April, Microsoft et logiciels Éducation nationale

Titre :
L’April, Microsoft et les logiciels de l’Éducation nationale
Intervenants :
Étienne Gonnu, April - Héloïse Pierre, etikya.fr - Marion Bourget, journaliste pour Radio Alto
Lieu :
Émission TIC éthique- Radio Alto
Date :
Septembre 2017
Durée :
39 min 12
Écouter l’enregistrement
Licence de la transcription :
Verbatim
Transcription réalisée par nos soins.

Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Description

Microsoft et le ministère de l’Éducation nationale ont passé une convention de mécénat pour l’utilisation des logiciels du géant de l’informatique à l’école. De quoi interroger la notion d’éducation et de liberté. Entretien avec Étienne Gonnu, salarié de l’APRIL, l’association pour la promotion et la défense des logiciels libres dans l’espace francophone.

Transcription

Coton Tige FM. Coton Tige FM sur Alto
Marion : Dans les années 80 on avait ça et on savait que nos enfants allaient vivre heureux.
Chanson Les bisous des Bisounours
Moi à mon Bisounours
Je lui fais des bisous
Des gentils, des tout doux
Des géants, des tout fous
Un bisou sur la joue
Un bisou dans le cou
Car mon p’tit Bisounours
Il adore les bisous
Marion : En 2017, on a ça :
Voix off : Une école cherchait une solution efficace pour aider les enseignants et les élèves à collaborer, à innover et améliorer leurs résultats d’apprentissage. Ils testèrent des solutions Windows 10. De l’école maternelle à l’université, au travail et à la maison, Windows 10 accompagne les élèves et s’adapte aux usages pour les aider à atteindre des étapes clefs dans leur apprentissage sur une seule plate-forme. Conformément à l’engagement de Microsoft dans l’éducation pour tous, l’école a obtenu gratuitement l’offre Cloud Office 365 Éducation. Grâce aux avantages qu’offre Microsoft Éducation aux élèves, aux enseignants et aux administrateurs informatiques, l’école a trouvé la solution qui répond à ses besoins. C’est le moment idéal pour apprendre.
Marion : Microsoft serait donc le Bisounours des temps modernes. Soyons rassurés ! Le géant de l’informatique s’occupe de nos bouts de choux et leur vend du rêve, main dans la main avec l’Éducation nationale. À moins que la raison principale soit celle évoquée par ce reportage de Sept à Huit.
Voix off : Depuis la rentrée, les écrans tactiles sont même utilisés en maternelle. Avec 50 000 écoles primaires en France, le marché est potentiellement gigantesque.
Marion : À TIC éthique, on a un peu arrêté de croire aux Bisounours. Alors on a voulu savoir ce qu’il en était et Héloïse a échangé sur cette thématique avec Étienne Gonnu, salarié de l’April [1], la principale association de promotion et de défense du logiciel libre dans l’espace francophone.
Héloïse : Avec toi, j’avais envie d’aborder un dossier que tu as suivi il y a quelque temps dans ta mission à l’April, qui est celui du cas de Microsoft et de l’Éducation nationale. On avait su, on avait appris par les médias, qu’ils avaient passé un partenariat. On avait vu la belle photo de la ministre de l’époque avec Microsoft. Donc ça paraissait très positif : l’informatique rentre à l’école. Toi, est-ce que tu peux nous expliquer ?
Étienne : Déjà juste pour réagir. On dit l’informatique entre dans l’école. Une vision, la vision de Microsoft de l’informatique entre dans l’école et c’est un peu là tout l’enjeu.
Ce partenariat a été conclu en novembre 2015, pour 18 mois ; donc si je compte bien, normalement, là il est arrivé à son terme. Ce partenariat, en réalité, c’est un accord de mécénat. C’est un accord non-exclusif. En gros Microsoft, bien sûr par pur altruisme, offrait pour 13 millions d’euros – alors c’est un chiffre qu’ils ont donné, mais ce sont eux qui estiment cette valeur-là – 13 millions d’euros de matériel et de formation à leurs outils à l’Éducation nationale. Donc après, l’Éducation nationale, les écoles pouvaient en disposer ou non. J’imagine que si on leur donne du matériel gratuit dans une période de restrictions budgétaires, ils vont avoir tendance à le prendre ; ça peut s’entendre.
Héloïse : Quel type de matériel c’était ?
Étienne : C’était surtout des tablettes. Donc les tablettes, en plus, niveau informatique on est quand même dans le degré zéro. C’est-à-dire que c’est extrêmement passif ; on n’apprend pas comment fonctionne l’objet. Finalement, au lieu d’écrire au stylo, on va écrire sur des tablettes, mais on n’apprend pas l’informatique ; on n’apprend pas ce que c’est que de vivre dans une société informatisée, numérisée. On apprend juste à appuyer, cliquer du doigt, donc on est très passif.
En plus, ce partenariat, ils l’ont appelé partenariat, c’est par l’action d’un collectif qui s’est monté contre ça, le collectif EduNathon [2]. Donc c’était quatre ou cinq associations, je n’ai plus les noms en tête, ça fait quelque temps.
Héloïse : Oui. Il y a avait des associations qui, justement, ont réagi face à ce partenariat pour dire qu’elles n’étaient pas d’accord.
