Tech éthique et géopolitique

Tariq Krim : « I am a writer, tech entrepreneur and inventor based in Paris. I have helped create Web 2.0. Now, I am working to make the Internet a nicer place to live. »

Bonjour à tous. Tout d’abord je suis très honoré d’être invité, tu sais bien que je suis là aussi pour les crêpes !
Je suis honoré d’être là parce que je suis face à une audience que j’essaye aussi de convaincre. Pour ceux qui le savent, j’ai essayé d’expliquer, depuis 15/20 ans, que les développeurs, que les gens qui codent, les gens qui font les choses, ne sont plus impliqués dans les décisions de l’État, notamment sur les questions numériques mais pas que, et qu’on est dans une situation, que vous connaissez, qui est aussi liée à ça.
Comme tu le disais, je suis à la fois entrepreneur, mais je me suis toujours intéressé aux questions numériques et je me suis toujours intéressé aux questions numériques de manière très politique. Je l’explique plus en détail dans ma dernière newsletter.
Grosso modo, à la fin de l’année ça fera 40 ans que mon père a apporté un Apple 2 et un modem, nous nous sommes connectés à l’ancêtre du réseau, c’est-à-dire des réseaux qui étaient tous incompatibles et c’était pendant la guerre froide. À cette époque j’ai rencontré des gens qui sont ensuite devenus des hackers, qui se sont, en fait, appropriés le réseau dans les années 80, et ça a façonné ma façon de voir les choses. C’est vrai que pendant des années j’avais un peu enterré ça, parce que quand l’Internet est devenu plus commercial, c’est devenu essentiellement un produit avec du marketing et la dimension politique avait disparu. Mais les évènements des dernières années qui m’inquiètent, je vais en parler, m’ont amené à m’intéresser à nouveau à cette question non seulement politique mais aussi géopolitique. Donc de manière un peu, on va dire humoristique mais pas tant que ça, mon talk sera sur la fin de l’Internet tel que nous l’avons connu.

Très rapidement je vais tout simplement vous dire que j’ai monté, il y a quelques semaines, un site qui s’appelle Code Souverain [1] où j’ai mis une partie des textes que j’ai écrits depuis une vingtaine d’années sur ces questions. Vous aurez plein de choses, tout ce que je pense sur la souveraineté. Je n’en parlerai pas ici, n’hésitez pas, inscrivez-vous à ma newsletter, ça fait toujours plaisir, elle est un peu longue, mais j’essaye de sortir des choses qui me plaisent et auxquelles je crois.

On reviendra sur cette phase de Blaise Pascal qui explique que finalement tous les problèmes de l’humanité résident dans cette incapacité de l’homme à s’asseoir seul dans une pièce [All of humanity’s problems stem from man’s inability to sit quietly in a room alone.]. C’est une phrase qui m’a toujours intrigué et qui, à l’heure des réseaux sociaux, du 100 % online, résonne différemment.

La question de l’Internet est assez simple finalement. La première chose qui est évidente c’est qu’il y a eu un changement de taille. On est passé des online communities comme le WELL [2], comme les réseaux, ce qu’on appelait FidoNet [3], les BBS [Bulletin Board System], les choses comme ça avec des milliers d’utilisateurs, aux médias sociaux, quand le Web est arrivé, où on avait des millions d’utilisateurs. Ceux qui se souviennent des blogs, avant Twitter, avant Facebook, on avait des millions d’utilisateurs. Ensuite on est rentré dans l’ère des plateformes, des milliards d’utilisateurs. Je crois que Facebook c’est aux alentours de quasiment de trois milliards, même si ça baisse depuis deux ans. On n’a plus la même échelle, c’est-à-dire qu’on est passé d’un monde où on pouvait gérer des interactions humaines, où on pouvait à peu près comprendre ce qui se passe, à un monde où, globalement, on est plus gros que le plus grand des États, donc ça devient quasiment impossible.
La conséquence de ça, quand on regarde – retenez cette carte parce qu’on en parlera un peu après – c’est le grand paradoxe : plus on a eu des technologies, plus les libertés ont commencé à disparaître. C’est fascinant. Paul Virilio, qui était quelqu’un contre qui à l’époque, quand j’étais un peu plus techno-utopiste je m’opposais, évidemment verbalement, disait « avec toute technologie on invente la catastrophe qui vient avec ». D’une certaine manière il avait aussi compris que l’accélération de la connexion entre les gens allait, en fait, provoquer non seulement des restrictions de liberté, mais tout ce que l’on voit aujourd’hui. Ça c’est une projection sur les tendances, plus c’est orange, moins c’est bon. On se rend compte que non seulement on est de moins en moins libres sur Internet, mais que la tendance s’accélère, puisque désormais nous avons aussi des plateformes qui décident de ce qui doit être fait, comment. Évidemment les États ne sont pas tous des démocraties libérales, donc les outils sont utilisés de manière différente par chaque État, on y reviendra.

