La « souveraineté numérique », pour quoi faire ?

Titre :
La « souveraineté numérique », pour quoi faire ?
Intervenant·e·s :
Laure de la Raudière - Tarik Krim - Bernard Benhamou - Divers auditeurs - Éric Delvaux
Lieu :
Le téléphone sonne - France Inter
Date :
13 août 2020
Durée :
39 min
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Site de présentation de l’émission
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Point d’interrogation bonhomme blanc 3D, Fotomelia - Creative Commons Deed CC0.
NB :
transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Comme une nouvelle guerre froide, la souveraineté numérique déchire la Chine et les USA. La France et l’Europe ont-elles une ambition dans ce domaine ?

Transcription

Éric Delvaux : Émission ce soir sur notre souveraineté numérique. Les enjeux sont si importants qu’ils génèrent une nouvelle forme de guerre entre la Chine et les États-Unis, guerre économique mais pas seulement, car la souveraineté numérique c’est aussi une question de sécurité de nos propres données, celles que nous confions allégrement aujourd’hui aux GAFAM américains.

La France et l’Europe sont-elles condamnées à rester numériquement dépendantes des puissances étrangères ? Et dans la perspective de la 5G et dans la perspective de la transition écologique quelles sont les autres voies numériques possibles et à quelles conditions ? C’est donc le thème du Téléphone sonne de ce soir
Voix off : Le téléphone sonne, 01 45 24 7000
Éric Delvaux : Avec trois invités ce soir pour nous éclairer.

Laure de la Raudière, vous êtes députée Agir d’Eure-et Loir, vous êtes aussi coprésidente du groupe d’étude de cybersécurité et souveraineté numérique à l’Assemblée nationale.

En studio Tariq Krim, entrepreneur et ancien vice-président du Conseil national du numérique [1].

Également en studio Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique [2].

Merci d’être venus ce soir à France Inter pour répondre aux auditeurs.
Bernard Benhamou : Merci à vous.
Tariq Krim : Merci à vous.
Éric Delvaux : La première question est pour vous Laure de la Raudière : de qui la France est-elle numériquement dépendante ?
Laure de la Raudière : On est principalement dépendants aujourd’hui des États-Unis. Ça peut changer, on pourra être aussi dépendants des Chinois pourquoi pas pour certains services, mais aujourd’hui nous dépendons massivement de ce qui s’appelle les GAFAM, Google, Amazon, Apple, Facebook, Microsoft qui sont des géants du numérique et on utilise leurs services quotidiennement.