Étienne : Ça posait beaucoup de problèmes. Déjà, je pense qu’il faut revenir sur la notion d’éducation : comment on éduque nos enfants à l’informatique à notre époque, enfin à notre époque ! Comment on permet à des enfants de devenir des adultes autonomes, émancipés, dans une société qui est informatisée, qui est omniprésente et on s’y dirige de plus en plus. Ça, ça passe par éduquer, en fait, partout. Ce n’est pas juste apprendre à utiliser un outil. C’est-à-dire que c’est apprendre à écrire en ligne, publiquement, être lu par d’autres ; c’est apprendre ce qu’est un outil informatique, comment ça tourne, un peu comme une science. C’est-à-dire qu’à l’école moi je me rappelle avoir étudié un peu un circuit électrique. Je ne suis pas du tout électricien, je ne me rappelle plus trop, mais c’est comprendre le monde qui m’entoure.
Héloïse : Voir ce qu’il y a derrière.
Étienne : Voir ce qu’il y a derrière. Comprendre le monde qui m’entoure. Le monde qui m’entoure est très largement informatisé, donc c’est bien d’avoir quand même quelques outils pour, moi-même après, construire ma pensée dessus.
Héloïse : Dis-moi, avant que tu développes, c’était pour quel âge ? Pour quelles tranches d’âge, étaient ces tablettes ? C’était le collège, le primaire, le lycée ?
Étienne : Je n’ai plus en tête. Je pense que ça allait de la primaire au lycée, pas études supérieures du moins. De la primaire au lycée. En plus, ce sont les âges où on se forme, notamment en primaire, où on commence à se former. Et c’est là où on voit l’enjeu pour Microsoft, Microsoft ou les autres vendeurs de solutions informatiques privées. C’est, finalement, de donner goût à leurs outils. Parce qu’on n’apprend pas l’informatique avec Microsoft ; on apprend à utiliser les outils de Microsoft. On apprend à utiliser avec leurs formats, qui ne sont pas des formats ouverts mais spécifiques. Donc il faudra utiliser des logiciels Microsoft pour pouvoir les lire. Ça veut dire que quand ils seront en âge de s’acheter un ordinateur avec un logiciel, ils choisiront le logiciel Microsoft ; sachant qu’à côté de ça il est très difficile d’acheter, dans le marché grand public, des ordinateurs sans Microsoft ; c’est ce qu’on appelle la vente forcée. Mais ça c’est encore un autre sujet. Mais c’est une stratégie globale, on le voit.
Héloïse : En fait, ils voient encore plus loin, on va dire.
Étienne : Ils habituent ! Et comme on est très sédentaires dans nos usages et l’informatique c’est compliqué, par aspect, donc on sait que quand on est le premier qui va développer des usages, qui va développer des habitudes, on va rester dessus parce que c’est difficile parfois de changer. Et donc, au lieu d’apprendre aux élèves à comprendre l’informatique, à comprendre comment évoluer dans un monde informatisé, à gérer aussi leur intimité, leur vie privée — qu’on ne met pas n’importe quoi sur Facebook, qu’on ne devrait d’ailleurs pas utiliser Facebook, un autre problème —, au lieu de ça on leur met un outil entre les mains, on leur apprend « voilà, il faut que tu utilises ça, parce que quand tu seras employé quelque part on va te donner ça ». Et on leur apprend à appuyer sur les boutons ; on revient à la tablette ; on leur apprend à appuyer sur le bouton qui va bien.
Voix off : Appuyez sur le bouton !
Héloïse : Là c’est intéressant. Tu as bien fait de me reprendre tout à l’heure quand j’ai dit ça, mais je l’ai dit exprès parce que c’était la manière dont traitaient les médias, ce partenariat et cet événement. C’est-à-dire ils disaient : « Chouette, l’informatique rentre à l’école ! » Et là en fait, ce que toi tu me dis, c’est qu’il ne faut pas confondre l’informatique ou la technologie avec, justement, des habitudes d’utiliser telle ou telle solution, donc là Microsoft. En fait, on utilise un environnement graphique, ergonomique, etc., qui habitue les enfants. Ça va les enfermer plutôt que les ouvrir à ce qu’est l’informatique, aux enjeux et, comme tu disais, de comment ça marche, etc. ; mais aussi comment eux, en tant qu’enfants et futurs ados et adultes ensuite, comment ils peuvent protéger leur vie privée, quels enjeux il y a, d’avoir un peu de recul, peut-être par rapport, justement, à toute l’informatique. Donc au lieu d’avoir du recul et de la conscience, on leur met entre les mains une tablette qui, par essence, les rend plutôt passifs et donc plutôt inertes au niveau de la pensée et de l’action.
Voix off : Mais alors, la tablette est-elle vraiment un outil d’apprentissage efficace pour les enfants ? Serge Tisseron est pédopsychiatre. Il prépare pour 2013 un rapport sur l’enfant et les écrans. Ces derniers temps, ses confrères, dans les colloques, lui rapportent les mêmes anecdotes au sujet des jeux sur tablette.
Le problème du puzzle assisté par ordinateur, c’est que l’ordinateur fait les trois quarts du travail. On voit des mamans qui viennent avec leur bébé et qui disent : « Regardez, vous allez voir docteur comme mon bébé est fort, il fait des puzzles sur mon téléphone mobile ; il entasse des cubes sur mon téléphone mobile. » Alors le pédiatre dit : « Montrez-moi madame. » Le bébé fait la construction et le pédiatre dit : « Très bien ! Alors on va voir maintenant ce qu’il fait avec des vrais cubes ou avec un vrai puzzle. » Le pédiatre sort la boîte de cubes ou la boîte de puzzles et le jeune enfant est incapable de rien faire.
