État en a traversé des révolutions ! Peut-être qu’il lui faut une génération, après tout !
Kuhn, dans le célèbre livre fondateur pour moi, La Structure des révolutions scientifiques, explique le concept de paradigme ; un paradigme c’est à la fois un système d’explication du monde, une théorie scientifique et, du coup, ce sont aussi les lunettes avec lesquelles on observe le réel et on ne voit que ce qu’explique le paradigme. La physique newtonienne pense que la masse est constante, elle ne voit que de la masse constante et, quand ce n’est pas constant, elle n’appelle pas ça de la masse. Un jour arrive Einstein, on comprend que la masse se déforme avec la vitesse et on voit plein d’autres phénomènes qu’on ne voyait pas jusque là. C’est ça les paradigmes. Kuhn, dans sa préface, cite Niels Bohr qui avait dit un jour : « Je crains malheureusement qu’un nouveau paradigme ne s’impose que lorsque tous les tenants de l’ancien paradigme sont morts. »
Dans l’État il y a un paradigme qui a la vie dure. J’ai coupé en deux morceaux mais tout ça fait partie du même ensemble : un, il y a un peu cette vision méprisante que le code c’est une fonction support. Le grand métier de l’État c’est le légiste, c’est faire des lois, c’est de prendre des grandes décisions politiques et après il y a des gens qui exécutent et, si on regarde bien, encore aujourd’hui les DSI ministérielles sont rattachées à des secrétaires généraux au même titre que les autres fonctions supports que sont l’immobilier, il y en trois, la paye, peut-être, et la RH.

Frédéric Bardolle : Oui, la RH souvent.

Henri Verdier : Donc on pense qu’il y a la chose noble qui est la politique, le droit, et il y a des fonctions supports, et l’informatique... Ça, ça fait rater la moitié de ce qu’on peut faire avec le numérique. Ça fait rater chaque fois que le numérique vient se mêler de stratégie et chaque fois que la stratégie essaye de se penser comme numérique.
C’est triste. On a essayé en disant « vous ne devez plus être des DSI mais des DINUM. On n’est plus une DINSIC mais une DINUM ». Mais surtout, il y avait autre chose derrière ; on disait le DINUM doit être directeur central, nommé en conseil des ministres. J’aurais été dans le privé, j’aurais dit « il doit être membre de votre comex [comité exécutif] ». Le problème c’est qu’il ne suffit pas de changer le titre et le grade. Il faut des gens qui considèrent qu’ils font de la politique, ce qui n’est pas toujours bien vu. Autant que je puisse en juger, il y a des gens qui ont trouvé que la DINSIC faisait un peu trop de politique, qu’elle défendait trop la transparence, l’em>open data, des trucs, des machins etc.
Le deuxième paradigme, je suis désolé de dire un truc qui peut sembler à la fois politisé et banal — d’ailleurs Sébastien Soriano le dit très bien dans son dernier bouquin, là, je travaille moi-même sur mon bouquin, je creuse tout ça depuis plus d’un an —, je pense qu’on est encore en train de vivre les derniers résidus de ce fameux new public management, cette espèce de vision surréaliste en fait. J’ai lu plein de bouquins tout l’été et j’ai quand même du mal à définir ce new public management. J’ai envie de dire qu’il y a des gens qui essayent d’appliquer au public un imaginaire de ce qu’ils pensent qui se passe dans le privé, qui ne se passe même pas comme ça dans le privé, mais qui a quand même quelques particularités et l’une d’entre elles c’est qu’il y a une sorte de vision dominatrice où on va imposer de l’efficience au bas de la pyramide avec de la donnée, avec du contrôle, etc. Deuxièmement il y a une sorte d’idée, quand même, que si l’État se laisse aller il est un peu paresseux, il tend à l’obésité, donc il faut le contrôler, l’empêcher de grossir, etc. Il y a quand même quelques constantes dans les différentes nuances de new public management. On n’arrive pas encore à sortir de ça. C’est juste dingue ! À l’occasion de ces travaux, j’ai découvert les travaux d’un sociologue, dont le nom m’échappe [Douglas McGregor], qui avait théorisé la théorie X et la théorie Y dans les années 60. Tu connais ça ?

Frédéric Bardolle : Je ne connais pas.