Nous sommes entrés dans l’ère de la géopolitique de l’Internet et c’est très important parce qu’il y a dix ans je vous aurais dit que chaque ère a une nouvelle technologie qui nous amène sur l’ère suivante. Claude Shannon invente la théorie de l’information, ensuite on invente l’informatique, le mainframe. Ensuite on a eu les transistors, on fait des mini-ordinateurs. Ensuite on a des microprocesseurs, on fait des micro-ordinateurs – d’ailleurs le premier micro-ordinateur est inventé ici en France parce qu’Intel ne savait pas quoi faire de ses puces. Ensuite on a eu la productivité avec les logiciels, Windows, le modem, et à un moment donné on a eu l’iPhone et l’iPhone a accéléré la création des plateformes puisqu’on a concentré l’ensemble des accès sur deux compagnies, Android-Google et iOs.

Ma théorie, depuis quelques années, c’est que la prochaine disruption n’est pas technologique mais, en fait, politique. Cette disruption c’est ce qu’on appelle le Splinternet [4], la séparation physique, potentiellement, idéologique et technologique de l’Internet en plusieurs blocs.

D’une certaine manière l’Internet qu’on utilise tous les jours sur notre téléphone, sur nos outils, est en fait désormais un théâtre de guerre. Il y a deux types de guerre, il y a la cyberguerre, CyberWar, hacker les infrastructures. Je pense qu’ici pas mal de gens font de la sécurité informatique, je ne vais pas faire l’offense d’expliquer ce que ça veut dire. Il y a une autre forme de guerre, qu’on appelle parfois aux États-Unis LikeWar, on pourrait dire que c’est la guerre des likes, mais en fait non c’est une expression qui est tirée d’un roman de George Orwell, « une forme de guerre », c’est une guerre qui a l’air d’une guerre mais qui n’en est pas vraiment une, l’idée c’est de hacker les gens, de hacker leurs cerveaux.
Ce qui est très intéressant quand on regarde l’histoire de la cyberguerre, c’est qu’il y a un moment clef qui est le moment entre 2005 et 2010, qu’on a appelé Operation Olympic Games, où les États-Unis décident, avec Stuxnet [5], d’attaquer de manière logique un projet de centrale nucléaire en Iran. À partir de là on a ouvert la boîte de Pandore. Jusqu’à maintenant tout le monde avait les technologies mais personne n’osait les utiliser. Pour ceux qui le savent, dans la cyberguerre le paradigme est totalement différent de celui de la guerre nucléaire. Dans la guerre nucléaire le premier qui a tiré a perdu, en fait à la fin on a tous perdu, mais en cyberguerre le premier qui attaque a gagné. D’ailleurs, en contrepartie de ça, il y a eu, par la Corée du Nord, le fameux Act de Sony qui a été une sorte de point névralgique puisque les mêmes hackers Nord-coréens qui ont travaillé là-dessus sont, en ce moment, accusés aussi d’être entrés dans les réseaux des États-Unis récemment. Et puis il y a Sandworm [6], cette fameuse unité du GRU, les services de renseignement russes qui ont supposément attaqué l’Ukraine, comme vous le savez, à l’époque du Donbass. Cette fois-ci ça n’a pas été le cas quand il y a eu l’invasion russe, le train fonctionne : quand Nancy Pelosi, la patronne du Congrès, vient à Kiev elle prend le train. Les Estoniens et les Américains expliquent qu’ils ont sécurisé cette fois-ci en amont. Mais, si vous voulez, on a une guerre qui existe, qui est ouverte, c’est-à-dire que depuis Stuxnet, c’est clair, on peut faire ce qu’on veut.