Pour Serge Tisseron, attention donc à ne pas laisser la tablette prendre le pas sur la manipulation de jouets traditionnels en trois dimensions, essentielle au développement de l’enfant.
Étienne : Tout à fait. On leur met un outil fini. Ce qui est intéressant et c’est comme ça qu’on apprend, c’est en bidouillant, en mettant les mains dans le moteur ; aller regarder un code source, c’est-à-dire comment fonctionne un logiciel. C’est très bien d’apprendre à coder, mais c’est juste un des aspects. Essayer de leur permettre en bidouillant, en mettant les mains dedans, de comprendre un peu toute la logique qu’il y a derrière, et ça leur permet aussi de comprendre les enjeux ensuite.
Héloïse : Comment on l’utilise tous les jours.
Étienne : Et de comprendre que derrière l’informatique ne tombe pas du ciel. Ce sont des humains qui la développent, qui la développent avec leur propre créativité aussi, pour certains selon leurs propres critères, selon leurs propres motivations. Quand c’est développé de manière fermée avec des motivations purement économiques !
Héloïse : Il y a aussi des choix créatifs, des choix de conception.
Étienne : Oui, il y a des choix. Des choix économiques, créatifs, etc. Comme dans d’autres domaines.
Héloïse : Comme pour l’écologie.
Étienne : Exactement. Et donc c’est en comprenant un petit ça, que ça permet juste de comprendre le monde qui nous entoure. L’informatique, si on apprend Microsoft, on apprend juste une version, une vision spécifique de ce qu’est l’informatique. On apprend à utiliser juste un outil, on n’append pas l’informatique comme une science, comme une nouvelle manière, c’est vrai qu’il y en a beaucoup, ça va très vite. C’est une nouvelle manière d’interagir entre nous, de prospérer, d’échanger, de partager, etc.
Héloïse : Richard Stallman d’ailleurs, qui est le leader du mouvement du logiciel libre et qui combat justement ceci depuis de nombreuses années, lui dit carrément que c’est même antinomique avec les valeurs de l’Éducation nationale, les valeurs fondamentales.
Étienne : Oui, tout à fait. Nous on a sur le fronton des écoles, des mairies, etc., Liberté, égalité, fraternité. Je sais que Richard Stallman aime bien utiliser, effectivement, cette analogie.
Héloïse : Il faut le savoir : ce sont les valeurs fondamentales du logiciel libre, dans l’informatique.
Étienne : Le logiciel libre est l’incarnation informatique de cette devise. Liberté, on est tous libres dans les usages de ces outils. Égalité, parce que, justement, il y a ce côté de collaboration, on est sur un pied d’égalité, personne ne dépasse personne, personne n’a le pouvoir et ne contrôle les autres. Et fraternité, c’est un peu cette idée de solidarité, de collaboration et de travailler ensemble autour de cette idée de partage.
Moi, je dirais même que c’est antinomique avec l’idée de démocratie. Finalement, dans une démocratie, un citoyen doit pouvoir avoir accès aux règles qui s’imposent à lui. Il doit, normalement, pouvoir aussi participer à l’élaboration de ces règles. Et puis il doit pouvoir dire stop. Là du coup, finalement le contrat social est rompu : ça fonctionne contre moi plutôt qu’avec moi. Donc là, le logiciel libre il garantit cette possibilité de regarder les règles, de participer à l’élaboration des règles, ce qu’on appelle le fork : le code est reproductible. C’est-à-dire que si le logiciel a été développé d’une manière qui ne me convient plus, je le copie et je le redéveloppe à ma sauce avec d’autres personnes qui vont s’y retrouver. Par contre, quand on prend le logiciel privateur qui est pensé en boîte noire de manière verticale et qui va nous imposer des usages sur lesquels on n’aura pas notre mot à dire, on est dans de l’autocratie d’une certaine manière.
Héloïse : On nous fait croire qu’il n’y a qu’une seule solution et une seule vision de l’informatique, de la technologie.
Étienne : Voilà. On n’a pas notre mot à dire. Et ça ce ne sont pas vraiment les valeurs, il me semble, de l’Éducation nationale.
Héloïse : Voilà. Ce n’est même pas que, du coup, ils n’ont pas leur mot, c’est qu’ils ne savent même pas, on ne leur enseigne même pas qu’il y a d’autres possibilités. Ils sont enfermés. On est enfermé dans une vision dès le plus jeune âge. Mais alors, [3] comment ça se fait ? Parce que ce n’est quand même pas rien, c’est quand même un peu affligeant ou, pour le moins, choquant ou étonnant. Comment ça se fait que l’Éducation nationale française tisse un partenariat et s’en réjouisse à ce point avec une entreprise multinationale américaine ? Comment ça se fait que l’Éducation nationale se réjouisse d’un tel partenariat ?
Étienne : Là je serai dans la projection et l’interprétation. Je n’ai pas ces secrets-là, on va dire. Ce qu’on peut se dire c’est qu’il y a un problème de compréhension des enjeux. Est-ce que c’est un problème ou est-ce que ça les intéresse ces enjeux-là ? Est-ce qu’ils ne sont pas juste dans une pure logique budgétaire, économique à très court terme, de l’Éducation ? Il y a un effet d’annonce : « Regardez on noue des super partenariats ». Pour moi c’est comme s’ils avaient dit : « Super, regardez McDo accepte de payer les repas de tous nos élèves ! »
Héloïse : D’ailleurs, j’ai vu que toi ou un de tes collègues, dans une intervention, vous faisiez une analogie qui, au moins pourrait peut-être un peu petit choquer les parents des enfants. Vous disiez que Microsoft qui donne gratuitement des logiciels à l’école, c’était comme un dealer de drogue qui donnait gratuitement la première pilule en disant : « Regarde c’est gratuit, c’est super ! » Et ensuite l’addiction est générée et il revient vers le dealer, forcément, et là il paye !
