Penser le sens du code source à la lumière de Gilbert Simondon

Titre :
Penser le sens du code source à la lumière de Gilbert Simondon
Intervenant :
Stéphane Couture, professeur en communication - Université York - Canada
Lieu :
Rencontres Mondiales du Logiciel Libre
Date :
Juillet 2017
Durée :
35 min 28
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Licence de la transcription :
Verbatim
Transcription réalisée par nos soins.

Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Description

Reprenant la pensée philosophique de Gilbert Simondon et certains travaux universitaires de sociologie et de communication, cette présentation abordera la question du « sens » des logiciels libres, et en particulier de leur code source. Dans son ouvrage « Du mode d’existence des objets techniques », d’abord paru en 1958, mais aujourd’hui revisité, Simondon visait à susciter une prise de conscience du sens des objets techniques et ainsi réintégrer la technique dans le domaine de la culture. Pour Simondon, la culture reconnaîtrait certains objets comme porteurs de sens, mais en refoulerait d’autres, notamment les objets techniques, dans le monde de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement une fonction utile. Pour Simondon, la posture permettant une prise de conscience du sens des objets techniques est celle, consciente, que la machine n’est pas une unité absolue, mais constitue plutôt une association de plusieurs éléments que l’humain a pour rôle de mettre en relation les uns par rapport aux autres. Les différentes études que j’ai menées dans les dernières années m’ont permis de constater que plusieurs des acteurs et actrices des logiciels libres entretiennent une relation avec le code source qui dépasse la dimension purement technique. Le code source est plutôt appréhendé dans sa dimension expressive, en tant qu’il est le lieu même de l’interaction et de la communication entre les membres d’une communauté. Dans cette présentation, j’aborderai de façon générale la manière dont les réflexions de Gilbert Simondon peuvent s’appliquer à l’engagement dans la conception des logiciels libres. J’approfondirai ensuite ces analyses à la lumière de mes propres travaux universitaires sur la sociologie du code source informatique.

Transcription

Mon nom c’est Stéphane Couture. Je suis professeur en communication à l’université York au Canada. On m’a approché pour faire une présentation sur Simondon, sur Gilbert Simondon ou plutôt en hommage à Gilbert Simondon. Gilbert Simondon est un philosophe de la technique, qui est décédé en 1989 [est-ce que vous m’entendez bien ?], qui est né à Saint-Étienne. Donc Saint-Étienne, comme vous le savez, c’est cette ville-ci, donc c’est pour ça qu’on m’a demandé de parler de Simondon. Et comme j’avais travaillé sur ce philosophe-là et sur le logiciel libre, c’est pour ça qu’on m’a demandé d’en parler. Ceci dit, ça fait assez longtemps que j’ai travaillé là-dessus donc j’ai récupéré des documents d’archive, en quelque sorte, pour vous présenter ça.
Qui connaît ici Simondon ? Trois personnes ! Bon.
Donc ma présentation, en fait, va être assez pédagogique. Je vais surtout présenter des extraits de vidéos de Simondon et des extraits de citations de lui, pour montrer un peu l’esprit du philosophe, l’esprit de l’auteur, et je vais essayer de voir comment il aurait analysé le logiciel libre, le code source et tout ça. Je vais essayer de faire ça ouvert un petit peu, peut-être que ça va vous interpeller aussi ce que Simondon disait et comment vous voyez son approche, sa réflexion sur le code source.
Vous pouvez visiter ma page web [1] si vous le voulez.
Comme je l’ai mentionné, Gilbert Simondon, on lui attribue beaucoup un philosophe de la technique, mais son œuvre est beaucoup plus large, en fait. Il a cherché à penser le concept d’individuation. Comment des êtres, des êtres techniques ou des êtres vivants, viennent à se différencier d’autres êtres et deviennent des individus. Un exemple facile ce serait un bébé. Un bébé, un fœtus, lorsqu’il est dans le ventre de sa mère, il n’y a pas de différence entre la mère et l’enfant, même avant, et progressivement l’enfant devient, est devenu un individu, au point d’être complètement séparé de sa mère. C’est un peu ça qu’il pense, OK, pas seulement la question du fœtus, mais l’ensemble des individus. Donc les individus autant techniques que biologiques.