L’autre guerre qui est un peu plus subtile, ou pas, ça dépend, ce sont les opérations psychologiques, la LikeWar c’est ce qu’on a appelé les opérations psychologiques. Le penseur Jacques Ellul disait que les opérations psychologiques, les Psy OPS en anglais, c’est l’action que peuvent faire deux pays sans se faire la guerre ; c’est le minimum c‘est-à-dire qu’on s’attaque, on se désinforme.

Ce qui est très intéressant c’est qu’en 2009, quand il y a la révolution iranienne, les États-Unis disent à Twitter « surtout ne mettez pas à jour Twitter, laissez-le en ligne pendant la révolution ». C’est aussi l’année où Trump arrive sur le réseau Twitter avec une théorie qu’on appelle le birthism qui expliquait que Obama n‘était pas vraiment Américain parce qu’il n’était pas né aux États-Unis.
L’année d’après des Brésiliens qui voulaient absolument que Justin Bieber vienne au Brésil ont utilisé des hashtags et, du jour au lendemain, le hashtag #justinbieberinbresil est devenu le premier hashtag sur la planète. Et là Twitter s’est dit « mince, en fait on peut utiliser les hashtags et on n’a aucun contrôle là-dessus », donc ils ont ça revoir entièrement leurs procédures.
Après le projet Alamo a été le projet de Trump avec Cambridge Analytica, vous connaissez la suite.

Quand on revient sur cette phrase [de Blaise Pascal], il y a fondamentalement un vrai sujet qui est comment l’informatique est entrée dans nos univers. Je parle souvent, pour décrire ça, d’un phénomène sur lequel j’écris en ce moment qui s’appelle la grande dépossession.
En gros, à l’époque de ce j’appelle l’Internet analogique, si vous avez eu des iPod, des iMac ou des PC dans les années 90, avant le cloud, on avait toujours trois espaces. On avait un espace personnel, notre intimité avec nos fichiers, nos musiques, etc. On avait l’espace commercial, les sites de e-commerce, et il y avait un espace public.
Avec le cloud, une partie de cet espace personnel a été transférée, privatisée, installée à l’intérieur du téléphone. Avec les réseaux sociaux, une partie du débat public, finalement, a été contrôlée par les grandes plateformes, ce ne sont pas forcément les mêmes d’ailleurs.
Ce qui est intéressant c’est que l’espace commercialisé a augmenté. Une partie de notre intimité est devenue commercialisable puisque toutes vos photos sont analysées par des machines learning pour affiner vos profils, on essaye de vous connaître et dans le débat public, vous l’avez bien vu, quasiment tous les journalistes parlent de ce qu’ils voient sur Twitter ce qui fait de Twitter un réseau bien plus puissant qu’il ne devrait l’être. Le problème, à partir de tout ce qu’on a dit, est que cette commercialisation a été weaponisée. Quand on a des théories comme QAnon qui sont en fait transmises par les grands-pères, les grands-pères, les gens de la famille, que peut faire Facebook ? Fermer les comptes ? Quand on a un débat public qui est basé sur des hashtags, qui s’importe aussi de pays en pays, que peut-on faire ? En fait les politiques utilisent ça et renforcent tout ça.