Étienne : C’est l’analogie du dealer de crack, effectivement. C’est-à-dire qu’on donne, on habitue à un usage. On revient un peu à tout à l’heure, c’est-à-dire que les élèves, plus on développe des usages, des habitudes tôt, plus c’est difficile d’en sortir. Là on habitue dès le plus jeune âge à utiliser un outil spécifique, un traitement de texte spécifique, une suite logicielle spécifique, et s’ils grandissent comme ça, s’ils sont formés là-dessus dès le plus jeune âge, pour eux, ça va être la seule vision. Ils vont devoir toujours rester un peu enfermés. En plus, comme c’est construit dans ce qu’on appelle des silos, si vous voulez, parce qu’il y a le problème d’interopérabilité, donc de communication avec d’autres formats : typiquement, vous avez enregistré sous un format et vous êtes obligé d’utiliser le logiciel. Donc vous êtes toujours ramené, finalement, dans le silo. C’est le cas de Microsoft, d’Apple, tous ! Tous les GAFAM !
Héloïse : À rester toujours dans les outils ou les solutions, les services proposés par la même entreprise, ou presque.
Étienne : Voilà. Et ils le construisent exprès. Apple, là-dessus je pense que ce sont les plus forts : ils ont à la fois le matériel et le logiciel ; c’est-à-dire qu’une fois qu’on a mis la main dedans, c’est très difficile d’en sortir. Et ils sont pensés parce qu’ils sont jolis, parce qu’il y a une certaine ergonomie, etc. Mais c’est lourd ; une fois qu’on est dans la famille, on ne va plus en sortir.
Héloïse : Vous parlez de dealers de drogue ; ca les rend addicts. Du coup, quel impact ça va avoir sur la société ? Ça va habituer les enfants, mais ensuite, quel impact ça peut avoir sur une société ?
Étienne : C’est tout le problème. Déjà ils ne vont pas comprendre, ils seront moins à même, parce qu’après on peut toujours apprendre d’une autre manière, mais ils seront beaucoup moins à même de comprendre tous les enjeux qui vont être derrière l’informatique libre. Donc ça c’est un enjeu de société très important dans le sens où, comme je disais, puisqu’une grande partie de nos libertés, de nos usages – par exemple la liberté d’expression va dépendre en grande partie de notre informatique ; donc utiliser une liberté d’expression par un serveur, par une plateforme, pensés de manière opaque, si on ne sait pas, finalement on va tenir des propos en ligne, on ne sait pas qui va les lire, comment ça va être traité, etc. Donc ça va affecter notre manière de nous exprimer. Facebook affecte notre liberté d’expression de cette manière-là. C’est un enjeu.
On va être habitué à ce fonctionnement en silos, à ne pas remettre en cause, à être passif. En fait, le problème c’est qu’on n’apprend pas aux élèves, qui vont devenir adultes, à être actifs par rapport aux outils qu’ils utilisent, à les remettre en cause, à les interroger.
Voix off : « C’est bien ça le problème avec vous mon beau-fils. Vous faites toujours comme on fait tout le temps.

— Oui, on a tout le temps fait comme ça ! »
Étienne : Ils vont les utiliser passivement, avec des tablettes, etc. Et au-delà de ça, avec une seule vision très limitée.
Héloïse : En tant que consommateurs et non pas de citoyens, si j’entends ce que tu me dis.
Étienne : Tout à fait, exactement. À être de purs consommateurs et pas acteurs. Alors que c’est un équilibre qu’on doit pousser et c’est le rôle de l’éducation de nous sortir d’une logique purement marchande et de nous inscrire dans une réflexion.
[Interlude]
Marion : Un contrat merveilleux. On y croit presque en écoutant Aldebert. Beaucoup moins en regardant celui entre l’Éducation nationale et Microsoft.
Héloïse : Et alors toi je ne sais pas ce que tu pourras nous dire sur cela, mais chose étonnante aussi de la part de l’État français puisqu’on sait qu’il y a des grands enjeux sur, justement, les données aujourd’hui. Je crois que du coup, dans ce partenariat, les données des élèves ou des professeurs allaient dans le cloud. Alors le cloud, pour les gens, c’est ce qu’on appelle le nuage, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Microsoft récupérait toutes les données ; ça allait dans le cloud, en fait chez Microsoft, dans les ordinateurs de Microsoft, donc aux États-Unis et pas du tout en France. Toutes les données des élèves français ou des professeurs français étaient, du coup, entre les mains, bien entre les mains des professeurs [de Microsoft, NdT]. Il y a une fuite. C’est quand même très étonnant. Comment ça se fait que l’État français, alors qu’on nous parle de sécurité nationale à longueur de journée, accepte ça et même soit acteur de ça ?