Il est né à Saint-Étienne en 1924. Il est mort le 7 février 89 à Palaiseau, près de Paris. Il a défendu sa thèse de doctorat en 58 qui s’appelait L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Donc c’est surtout une réflexion en opposition à la cybernétique, s’il y en a qui connaissent la cybernétique. Il a réalisé plusieurs autres publications jusqu’en 69.
Simondon est mort en 89, mais, en fait, il est mort dans la solitude – ça arrive souvent pour des intellectuels – et sa pensée a été redécouverte dans les années 2000. Donc, à partir des années 2000, on a commencé à republier ses œuvres, mais ensuite on a trouvé dans ses greniers, dans sa maison, certains extraits de cours, ses notes de cours qu’on a republiées. Et il a commencé à être traduit en anglais vers 2010/2015, donc c’est tout récent. Et souvent ça va aux États-Unis, ça revient ensuite, donc ça se peut que dans quelques années il va être très populaire.
Ceci dit, il a influencé des philosophes très connus, très influents, comme Gilbert Deleuze ou Bernard Stiegler, que vous connaissez sans doute peut-être aujourd’hui.
Moi je vais me concentrer ici sur un de ses livres, son livre [Du mode d’existence des objets techniques] qui est, en fait, comme la deuxième partie de sa thèse de doctorat et qui a fait l’objet d’une publication immédiate suite à sa thèse de doctorat en 1958.
Je ne vais pas entrer dans les détails de toute sa théorie, je dirais, en fait pour les personnes qui étaient présentes à la présentation de Coline [Coline Ferrarato] il y a deux jours, elle a présenté un peu plus en détail ce qu’était un objet technique.
Moi, ce qui m’interpelle beaucoup, en fait, chez Simondon c’est son objectif que je dirais politique. Il ne parle pas de politique, lui-même, mais je le définis comme ça. Comme on peut voir, dès la première phrase de son ouvrage il dit : « Cette étude est animée par l’intention de susciter une prise de conscience du sens des objets techniques » OK ? Et même dans le paragraphe suivant il dit que cet objectif lui apparaît aussi important que l’émancipation des esclaves. OK ? Il prend ça très au sérieux et c’est la critique qu’on peut faire à Simondon, ce n’est peut-être pas aussi important que de libérer les esclaves, son projet. Mais c’est un projet qui parle beaucoup aux techniciens, aux gens qui ont une sensibilité technique.
Donc deux choses avant – les personnes que je pensais qui allaient être là ne sont pas là – mais deux choses sur lesquelles je voudrais insister : Simondon n’aborde pas beaucoup les enjeux politiques, économiques, sociaux, donc je ne vais pas beaucoup aborder ça ici ; je pourrai l’aborder dans d’autres présentations ou en discussion, mais ce n’est pas l’objet de ma discussion. Ensuite, c’est de la philosophie, donc ce n’est pas facile à instrumentaliser. On peut avoir une réflexion : à quoi ça sert Simondon ? Mais pour moi ça sert à comprendre le monde, ça ne sert pas à faire un logiciel libre en tant que tel ou à changer les politiques.
Je vais montrer un extrait de Simondon qui, j‘espère, va fonctionner. En fait c’est une vidéo, c’est la seule entrevue avec Simondon qui a été réalisée, par ailleurs, par Radio Canada, par les Québécois, en 1968, et ça vous donne un peu une idée du personnage. Je vais passer une minute.
[Extrait de la vidéo]
Journaliste : Et vous vous situez, à votre sens, de quelle façon dans ce courant mécanologique ?
Stéphane Couture : On ne comprend pas très bien.
Journaliste : Vers quoi entendez-vous le faire déboucher ?
