Le logiciel libre, nouvelle révolution ? Émission : La matinale du mouv’ Intervenants : Alexis Kauffmann et Sébastien Broca

Titre
 : Le logiciel libre, nouvelle révolution ?
Intervenants
 : Alexis Kauffmann et Sébastien Broca
Lieu
 : Émission La Matinale du Mouv’
Date
 : 25 novembre 2013
Durée
 : Partie 1 : 12 min. Partie 2 : 10 min 51
Pour écouter chacune des deux parties se rendre en bas de cette page

Transcription

Partie 1

Benoît Bouscarel, journaliste
 : Il est sept heures quarante et une. On entre maintenant dans l’univers du libre, du logiciel libre.
Voix de Richard Stallman
 : Qu’est-ce que ça veut dire le logiciel libre ? C’est le logiciel qui respecte la liberté de l’utilisateur. Il ne s’agit pas de la gratuité. Ça devrait être plus clair en français parce que libre et gratuit sont des mots distincts, mais il paraît que ce n’est pas toujours clair. Beaucoup de gens pensent que le logiciel libre est une question de payer ou pas. Mais ce n’est qu’un détail. Il s’agit d’avoir de la liberté ou pas.
Benoît Bouscarel
 : Alors libre ce n’est pas gratuit et gratuit ce n’est pas libre ! C’était Richard Stallman, vous l’avez peut-être reconnu, un des pères du logiciel libre lors d’une [http://www.april.org/transcription-de-la-conference-de-richard-stallman-lors-des-30-ans-du-projet-gnu-luniversite-paris-8 récente conférence] sur le Libre dont il va être question ce matin. Bonjour Sébastien Broca.
Sébastien Broca
 : Bonjour.
Benoît Bouscarel
 : Vous êtes sociologue à la Sorbonne, au Centre d’Étude des Techniques, des Connaissances et des Pratiques, de la Sorbonne. Vous publiez, aux Éditions du Passager clandestin, [http://lepassagerclandestin.fr/catalogue/essais/utopie-du-logiciel-libre.html Utopie du logiciel libre - Du bricolage informatique à la réinvention sociale]. Bonjour Alexis Kauffmann.
Alexis Kauffmann
 : Bonjour.
Benoît Bouscarel
 : Fondateur de [http://www.framasoft.net/ Framasoft], réseau de promotion du logiciel libre. On va détailler dans un instant. Cette confusion dont on parlait à l’instant, on entendait Richard Stallman, entre liberté et gratuité, qui vient peut-être d’ailleurs du passage de l’anglais au français, « free » ça veut dire à la fois libre et gratuit, cette confusion et cette mise au point nous offrent un point de départ pour cette discussion autour de ce libre, de ce livre. C’est quoi un logiciel libre, Sébastien Broca ? Il est encore utile de le définir, il ne faut pas confondre avec un freeware, notamment.
Sébastien Broca
 : Tout à fait. Alors pour reprendre ce que disait Richard Stallman, lui il dit souvent il ne faut pas confondre « free beer » et « free speech ». Il dit que le logiciel libre, c’est une question de liberté d’expression et pas « bière gratuite » : « Free speech », ce n’est pas la même chose. Ce qui définit un logiciel libre ce n’est pas qu’il soit gratuit, c’est qu’il donne à tous ses utilisateurs quatre libertés, c’est-à-dire liberté de l’utiliser, de le modifier, de le copier et d’en distribuer des versions modifiées. Pour Richard Stallman, vraiment, c’est une question de défense, c’est un monde de libertés pour les utilisateurs d’informatique. C’est ça qui définit le Libre.
Benoît Bouscarel
 : On va continuer cette définition. Je précise, pour commencer, que ce livre que vous publiez n’est pas un livre sur les logiciels libres mais sur ce qu’ils peuvent apporter dans notre société, l’idéologie du Libre, qui est bien plus large que les univers numérique et informatique, peut apporter à la société.
Sébastien Broca
 : Tout à fait.