Étienne : Comme tout à l’heure, là c’est de la projection et j’imagine derrière. Encore une fois ça fait sexy, ça fait moderne ; l’État dit : « Regardez on est sur le cloud ! » Effectivement, comme tu l’as très bien dit, le cloud ce n’est pas un truc mystique dans les nuages : c’est l’ordinateur de quelqu’un autre. Et dans ce cas-là, ce sont les ordinateurs de Microsoft, de Google et compagnie, qui sont installés, effectivement, aux États-Unis où c’est une réglementation — alors je ne suis pas du tout expert de la réglementation des données personnelles — qui est moins respectueuse, il me semble, de la vie privée. Ce sont les juges des tribunaux américains. C’est beaucoup plus difficile d’aller rechercher, de demander quels traitements sont imposés à nos données, en plus sur les données des élèves. Microsoft, eux, disent que c’est pour mieux définir la manière dont on va éduquer. Ça veut dire qu’on est en train juste de laisser Microsoft décider comment on va éduquer nos élèves, parce que ce sont eux qui vont fournir les traitements.
Héloïse : Concrètement ça veut dire quoi ? Comment est-ce que ça peut les aider à mieux éduquer les élèves français ?
Étienne : Selon leur propre point de vue !
Héloïse : Bien sûr !
Étienne : Je vais peut-être dire une bêtise d’un point technique, mais c’est un peu le machine learning. C’est-à-dire qu’ils vont passer, statistiquement en fait, ils vont croiser plein de données, ce qu’on appelle le big data ; mais ça c’est un terme très marketing, c’est de la statistique avec énormément de données. Donc ils vont récupérer les données de tout plein d’élèves et ils vont les croiser. Alors ils disent : « C’est pour améliorer le service. » Finalement quand on accepte les conditions d’utilisation, surtout des logiciels, la clause magique qui permet de tout faire c’est l’amélioration du service. Pour eux c’est pour améliorer leurs services. Au passage, ils vont récupérer les habitudes des différents élèves et une fois que ces élèves deviendront consommateurs adultes, ils auront déjà tout un beau fichier sur ces personnes-là et ils vont pouvoir leur vendre des pubs, leur proposer des services super ciblés sur elles, donc les enfermer dans leurs usages. C’est extrêmement sensible ces données-là !
Héloïse : Il y a d’autres émissions qui parlent justement des big data et de la récolte des données quand on navigue sur Internet ou qu’on utilise des services sur Internet. Là, normalement, c’est dans notre vie d’adulte, on va dire. Du coup, cette récolte de données soit pour nous vendre de la publicité soit nous faire faire plein de choses qui s’améliorent, qui évoluent chaque jour, on va dire, commencera encore beaucoup plus tôt, en fait.
Étienne : Ça permet ça. C’est un peu l’enjeu. Normalement, au moment où ils ont passés cet accord, ce partenariat de mécénat entre l’Éducation nationale et Microsoft, il devait y avoir une charte, en gros qui dise ce qu’ils font des données personnelles. Je parle de souvenirs, là, il me semble que cette charte a fini par vaguement sortir. En fait elle est très creuse. Il y a assez peu de choses dessus. Ils se sont fait taper sur les doigts par la CNIL qui est la Commission nationale informatique et libertés ; en gros c’est le gardien de l’application de la réglementation sur les données personnelles.
Récemment il y a eu, sur un autre dossier très similaire, une lettre du directeur éducation numérique, je n’ai plus son titre exact [chef du service des technologies et des systèmes d’information, NdT], monsieur Jeandron, qui a publié une lettre qui dit d’une manière un peu dilettante que, finalement, ce n’est pas un problème d’utiliser les services de Google et des GAFAM en général – Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft ; que ça respectait les chartes des données. Mais finalement, on considère les élèves, dans cette logique-là, comme de purs consommateurs comme les autres, sans du tout prendre en compte la spécificité et la sensibilité de ces choses-là. Donc si on laisse ces politiques se développer, effectivement on sera fichés de plus en plus tôt, pour des intérêts commerciaux ; pour les États ce sera très bien aussi puisqu’on sait de plus en plus qu’il y a des failles de sécurité qui permettent aux États, ou à la NSA typiquement, de venir se brancher pour récupérer : on sera fichés de plus en plus tôt. Oui, il y a un enjeu extrêmement important là-dessus.
Voix off : Cliquez, vous êtes fichés !
Marion : Extrait du Journal de l’Intelligence Économique diffusé en avril 2012 sur France 24.
Voix off : Autrefois la police fichait les criminels, les délinquants mais aussi les artistes et les homosexuels. Les fiches étaient en papier et elles étaient minutieusement classées. Aujourd’hui, les fichiers officiels sont informatisés et ils ne sont accessibles qu’aux autorités publiques. Mais de nos jours, le plus grand fichier du monde est totalement ouvert. Il n’est pas rempli par les policiers, mais par nous-mêmes. En surfant sur les réseaux sociaux nous donnons inconsciemment des informations parmi les plus intimes.
Héloïse : Donc tu disais qu’en tout cas l’État lui ne réagit pas à ce sujet-là. Est-ce qu’il y a eu des professeurs ou des parents qui se sont peut-être indignés en plus de l’Edunathon qui là était plutôt, si j’entends bien, des associations plutôt d’acteurs de la technologie et du logiciel libre ?