La crise du covid nous a montré à quel point on était profondément dépendants du numérique. Je dirais heureusement même que le numérique était là. Le télétravail a été multiplié par 10, les téléconsultations en matière de santé par 100, le e-commerce par 2 et parallèlement aussi les cyberattaques ont été multipliées par 4.
Éric Delvaux : Tariq Krim, ce qui est en jeu c’est donc l’économie, on va le voir un peu plus tout à l’heure, ce sont aussi nos données personnelles avec quels risques, précisément, qu’elles soient confiées aux GAFAM ?
Tariq Krim : Ce qui est intéressant c’est qu’à chaque fois qu’on utilise son téléphone ou son ordinateur, ces plateformes collectent des données pour mieux nous connaître, pour ensuite nous servir de nouveaux produits, influencer nos comportements, nos achats. En fait, ces plateformes sont devenues de gigantesques réservoirs de données qui sont hébergés, hélas, aux États-Unis.
Éric Delvaux : Quand le gouvernement a choisi par exemple en France de confier l’hébergement de nos données de santé, donc nos secrets médicaux, à l’Américain Microsoft, ce qu’on appelle le Health Data Hub [3], Bernard Benhamou on vous a entendu crier au loup en vous inquiétant de certaines dérives possibles. Quels types de dérives ?
Bernard Benhamou : De nombreuses dérives sont possibles à partir d’un projet de ce genre qui, au départ, est animé de bonnes intentions puisqu’il s’agit d’améliorer la santé au travers de nouvelles technologies, en particulier d’intelligence artificielle. L’idée est louable. La réalisation par un acteur américain de cette taille, avec ces ambitions-là sur le secteur, permet d’avoir toutes les inquiétudes sur le fait que cela puisse déboucher effectivement sur une appropriation de ces données, à la fois par des acteurs industriels – ce qui est déjà le cas manifestement –, mais aussi par des services de renseignement puisque les États-Unis ont des lois qui s’appliquent à toutes les sociétés où que soient localisées leurs données, y compris en Europe, si elles sont américaines. Donc par définition il y avait là un risque et on y est allé beaucoup trop vite. Je dirais que la crise covid a peut-être accéléré la chose. Effectivement je crois qu’il est temps, il est important de réfléchir parce que ce qui se joue là ce n’est pas une application de traçage comme StopCovid [4], c’est le futur de notre système de santé sur les 10, 20 ou 30 ans qui viennent.
Éric Delvaux : Sur les abus aux États-Unis l’administration américaine avait envisagé d’imposer des tests de santé en entreprise en fonction des informations de santé de son personnel recueillies sur le Net, avec même des pénalités pour les employés ?
Bernard Benhamou : Oui, c’était même pire que ça puisqu’ils voulaient imposer, c’était une loi dite HR1313 que l’administration Trump a voulu passer, ils voulaient imposer des tests génétiques en entreprise, et ceux qui ne les auraient pas passés, ceux qui auraient refusé de se faire tester génétiquement, auraient dû payer entre 4000 et 5000 dollars par an. Heureusement la chose n’a pas pu se faire parce qu’il y a eu un changement de majorité à la Chambre qui a empêché que la loi progresse, mais il faut bien avoir en tête que ce genre de scénario, qui ressemble un peu à ce que font les Chinois avec le contrôle génétique de leur population et le contrôle des comportements de leur population avec ce qu’ils appellent le crédit social [5], c’est une chose qui n’est pas totalement impossible dans des pays occidentaux et dans des démocraties libérales comme on se plaît à s’appeler par rapport à ça. Donc cette évolution vers un système de contrôle et de surveillance, que certains appellent le capitalisme de surveillance, n’est pas un scénario de science-fiction, c’est une possibilité concrète de nos régimes, à l’heure actuelle.
Éric Delvaux : Laure de la Raudière, d’ailleurs quelle a été votre position quand le gouvernement que vous soutenez au sein du groupe Agir a confié nos données médicales à Microsoft ? Qu’avez-vous dit ? Comment avez-vous réagi ?
Laure de la Raudière : J’ai d’abord posé la question de savoir pourquoi on avait choisi Microsoft et pas un acteur français ou un acteur européen et quelles avaient été les garanties qui avaient été prises vis-à-vis de nos données de santé. Déjà des données personnelles, je préférerais qu’elles soient hébergées en France auprès d’un acteur français pour être assurée que ma vie privée soit bien gérée avec les lois auxquelles j’ai souscrit en fait. Je réponds à votre question, mais vous savez qu’il y a une loi américaine qui s’appelle le CLOUD Act [6] qui permet aux juridictions américaines de saisir toutes les données où qu’elles soient hébergées dans le monde, à partir du moment où ce sont des données hébergées chez un acteur américain.
Éric Delvaux : C’est un problème d’extraterritorialité.
Laure de la Raudière : Je vous remercie de le dire, extra-territorialité, si les données sont hébergées chez un acteur américain, ce qui est le cas de la quasi-totalité de nos données aujourd’hui. Donc c’est un enjeu majeur de savoir comment l’État français va protéger nos données de santé s’il y a une réquisition d’un juge américain qui voudrait avoir accès à nos données de santé.
Éric Delvaux : Est-ce que vous vous êtes fait entendre par le gouvernement ? Est-ce que vous avez fait un petit forcing auprès du gouvernement ?
Laure de la Raudière : Oui, bien sûr, bien évidemment qu’on a fait un forcing. Ils nous ont dit qu’aujourd’hui, par rapport aux exigences de fonctionnement informatique, en fait des exigences qu’il y avait dans le cahier des charges informatique, il n’y avait pas d’offre européenne qui permettait de satisfaire l’ensemble des exigences. Ce qui est le cas aussi de toutes les grandes entreprises françaises ou européennes, c’est-à-dire que ce n’est pas une spécificité de l’État français. Aujourd’hui ce que nous disent les DSI, que ça soient les DSI de l’État ou les directeurs des services d’information des grands groupes, c’est que le niveau de prestation de Google, d’Amazon ou de Microsoft est très en avance par rapport à ce qu’on est capable de faire. Donc il y a un gros enjeu aujourd’hui de développer cette offre, c’est un enjeu majeur de souveraineté.
Éric Delvaux : On va en parler après. On va aborder après les solutions et les perspectives.