Henri Verdier : Il a montré qu’il y a des managers qui spontanément empruntent la théorie X qui est que les salariés sont tire-au-flanc et nuls, si on les lâche ils font n’importe quoi ou ils rentrent chez eux faire des barbecues, donc il faut les surveiller, donc il faut les motiver, donc il faut serrer la vis.
Et puis il y a la théorie Y du manager qui, spontanément, pense que les salariés adoreraient avoir de l’impact, ils voudraient que leur vie ait du sens, ils sont plein d’idées et qu’il faut libérer ce potentiel, les encourager, les accompagner.
Le point qui m’intéresse dans ces travaux c’est qu’il a montré qu’en général l’hypothèse implicite du manager déteint sur l’organisation et devient vraie. C’est-à-dire que si on dit tous les matins aux gens « tu es trop nul, ne sors pas des clous, applique les directives, d’ailleurs je surveille, pointe quand tu rentres, pointe quand tu sors », eh bien ça va devenir vrai. Pourquoi donneraient-ils plus à un tel employeur ? Si on leur dit « je te fais confiance, lâche-toi, si tu penses que je me trompe dis-le-moi », eh bien ils finissent par le faire aussi.
L’État est quand même un peu parti vers le modèle de théorie X, non ?

Frédéric Bardolle : J’ai l’impression que c’est plutôt ce qui prévaut. Mais pas partout ! On a des poches...

Henri Verdier : Mais pas partout ! L’État c’est immense, il y a plein de maisons et elles ont toutes leur culture. Je trouve même amusant, je fais ça depuis quelques années, de repérer, dans chaque administration ou dans chaque direction, des traces de l’époque de sa création.

Frédéric Bardolle : Avec le nom des logiciels par exemple ?

Henri Verdier : Non, beaucoup plus ancien. On voit très bien à quel point le ministère de l’Environnement est des années 70, à quel point l’Intérieur est bonapartiste, à quel point le Conseil d’État est de l’Ancien régime et, puisqu’on est ici au Quai d’Orsay, ce qui lui reste de la Renaissance. Les administrations ont une idiosyncrasie, comme ça, qui a des racines très profondes et qui porte quelque chose de l’époque où elles ont été inventées.

Frédéric Bardolle : Je vois que ce que tu veux dire, c’est vrai qu’à la Cour des comptes c’est quelque chose de particulier.

Henri Verdier : Il y a cette collégialité, quelque chose de bonapartiste pour le coup, de consulaire.

Frédéric Bardolle : C’est intéressant.
Justement, à propos de cette thématique d’administration libérée, quand Sébastien Soriano en avait parlé, il disait qu’un avantage c’est qu’il était dans une autorité administrative indépendante, que, du coup, c’était plus facile. Est-ce que tu penses qu’en centrale on peut aussi avoir ce genre de structure administrative ?

Henri Verdier : Je pense qu’on peut et je crois qu’on doit. C’est-à-dire nous, quand même, ça a tenu ce que ça a tenu, mais à la DINSIC on le faisait et j’étais bien directeur de centrale et dans une organisation des plus compliquées, auprès du Premier ministre, il parlait directement au SGG [secrétariat général du gouvernement] et ça a tenu un certain temps. D’autres aussi. J’en vois des traces.
À titre personnel, je dois dire malgré tout que pour ce qui va dans le sens des gens qui disent « commençons par la périphérie », il y a un texte tout à fait fondateur que je cite souvent, qu’il faut lire et relire, d’Edgar Pisani qui a écrit en 1957 un texte magnifique, Administration de mission, administration de gestion. Il montre à quel point on demande de la gestion à la plupart des administrations. La gestion c’est la prudence, c’est tout le monde logé à la même enseigne, ce sont des process les plus routinisés possible parce que les gens doivent pouvoir se remplacer les uns les autres, continuer ; c’est apolitique, c’est neutre, ça ne doit pas trop se frotter au politique. Et puis l’administration de mission, on leur dit « il faut me faire une autoroute à travers les Alpes », ils doivent saisir l’événement, être proches du politique, savoir communiquer, prendre des risques, apprendre de leurs échecs. Lui pensait qu’il fallait séparer les deux. D’après moi, il oubliait quand même que 80 % des fonctionnaires ne sont ni l’un ni l’autre, ils sont profs, assistantes sociales, infirmières et ils ne sont pas non plus dans la gestion.
À titre personnel, je trouve que l’agencification de l’État, qui est quand même une tendance, est inquiétante. Je l’ai dit tout à l’heure, l’État c’est l’organe du peuple souverain et il y a quand même une voie de retour qui est la vie démocratique. On pense ce qu’on veut des politiques, mais n’empêche que tous les cinq ou six ans, suivant leur mandat, ils remettent leur mandat en jeu devant les électeurs, ils peuvent tout perdre du jour au lendemain. Le peuple s’exprime. Les agences, il y a quand même un processus de nomination qui est démocratique, mais elles sont un peu plus loin du cœur palpitant de la démocratie. Elles sont faites pour ça d’ailleurs, pour avoir plus d’autonomie, plus d’indépendance.
Je pense que c’est possible et je pense que même si c’est plus dur, ça mérite de faire l’effort de moderniser le central.