Benoît Bouscarel
 : Le logiciel libre est un pivot en fait dans votre livre.
Sébastien Broca
 : Oui. L’argument du livre, c’est un peu de montrer comment un mouvement qui est né en fait dans le domaine informatique, donc un mouvement de hackers, on reviendra peut-être sur ce terme, s’est peu à peu étendu, de différentes manières. Par exemple en inspirant Wikipedia par ces grandes collaborations entre informaticiens sur Internet. En s’étendant maintenant à ce qu’on appelle le hardware, donc à la fabrication avec tout ce qui s’appelle l’open hardware. Ou aussi en donnant naissance à toute une forme d’activismes sur les questions liées à la propriété intellectuelle. Ce sont des sujets sur lesquels les libristes, comme on les appelle, sont très engagés.
Benoît Bouscarel
 : On a un libriste justement, juste ici dans notre studio, Alexis Kauffmann, de Framasoft. En deux mots, Framasoft dont vous êtes le fondateur.
Alexis Kauffmann
 : Framasoft est un réseau de promotion et diffusion du logiciel libre, autour, aujourd’hui, d’une vingtaine de projets divers et variés.
Benoît Bouscarel
 : Des logiciels libres et de l’idéologie du Libre aussi ?
Alexis Kauffmann
 : Oui, et puis aussi également de la culture du libre. On a fini par appeler ça le Libre, avec un l majuscule. D’ailleurs, Sébastien reprend le terme et je m’en félicite, pour montrer que ça va au-delà. On a un blog, ouvert en 2006. Sur le fronton du blog, on peut lire que « ce serait l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque, si jamais le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ».
Benoît Bouscarel
 : C’est-à-dire qu’on n’est pas dans du domaine uniquement informatique. C’est une bonne définition comme le dit Andréa Fradin, Sébastien Broca ?
Sébastien Broca
 : Oui, tout à fait.
Benoît Bouscarel
 : Ce matin on ne va pas parler que de code informatique.
Sébastien Broca
 : Ben non. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les valeurs de ces informaticiens, alors ces valeurs, on pourrait peut-être commencer à en parler un petit peu. Ce sont des gens qui défendent la publicité du savoir, le partage de l’information, la collaboration et puis aussi le fait d’avoir un rapport, un autre rapport à nos objets techniques : essayer de comprendre comment ça marche l’informatique, d’ouvrir le capot de nos objets, toutes ces choses-là. C’est à travers ces valeurs, finalement, que le Libre peut acquérir une portée supérieure.
Benoît Bouscarel
 : Stallman considère le mouvement des logiciels libres comme un mouvement social. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?
Sébastien Broca
 : Oui. Alexis dira ensuite. Moi, je suis d’accord avec ça. C’est tout à fait important, il me semble. Il a créé ce mouvement au début des années quatre vingts et il a toujours dit que c’était un mouvement social, c’est-à-dire que c’était un mouvement qui défend certaines valeurs, certains principes, qui défend le fait que les utilisateurs d’informatique doivent avoir des libertés. Ce n’est pas simplement une idée de faire les meilleurs logiciels possible ou d’avoir des succès économiques, c’est vraiment une question de principes et de valeurs. Ça, c’est très important pour Stallman.
Benoît Bouscarel
 : Donc, c’est un mouvement de contestation Alexis Kauffmann ?
Alexis Kauffmann
 : Pas forcément de contestation, mais c’est un mouvement pour défendre nos libertés. C’est un mouvement qui donne des droits et des libertés aux utilisateurs et non pas une protection aux auteurs.
Benoît Bouscarel
 : Oui, mais il s’est installé en réaction, par rapport à quelque chose ! C’est un refus d’un modèle qui est arrivé au début des années quatre vingts.