Gilbert Simondon : Oui. Je voudrais aller surtout, surtout, vers quelque chose de culturel. Ce qui, maintenant, me préoccupe le plus, ce n’est pas une étude froide et objective que je crois nécessaire. Une étude froide et objective des choses, je ne veux pas faire un musée, encore que j’en reconnaisse la nécessité et l’utilité. Je voudrais surtout éveiller culturellement mes contemporains en ce qui concerne la civilisation technique ou, plutôt, les différents feuillets historiques et les différentes étapes d’une civilisation technique. Car j’entends des grossièretés qui me découragent, particulièrement l’objet technique est rendu responsable de tout ; nos civilisations sont techniciennes ; il n’y a pas assez d’âme. Ou bien la civilisation de consommation est rendue responsable des désastres de nos jours et du désagrément de vivre. Elles n’est pas tellement technicienne, notre civilisation, mais quand elle l’est, elle l’est quelquefois très mal. Autrement dit, je crois bien qu’il faudrait apporter un tempérament, qu’il faudrait modifier l’idée selon laquelle nous vivons dans une civilisation qui est trop technicienne. Simplement elle est mal technicienne.
[Fin de l’extrait]
Stéphane Couture : Donc il disait qu’elle était mal technicienne. Mais vous voyez, en fait, son objectif c’est de changer le tempérament, la culture. Donc c’est vraiment ça que moi je retiens, que je veux retenir ici.
Donc, une des choses que Simondon reconnaît, constate en fait, ne reconnaît pas, mais il constate dès les premières pages, dès l’introduction, il note un peu comme mentionné dans la vidéo, il note que la culture, en particulier la culture occidentale, est déséquilibrée parce qu’elle reconnaît certains objets, comme l’objet esthétique, comme des objets qui ont du sens, une certaine signification culturelle. Mais d’autres objets, surtout les objets techniques seraient, en fait, sans structure, n’auraient pas de sens, n’auraient pas de signification ; ce seraient des êtres, des individus, qui seraient morts, inertes. OK ? En fait c’est contre ça qu’il s’oppose.
Pour Simondon, ce qu’il appelle ce déséquilibre ou ce malaise de la technique, a pour conséquence, ou a pour symptôme, deux attitudes différentes face à la technique.
D’une part l’idolâtrie. Donc les personnes qui sentent la signification ou qui sentent, en fait, qu’il y a un sens aux objets techniques, qu’un objet technique peut être beau ou peut avoir — je vais en parler tout à l’heure, mais ce sont les mots qu’il utilise — peut avoir une certaine poésie, mais qui ne sont pas capables de l’exprimer en tant que poésie parce que ce n’est pas reconnu dans la société, donc ce qu’ils vont faire c’est qu’ils vont idolâtrer les objets techniques. Donc une espèce d’idolâtrie de la technologie.
Vous avez sûrement entendu ça, une technophilie ambiante : des gens, en fait, croient que Facebook ou que n’importe quelle technologie va sauver le monde.
Et de l’autre part un dénigrement : l’objet technique n’est que purement fonctionnel, sans signification et, en fait, c’est d’aucun intérêt, on ne va pas l’étudier de façon anthropologique ou culturelle ou quelque chose comme ça.
Donc Simondon réagissait à plusieurs autres auteurs de son époque, notamment Jacques Ellul et Heidegger qui notaient que la technologie envahissait le monde et qu’on devenait un monde de plus en plus froid et inhumain.
Ce que Simondon dit c’est que, au contraire, la technologie ce n’est pas un nouveau dieu. OK ! Ce n’est pas non plus un monde inerte, mais, en revanche, c’est quelque chose d’humain, il faut l’appréhender comme quelque chose d’humain de façon très humble, ni plus ni moins que ça.
Une des choses — on en a parlé avant-hier à la présentation — Simondon définit l’objet technique par sa genèse. Donc l’objet technique c’est un objet qui a une genèse, qui s’inscrit dans une espèce de généalogie technique. Il y avait un objet plus ancien, un objet technique plus ancien, qui devient plus nouveau ; l y a d’autres objets plus récents qui émergent et tout ça.