Frédéric Bardolle : Très bien. On va prendre un petit peu un virage par rapport à notre conversation. J’ai lu dans un de tes articles de blog qu’il y avait une phrase que tu aimes beaucoup c’est Strategy is delivery, « la stratégie c’est livrer des choses qui marchent », je pense que c’est ça qui est sous-entendu. Est-ce que, en tant qu’ambassadeur, ta stratégie c’est toujours le delivery ?

Henri Verdier : Ah, ah ! D’abord cette phrase est magnifique et puis elle me rappelle, avec émotion quand même, une époque à laquelle on faisait la DINSIC. Le Government Digital Service était dirigé par Mike Bracken qui disait toujours ça, c’est à lui que j’ai piqué cette phrase. Il y avait un White House CTO [White House Chief Technology Officer], Megan Smith, et on était très amis. On se parlait beaucoup et on se parle encore maintenant. Strategy is delivery ça voulait dire beaucoup de choses. Ça voulait dire, comme disait l’empereur, « la guerre est un art simple, tout d’exécution », c’est là que ça se joue, mais ça voulait dire aussi « concentrez-vous sur l’impact, ne passez pas des années à faire des plans ». C’est un état d’esprit qui mérite, lui aussi, d’être poussé dans l’administration.
Là où il y a une petite différence, c’est que, normalement, une magnifique action diplomatique ne se voit pas. Et même, si possible, si on a eu une crise secrète dans une chambre forte, que le conflit est allé à son paroxysme puis s’est dénoué, c’est aussi un échec diplomatique. Normalement, avec une très bonne diplomatie, on n’arrive même pas à ce point-là. C’est un art de l’équilibre et du balance, de rééquilibrer. N’empêche qu’on essaye, ici au quai d’Orsay maintenant avec mon arrivée, de penser la diplomatie augmentée qui sache faire le détour par l’outil tech, qui sache montrer qu’on peut avoir beaucoup de puissance ou de systèmes d’alliance avec la tech. Donc il y a des anciens de beta.gouv qui sont venus, dont Matti Schneider. Il y a un petit projet, on va faire quelque chose dans les semaines qui viennent.
Dans nos conversations avec les Big Tech on avait un problème, ce sont leurs fameuses CGU. D’ailleurs chaque fois qu’on prend une réglementation nouvelle ils changent leurs CGU et ils pivotent. Quand ils nous promettent des choses, on ne sait jamais s’ils les ont faites ou pas. Quand on leur demande des choses on ne sait jamais, non plus, s’ils les ont faites ou pas. Comme tu le sais, les CGU d’Amazon sont plus longues, en nombre de mots, que Cyrano de Bergerac, la pièce de théâtre, elles changent pratiquement toutes les semaines et ils ne notifient pas tous les changements.
On a décidé de se faire un petit outil de monitoring des CGU. On en aspire une cinquantaine tous les jours, on trace les différences et on signale la différence entre deux versions, puis on historicise tout ça pour voir les changements dans la durée. Cette aventure est en train de nous donner plein d’alliances. On est tombé une association qui faisait ça a la mano depuis dix ans. Elle est venue nous voir en disant « vous en suivez 50, moi j’en suis 500, je vous amène toutes mes archives ». On a mis tout ça en open source. Bercy nous a proposé de venir le présenter avec le PEReN [Pôle">d’expertise et de régulation numérique] à la CNIL, à l’Arcep, au CSA qui ont dit « c’est génial » donc leurs équipes sont en train d’apprendre à s’en servir. Je suis tombé sur un prof de Dauphine qui veut mettre un étudiant en DEA de droit en droit comparé, en comparant les évolutions des CGU des GAFA par rapport à nos textes réglementaires européens. Ça grossit. À l’heure où je te parle je ne sais pas si on va le faire, mais cette semaine on s’est dit qu’on allait faire un tweet bot, qu’on allait tenter de faire un compte Twitter auquel j’espère attirer des dizaines de milliers de followers qui signalera au monde entier chaque fois qu’il y aura une modification substantielle de la CGU d’une de ces entreprises.
C’est très intéressant d’introduire la capacité à penser et à faire des objets de ce genre dans la diplomatie.
Je ne sais pas si en diplomatie Strategy is delivery, mais ce qui est sûr c’est le détour par l’objet, le détour par le code, la puissance qu’on a quand on sait faire des trucs. On a aussi construit ici une toute petite capacité de détection d’ingérence étrangère, mais vraiment petite, ce n’était pas pour le faire nous-mêmes. Je me rappelle très bien, quand j’ai proposé ça au secrétaire général de l’époque, je lui ai dit si je veux parler à un prix Nobel de maths, de la médaille Fields, je n’ai pas besoin de recruter quelqu’un qui a la médaille Fields, mais il me faut quand même un mathématicien, sinon, le médaillé Fields ne me parlera pas.
Donc on a créé une capacité. Cette capacité nous a permis d’ouvrir des relations avec des équipes tech dans les GAFA et les équipes tech dans les autres pays. Elle nous a permis aussi de dévoiler, de prendre Facebook la main dans le sac avec un mensonge : il prétendait avoir fait la transparence sur les publicités politiques, il avait effacé 40 % de sa base avant de la publier. On a prévenu la Commission européenne qu’ils n’avaient pas respecté les termes de leur code de bonne conduite. On était les seuls à avoir vérifié, sur les 28 pays de l’Europe tout le monde avait lu le rapport d’autoévaluation et avait dit « c’est bon, ils ont appliqué le code de bonne conduite ».
En tout cas il faut injecter de la culture de l’action même dans la diplomatie.