Alexis Kauffmann
 : Oui, historiquement il s’est installé en résistance. Tout d’un coup, dans les universités américaines, autour des débuts de l’informatique dans les années soixante, soixante-dix, le code informatique se partageait comme les mathématiques. Il faut imaginer l’informatique comme les mathématiques à l’université. Alors les mathématiques, il n’y a pas de copyright sur les théorèmes par exemple. C’est heureux pour les scientifiques sinon ce serait vite compliqué s’il fallait payer des royalties à chaque fois qu’on utilise le théorème de Pythagore.

Le code se partageait et puis tout d’un coup certains se sont mis à fermer le code. Ça a donné un coup de génie économique, j’ai envie de dire, pour les Steve Jobs, les Bill Gates, etc.

Benoît Bouscarel
 : Qui ont largement prospéré sur les brevets qu’ils ont pu instaurer sur les codes, oui.
Alexis Kauffmann
 : Et Stallman lui, il a voulu résister, un petit peu comme dans Star Wars, on résiste à l’empire. Il a dit « Non, non, moi je veux continuer à pourvoir partager le code » et c’est là qu’il a fondé le mouvement du logiciel libre.
Sébastien Broca
 : Pour compléter ce que vient de dire Alexis qui est important, il faut savoir que ce qui se passe dans les années quatre vingts, quand apparaît le logiciel libre, c’est qu’il y a le micro ordinateur qui arrive et donc il se crée un marché de l’informatique gigantesque. C’est là que naissent les éditeurs Microsoft et d’autres, qui vont prospérer sur le fait de fermer le code. Alors qu’auparavant, dans les années soixante-dix, qu’avait connues Stallman notamment au MIT, la grande université américaine où il était, c’était vraiment une informatique qui se développait dans les institutions publiques, dans les universités, sur la base du partage du savoir, la collaboration entre informaticiens. C’est ça qui change dans les années quatre vingts. C’est ce contre quoi il entreprend de résister à ce moment-là.
Benoît Bouscarel
 : À ce point de la discussion, on a l’impression qu’on parle d’un rêve d’informaticiens un peu, qui veulent changer le monde dans les années quatre-vingts, en tout cas le monde dans lequel ils interviennent, eux, c’est-à-dire le monde du code. En fait, ça va beaucoup plus loin. Quand on touche au logiciel libre, écrivez-vous, Sébastien Broca, on comprend la société autrement et on veut changer le monde dans son ensemble.
Sébastien Broca
 : C’est vrai qu’à partir de cet objet très particulier qu’est le Libre, on peut réfléchir à plein de questions, en fait. On peut réfléchir à qu’est-ce c’est que par exemple le travail. C’est tout ce qu’on appelle l’éthique hacker. Le fait que ces gens du Libre défendent une vision du travail où chacun est autonome, libre, avec une minimisation des hiérarchies, si vous voulez. On peut aussi réfléchir à la circulation du savoir, notamment avec Internet évidemment, aux entraves que peuvent représenter les droits de propriété intellectuelle. On peut réfléchir aussi à quel est notre rapport finalement aux objets techniques qu’on utilise. Est-ce que c’est vraiment bien que les gens utilisent tant que ça des technologies qu’ils ne comprennent pas, dont ils n’ont aucune idée du fonctionnement, qu’ils ne peuvent pas bidouiller comme le disent les libristes ? Donc ce sont tous ces sujets-là, finalement, que porte le Libre depuis trente ans.
Benoît Bouscarel
 : Quand vous parlez de bidouiller ce n’est pas uniquement une dimension ludique, il y aussi autre chose.
Alexis Kauffmann
 : Ce que je voulais dire c’est que, quand vous dites changer le monde, en fait ce n’est pas forcément conscient. Les informaticiens veulent avant tout pouvoir faire dans un esprit hacker et éventuellement ensuite ils réfléchissent sur leurs pratiques ou d’autres le font très bien comme Sébastien.
Benoît Bouscarel
 : Il y a un côté empirique, en fait.
Alexis Kauffmann
 : Voilà. C’est ne pas être entravés dans notre liberté, dans notre curiosité de faire, d’agir. Le fait est, que maintenant on a des réalisations concrètes et qu’on se met à réfléchir autour de ça, et des réalisations vraiment spectaculaires tel Linux, telle Wikipedia, etc.