Tariq Krim, Laure de la Raudière, la députée dit qu’il n’y avait pas d’offre en Europe pour héberger nos données de santé.
Tariq Krim : Je ne suis pas vraiment d’accord avec cette position. Je crois que ce que l’on voit déjà, comme le rappelait Bernard avec la question de la souveraineté, c’est qu’il y a deux choses en fait. La première, c’est une forme de démission, on a considéré qu’on ne pouvait plus rien faire en France. Il faut savoir que certaines technologies qui vont être utilisées par le Health Data Hub ont été développées par des Français, notamment sur les logiciels libres en intelligence artificielle on est très bons. Le vrai sujet c’est la question de l’hébergement, c’est la question de définir des politiques ambitieuses dans ce domaine. Et ce que l’on voit aujourd’hui, on voit ça depuis une vingtaine, une trentaine d’années, c’est que le pouvoir politique qui n’est plus technologique, qui n’a plus de compétences technologiques, va au plus rapide et le plus rapide c’est de se dire finalement, si on doit faire Health Data Hub en un an, on va utiliser Microsoft parce que c’est plus rapide.
Éric Delvaux : Je vous coupe, pardon, ça veut dire qu’il y aurait eu des solutions françaises de cloud ?
Tariq Krim : Bien sûr. Il y a des dizaines de solutions. La vraie question c’est la question de l’hébergement : est-ce que le logiciel qui fait tourner la France est hébergé en France ?, ce qui est possible. On a des acteurs très connus, Outscale, OVH, Scaleway, etc., et bien d’autres ; il y en a une quinzaine ou une vingtaine. Les hôpitaux, les cliniques hébergent des données de santé, des données numériques depuis une vingtaine, une trentaine d’années, donc ce n’est pas quelque chose de nouveau. Par contre, ce qui est important c’est de se dire est-ce qu’on met tous les moyens sur la table pour développer des industries numériques en France ? Ou est-ce que, comme malheureusement on l’a vu maintenant avec Renault, avec Airbus, avec Orange, on décide de délocaliser la recherche et développement ? Il faut le savoir, et je pense que les auditeurs doivent le savoir, à chaque fois que l’on dit on va travailler avec Google, avec Facebook, avec tous ces grands acteurs, ça veut dire que les centres de recherche et développement d’Orange, de Nokia, de Renault, de tous les grands acteurs, vont être supprimés.
Éric Delvaux : Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, vous souhaitiez réagir.
Bernard Benhamou : Oui. C’est-à-dire qu’à l’heure actuelle on sait très bien que l’argument qui a été mis en avant par le gouvernement c’est un argument de rapidité en disant effectivement « nous avons privilégié les fonctionnalités sanitaires au détriment d’une politique industrielle ». Cet argument qui était pratiquement audible dans les années précédentes parce que ça n’attirait pas autant l’attention aujourd’hui, surtout dans une période de crise comme la pandémie, on se rend compte que c’est extrêmement dangereux parce que ces outils numériques sont essentiels pour le fonctionnement de nos sociétés. Ils définissent notre société sur le long terme et si nous ne faisons pas en sorte de dresser, à un moment donné, des barrières – même si le terme n’est pas sympathique – par rapport à des technologies qui peuvent constituer un risque, surtout effectivement de surveillance, en particulier avec les Chinois mais aussi avec les Américains, nous ne développerons jamais notre propre écosystème, nous ne deviendrons jamais indépendants, souverains pour rependre le terme, et nous ne serons pas capables de définir notre futur numérique. Et ça c’est une chose qui va être déterminante politiquement pour les 10, 20, 30 ans qui viennent.
Éric Delvaux : On va aller au standard de France Inter 01 45 24 7000, avec une première question de Jean-Claude. Bonsoir Jean-Claude.
Jean-Claude : Bonsoir et merci de prendre ma question. J’étais un petit peu sur cette ligne, ce que défendait votre précédent intervenant sur la question de la santé en disant dans différents domaines il y aurait des possibilités. Il y a un exemple qui n’est peut-être pas assez connu, mais il y avait quelque chose qui s’appelait eBay, la vente entre particuliers en France et partout en Europe. Est arrivé Le Bon Coin et en un an on ne parlait plus d’eBay, tout le monde était sur Le Bon Coin. C’est un exemple.
Éric Delvaux : Et Le Bon Coin est en train de racheter eBay me semble-t-il.
Jean-Claude : C’est possible en plus, je ne savais pas, merci.

Il y a d’autres domaines, évidemment Amazon. En fait en France on avait une vielle tradition : le catalogue Manufrance a existé, après il a eu La Redoute, il y a eu la Camif, etc. Il y a un problème de cahier des charges. C’est vrai qu’il y a les prix, mais si on fait mieux au point de vue avis des consommateurs, etc. ; il y a une petite entreprise, relativement, LDLC, dans le domaine informatique, qui marche très bien. Donc ça peut très bien se généraliser, surtout avec La Poste en arrière ligne, il n’y a pas de problème.