Frédéric Bardolle : OK. Merci pour cette réponse. On va creuser un petit peu sur ce thème-là. J’ai vu que tu travailles pas mal justement sur ces questions de désinformation. Dans un monde qu’on pourrait qualifier de post-vérité, dans un monde où il y a une économie de l’attention dans toutes ces grosses plateformes, comment fait-on, selon toi, pour lutter vraiment contre la désinformation ?

Henri Verdier : D’abord c’est probablement la grande question des cinq prochaines années. Le problème c’est qu’on a plusieurs problèmes. Déjà, une première question, c’est de savoir s’il faut les traiter ensemble ou séparément. J’avoue ce qui me met mal à l’aise : quand on me parle de désinformation, je vois un spectre ; quand on me parle, d’ailleurs, de régulation des contenus, je vais le dire comme ça, je vois un spectre.
D’abord il y a des contenus dont on ne veut pas du tout et il y a un consensus international.

Frédéric Bardolle : Les contenus illégaux.

Henri Verdier : Il y a pire qu’illégaux. Il y a le terrorisme et la pédopornographie. C’est illégal, mais ce qu’il y a de bien c’est qu’il y a un consensus international à la fois sur la définition, plus ou moins – le terrorisme parfois ça se discute –, mais le fait qu’on n’en veut pas et sur le fait qu’on peut les retirer sans délai dès qu’on les trouve. Là, la question c’est de le faire de manière démocratique, c’est-à-dire transparente. Que certains dictateurs n’en profitent pas pour effacer tout ce qui ne leur convient pas en disant que c’était du terrorisme, donc il faut quand même des voies de recours et une transparence, mais c’est relativement…
Ensuite il y a ce qui est illégal. Je fais partie de ceux qui pensent que la loi c’est la loi et elle s’applique y compris sur la toile. En revanche, il y a comment. La question du comment devient très sensible. Je n’étais pas confortable avec la loi Avia qui déléguait le pouvoir d’appréciation aux GAFA.
Après, il y a des trucs qui ne sont pas illégaux mais qui sont quand même dolosifs, harmful. On peut faire un harcèlement à base de messages légaux, mais c’est la masse de ces messages qui crée des dégâts. On peut croire à l’homéopathie, c’est très bien, on a tout à fait le droit de s’exprimer, mais si chaque fois que quelqu’un dit coronavirus on va poster un message disant « soignez-vous par l’homéopathie », on finit par produire un effet de santé publique qui est préoccupant. Donc là, c’est encore un problème différent.
Après il y a l’espèce de bêtise ordinaire mais qui est préoccupante, le complotisme à tous les étages.
J’en ai oublié un que je mettrais à peu près entre le terrorisme et…, qui est la pure ingérence. Quand une puissance étrangère décide de manipuler les élections dans votre pays, c’est quand même une attaque directe sur notre souveraineté et sur la démocratie. Si c’est un potentat étranger qui décide qui sera président de la République c’est juste le pire viol de la démocratie qu’on puisse faire.

Frédéric Bardolle : C’est sûr !

Henri Verdier : Il y a tous ces problèmes.