Benoît Bouscarel
 : Le libre est une possibilité. Vous citez Christopher Kelty, dans votre livre, Sébastien Broca. Le Libre est aussi une communauté, même si les hackers, ou en tout cas les libristes, ce n’est peut-être forcément synonyme d’ailleurs, ont considérablement évolué depuis les années soixante-dix. Vous n’êtes plus les mêmes.
Alexis Kauffmann
 : Moi, je suis un exemple vivant de libriste, mais non développeur. C’est-à-dire je ne suis pas du tout un informaticien, je n’ai pas créé de magnifiques logiciels libres, par contre…
Benoît Bouscarel
 : Vous êtes dans le partage !
Alexis Kauffmann
 : Voilà. Oui je suis dans la communication de tout ça, dans la communauté. Ce qui est beau dans le logiciel libre, c’est que le simple fait de les utiliser, d’en parler autour de soi et bien on fait partie de la communauté.
Benoît Bouscarel
 : Est-ce qu’on peut comprendre le mouvement du [http://fr.wikipedia.org/wiki/Do_it_yourself Do It Yourself], comme un mouvement de rupture avec le capitalisme industriel ?
Sébastien Broca
 : Certains voudraient bien, peut-être qu’ils sont un petit peu optimistes, mais c’est vrai que l’idée derrière…
Benoît Bouscarel
 : Parlons de politique un peu quand même !
Sébastien Broca
 : L’idée derrière ça, c’est de permettre une forme de relocalisation de la production, rompre avec les logiques de masse du capitalisme industriel et que finalement, à terme, à plus ou moins long terme, chacun puisse plus ou moins produire lui-même les objets dont il a besoin ou en tout cas les pièces de rechange. Pour lutter par exemple contre toute la thématique de l’obsolescence programmée, c’est-à-dire le fait que votre lave-linge tombe en rade au bout de trois ans, eh bien avec l’essor du Do it yourself, la fabrication personnelle, l’idée c’est de lutter contre toutes ces logiques-là, avec une relocalisation et une production différente, à petite échelle qui ne soit plus la production de masse qu’on connaît.
Andréa Fradin
 : En fait la notion de libre n’est pas forcément évidente pour le grand public qui justement ne bidouille pas, ne va pas ouvrir son ordinateur et encore moins sa tablette ou son téléphone portable. Comment on pourrait inciter le grand public à basculer en libre ? Quels sont les apports concrètement, en ce moment vu les affaires récentes d’espionnage de la NSA, quels sont les apports, selon vous, essentiels du Libre ?
Alexis Kauffmann
 : Je vais répondre en premier, puisque je suis enseignant à la base. C’est d’abord réintroduire un peu la notion de curiosité et de faire ensemble à l’école, parce qu’on a privilégié avant tout les usages, les usages numériques, etc, dans une espèce de soupe linguistique pas très claire, ce qui fait qu’on est plus en train d’apprendre le mode d’emploi de logiciels propriétaires…
Andréa Fradin
 : De Google, Facebook, etc.
Alexis Kauffmann
 : Oui, ou de Word, Excel, etc, plutôt que d’essayer de comprendre comment ils fonctionnent. Les libristes font partie de ceux qui militent pour réintroduire l’informatique en tant que discipline et non pas au service des autres matières.
Benoît Bouscarel
 : En gros, ça peut vouloir dire aussi créer des blogs plutôt que des pages Facebook qui se ressemblent toutes et qui n’amènent pas forcément à se poser la question sur la créativité.