Il y a un autre domaine. On parle de Microsoft mais, en fait, dans les collèges français les élèves travaillent très souvent sur du logiciel libre pour ne pas acheter les licences Microsoft, dans tous les domaines, traitement de texte, etc., et même la Gendarmerie pour la confidentialité parce qu’il y a évidemment des back doors, des portes d’espionnage, dans tous les logiciels Microsoft, c’est ce que demande la CIA.
Éric Delvaux : Voilà pour votre constat. Et la question ?
Jean-Claude : Le dernier exemple c’est Google. En France on a des mathématiciens, les algorithmes c’est avant tout des mathématiques et on devrait pouvoir y arriver. Donc où est la volonté ? Les moyens existent, ils sont là et en plus il y aura une demande parce qu’il y a des tas de pays dans le monde qui sont évidemment très intéressés par le logiciel libre, par l’indépendance, par la sécurité des données, donc il y a réellement un marché.
Éric Delvaux : Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, qui manque de volonté dans cette affaire ?
Bernard Benhamou : Je dirais qu’il y a une sorte de renoncement généralisé de nos décideurs depuis effectivement une dizaine ou une quinzaine d’années sur le mode « de toute manière on a loupé la marche, on n’a pas réussi à créer de vrais acteurs de taille internationale ». Monsieur citait eBay qui a été créé par quelqu’un qui était aussi français, Pierre Omidyar, mais de fait on n’a pas de société à empreinte internationale, peut-être à part BlaBlaCar qui est un beau succès européen et un début de succès international. Donc, quelque part, on a eu une sorte de renoncement sur le mode « de toute manière c’est perdu, donc on fait affaire avec ceux qui effectivement tiennent le haut du pavé ». Je le répète, c’était quelque chose de « compréhensible », entre guillemets, ou d’audible il y a quelques années quand on ne voyait pas les risques de dérives de surveillance, de dérives politiques comme on a pu le voir avec le scandale Cambridge Analytica [7], où on voit que l’Internet peut faire basculer des élections. Maintenant on n’a plus le luxe de la naïveté par rapport à ça. Il y a eu Snowden [8] qui nous a démontré ce qu’étaient les programmes de surveillance de la NSA, il y a eu ce scandale Cambridge Analytica et bien d’autres, on pourrait en citer d’autres, donc maintenant c’est bien de notre futur, y compris politique, dont il s’agit. Donc effectivement, ce renoncement devient toxique, devient dangereux.
Éric Delvaux : Tariq Krim.
Tariq Krim : J’allais dire, pour reprendre ce que disait Bernard, aujourd’hui nous sommes dans l’Amérique de Donald Trump, ce n’est plus l’Amérique d’Obama. D’une certaine manière il y avait une forme d’ambiguïté, on travaillait avec des Américains, les choses fonctionnaient bien. Sauf que aujourd’hui quand vous voyez la guerre entre les États-Unis et la Chine c’est très simple, d’ici 2050 la Chine sera numéro un, l’Inde sera numéro deux.
Éric Delvaux : Sur quelle base ?
Tariq Krim : Au niveau mondial, en termes d’économie.
Éric Delvaux : Sur l’économie.
Tariq Krim : Et ni la France ni l’Allemagne ne seront dans le top 10. La raison pour laquelle la technologie est si importante pour les Américains c’est qu’elle leur permet d’avoir encore je dirais une corde, une possibilité de tenir la Chine. Regardez ce qui s’est passé avec TikTok qui est quasiment en passe d’être interdit, avec Huawei. Que se passerait-il en France si du jour au lendemain Donald Trump, et il le peut par un décret exécutif, disait « Google ne peut plus opérer en Europe ». Plus de Google mail, plus de Waze, plus rien. Comment fait-on ? Quel est le plan B ? Et aujourd’hui, je dirais que le débat sur la souveraineté numérique a évolué vers cette question : quel est notre plan B ?
Éric Delvaux : Laure de la Raudière, députée Agir, si on se place dans la perspective de la 5G en France, est-ce qu’il va donc falloir écarter le Chinois Huawei de la future 5G française ? C’est d’ailleurs une hypothèse de l’ANSSI, l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information. Vous êtes favorable à ça ?
Laure de la Raudière : Je suis favorable à suivre les recommandations de l’ANSSI qui est une agence qui a une très bonne réputation au niveau international et qui aura une décision très juste par rapport aux enjeux de sécurité concernant nos données et nos citoyens. Si l’ANSSI dit qu’il faut écarter Huawei de certaines antennes – dans un premier temps elle a dit pas partout et après on ne renouvellera plus les antennes qui sont Huawei – eh bien il faut le faire, d’autant plus que ça favorisera nécessairement deux champions européens que sont Nokia et Ericsson. On a la chance d’avoir des équipementiers réseaux en Europe, on a tout intérêt à les pousser, à développer des innovations qui correspondront aux besoins à la fois des citoyens et des industries, puisque le réseau 5G est un enjeu de compétitivité industrielle majeur pour la France.

Je voudrais juste revenir sur l’aspect politique, quand même, sur la souveraineté numérique puisqu’en tant que députée ça fait 13 ans que je porte ces enjeux à l’Assemblée nationale et 13 ans que je m’épuise à dire ce qu’ont dit les deux précédents orateurs, Tariq Krim et Bernard Benhamou, et que la Commission européenne a été très lente à prendre l’enjeu des technologies numériques et à les mettre comme un enjeu stratégique au niveau européen. La première fois que c’est vraiment mis dans la feuille de route de la Commission européenne en tant qu’enjeu industriel, technologique, stratégique, c’est en 2019, c’est avec la nouvelle Commission en fait. Il y a un commissaire qui est en charge du marché intérieur qui est Thierry Breton, qui est en plus le commissaire que la France a choisi, qui connaît parfaitement ces enjeux. Donc on doit porter cette ambition politique de bâtir une souveraineté numérique en Europe.

Je suis d’accord avec l’auditeur qui est intervenu c’est qu’il y a des parts de marché qu’on peut reprendre. Sur le cloud, par exemple, il y a une volonté de la France et de l’Europe de déployer un cloud européen qui soit au niveau de compétitivité des offres américaines et ça c’est essentiel.
Éric Delvaux : Je vous coupe Laure de la Raudière. Quand Thierry Breton que vous évoquiez, le commissaire européen du marché intérieur déclare au début de l’été qu’il faut assurer la souveraineté numérique de l’Europe, est-ce que ça fédère pour autant une réelle stratégie européenne ? Je vous pose la question Tarik Krim, ou est-ce qu’on en restera finalement à une simple déclaration d’intention ?
Tarik Krim : En fait ce qu’il faut comprendre c’est que tous les pays ne sont pas alignés de la même manière. Prenons l’exemple de l’Allemagne. L’Allemagne a une obsession c’est protéger son industrie de l’espionnage industriel chinois, notamment les machines-outils. Très tôt ils ont compris qu’il fallait travailler localement. Prenons un exemple : BMW, pour sa solution autonome, a développé quelque chose en interne. Renault travaille avec Waymo qui est, en fait, une filiale de Google. Aujourd’hui en France, tant qu’on n’a pas compris que nous sommes essentiellement un pays de services et quelle vision du numérique nous souhaitons mettre en avant, avant même de l’exporter puisqu’on parlait tout à l’heure de cette idée qu’on peut aussi exporter une vision du numérique un peu plus apaisée, différente du modèle des GAFAM, il faut d’abord se mettre d’accord sur quel type de numérique on veut.
Éric Delvaux : 01 45 24 7000, le standard de France Inter, on va aller au standard avec vous Isabelle. Bonjour Isabelle.
Isabelle : Bonjour. Merci France Inter pour vos émissions toujours très intéressantes.
Éric Delvaux : C’est gentil.
Isabelle : Merci d’avoir pris mon appel.