Moi, ce qui m’intéresse beaucoup dans Simondon, c’est de voir l’objet technique comme une médiation. Donc Simondon ne voit pas seulement l’objet comme un instrument ; en fait il s’oppose à une vision instrumentale, à savoir que c’est un instrument, mais il le voit plutôt comme une médiation. L’objet technique c’est un point de rencontre entre deux milieux. Il doit être intégré à deux milieux à la fois, mais ces milieux ne sont pas compatibles. Donc ce qui l’intéresse, lui, c’est tout le travail qu’il appelle de concrétisation, le travail que les humains doivent faire pour adapter l’objet technique à deux milieux.
Si on prend l’exemple d’un marteau. Un marteau, simplement, ce sont des exemples de ce qu’il appelle un individu technique, au début un marteau c’était une technique : on utilisait les mains pour clouer quelque chose, pour assembler et, progressivement, ce qu’on fait c’est qu’on extrait des bouts de matière, du bois ; on travaille le bois, on attache la roche ; et tout ça, tout ce travail-là qui progressivement est fait de façon historique va constituer une médiation. Donc on change la nature et certains sociologues plus contemporains vont dire que l’objet technique va être un mix stable d’humain et de naturel. Et le processus de concrétisation, c’est cette idée-là, en fait, de stabiliser l’objet pour qu’il soit fonctionnel. Mais dans le processus, lui ce qui l’intéresse c’est le processus qui fait que les gens vont travailler, vont construire un objet et vont essayer de le rendre compatible entre les besoins humains et les besoins naturels, et c’est dans ce sens-là qu’il y a une dimension culturelle.
[Je vais regarder, ce n’est peut-être pas la bonne. OK !]
Je vais revenir là-dessus. Donc suivant cette question-là, de voir l‘objet technique comme une médiation entre l’humain et le naturel, lui ce qu’il voit, en fait il fait une analyse, il critique beaucoup la robotique il dit : « Les robots, on a une fixation sur les robots justement, on va les sacraliser aujourd’hui ; les robots vont être vus comme la perfection technique. » Simondon dit : « La perfection technique ce n’est pas l’automatisme, en fait, c’est l’indétermination. C’est le fait qu’une machine ou un objet vont être facilement associés à différents usages ou à différents environnements, vont pouvoir être adaptés. » Il écrit : « Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé ne pourrait que donner des résultats sommaires. […] Le véritable perfectionnement des machines correspond […] au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. » Ce qu’il va appeler une machine ouverte, contrairement à une machine fermée. La machine ouverte va être plus propice à faire cette médiation-là et se transformer progressivement, arriver à faire différents liens entre la nature et entre l’humain, mais plus généralement entre les machines entre elles. La nature et l’humain. OK ?
Donc Simondon s’est beaucoup penché, justement, pourquoi notre culture est en quelque sorte déséquilibrée et il a travaillé le concept d’aliénation. Ce sentiment de déséquilibre par rapport aux technologies, il appelle ça l’aliénation. Donc les gens sont aliénés par rapport à la technologie et, dans ce sens-là, il reprend en quelque sorte Marx. Qui connaît ? Vous avez déjà entendu parler de Karl Marx ? Si. Sûrement ? Un peu. Moi je ne suis pas un spécialiste de Marx, mais peut-être les gens vont m’en rappeler. Mais pour Marx, l’idée c’est que les travailleurs étaient aliénés dans leur travail dans le sens qu’ils n’étaient pas propriétaires de leurs moyens de production. Il n’y avait pas la propriété individuelle ou collective, mais ce qui l’intéressait c’est surtout la propriété collective. Autrement dit ils travaillaient, mais le fruit de leur travail leur était aliéné dans le sens qu’ils ne le possédaient pas.