Alexis Kauffmann
 : C’est vrai qu’on est très critiques vis-à-vis de Facebook. Disons que c’est quand même intéressant, dans la mesure où ceux qui sont sur Facebook ne font pas que lire mais écrivent également. C’est un premier pas. C’est dommage qu’ils écrivent juste pour communiquer et pas forcément pour s’informer ou pour dire des choses nouvelles. Mais, ce qui est important c’est que ceux qui sont sur Facebook aient d’abord conscience qu’ils sont sur une structure qui est privée, qui est américaine, qui change ses droits un peu quand elle le souhaite. Nous, on fait de la sensibilisation aux élèves parce que Facekook attention, vos photos, les photos appartiennent à Facebook et quand on les supprime, elles restent sur les serveurs de Facebook ! Donc attention mille fois ! Il y a des alternatives à Facebook. Le problème ce sont les phénomènes aussi de concentration sur Internet. Les monopoles, les Facebook, les Apple, les Google, qui font que quand on va sur Internet on finit par n’être que sur quelques sites, les Youtube et compagnie.
Benoît Bouscarel
 : Vous, vous militez pour une biodiversité du net et des usages. Alexis Kauffmann, Sébastien Roca, vous allez rester avec nous pour continuer cette discussion sur le Libre qu’utilisent d’ailleurs Facebook, Google, tous les grands du net, Microsoft, utilisent le Libre. Sébastien Roca, vous l’expliquez dans votre ouvrage.
Sébastien Roca
 : Oui, c’est ça qui est compliqué quand on réfléchit sur le Libre. C’est qu’à la fois il y a une portée subversive de ce mouvement et à la fois il a été aussi récupéré, enfin les logiciels en tout cas, par toutes les grandes entreprises, tous les géants du web

Partie 2

Benoît Bouscarel
 : Il est huit heures quatorze minutes, on retrouve nos invités dans la Matinale, Sébastien Broca et Alexis Kauffmann, pour parler du logiciel libre et de tout ce que la philosophie du Libre, au sens large, va changer, peut changer, devrait changer, dans nos sociétés.
Voix de Richard Stallman
 : Avec le logiciel libre, il y a aussi l’égalité parce que personne n’a de pouvoir sur personne. Il y a aussi la fraternité parce que nous encourageons la collaboration et la coopération entre les utilisateurs. Tandis que le logiciel privateur interdit la coopération et comparé aux Droits de l’Homme les questions économiques sont secondaires.
Benoît Bouscarel
 : Égalité, coopération, Droits de l’Homme, on entend bien Richard Stallman, considéré comme un des pères du logiciel libre. Est-ce que c’est un truc de gauchiste, Alexis Kauffmann, on est libriste, on est gauchiste soixante-huitard qui ne pense qu’à la coopération, et à mettre des fleurs tout autour de nous ?
Alexis Kauffmann
 : Pas forcément. C’est vrai que Stallman a beaucoup de succès en France, parce que, d’abord il s’exprime en français et il démarre ses conférences en disant je peux résumer le logiciel libre en trois mots, liberté, égalité, fraternité. Ça marche sous les applaudissements de la foule libriste. Il échappe aux catégories, j’ai envie de dire du siècle précédent. Évidemment, il y a beaucoup de gens, « de gauche » qui font partie des libristes, mais pas que, n’est-ce pas Sébastien ?
Benoît Bouscarel
 : Sébastien Broca, je rappelle, vous êtes auteur de « l’Utopie du logiciel libre - Du bricolage informatique à la réinvention sociale ».
Sébastien Broca
 : Ce qui est intéressant c’est que chez les libristes ou chez les hackers eux-mêmes, on trouve vraiment toutes les sensibilités politiques. On peut défendre le libre en étant un libertarien ou en étant de gauche, enfin bref tout est représenté. Par contre, ce qu’on peut dire quand même c’est qu’en France, un certain nombre d’intellectuels, comme André Gorz, par exemple, ou Yann Moulier-Boutang, Bernard Stiegler récemment, sont très intéressés, même fascinés parfois par le Libre et eux ils sont quand même très marqués à gauche.
Benoît Bouscarel
 : Parce qu’ils y voient une possibilité de changer la vie.