Parfois, il y a des gens qui font une entrée par les contenus, en disant qu’il faut enlever tous les contenus qui ne vont pas. Ceux qui s’obstinent à raisonner en termes de contenus, j’ai tendance à leur dire « coupez quand même tous ces problèmes en petits morceaux, sinon vous allez finir par créer un monde orwellien. Ne traitez pas pareil le terrorisme, l’ingérence et la bêtise ordinaire ou la violence ordinaire. »
Mais, au fond de moi, je pense que la racine du problème c’est le design des réseaux sociaux. Je suis frappé d’ailleurs de voir, puisque j’ai fait allusion à l’époque utopiste, que les grandes valeurs qu’on a défendues quand on a défendu Internet – la neutralité du Net, la liberté d’expression, l’architecture ouverte et décentralisée – sont juste totalement violées par les réseaux sociaux. Ils ne sont pas du tout neutres, ils sont entièrement designés au service de l’économie de l’attention. Ils ne sont pas du tout libres. Il y a des CGU kilométriques ; Facebook paie 36 000 personnes pour retirer des contenus toute la journée et ce n’est pas du tout ouvert. Je ne peux prendre un bout de Facebook, faire autre chose avec, etc.
Donc c’est intéressant de se dire que dans notre expérience quotidienne on ne vit pas dans Internet, on vit dans des structures privées, avec une architecture profonde privée, un design privé et un droit privé, les CGU, qui violent quasiment toutes les règles de l’Internet des utopistes.

Frédéric Bardolle : En utilisant son infrastructure.

Henri Verdier : En se posant dessus.
Ce qui peut nous permettre de réfléchir aux motifs à agir, parce qu’on peut aussi dire ça, on peut dire c’est bien joli tout ça, mais vous avez la liberté d’expression protégée par le First Amendment, vous avez la liberté d’entreprendre. Si vous n’êtes pas d’accord vous n’avez qu’à créer votre propre réseau social, blabla. On pourrait nous dire tout ça. À ça j’ai envie de répondre a) « quand même les gars vous tapez dans un commun, peut-être que ce commun a un petit droit de dire comment il accepte qu’on l’utilise ». Je ne dis pas qu’il faut le contrôler entièrement mais peut-être qu’on peut, par exemple, donner quelques règles sur ce que nous tous qui avons fabriqué Internet nous acceptions qui soit fait avec internet. Et b), j’ai lu ça dans un blog-post [10] brillant de Laurent Chemla la semaine dernière, « il se trouve qui vous êtes placés en position de monopole dans l’exercice d’une liberté fondamentale, la liberté d’expression et, parce que c’est une liberté fondamentale, vous ne faites pas ce que vous voulez avec votre monopole, il va falloir qu’on discute ». C’est la question de l’intérêt à agir et ensuite, plutôt que de vouloir chasser l’erreur, combattre le mensonge et terrifier les idiots, je crois qu’on ferait mieux d’abord, on verra si ça suffit, d’analyser ce design ou ce crime ou ce sensationnalisme. Vous le savez, tu le sais, c’est Havas qui m’a dit ça : si on cherche « réchauffement global » sur YouTube US, 70 % des vidéos proposées par YouTube sont climato-sceptiques. Là, on ne parle plus de liberté d’expression, on parle d’un design de l’opinion publique.