Je voulais apporter un témoignage plutôt qu’une question, mais on est toujours ouvert au débat. Je voudrais tout de même que soit exprimée sur les ondes la question de quelle société voulons-nous et quelle société numérique ? Il faut arrêter de dire que le numérique c’est écolo. Maintenant on commence à avoir des études au niveau de toute l’énergie grise, l’énergie masquée, le problème des rebuts, etc. Il faut arrêter de dire « faites-vous soigner par l’intelligence artificielle » ou alors que les gens qui le disent se fassent soigner par des robots et on en reparlera après. C’est peut-être mieux que les acteurs soient français plutôt qu’américains ou chinois, mais il faut aussi reconnaître que le modèle économique des entreprises du numérique est basé sur la viralité. Comme on est en saison de virus, c’est bien de viralité dont il s’agit, c’est-à-dire créer des besoins, créer de la captation d’attention. Au début on nous a vendu le numérique en disant ça vous fait gagner du temps. Je suis désolée tout autour de moi, dans la vraie vie, les gens ont de moins en moins de temps libre parce qu’ils ont toujours le nez sur leurs écrans. Je pense qu’il est important qu’il y ait une réflexion citoyenne qui remonte après au niveau des décideurs politiques. Cette réflexion est amorcée par certaines personnes, par certains groupes, associations, mais elle est encore insuffisamment entendue. De quelle société voulons-nous ?
Éric Delvaux : Merci Isabelle de ce témoignage, vous nous appeliez de la Drome, Peyrus précisément.

Tarik Krim, comment rendre notre souveraineté numérique en phase avec la transition écologique c’est justement une de vos marottes, le slow web notamment dont vous faites la promotion, ça ressemblerait à quoi ?
Tarik Krim : Historiquement il y a eu deux visions de l’informatique. La première c’est de dire que l’informatique est un simple outil qui va nous aider à devenir plus intelligents, à faire plus de choses et une autre vision, qui est d’ailleurs la vision dominante aujourd’hui, qui est de dire que l’informatique va nous remplacer, va réfléchir à notre place, c’est un peu le modèle de l’intelligence artificielle. Cette idée du slow web c’est cette idée que finalement la technologie doit être présente quand on en a besoin et absente quand on n’a en pas besoin. Ce qui est drôle et c’est le paradoxe que disait Madame, c’est que d’une certaine manière nous avons gagné du temps grâce à tous ces outils, à nos téléphones, et ce temps que nous avons gagné nous le passons sur nos téléphones.
Éric Delvaux : Sur les mêmes outils.
Tarik Krim : Sur les mêmes outils, à consommer. En fait il y a une sorte de boucle, ce qu’on appelle aux États-Unis le capitalisme de surveillance où, finalement, nous sommes la denrée, c’est-à-dire que notre attention devient la valeur économique et cette attention doit être captée. Le patron de Netflix disait qu’il est en compétition avec le sommeil, c’est-à-dire que finalement cela va au-delà de ce qui est bon également pour nous. D’un point de vue de la consommation, effectivement, ce capitalisme de surveillance, cette idée qu’on doit analyser, transformer en données absolument tout, consomme une énergie folle et curieusement ce sont ces mêmes outils qui fragmentent les débats politiques et qui nous empêchent, en fait, de reprendre le contrôle du long terme.
Éric Delvaux : Une souveraineté numérique en phase avec la transition écologique, c’est une question politique disait à l’instant notre auditrice.