La question qu’on peut se poser c’est comment en est-on arrivé là ?
Un peu d’histoire. Au départ l’informatique – c’est un UNIVAC, c’est une pièce de musée ; eh oui, ce sont deux femmes qui opèrent puisqu’à l’époque la plupart des gens qui travaillent dans l’informatique, on le sait peu, étaient plutôt des femmes jusqu’à ce que ça devienne un métier très bien payé et là, évidemment, il y a eu soudain un changement d’attitude. On avait ce qu’on appelait des general-purpose computers, ça servait à faire des choses, par exemple calculer un missile pour aller des États-Unis en Russie ou les débuts de la bureaucratie, c’est-à-dire la mise en fiches de quasiment tout ce qui était possible. D’ailleurs, à l’époque, on ne voulait pas travailler dans l’informatique pour deux raisons : si on travaillait dans l’informatique on travaillait soit pour le département de la Défense, donc la guerre au Vietnam, soit on travaillait dans la bureaucratie et les gens étaient contre cette idée de mise en fiches. C’est une idée assez ancienne contrairement à ce qu’on croit.
Et puis est arrivée – c’est le Xerox Star, il y avait le Xerox Alto – l’idée de créer des interfaces personnelles avec Unix et autres et soudain, quand on a un ordinateur personnel, qu’on ouvre le document, on écrit n’importe quel document c’est son document, ce n’est pas celui de quelqu’un d’autre. Avec l’informatique personnelle sont arrivées les données personnelles et c’est un paradigme assez nouveau parce que quand on l’a construit, quand on l’a mis en œuvre, au tout départ on n’a pas pensé que ça deviendrait le système par défaut.

Dans les années 90, en fait en 97, Steve Jobs lance l’iMac et explique que le Mac va devenir le hub de nos vies numériques. C’était l’idée où on passait du vieil appareil photo analogique à une espèce de QuickCam qui faisait des JPEG infâmes mais c’était le progrès à l’époque, les Mp3, les DivX, certains d’entre vous ont dû connaître ça, je pense que tout le monde a connu ça en fait. Ça va tellement vite que des fois je me dis… mais ce n’est que 1997. À un moment donné, un certain nombre de sociétés ont dit « en fait, vous n’avez plus besoin d’utiliser des fichiers, on va tout gérer pour vous », ça devient Google Docs, ça devient Spotify, vous n’avez plus de MP3, vous avez une playlist, tant que vous êtes abonné à Spotify évidemment.
Donc nous nous sommes retrouvés dans une situation où nous nous sommes fait déposséder d’une partie de notre vie. Elle travaille, elle existe quelque part ailleurs.

J’en profite pour faire une petite parenthèse. On parlait tout à l’heure de Polite [7]. Depuis une dizaine d’années une de mes obsessions c’est de me dire comment reprend-on le contrôle de sa vie ? J’ai montré que certains services sont totalement pas ouverts. D’ailleurs on est censé, avec le RGPD [8], avoir ce qu’on appelle la portabilité de nos données, c’est-à-dire la possibilité de partir d’un service à un autre, ça a l’air d’être une évidence. Il paraît que c’est plus simple maintenant, m’a-t-on dit, de passer d’un Mac à un PC, mais rien n’est fait pour que ce soit facilité. On a envie que vous viviez, existiez dans ces services. Problème : que se passe-t-il quand les services disparaissent ? C’est une vraie question.