Frédéric Bardolle : En plus ces vidéos sont recommandées, c’est ce qui est vraiment le plus choquant.

Henri Verdier : C’est-à-dire qu’à un moment les choix d’architecture des réseaux sociaux deviennent des choix de design de l’espace public de débat, et il va falloir qu’on régule ça. Peut-être pas les États, je ne dis pas qu’il faut forcément une loi, peut-être qu’il faut des états généraux, peut-être qu’il faut le faire à l’Internet Governance Forum, dans une approche vraiment multi-stakeholder. Peut-être qu’on peut commencer par une première étape où on exige d’abord de la transparence, on dit qu’on veut comprendre, on veut savoir ce que font vos algos, on veut que vous soyez capables de le documenter. On veut des statistiques sur vos recommandations, on veut comprendre combien vous avez fait de micro-clusters à qui vous propagez des messages de manière différenciée.
Je ne dis pas qu’il faut y aller comme des fous, mais je suis certain que le design fait partie du problème et que nous sommes fondés à exiger que la conversation ne soit pas au seul bénéfice des actionnaires de Facebook, Twitter ou des autres.

Frédéric Bardolle : J’avais une dernière question avant de passer, pour la fin, à des petites questions rapides, donc je voudrais garder un petit peu de temps. Ma dernière question sur ce sujet-là : est-ce que tu as un mot sur le bannissement de Donald Trump qu’il y a eu récemment sur Twitter ?

Henri Verdier : Ça va être un peu la même chose. Probablement qu’il fallait en passer par là et probablement qu’on aurait dû y penser plus tôt, en tout cas le freiner. N’empêche que ça a révélé que cinq boîtes peuvent décider de bannir quelqu’un de la toile, peuvent décider toutes seules et sans en référer à qui que ce soit. On ne peut pas accepter ça durablement. Donc je n’ai aucun problème pour que Trump et QAnon soient sévèrement sanctionnés, ils ont fait plonger 40 % des États-Unis dans un truc dingue, mais, bon sang, on ne va pas fabriquer un monde où cinq patrons peuvent décider ; ils peuvent aussi décider de faire un canular, faire en sorte qu’Henri Verdier n’ait jamais existé juste pour me donner une bonne leçon. Ce ne sont pas des méthodes ! Il va falloir inventer quelque chose de plus démocratique. C’est l’État de droit. L’État de droit ce n’est pas compliqué quand même en fait ! La règle est claire et c’est la même pour tous, elle est appliquée avec égalité partout et on peut la contester. Il y a une séparation des pouvoirs pour pouvoir contester la règle. Il faudra faire la même chose quand il s’agit du pouvoir des Big Tech. En fait on dit GAFA, mais là ce ne sont plus les GAFA, ce sont les grands réseaux sociaux, Twitter n’est pas un GAFA et Microsoft n’est pas un réseau social. Là on voit bien que ça va plus loin, c’est aussi le cloud d’Amazon, ce sont aussi les ventes sur Trip Advisor, c’est aussi Airbnb qui s’en mêle et qui shut down Washington le jour de la prestation de serment. On a découvert ça et ça fait quand même réfléchir.

Frédéric Bardolle : Merci beaucoup Henri.
Petites questions rapides. Ma première question : est-ce que tu vois des choses qui pourraient détruire ce que tu as construit ?

Henri Verdier : Oui. En fait réformer l’État c’est de la politique et, en politique, le pouvoir légitimement élu décide. Donc oui, ça peut revenir en arrière. Après, je pense qu’il y a quand même un sens de l’Histoire et que si l’État n’emprunte pas la voie qu’on a un petit peu entrouverte là, il aura du mal à recruter des talents, il aura du mal à avoir de l’impact, ses projets lui coûteront une fortune. Je crois beaucoup aux jeunes haut fonctionnaires qui savent qu’il faut que tout change pour que rien ne change, pour une fois ça va jouer pour nous ; ils savent que s’ils veulent garder du pouvoir il faut que eux mutent. Mais bien sûr que ça peut se vitrifier. Les États-Unis sortent de la période Trump où on a vu comme le système peut changer vite. On peut avoir aussi notre épisode populiste. Ça peut s’arrêter, oui.