Laure de la Raudière, ça fait plus d’une décennie que vous portez ces questions à bout de bras. C’est compatible et c’est entendu par la classe politique de faire de la souveraineté numérique un parallèle avec la transition écologique ?
Laure de la Raudière : En tout cas c’est une transformation profonde de la société comme l’est la transformation écologique que nous devons avoir. Dans cette transformation numérique de la société, on doit définir politiquement et avec les citoyens quelles valeurs ont veut avoir dans notre société. Aujourd’hui nos valeurs communes sont mises à mal avec cette transformation numérique de la société, nos valeurs de vie privée, la lutte contre les propos haineux. Parfois même les valeurs démocratiques sont challengées, on l’a vu avec l’usage, en fait, des réseaux sociaux pour manipuler l’opinion à grande échelle depuis une puissance étrangère. Ça a été prouvé par exemple dans le cadre du Brexit, ça a été prouvé dans le cadre du référendum sur l’indépendance de la Catalogne de mémoire. On voit bien que cette transformation numérique de la société engendre de nouveaux risques et met à mal, en fait, des valeurs communes qui sont les valeurs qu’on a décidées pour notre société. C’est aussi le cas de la lutte contre les fausses informations qui se diffusent plus rapidement sur le Web que les bonnes. On doit challenger ensemble et trouver les moyens de pouvoir conserver nos valeurs communes dans cette nouvelle société et c’est extrêmement complexe.
Éric Delvaux : Laure de la Raudière, ma question était : est-ce que vous êtes entendue par les gouvernements, par vos collègues au Parlement lorsque vous leur parlez d’écologie et de transition numérique ?
Laure de la Raudière : Sur le problème du numérique c’est souvent un problème de compétences.
Éric Delvaux : La classe politique n’est pas compétente techniquement aujourd’hui pour prendre des décisions ?
Laure de la Raudière : Je dirais que depuis 2017 il y a eu un changement radical au sein de l’Assemblée nationale. Parmi les nouveaux député·e·s il y a beaucoup plus de député·e·s très compétent·e·s sur les enjeux numériques par rapport à avant. On commence à avoir une maturité sur les débats. Avant souvent en fait on votait des choses qui ne permettaient pas d’avoir des résultats par rapport aux objectifs qu’on se fixait.
Éric Delvaux : On va retourner au standard. Merci. Pardon de vous couper, je veux également donner la priorité aux auditeurs de France Inter avec Pascal qui nous appelle du Lot. Bonsoir Pascal.
Pascal : Bonsoir.
Éric Delvaux : Quelle est votre question ?
Pascal : C’était pour revenir sur le droit américain qui s’applique dès lors qu’un produit que vous achetez est payé en dollars, le produit tombe sous le coup du droit américain. Pour mémoire vous aviez BNP qui a, en négociant, été condamnée, qui a une très forte amende aux États-Unis de façon à être disculpée par rapport à des histoires comptables, ce n’est pas grave. Renault a été obligé, quand Trump est parti de l’Iran, de quitter l’Iran parce que, bien sûr, ses voitures sont vendues en dollars, donc hégémonie américaine de ce côté-là. Personnellement je suis avec Google au niveau de ma boîte mail, je sais que tout ce qui est sur ma boîte mail relève du droit américain, c’est marqué dans les textes encore mis à jour dernièrement.
Éric Delvaux : Votre question. Ça c’est le constat. Vous avez une question ou c’est juste un commentaire ?
Pascal : La question c’est quand est-ce que l’Europe, puisque c’est eux qu’il faut plutôt privilégier, je ne pense pas que la France à elle toute seule arrivera à quelque chose.
Éric Delvaux : Ça se passe effectivement au niveau européen plus qu’au niveau national.
Pascal : Personnellement je pense qu’au niveau européen il faut arrêter l’hégémonie américaine. Que l’État français donne à Microsoft…
Éric Delvaux : Nos données de santé, nos secrets médicaux.
Pascal : Nos données médicales, c’est donné à l’épouse de Bill Gates qui, elle, développe des logiciels et des médicaments artificiels adaptés à chaque cas de personne, ce sont des sociétés qu’elle possède qui développent ce genre de médicaments, donc c’est leur donner pleins pouvoirs par rapport à nous ici en France, donc permettre à des laboratoires américains de développer plus vite les produits. Par rapport au covid, par exemple, ce sont eux qui auront la mainmise parce que les données auront été récupérées bien avant que l’État français ne puisse lever le petit doigt.
Éric Delvaux : Merci Pascal de ce témoignage et de cette question.

Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, les questions reviennent un peu en boucle, mais quelles sont donc les alternatives pour échapper aux GAFAM et aux Chinois aujourd’hui ?
Bernard Benhamou : L’alternative c’est déjà de poser une limite, c’est-à-dire de dire qu’il est des données qui ne peuvent ni ne doivent être traitées autrement que par des sociétés européennes sur le sol européen, c’est ce qu’on appelle le principe de localisation des données. C’est un principe qui est évoqué mais pour l’instant pas encore mis en œuvre et qu’il nous faudra mettre en œuvre quand il est question de données aussi sensibles que les données relatives à la santé, les données ethniques, les données relatives aux opinions politiques, etc. Ces données-là, par définition, ne devraient pas pouvoir être traitées par des acteurs américains et encore moins pouvoir être rapatriées aux États-Unis.

Je rappellerai pour mémoire qu’il y a quelques jours, c’est tout récent, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé l’accord qui permettait à plus de 4000, presque 5000 sociétés américaines de traiter les données des Européens aux États-Unis, ce qu’on appelait le privacy shield, peu importe, eh bien cet accord a été rompu parce que justement les données des Européens ne sont pas protégées correctement.

Donc quand vous me dites quelle est la première chose à faire, c‘est déjà établir un diagnostic clair en disant qu’on ne peut pas se permettre le risque et on l’a vu, madame de la Raudière le rappelait sur les manipulations électorales, on ne peut plus se permettre le risque de voir nos sociétés entièrement dirigées, pilotées de l’extérieur par des sociétés ou des États qui peuvent être hostiles, comme on l’a vu effectivement avec la Russie pour le scandale Cambridge Analytica entre autres.