Donc Simondon critique Marx et propose une définition que j’appellerais « psycho-cognitive » de l’aliénation. Pour Simondon, l’aliénation c’est de ne pas avoir conscience des schèmes de fonctionnement, de ne pas prendre conscience du sens des objets techniques. Donc l’aliénation ça serait une non conscience du fonctionnement.
Par exemple le travail à la chaîne pour Simondon, il reconnaît que les travailleurs sont aliénés pas parce qu’ils n’ont pas la propriété de la production, mais parce qu’ils sont dans une chaîne, qu’ils ne sont pas capables de voir l’ensemble du fonctionnement technique. Ils vont travailler seulement sur un individu. Il note aussi la relation de propriété. Il critique l’idée que les banquiers ne seraient pas aliénés, mais il mentionne : « Les banquiers sont autant aliénés que les travailleurs par rapport à la machine, parce que les banquiers voient la machine comme quelque chose d’instrumental, quelque chose qu’on peut maîtriser, mais ils ne cherchent pas, en fait, à comprendre ». Il va appeler ça des psychologues des machines, en fait, de voir comment elles fonctionnent ensemble.
Même chose, la relation d’usage pour Simondon, en fait, c’est une relation instrumentale par rapport aux technologies. Et le fait d’utiliser un ordinateur, par exemple, ou un autre objet sans comprendre au minimum, son mot c’est « sans avoir conscience du fonctionnement de la machine », va être une relation aliénée avec la technologie.
Pour Simondon une relation non aliénée, il dit ça sera en quelque sorte une espèce d’ingénieur des organisations ou un psychologue des machines qui va vivre au milieu des machines, les regarder entre elles, et tout ça.
Lui ce qu’il perçoit, donc la relation non aliénée aux objets techniques, il demande que l’humain devienne en quelque sorte comme un organisateur permanent des objets techniques. Plutôt que de voir des objets techniques, les technologies, comme quelque chose de fermé, l’humain serait en quelque sorte une espèce de chef d’orchestre au milieu d’une société des technologies, qu’il va mettre en relation continuellement les unes par rapport aux autres et dont il va prendre soin.
Son écriture est très belle : « La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme, ou l’humain, comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres, et qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin d’un chef d’orchestre. » Donc la relation que Simondon voit avec les techniques, c’est celle du chef d’orchestre par rapport à ses musiciens, qui va essayer d’animer les objets techniques pour les faire fonctionner entre eux.
En fait moi, je travaillais dans la programmation et dans le mouvement du logiciel libre avant de commencer d’étudier ça et ça m’a beaucoup interpellé, parce que j’ai essayé de voir toujours quel était le sens du mouvement du logiciel libre. Richard Stallman va dire que ce sont des questions éthiques, de donner le droit de coopérer. Il y en a d’autres qui vont dire c’est le fait de pouvoir avoir la collaboration ; on va être plus efficaces quand le code source va être ouvert.
Certaines personnes ont dit que si on interprète Simondon on pourrait voir le mouvement du logiciel libre comme un mouvement qui revendique l’accès à l’expressivité du code. Donc c’est de voir, en fait, le code, le fonctionnement interne du logiciel, comme quelque chose de culturel et pas seulement quelque chose de technique. Donc quelque chose qui est humain en soi, et pour cette raison qui ne devrait pas être enfermé dans une machine. Ne devrait pas être enfermé ! Donc en fait, une des choses qui anime beaucoup, je pense, les acteurs du logiciel libre, c’est de pouvoir, de garder une certaine notion de modularité dans les objets, de façon à pouvoir les assembler continuellement et les retravailler. Dans l’idée, je dirais dans l’esprit du logiciel libre, le logiciel va être toujours, d’une certaine façon, en évolution jusqu’à temps qu’il soit abandonné, donc va toujours être en constant changement.
Dans ce sens-là le programmeur et, en particulier, le chef de projet, va être en quelque sorte un chef d’orchestre qui va rassembler des bouts d’objets techniques ensemble et les faire travailler ensemble pour que ça donne un ensemble technique plus grand.