Frédéric Bardolle : Quel est le projet que tu as lancé qui a le plus foiré, ou que tu as vu qui a le plus foiré si ce n’est pas un des tiens ?

Henri Verdier : D’abord il y a le tout premier, au sens où j’ai appris deux choses en créant ma première boîte où on faisait de l’éducation au numérique. La première c’est qu’on a fait un pari splendide et audacieux dès 1997. D’abord on était Web Agency puis, en 1997, on s’est dit « l’éducation, ça, c’est un sujet important, on se spécialise dans l’éducation ». On a travaillé avec Georges Charpak sur la Main à la pâte. Là je n’ai juste pas vérifié s’il y avait un marché. Dix ans plus tard, quand on a arrêté, avec Odile Jacob on s’est dit « c’est bizarre, ça fait dix ans qu’on bosse, le budget d’achat de ressources éducatives numériques par l’Éducation nationale n’a pas changé d’un euro ! ». En fait ça ne bouge pas ! On n’avait pas vérifié. On avait fait des prouesses, etc. Au passage, à l’intérieur de ce projet-là, j’ai eu une deuxième humiliation. On avait fait un logiciel magnifique d’enseignement des maths appelé Tdmaths, un exerciseur mais intelligent. On proposait à l’élève de faire des exercices sur un sujet du programme, par exemple en troisième, et s’il avait trop de mal, on lui disait « sans doute que tu as raté le truc en quatrième » et on le faisait redescendre.

Frédéric Bardolle : Qu’il reprenne les bases.

Henri Verdier : Jusqu’à ce qu’il reprenne les bases et après il pouvait remonter et revenir. On avait fait un palais de la connaissance en 3D et on se promenait dans les maths en pouvant redescendre. Les étages c’était 6e, 5e, 4e, 3e et la topologie c’était l’articulation des concepts. Ça a démarré pas trop mal et puis les profs ont inventé Sésamaths [11], donc, en gros, 5000 profs de maths ont fait une banque d’exercices où chacun postait ses propres exercices. Là j’ai découvert la puissance de la multitude et ça m’a permis de faire un bouquin. J’ai compris que moi, en payant trois auteurs, je ne pouvais pas faire aussi bien que 5000 profs qui décident de s’y mettre de bon cœur et j’ai appris quelque chose.

Frédéric Bardolle : Une belle leçon finalement !

Henri Verdier : Ce sont deux belles leçons : vérifier qu’il y a un marché, quand même, que quelqu’un veut votre truc et vérifier s’il n’y a pas des bénévoles passionnés qui peuvent avoir envie de faire la même chose que vous et qui le feront mieux.

Frédéric Bardolle : Quelle est l’opinion que tu avais sur l’administration avant d’en faire partie qui a le plus changé depuis que tu y es ?

Henri Verdier : Ce qui a changé c’est peut-être la vision de certains ministères. Il y a des endroits sur lesquels je n’avais pas particulièrement d’opinion. Il faut quand même dire que dans ma famille on est à peu près tous fonctionnaires.

Frédéric Bardolle : Tu avais déjà une petite idée.

Henri Verdier : Donc j’avais déjà une idée du service public, etc. J’ai un exemple, je pourrais en citer d’autres, mais la grande intégrité que j’ai vue au ministère des Armées, l’esprit de protection de la démocratie que j’ai vu au ministère des Armées, ça m’a touché. Peut-être que je ne soupçonnais pas non plus la résilience et le nombre de gens qui encaissent des trucs inacceptables en plus en râlant, mais qui y vont quand même. Par exemple les outils tout pourris sur lesquels on saisit un ordre de mission, en traversant neuf écrans pour chaque agent qui part, et s’ils sont trois à partir ça fait 18 écrans.

Frédéric Bardolle : Je préfère ne pas en parler !

Henri Verdier : C’est incroyable. Dans la DINSIC on avait un hybride incroyable de fonctionnaires de toutes les administrations, y compris de la territoriale, de tous les ministères et des gens qui venaient du privé, grand et petit, c’était assez joli comme aventure. Je disais aux fonctionnaires pur sucre « les mecs vous êtes trop endurants. Si on vous propose un chemin avec 17 étapes, 15 validations, vous allez dire oh là, là, quel dommage, et vous allez le faire ». Je ne soupçonnais pas le potentiel de résilience de certains. C’est à la fois magnifique d’abnégation et de dévouement, mais je crois qu’il faut leur apprendre, en tout cas proposer respectueusement qu’il y a peut-être des court-circuits, peut-être qu’on pourrait trouver une manière plus légère d’appliquer la mission.