Une des choses qu’on oublie c’est que souvent, depuis quelques années quand on parle de souveraineté numérique, c’est-à-dire de la capacité pour un pays, une entreprise, mais aussi un individu, parce que je suis un vrai supporter de ce qu’on appelle la souveraineté numérique personnelle, la possibilité pour un être humain de contrôler sa vie dans un réseau protéiforme, multi services, multi clouds, multi devices, on vous explique que vous n’avez pas besoin de faire ça, on va faire ça pour vous, c’est un vrai problème.
Contrairement à ce qu’on croit, la bataille numérique entre les pays existe depuis extrêmement longtemps. D’ailleurs, j’aurais pu aller jusqu’aux années 60. En 1978, quand on est encore en guerre froide avec la Russie, les États-Unis mettent en place une réglementation qui s’appelle le FISA [9], qui leur permet d’espionner d’autres États. Il y a eu plein d’autres législations depuis qui leur permettent d’avoir accès à l’ensemble des données où qu’elles soient. Ce sont les années 1970, 1978 c’était la période de la guerre froide. Tout cet arsenal est aujourd’hui utilisé dans les questions de souveraineté et de cloud. Ce qui est intéressant c’est que la législation s’est construite d’abord au niveau des États, ce qu’on peut comprendre, ensuite au niveau des citoyens avec le PATRIOT Act [10], avec en Chine la même chose, le Chinese National Security Act, c’est-à-die la possibilité pour la Chine, en gros, de faire ce qu’elle veut avec vos données, notamment en Chine mais pas qu’en Chine. Et puis maintenant avec le CLOUD Act. CLOUD Act [11] est une législation qui est passée à l’époque de Trump, c’est très bizarre, c’est ce qu’on appelle le vote du budget, le reconciliation aux États-Unis, et puis 28 pages ont été insérées comme ça, en dernière minute et ça donne la possibilité à un juge d’accéder à des données qui sont hébergées notamment, je simplifie un peu, par les Big Tech américaines. Ça veut dire que l’histoire du Health Data Hub [12], dont certains d’entre vous ont entendu parler, pose une question au niveau du CLOUD Act, même si les acteurs ne veulent pas. Ce qui est intéressant et c’est le paradoxe : le CLOUD Act existe parce que Microsoft a refusé de donner accès à des données d’un de ses utilisateurs en Europe, je crois que c’était en Irlande, donc on a fait voter une loi pour dire maintenant vous êtes obligés de le faire.
Et puis il y a la question de l’IA et là on rentre dans une autre forme intéressante, c’est qu’il s’agit non plus de collecter les données mais d’absorber, quasiment par le logiciel, ce que l’on fait, la manière dont on le fait. J’y reviendrai juste après.

Si on revient à ce qu’on a dit tout à l’heure, qu’est-ce qu’on fait ? On a d’un côté on a la CyberWar et de l’autre côté la LikeWar. Comment peut-on se prémunir ?
La cyberguerre pose la question de la souveraineté numérique. Elle se pose d’autant plus aujourd’hui que vous savez qu’il y a un risque réel : il m’a été confirmé que les câbles sous-marins peuvent être coupés, que certains satellites puissent être targettés et quand je dis targettés ce n’est pas uniquement par du code, on pense aussi à des sujets avec des missiles et des choses comme ça, comment fait-on pour protéger l’intégrité d’un pays, d’un pays comme la France mais pas que ?
La question de la gouvernance des données. On produit énormément de données pour qui, comment pourquoi, qui les utilise, quelles sont les règles ? Et là on a un vrai problème parce qu’on a laissé de manière assez sauvage des données, des montagnes de données se construire et on a des législations qui, au mieux, abordent le sujet un petit peu.
Et puis il y a cette question, qui m’est chère, de l’infrastructure. Comment bâtir une infrastructure qui soit solide et qui soit pérenne ? Quelqu’un, tout à l’heure, parlait du rapport au temps. Quand on fabrique dans l’urgence, on a les résultats de l’urgence c’est-à-dire pas grand-chose de très bien. Il faut travailler sur le long terme, réfléchir, planifier, pas aller uniquement dans le dernier buzz marketing.
Et puis la question de la LikeWar est une vraie question. On a en ce moment une régulation qui a été mise en œuvre au niveau européen. Est-ce que cela suffit ? Est-ce que ce sera appliqué ? Bonne question. On sait déjà que le RGPD n’est pas vraiment appliqué. Un individu, Max Schrems, adore attaquer les Big Tech sur le RGPD et à chaque fois il gagne. Quand je lui ai posé la question il m’a dit qu’il faut respecter la loi. Pour l’instant la loi n’est pas toujours respectée.
Après d’autres questions, est-ce que le design – je parle de slow web – ou la manière dont on construit les produits ne génère pas aussi une forme de manipulation ? Faut-il repenser la manière donc on développe le choses ? Est-ce que le Web 3 est une solution ? Etc.