Étienne : C’était surtout des acteurs. C’est aussi parce qu’ils avaient un intérêt à agir. C’est la problématique juridique, il faut pouvoir dire qu’on est lésé par le contrat et donc qu’on a intérêt à agir. Ce qui se tient d’ailleurs, c’est entre guillemets « moins important » que l’enjeu de l’éducation, c’est de dire en plus vous laissez Microsoft, mais tous les acteurs locaux – on n’arrête pas de nous parler d’économie française, locale, etc. – tous les acteurs locaux qui proposent des solutions libres, ou pas libres, mais tous les acteurs locaux qui proposent des solutions libres, comment peuvent-ils s’aligner ? D’ailleurs c’est ce qu’a dit Najat Vallaud-Belkacem à ce moment-là : « Vous n’avez qu’à proposer. » D’une part, c’est déjà disponible. La plupart du temps ils sont disponibles. Ça veut dire qu’une entreprise ou l’école va installer un logiciel libre et après elle va faire appel à un prestataire local qui va pouvoir l’adapter et l’installer. C’est comme ça que vit le logiciel libre. Personne ne peut s’aligner et proposer de remplir les écoles, de donner gratuitement des temps de formation ou du temps de travail, sauf si on est Microsoft. Il faut avoir les finances derrière pour donner gratuitement du crack ! C’est tout le problème !
Bien sûr qu’il y a des parents, il y a des élèves. Il y a eu des reportages : Arte, j’ai le souvenir d’un reportage dans une école qui avait décidé que non ils n’installeraient pas Microsoft parce qu’ils étaient très satisfaits de GNU/Linux. Mais il faut se battre contre sa hiérarchie ; c’est ça qui est compliqué. On pousse. En plus, on les met dans des situations budgétaires souvent serrées, donc on leur dit : « Prenez ça, c’est gratuit ! » Et on voit qu’il y a aussi une relation : quand même ça fait longtemps que Microsoft et l’Éducation nationale ont des relations intimes [4]. Ils se connaissent bien. En 2014, il y a eu un reportage pas très compliqué à retrouver. Il y a un salon qui était organisé avec le label plus ou moins officiel de l’Éducation nationale — il y avait d’ailleurs un directeur de l’Éducation nationale qui était présent —, qui était organisé dans les locaux de Microsoft [5]. Donc il y a un mélange des genres qui est assez inquiétant. Et on voit que Microsoft connaît beaucoup de monde. Ils ont un réseau très développé, en fait. Tout simplement ! Avec les moyens qu’ils ont ce n’est pas étonnant !
Héloïse : Du coup, c’est intéressant parce que tu dis qu’en fait, dans l’Éducation nationale, dans les écoles, il pourrait y avoir le choix et que c’est complètement possible pour des professeurs ou des classes d’avoir des outils informatiques, des ordinateurs, etc., qui fonctionnent avec d’autres logiciels plus ouverts en effet, qui n’appartiennent pas à une entreprise x, y, z ; du coup il n’y a pas d’intérêt, du moins il n’y a aucun intérêt privé qui rentre dans la sphère éducative. Donc ça c’est possible alors ?
Étienne : Bien sûr ! C’est possible et ça existe. Je pense à un exemple. Microsoft a racheté il y a quelque temps le jeu Minecraft très connu et qui est utilisé. Apparemment, c’est plutôt dans son fonctionnement un bon outil pédagogique parce qu’il faut construire des briques, etc. Il y a une alternative libre [6] qui a été montée. En plus, avec ça, le professeur peut jouer avec ses élèves pour créer — je ne sais pas exactement comment ça fonctionne, on crée un écosystème et ainsi de suite. Et en plus, il peut rentrer dans le code, montrer aux élèves comment fonctionne un logiciel. Finalement il y a un apprentissage beaucoup plus complet, plus respectueux.
Il y a plein d’alternatives ! Après c’est comme tout, ça demande une vraie volonté politique, il faut un temps pour former les professeurs. Et puis c’est poser le vrai débat de comment est-ce qu’on forme au numérique. Alors un peu de code… C’est peut-être en éducation civique de poser ces questions-là. En français faire des rédactions, mais aussi ce que ça veut dire quand on écrit des textes courts, comment on communique ; communiquer, échanger sur un forum. Qu’est-ce qu’on fait quand il y a quelqu’un de très agressif, un troll par exemple, qui vous insulte ? Comment réagir ? Comment aider, peut-être, ces personnes ? C’est apprendre à vivre dans une société informatique.
Héloïse : Là, ce que tu dis, c’est que l’informatique a tellement pris d’ampleur dans notre société que, du coup, enseigner l’informatique ou la technologie aujourd’hui, ce n’est pas juste enseigner, en gros, comment se servir d’un ordinateur, mais c’est l’aspect social. Ce que tu viens de dire. Comment je réagis si j’ai un commentaire agressif qui vient ? Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je rentre dans son jeu, que je deviens agressive ou est-ce que j’apprends le civisme ?
Étienne : C’est ce dont je parlais, selon mon point de vue personnel, il me semble.
Héloïse : Après ce que j’entends et qui est très intéressant parce que peut-être pas encore suffisamment dit ou entré dans les mœurs, c’est que du coup, quand on parle de technologie aujourd’hui, il ne faut pas qu’on pense qu’à la technique, mais qu’on pense aussi, justement, à l’impact social.
Étienne : Tout à fait !
Héloïse : Tu disais aussi l’esprit critique. C’est beaucoup plus large, en fait, que juste un enjeu technique.