Alexis Kauffmann
 : Je voulais juste rebondir en étant un peu provocateur. Le Front national défend aussi le logiciel libre, parce qu’il y a des questions de sécurité, d’autonomie, de souveraineté nationale. On est de plus en plus dépendant de logiciels propriétaires américains, tel Microsoft. On l’a vu avec le scandale de la NSA cet été, ce que ça a pu donner.
Benoît Bouscarel
 : C’est-à-dire qu’il y a plein de facettes quand on parle de logiciel libre et du Libre en général dans le monde informatique. Est-ce que le libre et l’idéologie que sous-tend ce mouvement libriste va ou peut changer le monde ? Ça c’est la question sur laquelle on va s’arrêter un peu. Alexis Kauffmann, est-ce que vous, vous y croyez ? Changer la société, changer la politique, l’économie ?
Alexis Kauffmann
 : Est-ce qu’on a envie que le machine domine l’Homme ou que l’Homme domine la machine ? C’est un petit peu ça, en tout cas, contrôler et comprendre la machine. Quand je dis la machine domine l’homme, c’est une poignée d’hommes, qui contrôlent la machine, qui va contrôler la majorité. L’enjeu est un peu là. On est dans une crise économique de consommation et d’individualisation, j’ai envie de dire, on a envie de se retrouver, de faire, d’agir et de consommer autrement. Ça on le sent et le logiciel libre a des billes à apporter à ce renouveau.
Benoît Bouscarel
 : C’est aussi, et vous le signalez d’ailleurs dans votre ouvrage, Sébastien Broca, une façon de s’approprier, de se ré-approprier les moyens de production. Vous avez remonté même jusqu’à Marx pour analyser le logiciel libre !
Sébastien Broca
 : Oui. C’est notamment tout un discours qu’on a autour de l’impression 3D en ce moment. Avec des gens comme Adrian Bower, qui a créé une des premières imprimantes 3D auto-réplicables, c’était [http://reprap.org/wiki/RepRap la RepRap]. Et lui dit qu’est-ce que c’est que cette chose ? C’est un moyen de se ré-approprier les moyens de production, mais sans avoir besoin de faire une révolution politique, comme dans le marxisme classique. On se ré-approprie les choses sans risquer le bain de sang ou la prise du palais d’Hiver, comme ce que vous connaissez.
Alexis Kauffmann
 : Pour donner un exemple concret, je pense qu’un jour quand on consultera par exemple l’article [http://fr.wikipedia.org/wiki/Assiette_%28vaisselle%29 assiette] de Wikipedia, on aura toutes sortes d’informations, des images, des vidéos, du texte, mais on aura aussi un lien vers un fichier numérique de conceptualisation en 3D de votre assiette, libre, qui permettra directement de l’imprimer chez soi, avec une imprimante 3D. Voilà de l’avoir, donc plus besoin de passer chez Ikea par exemple.
Benoît Bouscarel
 : Ça c’est de l’utopie, Alexis Kauffman. Sébastien Broca, vous parlez d’utopie concrète dans votre ouvrage. Il y a un petit paradoxe, dans ce terme-là.
Sébastien Broca
 : Ça parait un peu contradictoire, parce que c’est vrai qu’on a cette idée que l’utopie c’est quelque chose de chimérique, d’irréalisable. C’est vrai que moi, j’entends utopie un peu en un autre sens, comme finalement du possible non encore réalisé, quelque chose qui est du non encore devenu. L’utopie concrète c’est quoi ? C’est cette idée que dans le Libre, il y a quand même une sorte d’idéal social, éventuellement de modèle de société alternatif, mais aussi que cet idéal s’appuie sur des pratiques. Quand on voit tous les logiciels libres qui existent, tout ce qu’a réalisé Wikipedia en seulement dix ans, on se dit quand même que ce ne sont pas simplement des gens qui délirent ou qui rêvent, mais qu’il y a aussi des pratiques qui soutiennent cette utopie.
Benoît Bouscarel
 : Il y a des choses qui se passent.