[Combien de temps il me reste ? J’ai 20 minutes. Ce n’est pas si mal. 15 minutes ?]
Déjà là, j’aimerais savoir, est-ce que ça vous parle tout ça ou pas du tout ? Comment vous voyez l’esprit ? Je donne un peu mon interprétation, mais j’aimerais bien savoir ce que vous pensez. Est-ce que ça résonne auprès de vous et par rapport au monde du logiciel libre ? Est-ce qu’il y en a qui veulent parler ? Ou il est trop tôt pour parler ? Est-ce qu’il y en a qui ne voient aucun lien ? Est-ce qu’il y en a qui voient quelques liens ? OK !
Ensuite, la dernière chose, puisqu’on est dans le courant de l’esthétique, le thème de l’esthétique, j’ai décidé d’aborder aussi la question de l’esthétique. Encore là, le lien n’est pas si évident ; moi je le vois, mais ce n’est pas complètement évident. Simondon a abordé aussi la question de l’esthétique. Il parle beaucoup de la culture et tout ça. Dans un des chapitres de son livre, il parle — c’est complètement fascinant et des fois on se demande à quoi il pense exactement — mais il aborde le lien entre l’esthétique, la technique et le religieux. OK ? Donc pour Simondon, dans le monde pré-moderne, l’esthétique, la technique et le religieux étaient réunis dans le magique. Le magique, c’était quelque chose à la fois de sacré, qui fonctionnait, et c’était esthétique, technique et religieux. Le magique c’était quelque chose de beau, de religieux et qui fonctionnait. Donc si on faisait un rituel, par exemple qui servait à faire venir la pluie, eh bien ça avait une composante à la fois religieuse, technique et esthétique. Ça fait trois fois que je le dis, mais bon !
Dans l’époque moderne en fait, ce qu’il dit c’est que la technique et le religieux se sont distingués et là, ce qu’il voit, ce qui réunit la technique et le religieux, c’est l’esthétique. Bon, là je n’ai pas assez préparé mon truc sur cette question-là. Mais la technique, sa particularité ça va être d’être détachée. Et l’esthétique, sa particularité, c’est d’être attachée à un milieu. Donc pour Simondon, un objet technique qui va être beau, c’est un objet qui va être bien attaché à son milieu.
Je vais présenter ce deuxième extrait de vidéo-là. Là vous allez voir la passion de Simondon.
Gilbert Simondon : La télévision, en elle-même, n’est que du métal, une vaste parabole en métal inoxydable et un tout petit doublet au centre.
Stéphane Couture : Donc là il parle de l’antenne de télévision. L’antenne de télévision qu’on voit par exemple au sommet d’une montagne et il va analyser, en fait, la dimension esthétique de cette antenne de télévision.
Gilbert Simondon : Et cette antenne de télévision, en elle-même, n’est que du métal, une vaste parabole en métal inoxydable et un tout petit doublet au centre que termine un câble coaxial. Elle est rigide mais elle est orientée. On voit qu’elle regarde au loin et qu’elle peut recevoir à partir d’un émetteur lointain. Pour moi, elle me paraît être plus qu’un symbole. Elle me paraît représenter une espèce de geste, d’intention, de pouvoir être presque magique, d’une magie contemporaine. En cela, il y a, entre cette rencontre du haut lieu et du point clé, qui est le point clé de la transmission en hyperfréquences, il y a une espèce de connaturalité entre le réseau humain et la géographie naturelle de la région. Cela est un aspect de poésie, un aspect de signification et de rencontre de significations. Par ailleurs on pourrait trouver aussi, par une plongée dans le temps, le pouvoir poétique de ce qui était extrêmement parfait et qui, un jour ou l’autre, sera détruit, est déjà peut-être détruit, par le cours d’une évolution qui est extrêmement et très dramatiquement négatrice de ce qui a été pourtant, un jour, une nouveauté. Voyez les locomotives à vapeur ; voyez les grands navires que l’on met de côté parce qu’ils sont désuets. Ce qu’on appelle l’obsolescence c’est une réalité économique, mais à côté de l’obsolescence économique il y a une espèce de montée poétique qui n’a pas, je crois, tout à fait suffisamment été mise en valeur. Nous manquons de poètes techniques.