Étienne : Ça me fait penser à un exemple : Uber. Uber, on voit, ils exploitent clairement leurs chauffeurs parce que par leur montage ils s’extirpent, on va dire, ils évitent d’appliquer le code du travail. Ils le font par une plateforme, par un logiciel privateur qui est un outil de travail, finalement, des chauffeurs ; mais Uber va les contrôler avec ça parce que les chauffeurs n’ont pas leur mot à dire sur cette plateforme. Alors qu’on pourrait très bien imaginer un truc basé sur un logiciel libre avec, je ne sais pas, des chauffeurs qui vont fonctionner ensemble. Je crois qu’il y a des alternatives libres qui commencent à se développer. Donc les chauffeurs se développent ensemble, ils cotisent pour payer un développeur ou pour payer un administrateur système et voilà ! L’intermédiaire n’est pas indispensable, mais ça nécessite un logiciel libre.
Héloïse : Qui soit existant et qu’on connaisse.
Étienne : Ça prend du temps. Je pense aussi qu’on est dans un fonctionnement où il faut que ça aille très vite, mais parfois développer la technique, l’innovation, ça prend du temps.
[Interlude]
Héloïse : Pour qu’elle soit aussi bien faite, non pas seulement techniquement mais aussi dans des aspects plus importants.
Étienne : Ça demande de se poser collectivement ce qu’on veut, en fait. Est-ce qu’on veut que tout aille super vite, d’être livrés instantanément, pouvoir toujours avoir à manger directement par Foodora, pouvoir toujours avoir un taxi. Ou est-ce qu’on veut réfléchir globalement, vivre dans un monde un peu plus fraternel, avec un peu plus de partage, où on est plus vigilants. Avec des technologies qui vont servir avant, d’abord, les intérêts humains, écologiques, toutes sortes d’intérêts et ensuite on voit comment permettre aux gens d’entreprendre dessus. Je ne pense pas que la liberté entrepreneuriale soit tellement supérieure aux autres ; elle me paraît d’ailleurs plutôt inférieure. C’est mon point de vue !
Héloïse : Du coup, dans l’informatique aussi il y a des questions éthiques comme tu disais, d’écologie, de fraternité, de partage, de liberté, puisqu’on parle d’esprit critique. Du coup, apprendre ça aux élèves, ça peut être aussi super intéressant pédagogiquement, j’imagine.
Étienne : Oui, je pense. Après je ne suis pas du tout pédagogue. Ce sont des questions qui sont très complexes ; c’est compliqué, ça demande du temps, de la réflexion, du débat ouvert. Et au lieu d’avoir un débat ouvert, finalement, de tout en haut de la pyramide, un partenariat comme ça tombe. Je pense que pour tous les professeurs, pour tous les parents d’élèves motivés, qui voulaient enseigner certaines valeurs informatiques à leurs élèves, ça met vraiment du plomb dans l’aile et ça empêche, ça tue, ça détruit, ça brime ce débat-là. Il y a un vrai débat qui doit être mené. Moi je n’ai pas les réponses, j’ai des avis, mais tout le monde peut avoir des avis. Il faut qu’on en débatte ensemble intelligemment. Ce n’est pas juste balancer : « Il faut utiliser cet outil-là, parce que ce que tout le monde l’utilise déjà, que c’est utilisé dans les entreprises. » Que de toutes façons ils sont pleins de pognon donc ils filent des tablettes à tout le monde. Ce n’est pas satisfaisant.
Héloïse : Très bien. Juste une petite dernière question, je ne sais pas si tu pourras me répondre, mais c’est d’autant plus étonnant, on l’a vu du côté de l’État où on se pose la question pourquoi ça serait intéressant de leur point de vue. Et de l’autre côté on sait que les GAFAM, comme tu disais, ce sont les entreprises les plus connues, c’est-à-dire Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft dont on parle, souvent les cadres, enfin les ingénieurs ou même les dirigeants de ces entreprises, inscrivent leurs enfants dans des écoles où la technologie est proscrite avant le collège, on va dire ; où ils font très attention sur l’usage que font leurs enfants de la technologie. Souvent, d’ailleurs, c’est le moins tôt possible et ils les invitent beaucoup à lire, à faire plein de choses, etc. Donc c’est très paradoxal : ils nous disent avec un aplomb : « C’est super important pour vos enfants ici, en France, d’avoir la technologie dès le plus jeune âge, etc. », alors qu’à leurs enfants, leurs propres enfants, ils ont un discours complètement différent, voire l’inverse.
Étienne : Je n’ai pas entendu ça, mais oui, c’est très révélateur effectivement. Je pense qu’on peut revenir sur l’analogie du dealer de crack, c’est-à-dire qu’il va pouvoir dealer aux autres, mais il sait que c’est nocif, donc bien sûr, il n’en donnera pas à ses enfants ! Il sait que ce n’est pas comme ça qu’il faut enseigner ; il sait que ça peut être nocif pour ses enfants. Oui ! C’est une bonne manière de les préserver quand on sait. C’est le premier informé quoi.
Héloïse : Super. Si tu veux terminer aussi en nous disant quels sont les dossiers chauds, chauds-bouillants à l’April en ce moment.
Étienne : Encore sur Microsoft.
Héloïse : C’est sa fête aujourd’hui !
Étienne : Voilà, Microsoft ils ne sont pas qu’à l’Éducation nationale. On a un gros problème aussi. C’est un dossier qui est assez technique. Sur le site april.org on a essayé, on essaye de proposer une vision plus claire du sujet. Il y a eu une émission Cash investigation du 16 octobre, de tête [18 octobre 2016, NdT], qui en parle assez bien ; ça se trouve, il y a des reportages intéressants là-dessus. En gros c’est un contrat que nous on dit « Open Bar » [entre Microsoft et le ministère de la Défense, NdT].