J’ai une position assez claire sur l’IA depuis des années qui, d’ailleurs, ne m’a pas toujours valu des soutiens, je pense que l’IA est fondamentalement une technologie militaire. C’est comme le nucléaire au départ on fabrique de l’énergie et, à la fin, on fabrique des bombes. Quand on vous dit « la France est en retard, l’Europe est en retard, les États-Unis dépensent tellement plus et la Chine aussi ». Regardez les budgets militaires, associez les budgets IA et vous verrez qu’il y a effectivement une corrélation. Peter Thiel disait que finalement quand on développe, quand Google développe en Chine, travaille sur des collaborations d’IA en Chine, la copie chinoise du F35 qui utilisera des fonctionnalités d’IA et se retrouvera un jour en face d’un F35 américain autour de Taïwan par exemple – scénario hautement improbable comme vous le savez bien – sera avec des technologies dont une partie aura été financée par Google.
Se pose la même question ici, en France, où nos très grandes écoles disent « vous pouvez prendre tous nos ingénieurs », mais pour développer quoi ? Sachant que désormais Google, comme vous le savez, travaille avec la Défense américaine, Amazon aussi d’ailleurs, quasiment toutes les grandes entreprises américaines. Donc se pose aussi la question de savoir où est-ce qu’on se positionne par rapport à ça ?

Le problème c’est qu’on a eu un énorme believed on va dire, une sorte de vision, on s’est dit que grâce à la technologie, surtout grâce au capitalisme, la Chine allait devenir comme nous une démocratie libérale, c’était un peu la théorie. C’était plus vrai pour la Russie avec Fukuyama, Peter Thiel parlait d’ailleurs de la fin de l’histoire. Son prof [Samuel Huntington], à Harvard, a écrit un livre que je recommande même s’il date un peu sur le clash des civilisations, Le choc des civilisations, qui dit que la Chine n’avait pas envie de devenir une démocratie libérale, elle est restée ce qu’elle est, mais elle s’est modernisée. D’ailleurs elle a mis en place le crédit social et je pense que vous avez dû voir en ce moment la manière dont la gestion du covid est faite ; même dans les pires dystopies de film on n’avait pas imaginé ça.
On a ce problème, on a pensé pendant des années que la technologie allait nous mener dans une bonne direction. En fait les pays l’utilisent, le Brésil aussi, pas mal de pays en Afrique sont en train de construire leur propre infrastructure basée sur le modèle chinois, le modèle de surveillance clefs en main. Vous installez la 5G vous avez la surveillance, la vidéo et la reconnaissance faciale incluses, sans supplément de prix.

Se pose une véritable question, c’est une véritable bataille aujourd’hui. D’un côté l’Europe produit ses données, dont les citoyens produisent ses données – parce qu’il y a aussi des données industrielles, là c’est plutôt du renseignement, de l’intelligence économique – ont le droit légalement d’aller aux États-Unis. C’est pour ça que je parle souvent de slow web, c’est comme le slow food : vous savez qu’on produit du soja au Brésil, on l’importe en Chine pour nourrir des porcs et ensuite ces porcs sont transformés en on ne sait pas trop quoi d’ailleurs et sont ensuite réimportés dans des boîtes à manger soit aux États-Unis soit en Europe, peut-être un peu moins en Europe. On a le même problème avec les données, on exporte les données, elles sont traitées par des algorithmes qui font on ne sait quoi et ensuite c’est réutilisé. Une des questions qui se pose, au-delà de la question de la cryptographie, c’est de savoir comment réguler ces flux. Pour l’instant c’est un vrai problème. Suite à la crise en Ukraine, la Commission européenne a dit : « Comme on va avoir du pétrole américain, du gaz américain, on va peut-être remettre en route cette connexion qui a été cassée, vous le savez peut-être, par Max Schrems [13], le fameux activiste autrichien qui adore faire respecter la loi. Entre parenthèses, ce qui est très intéressant avec ça c’est qu’on a la Cour européenne de justice qui est quelque chose de fonctionnel, qui fonctionne en Europe, c’est quand même une bonne chose, c’est que quand la loi n’est pas respectée ils disent non et ils se fichent des conséquences politiques, géopolitiques et c’est quand même assez appréciable.