Andréa Fradin
 : La question qu’on se pose c’est finalement dans quelle mesure le libre peut vraiment se réaliser en tant qu’utopie concrète. Pour ne parler que de cet exemple, après les révélations de Snowden, donc d’espionnage massif de la NSA. moi j’ai été frappé, comme d’autres journalistes et d’autres observateurs, par la réaction des gens, majoritaire qui disaient « Mais on s’en fout ! » et qui n’avaient pas visiblement une propension à changer leurs usages, qui sont sur des plates-formes propriétaires, verrouillées, qui n’ouvrent pas le capot et qui ne voient même pas le problème, finalement.
Alexis Kauffmann
 : Les gens ont été clairement endormis. À nous de les réveiller !
Benoît Bouscarel
 : Servitude volontaire que le Libre ne change pas.
Sébastien Broca
 : C’est vrai que par rapport à ces problèmes-là, peut-être que ce qu’il faut dire aussi, c’est que les formes de surveillance sont finalement très discrètes et peut-être un peu pernicieuses, mais on n’est pas non plus en Allemagne de l’Est où une personne sur sept, parait-il, était un informateur. Quand vous utilisez Facebook, vous n’avez quand même aucun indice sensible du fait que vous êtes surveillé. Personne ne s’en rend compte.
Benoît Bouscarel
 : Oui, mais on le sait maintenant, depuis Snowden, comme le dit Andréa.
Sébastien Broca
 : On le sait…
Andréa Fradin
 : Oui, sauf que c’est impalpable.
Sébastien Broca
 : Sauf que c’est impalpable. Et puis que les gens, peut-être aussi, ont l’impression qu’ils n’ont rien à cacher. C’est le slogan de Google « Don’t be evil ! », si vous n’êtes pas méchant, vous n’avez pas d’intention malveillante, finalement qu’est-ce que vous pouvez en avoir à faire d’être surveillé. Ça, c’est un peu le discours qu’on entend souvent sur ces questions.
Benoît Bouscarel
 : On évoquait tout à l’heure ce que vous écrivez Sébastien Broca dans votre ouvrage. Il y a des limites au Libre et à l’utopie amenée par le Libre et elles se matérialisent, par exemple par le fait que le Libre est utilisé, depuis longtemps, par les gens dont on parle depuis tout à l’heure, Facebook, peut-être même la NSA. Google, Microsoft, toutes les grandes entreprises qui n’ont rien à voir avec l’idéologie du Libre finalement utilisent aussi ces logiciels-là.
Alexis Kauffmann
 : Bien entendu, puisqu’on aboutit à des logiciels de qualité. Le processus même, ouvert et d’amélioration continue par la communauté mais également par les grandes entreprises, fait que ce sont des logiciels qui s’améliorent.
Benoît Bouscarel
 : Ça c’est la fin de l’utopie, non ?
Sébastien Broca
 : Oui, peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’au sein de cette grande mouvance autour du logiciel libre, c’est vrai qu’il y a deux tendances. Peut-être qu’il faut revenir à ça, c’est qu’il y a la tendance historique autour de Richard Stallman qui s’appelle free software, le logiciel libre. Il y a un autre mouvement, qui est né à la fin des années quatre-vingt-dix, qu’on appelle l’open source, c’est une terminologie qui a connu beaucoup de succès. Qui a un discours un peu différent, qui est de dire vraiment les logiciels libres ce n’est pas vraiment une question de principe ou de valeur, c’est simplement produire de meilleurs logiciels avec des méthodes de développement innovantes et du coup un discours beaucoup plus, euh…
Alexis Kauffmann
 : Politiquement correct.
Sébastien Broca
 : Politiquement correct et propre à séduire les entreprises. Stallman dit que c’est une version édulcorée, évidemment, de ce que lui promeut depuis trente ans.