Héloïse : Nous on connaît l’open-bar, mais j’imagine que ce n’est pas la même chose à laquelle on pense.
Étienne : On s’est inspirés de ça. C’est justement pour taquiner. C’est un accord-cadre. En gros Microsoft propose toutes ses solutions et quand l’État a besoin – c’est un accord-contrat qui est passé – quand l’État a besoin d’un logiciel de Microsoft, ils ont juste à aller piocher. Il a été d’abord passé en 2009, il a été renouvelé en 2013 et là il va être renouvelé ou ça a déjà été fait.
Héloïse : En 2017.
Étienne : De 2017 à 2021. Le problème de ce dossier-là, au-delà du fait que c’est la Défense, qu’on sait qu’il y a eu les affaires Snowden, qu’on sait toutes les problématiques en termes de sécurité, de souveraineté informatique ; ça c’est un terme qui revient : la souveraineté c’est la maîtrise de ses systèmes. Quand c’est Libre, on a la maîtrise de son système parce qu’on peut le modifier, on peut regarder comment il fonctionne. Quand c’est une boîte noire, on a beaucoup moins de maîtrise ; on est obligé de faire confiance au tiers, donc là Microsoft, on est obligé de faire confiance à Microsoft alors qu’on sait que Microsoft, volontairement ou non et ce n’est pas la question, la NSA se branche dessus pour voir comment ça se passe. Donc là ça pose des questions. Ensuite ce dossier-là, il y a énormément d’opacité.
Héloïse : Juste déjà pour comprendre ce que tu viens de dire. Tu veux dire que le ministère de la Défense français a également un partenariat avec Microsoft qui s’appelle « Open Bar », c’est-à-dire tous les logiciels dont ils auraient besoin, ils peuvent se servir chez Microsoft ?
Étienne : Ils ont mis un accord en place pour gérer ça. Oui.
Héloïse : Donc le ministère de la Défense, en France, utilise des logiciels de Microsoft où on sait, ça a été avéré, que la NSA donc les services secrets américains ont, ce que tu disais une backdoor, on le sait, on peut voir en gros tout ce qui se passe. Mais pourquoi ?
Étienne : C’est la question qu’on cherche à savoir.
Héloïse : Je ne suis pas général ou je ne sais pas, mais moi je ne le ferais pas.
Étienne : On nous a dit qu’il y a un accord de sécurité, apparemment entre l’État français. On en a demandé communication, parce qu’en France on peut demander communication de documents administratifs ; c’en est un. On en a demandé communication ; on attend toujours. Il y a énormément d’opacité sur ce dossier-là. On cherche à avoir des éléments de réponse. Lors de la première passation du contrat, en 2009, ils ont suivi certaines règles. Il a été passé – c’est possible dans le code du marché public – sans publicité ni mise en concurrence. En gros, ils ont négocié directement avec Microsoft. Nous, on trouve que les raisons sont très discutables. Mais bon, c’est possible ; il y a une procédure qui est possible dans le code des marchés publics. Bref !
Il y a un avis d’experts : un comité de pilotage a été fait ; c’est classique. Ils ont demandé à des experts militaires de donner leur avis. Les experts militaires ont dit qu’il y a un très grave danger d’accoutumance, de dépendance, ça atteindrait la souveraineté informatique de l’État ; qu’il y avait le problème de sécurité avec les backdoors, que ce serait un gros problème par rapport aux industries du logiciel, française et européenne. Tous les voyants ont été au rouge. Ils ont dit : « Surtout ne faites pas ça ! »
Héloïse : Qu’est-ce qu’il y a de positif ? Qui est-ce qui gagne ? Qu’est-ce qu’on gagne, du coup ?
Étienne : Nous, on aimerait le savoir ! Vraiment ! On cherche. On leur dit à chaque fois ; on essaie de formuler quand on demande des documents : « Donnez-nous les motivations rationnelles ». Par exemple dans Cash investigation, l’émission France2, la journaliste, à un moment, cherche à interviewer le ministre de l’Intérieur [Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense], maist lui se défile systématiquement. On n’a jamais de réponse.
Donc il y a eu des questions parlementaires. Nous on demande à ce qu’une commission d’enquête parlementaire [7] soit formée parce que ça oblige les acteurs à se présenter et à répondre aux questions. Donc la question c’est qu’enfin la lumière se fasse là-dessus. Nous on pousse là-dessus. Sachant qu’il y a eu un article dans Marianne aussi, comme le rapporteur pour la commission des marchés publics dit clairement qu’il y a eu un délit de favoritisme. Donc là, en plus, on touche à du pénal. Voilà ! C’est un feuilleton ! C’est un feuilleton assez grave !
Héloïse : Il s’en passe des choses dans les ministères français. On passe de l’Éducation nationale à la Défense !
Étienne : Et pas des moindres ministères.
Héloïse : C’est ça, des ministères assez importants. Merci en tout cas pour toutes ces informations, ces révélations. Je suis sûre que nos auditeurs auront appris plein de choses.
Étienne : Avec plaisir !
Héloïse : Continuez à suivre nos émissions avec d’autres éclairages et aussi des solutions concrètes, parce que des alternatives à tout ça, il en existe. Merci beaucoup Étienne.
Étienne : Merci.
Étienne : Merci à Héloïse et à Étienne Gonnu pour cet entretien. Un petit peu merci aussi au vent qui rend la prise de son parfois un peu difficile.