Par définition, je reviendrai aussi sur un point. Il a été dit, en gros, qu’il y avait un risque par rapport effectivement à l’accélération des langages de haine, ça été l’objet d’un débat à l’Assemblée il y a quelque temps, mais le problème c’est que les sociétés comme Google ont tout intérêt à ce que des propos radicaux soient échangés sur la plateforme.
Éric Delvaux : Pourquoi ?
Bernard Benhamou : Prenons par exemple YouTube. Ce n’est pas compliqué, plus une vidéo est considérée comme radicale, plus les experts ont remarqué qu’elle devient virale et plus les gens restent, excusez-moi l’expression, scotchés dessus. Or Google vit du temps que vous passez à regarder de la publicité. Leur algorithme a été modifié pour favoriser des vidéos qui sont de plus en plus radicales. Vous avez une sociologue qui a étudié cela, Zeynep Tufekci, qui dit que YouTube est peut-être le principal outil de radicalisation politique du 21e siècle. Ce propos-là doit nous faire comprendre que ce n’est pas à la marge que l’on doit corriger le tir, c’est certaines choses, y compris ce l’on appelle dans le jargon technique le micro-ciblage, c’est-à-dire le fait de pouvoir adresser une publicité ou un message à une ou deux ou cinq personnes et non pas à des millions comme on le faisait auparavant avec des panneaux publicitaires, mais bien effectivement des messages, comme on le voit sur Facebook ou sur Google, qui sont adressés à quelques personnes. C’est ce type de fonctionnement que nous Européens, puisqu’il a été question d’un modèle européen, qu’est-ce que pourrait être un numérique à visage européen ?, eh bien typiquement ce serait un numérique où le ciblage, la modélisation des comportements de chacun n’est plus la règle absolue, ce qui est à l’heure actuelle le cas avec la publicité sur Internet.
Éric Delvaux : Au standard de France Inter Matthieu nous appelle de Bretagne. Bonsoir Matthieu.
Matthieu : Bonsoir.
Éric Delvaux : Quelle est votre question ?
Matthieu : Je suis délégué à la protection des données pour une collectivité territoriale et à notre niveau local on voit que la seule chose qui ait réellement fait changer les pratiques en termes de protection des données à caractère personnel c’est le RGPD [9], le Règlement général sur la protection des données.
Éric Delvaux : Qui est un droit européen qui renforce notre protection au niveau européen.
Matthieu : Exactement. Et ce qui est très surprenant c’est d’entendre la majeure partie de vos interlocuteurs parler exclusivement du niveau national, comme s’il y avait la moindre chance qu’on puisse !

Le fait que vous n’ayez pas de député européen alors que c’est à ce niveau-là que ça se joue, c’est très surprenant. Voir qu’on raisonne encore comme si la France était une échelle suffisante pour faire bouger les comportements alors que la raison pour laquelle la Chine, la Russie ou les États-Unis ont des entreprises capables d’atteindre ces masses critiques, c’est justement parce qu’elles ont une taille suffisante pour avoir des levées de fonds qui permettent de faire changer les choses.
Éric Delvaux : Sur le choix des invités ça me regarde en particulier et je confirme que nous avons bien fait aussi d’inviter une députée, même si, vous avez raison, ça se passe surtout au niveau européen, il n’empêche qu’il y a aussi en France un mot à dire et c’est ce que fait Laure de la Raudière, députée Agir, qui s’occupe depuis 13 ans déjà je crois des questions numériques en France et qu’elle fait le relais. Cela dit un député ou une députée européenne aurait été aussi la bienvenue. Maintenant effectivement, on le dit depuis le début, mais on va le rappeler, Tarik Krim, ce n’est pas au niveau national que ça se joue. Cette souveraineté numérique sera d’abord européenne ?
Tarik Krim : Pas que. Il faut bien voir les choses. Si on parle de guerre économique, on l’a vu avec la crise du covid, l’Europe a un peu explosé en vol sur la question des masques, sur les outils de traçage, on aurait dû se coordonner sur plein de choses. Donc déjà d’un point de vue économique chaque pays réfléchit d’abord à lui-même et à sa capacité de créer de l’emploi. Ce qu’il y a derrière la question de la souveraineté numérique c’est essentiellement la question d’avoir de l’emploi qualifié en France. Est-ce qu’on forme des ingénieurs en France pour qu’ils travaillent dans des sociétés en France ou est-ce qu’on les forme pour qu’ils aillent chez Google, Facebook, Amazon, ce qui est d’ailleurs une petite partie d’entre eux, mais qui pourrait bientôt devenir une majeure partie si on n’a pas de plan de B.