Benoît Bouscarel
 : Alors, on utilise le Libre pour créer, pour créer en coopération, pour s’affranchir des brevets sur le logiciel et de l’emprise, finalement mercantile, sur la société. Si on plisse les yeux et je vais vous citer Sébastien Broca, « On voit se dessiner une société soustraite à l’aliénation de l’emploi salarié, à la privatisation des fruits du travail où la créativité technique serait encouragée par la ré-appropriation des savoir-faire, une société où les processus de décision ne seraient plus dissimulés et où savoir et culture ne pourraient plus tomber sous la tutelle spéculative d’un petit nombre d’entreprises ». Ça, c’est la fin de l’histoire finalement.
Sébastien Broca
 : Je vous remercie de citer ce moment un peu lyrique de mon livre, qui arrive à la fin. Ça, c’est si on y croit et si on va à fond dans cette utopie.
Benoît Bouscarel
 : Vous y croyez vraiment à cette utopie ?
Sébastien Broca
 : Moi, je raconte ce que font des gens qui y croient, essentiellement. Mais oui, disons que j’y crois, j’y crois un peu dans le sens où comme je disais tout à l’heure, il y a déjà quand même plusieurs réalisations qui montrent que ce mouvement produit quand même des choses qui sont bien concrètes.
Benoît Bouscarel
 : Ça, ce serait la fin en fait, la finalité. Finalement, peu importe si on y arrive ou pas, dites-vous également, Sébastien Broca, dans ce livre, « Utopie du logiciel libre », pourvu qu’on utilise les bons moyens d’y parvenir finalement, pourvu qu’on utilise de bons moyens, qu’on y parvienne ou pas d’ailleurs : les moyens collaboratifs, l’expérimentation curieuse, par l’autonomie, la ré-appropriation des savoirs, la transmission des savoirs aussi. C’est aussi une méthode, le Libre.
Sébastien Broca
 : Exactement. Ce que je voulais dire par là, c’est que le Libre c’est aussi, indépendamment des réalisations qui sont produites, c’est aussi une méthode. Par exemple une méthode pour faire des choses ensemble, pour travailler. C’est ce qu’on voit dans un certain nombre de projets de logiciels libres, c’est quand même une méthode de travailler ensemble, de collaborer sur une base de partage du savoir et puis aussi avec des rapports hiérarchiques assez faibles, avec cette idée que chacun décide, chaque contributeur, par exemple à un logiciel libre, décide de ce sur quoi il va travailler, et est quand même assez autonome dans la manière dont il organise son travail. C’est là qu’on a quelque chose qui est quand même un petit peu subversif, par rapport aux formes classiques du travail en entreprise avec des hiérarchies.
Alexis Kauffmann
 : Une méthode, mais aussi une démarche et un état d’esprit, c’est-à-dire ne pas sacrifier son confort sur l’autel de nos libertés. Je pense par exemple à Apple qui est très fort pour faire de beaux logiciels qui fonctionnent, design, jolis, etc, mais on s’enferme dans une prison dorée avec Apple. C’est un peu ça notre discours, on a effectivement souvent du mal à le faire passer. C’est être intransigeant sur les libertés.
Benoît Bouscarel
 : Merci Alexis Kauffmann, vous êtes fondateur du réseau Framasoft.
Alexis Kauffmann
 : Oui. J’en profite pour dire que nous sommes en campagne de dons. Donc, si vous pensez que nous le méritons, soutenez-nous.
Benoît Bouscarel
 : En campagne de ? Pardon ?
Alexis Kauffmann
 : En campagne de dons, parce qu’on ne vit que des dons individuels de nos utilisateurs.
Benoît Bouscarel
 : Rappelez-nous l’adresse internet de votre site. Framasoft point ?
Alexis Kauffmann
 : [http://framsoft.org framasoft.org]
Benoît Bouscarel
 : Merci également à Sébastien Broca. Je rappelle le titre de votre ouvrage, « L’Utopie du logiciel libre - Du bricolage informatique à la ré-invention sociale », qui est donc possible, c’est une utopie, mais une utopie concrète. Merci Sébastien Broca, votre essai « Utopie du logiciel libre » est paru au Passager clandestin.

La Matinale du Mouv continue.

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.