Stéphane Couture : Des poètes techniques.
Gilbert Simondon : Et c’est ici que peut-être pourrions-nous faire intervenir, puis…
Stéphane Couture : Simondon, dans un extrait de son texte, dit : « Une antenne de téléphone ou une antenne télévisuelle est belle parce que, en fait, elle se situe à un point clé de l’univers, un point clé de rencontres de l’univers. » Il va dire : « Ces points-là, où on situe des antennes paraboliques, ça a été toujours des points géographiques avec une connotation spéciale, sacrée. » Et c’était souvent à ces points-là que, jadis, on allait faire des rituels ou qu’on allait installer des temples, des trucs comme ça. Donc le fait qu’elle est belle, c’est qu’elle montre une ligne d’horizon, comme ça.
Pour Simondon, l’esthétique ce n’est pas qu’une question de culture, donc ça ne peut pas être appréhendé uniquement par la seule perception. En fait, au contraire, il dit que ce que la culture fait à l’esthétique – là c’est Simondon qui parle, ce n’est pas nécessairement moi – l’esthétique c’est plutôt le produit d’une tendance à la perfection dans la médiation entre l’humain et le monde. L’impression esthétique apparaît dans le rattachement au monde, après son détachement. C’est le lieu de la médiation entre l’homme et le monde. Il dit : « L’impression esthétique n’est pas un construit culturel. La culture intervient plutôt en limitant ce qu’on perçoit comme étant esthétique, en faisant barrage à certains types d’impressions. » La culture, pour lui, va agir sur notre perception de l’esthétique, non pas en disant que tel objet est beau, mais plutôt en disant que tel objet n’est pas beau. En fait, la culture va nous interdire de penser l’objet technique comme étant quelque chose de beau. OK ? Donc la culture bloque ainsi l’impression du beau que l’on peut retrouver dans les objets techniques.
Et là je vais juste revenir. Donc les objets ne sont pas directement beaux en eux-mêmes, sauf si on essaie de les envelopper dans du beau – un beau téléphone, un bel iPhone – mais en fait, c’est plutôt dans leur insertion dans le monde, dans leur fonctionnement par rapport au monde, qu’on voit qu’ils sont beaux. Et il écrit : « Il faut que la fonction de l’objet soit comprise et pensée, autrement dit il faut une éducation technique pour que la beauté des objets techniques puisse apparaître comme insertion des schèmes techniques dans un univers, aux points clés de cet univers. »
Donc on en revient encore au fait qu’il faut avoir une conscience des schèmes techniques pour pouvoir voir l’aspect culturel, l’aspect de signification des objets.
Le point que j’essaie d’amener ici, si je reprends Simondon pour analyser le logiciel libre, on peut dire que le logiciel libre c’est une revendication pour pouvoir avoir accès, au moins formellement, à la conscience des schèmes techniques. Ou, ce que j’ai mentionné, Olivier Blondeau parlait « à la conscience de l’expressivité du code ». Donc le fait que le code ne fait pas juste fonctionner, mais, en tout cas, de voir le fonctionnement interne.
Ce qui ne veut pas dire que tout le monde va comprendre exactement comment un logiciel va fonctionner, mais, au moins, le seul fait qu’on connaît le logiciel libre et qu’on sait qu’il y a un code derrière, on a une conscience, en fait, qu’il y a un certain type de fonctionnement.
Sur la dimension culturelle, moi j’ai fait des entrevues sur l’appropriation des logiciels libres par les gouvernements, et ce qu’on me dit souvent, en fait, c’est qu’il ne s’agit pas juste de changer un logiciel propriétaire par un logiciel libre [là tout le monde arrive mais la présentation est presque terminée], il ne s’agit pas juste de changer un logiciel propriétaire par un logiciel libre, mais il s’agit aussi de changer de culture. Parce qu’on ne travaille pas avec un logiciel propriétaire comme un logiciel libre. Un logiciel propriétaire, tout est clé en main, l’objet est inerte, il est froid. Un logiciel libre, il faut continuellement s’en occuper. Pas nécessairement nous. Mais l’idée c’est que les usagers doivent être plus actifs dans le monde du logiciel libre.