Une des choses intéressantes aujourd’hui avec notamment le machine learning et les réseaux sociaux c’est qu’on entre aussi dans une ère de reprogrammation. Prenez Instagram. J’ai pris un exemple : quand vous tapez un texte et que les formules sont déjà pensées à votre place, il m’est arrivé plusieurs fois d’envoyer un mail en faisant juste next, next, next. En fait c’est terrifiant je me demande si la personne qui m’a répondu n’a pas fait la même chose surtout avec les formules de politesse. D’une certaine manière cette vision du monde ultra-basée sur l’optimisation, sur l’organisation, est en train de gagner. Au-delà de la dépendance technologique il y a désormais aussi une dépendance culturelle qui se construit, une forme de reprogrammation de ce que nous sommes, notamment en Europe. Nous avons des valeurs différentes pour la simple et bonne raison qu’on est capable d’avoir des crêpes dans une conférence ! C’est un sujet qui, à mon avis, va être très intéressant parce qu’il n’est traité par aucune des lois européennes actuellement.

Avant de terminer, tout à l’heure j’ai parlé de Splinternet. Je vais revenir, si vous me le permettez, sur la carte parce que j’aurais dû la mettre à la fin. Ma grande inquiétude aujourd’hui c’est que pendant qu’on déconnecte la Russie, la Chine est en train de leur dire : « Venez, on va s’occuper de vous ! ». Alipay, WeChat Pay, tous les services de paiement arrivent en Russie pendant que Google Pay, Apple Pay, Visa, Master Card sont shut down. Que se passe-t-il si demain la Chine, la Russie, l’Iran, la Corée du Nord évidemment, mais bon !, la Turquie, le Brésil, des pays d’Afrique commencent à se dire « nous nous déconnectons de l’Internet tel que nous le connaissons et nous construisons notre propre réseau ». C’est ce qu’a fait la Chine. Vous savez que quand vous arrivez en Chine, si vous n’avez pas de VPN – et c’est très dur d’avoir un VPN, d’ailleurs de plus en plus en ce moment – vous ne pouvez pas avoir accès à Facebook, Gmail, Google Maps. Je me souviens que la première fois que je suis arrivé en Chine j’ai mis Google Maps et il y avait un trou noir, il n’y avait rien, j’étais paumé à Pékin je me suis dit « bon courage ! » Ça n’a pas changé.
Que se passe-t-il si et Internet se splitte en deux ? Que se passe-t-il si la vision universaliste que l’on a eue de l’Internet qui est en fait un projet commun, un projet qui est censé construire un futur ensemble, se sépare ? Une partie vivrait dans un monde totalitaire et l’autre dans un monde finalement pas vraiment totalitaire mais, quand on regarde l’extraction commerciale et le business only qui s’en rapproche un peu, est-ce qu’il n’y a pas une envie de choix et de créer autre chose ?
Je crois que nous ici dans cette salle, en Europe, nous devons nous extraire de cette possibilité. Déjà empêcher le splitting, parce que je crois que si ça se fait il n’y aura pas de retour en arrière ou ce sera très compliqué, on revient, en fait, aux pires années de la guerre froide, mais aussi que dans l’univers des démocraties libérales les valeurs européennes, notamment la première d’entre elles qui est le respect de la vie privée, la sanctuarisation de la vie privée, mes données ne doivent pas être utilisées par défaut – ce qui est devenu, en fait, une des vraies failles du système – soit promue et ça va être un peu le combat des prochaines années.
Merci.

[Applaudissements]