Frédéric Bardolle : Quel est l’article que tu as le plus partagé ? Le livre que tu as le plus offert, mis à part les tiens ?

Henri Verdier : L’article c’est clair, c’est facile, c’est vérifiable, c’est Code is Law de Lawrence Lessig [12], fondateur, fondamental, essentiel. Et le livre, mais ça c’est drôle, c’est une question qui est personnelle. En fait, depuis Cap digital, j’ai pris une espèce de rituel. Il y a un petit livre que j’aime beaucoup et qui coûte deux euros, Jeu et théorie du Duende de Lorca. Je l’offre à tous mes collaborateurs quand je pars de quelque part.

Frédéric Bardolle : C’est le signe, c’est le signal.

Henri Verdier : Du coup j’adore le retrouver dans leur bibliothèque quand je vais chez eux. C’est une espèce de grigri. Quantitativement c’est celui-là et il est beau, bien sûr. Au fond résumons notre vision de la transformation de l’État en disant « Laissez s’exprimer le duende ! ».

Frédéric Bardolle : Je le mettrai en lien dans l’épisode.

Henri Verdier : Il y a un enregistrement que je suggère à nos auditeurs, c’est Higelin qui a lu ce texte un jour sur France Culture. Il faut aller écouter Higelin.

Frédéric Bardolle : OK. Je creuserai et je mettrai le lien.

Henri Verdier : Et qui fond en larmes à la fin en disant « je n’ai pas le duende ».

Frédéric Bardolle : Ma dernière question, ce sera le mot de fin, justement à propos de mots, quel est le mot du numérique que tu aimes et celui que tu détestes le plus ?

Henri Verdier : En ce moment j’aime beaucoup « commun ». Ce qui est rigolo c’est qu’en France on a du mal à y venir parce qu’il est tellement clair qu’il faut être contre le communautarisme. Or commun, pour nous, parce que je pense qu’on est nombreux à penser la même chose, c’est ce qu’on produit un commun et que, donc, on gouverne en commun parce qu’on l’a fabriqué en commun. Au fond, à bien des égards je trouve que la révolution numérique peut trouver des comparables au 19e siècle avec le fouriérisme et en particulier avec la croyance dans l’éducation, la presse et les mouvements mutualistes, etc., et les premières solidarités locales qui ont fait naître ensuite la Sécu mais qui ont commencé comme des solidarités locales. C’est le mot que j’aime bien.
Le mot que je déteste change tous les six mois parce que tu as remarqué qu’il y a une espèce de business, tous les ans il y a un nouveau truc qu’il ne faut absolument pas rater.

Frédéric Bardolle : Les objets connectés.

Henri Verdier : Voilà. IOT [Internet of Things], big data, 5G [prononcé Five G, NdT]. En général les gens viennent te voir en disant « c’est horrible, la France décroche, tout le monde avance, on est les derniers, il faut mettre le paquet ! ». Donc en général le mot que je déteste, c’est le buzzword de l’année en cours.

Frédéric Bardolle : C’est très clair.

Henri Verdier : Même si j’en ai moi-même profité un jour en faisant une boîte sur le big data que j’ai très bien financée et très bien revendue. En tout cas, quand on essaie de me vendre de force ça me hérisse le poil.

Frédéric Bardolle : Merci beaucoup.
C’était Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique, pour Hackers publics. Merci beaucoup pour ton temps.

Henri Verdier : Merci.

Frédéric Bardolle, voix off : Merci d’avoir écouté ce 6e épisode de Hackers publics, le podcast avec lequel nous allons à la rencontre de celles et ceux qui transforment la culture numérique de l’administration.
Pour ne pas manquer le prochain épisode qui sortira le mois prochain, rendez-vous sur f14e.fr/hackerspublics/ ou sur votre application de podcast favorite.
Merci de nous avoir prêté votre attention, j’espère que nous en avons fait bon usage. Portez-vous bien.