Donc voilà. Et là j’avais deux slides, des extraits d’entrevues, une slide des extraits d’entrevues que j’avais faites. [J’ai terminé, je pense. Oups, c’est ici.] Donc des extraits d’entrevues que je pourrais vous montrer. En gros, quelques critiques de Simondon. Moi je trouve que Simondon nous parle beaucoup, par contre on peut se demander s’il a trop d’amour pour les objets au détriment d’autres aspects. Il y a, en fait, peu d’importance accordée aux aspects politiques et économiques. Et comme je l’ai dit au début aussi, c’est une réflexion philosophique donc c’est difficile d’opérationnaliser, de faire quelque chose de direct avec ça. Donc c’est bon pour la réflexion, bon pour comprendre le monde, mais pas pour instrumentaliser.
Pour les personnes qui voudraient continuer de parler avec moi, on peut aller dans le corridor. Je pense qu’il y a une autre présentation, c’est pour ça que les gens…
Organisateur : Il y a cinq minutes encore.
Stéphane Couture : Il y a cinq minutes encore. Donc vous en arrière vous êtes venus pour cette présentation-ci ? Pardon ?
Public : Pour la suite.
Stéphane Couture : Pour la suite. OK. Bon ! Mais si on a cinq minutes est-ce qu’il y en a qui ont des questions ? Oui parce que monsieur Stallman voulait avoir ma présentation.
Public : Sur la différence entre la technique, Simondon parle de technique. Aujourd’hui, on a tendance à parler plus de technologie. Est-ce que tu vois une nuance ? Moi j’ai l’impression que dans sa vision qui est une vision où il parle de poésie, on a l’impression que sa vision est très proche d’une vision de design plus que d’une vision d’ingénieur, par rapport à la technique. Est-ce que, justement, l’approche technologique aujourd’hui, ce ne serait pas plutôt une vision d’ingénieur par rapport à la vision qu’il a, lui, de la technique qui est plus quelque chose dans cette relation de médiation de l’humain avec un milieu ? C’est une approche qui est beaucoup plus, je pense, une approche de design aujourd’hui.
Stéphane Couture : Oui. En fait, il y a plusieurs questions dans ce que tu dis. D’abord je pense que Simondon s’intéressait aux pratiques des ingénieurs et des techniciens, des mécaniciens en fait, des techniciens, pas nécessairement au design. Parce qu’il critique, dans le dernier extrait que j’ai dit, il critique, en fait. Lui, ce qui l’intéresse, c’est la beauté comme interne, pas l’enveloppage, si on veut, quoique que l’enveloppage est important aussi. Mais j’ai l’impression que Simondon s’intéresse plus à la mécanique. Ensuite, objet technique, Simondon parle d’objet technique, il ne parle pas de technique, ce qui est assez différent, donc c’est la technique mise en objet.
Le problème avec la technologie, ça vient du mot anglais. Technologie existait moins en français, c’était moins utilisé. Aujourd’hui on utilise technologie. Moi je le perçois aussi comme une technique mise en objet, une technologie c’est l’équivalent d’un objet technique pour Simondon, mais la technologie ça serait l’ensemble des objets techniques. Mais il n’y a pas de terme « technique » en anglais, ce n’est pas utilisé, ce qui est un problème pour traduire Simondon en anglais aussi ; les gens se questionnent là-dessus. Il y a des changements culturels et puis temporels aussi dans ça. Est-ce qu’il y avait d’autres questions ? OK. Eh bien s’il y en a qui veulent continuer de parler, je pense que… Merci beaucoup.
[Applaudissements]

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.