D’un point de vue européen ce qui est intéressant c’est qu’on a, je dirais, une approche beaucoup plus diplomatique. Ce qui est intéressant avec le RGPD c’est que c’est victoire diplomatique de l’Europe. Pour la première fois on a dit voilà comment on va faire les choses.
Éric Delvaux : Le Règlement général de protection des données.
Tarik Krim : Absolument, le Règlement général de protection des données, d’ailleurs le CLOUD Act, cette fameuse loi américaine, a été fait un peu en opposition au RGPD, il faut le dire et maintenant ça commence à inspirer d’autres pays. Le Japon s’est dit on va faire un standard un peu similaire, la Californie. En fait, quand on est novateur et quand on invente quelque chose d’un peu plus éthique, une vision qui est vraiment la nôtre, on inspire d’autres pays. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs niveaux, il y a l’aspect dans quel monde numérique veut-on vivre et surtout quelle va être la place de la France d’un point de vue économique dans un monde qui est essentiellement numérisé ?
Éric Delvaux : Sur la place de la France, Laure de la Raudière vous souhaitiez réagir à l’intervention de notre auditeur Matthieu de Bretagne.
Laure de la Raudière : Oui, simplement pour rappeler qu’on a la chance aujourd’hui d’avoir au niveau européen Thierry Breton qui connaît très bien ces enjeux de part son profil professionnel précédent.
Éric Delvaux : Capitaine d’industrie aussi.
Laure de la Raudière : Voilà, capitaine d’industrie dans le domaine du numérique. Il est commissaire européen en charge du marché intérieur et c’est avec lui qu’il faut travailler sur tous ces enjeux. Je vais donner un exemple : je pense que le droit de la concurrence doit évoluer au niveau européen pour permettre des régulations des acteurs tels que Google, tels qu’Amazon, qui sont des acteurs systémiques en position de quasi-monopole et quelquefois ils abusent de leur position dominante. Qu’on puisse faire des régulations ex ante en fait du droit de la concurrence et non pas ex post. Aujourd’hui, quand une petite entreprise startup est en conflit avec Google ou Amazon ça met six ans, sept ans, huit ans à être jugé jusqu’au bout. Quelquefois elle a gain de cause, mais elle est déjà morte, elle ne peut plus exister sur son marché parce que Google l’a tuée par des pratiques anti-concurrentielles. Typiquement ça, ça doit être vu au niveau européen.

Deuxième chose qui doit être vue au niveau européen, on n’a en pas parlé, ça me parait un enjeu très important, ce sont les histoires de monnaies virtuelles. Il y a eu une prise de conscience des chefs d’État au moment de l’annonce par Facebook de Libra. Là ça les a choqués d’un point de vue atteinte à la souveraineté de l’État, en fait, souveraineté numérique, parce qu’un acteur privé disait qu’il allait faire une monnaie virtuelle et un acteur qui relie deux milliards d’individus dans le monde. Là aussi on peut l’envisager. Il faut que l’Europe puisse émettre une monnaie virtuelle basée sur l’euro pour défendre la valeur de l’euro dans le cadre d’échanges en monnaies virtuelles, sinon on n’existera plus non plus en termes de monnaie.
Éric Delvaux : Il y avait deux chapitres dans votre intervention, j’ai bien retenu les monnaies virtuelles. Je voudrais revenir sur le droit européen de la concurrence. Quand on évoquait le fait d’évincer Huawei de la 5G française, est-ce que ce serait de la discrimination commerciale ? Est-ce que ce serait bien compatible avec le droit européen à la concurrence ? Bernard Benhamou.
Bernard Benhamou : Il y a aussi les questions de concurrence, bien sûr, mais lorsqu’il est question de sécurité nationale, les règles européennes ne s’appliquent pas. Donc si l’on considère, comme l’ANSSI a eu l’occasion de le dire récemment avec l’excellent Guillaume Poupard [10], par définition on ne peut pas aller vers des solutions qui mettent en péril la sécurité collective des Français ou des Européens. Je rappellerai justement par rapport à ces questions de concurrence d’acteurs étrangers que le ministre de la Justice de Donald Trump a dit par rapport à la 5G « nous sommes faibles nous Américains, donc nous allons racheter Nokia et Ericsson ».
Éric Delvaux : Ça nous embête, donc on rachète !
Bernard Benhamou : Exactement. Ça veut dire en clair que nous, Européens, devenons la proie que l’on vient dépecer. D’un côté nous sommes le marché qui permet effectivement à ces sociétés de se développer et de l’autre côté on vient dépecer nos cerveaux, nos entreprises.

Je rappellerai un dernier point : il nous faut envisager clairement aujourd’hui des mesures non seulement comme il a été dit ex ante pour empêcher des fusions, mais peut-être même dé-fusionner des sociétés, comme l’Europe a su le faire dans le passé quand il s’agissait de turbines d’avion ou d’autres choses. Séparer des sociétés qui sont devenues trop puissantes, c’est-à-dire démanteler pour employer les termes, c’est une chose que l’on doit réellement envisager aujourd’hui.
Éric Delvaux : Vous pensez à qui ? Vous pensez auxquelles ?
Bernard Benhamou : Je pense en particulier à Facebook et à Google, mais pas qu’eux. En particulier ces deux-là. Les économistes de la Commission européenne ont reconnu après les auditions qu’ils avaient menées au moment du rachat de WhatsApp que, je cite « ils s’étaient fait avoir », c’est-à-dire, en gros, que tous les engagements que Facebook, la main sur cœur, s’était engagé à tenir n’ont pas été tenus et on a maintenant un mastodonte qui effectivement ne doit possiblement sa survie dans les années à venir que par l’intervention de Trump qui va bloquer son concurrent chinois TikTok.

Là on est face à un jeu qui n’est absolument pas juste, comme diraient les économistes, c’est un jeu qui est totalement déséquilibré et dans lequel l’Europe doit et peut intervenir pour dire que ces fusions-là ne peuvent pas continuer dans la durée au risque, effectivement, de perturber l’ensemble de l’économie de ce secteur.
Éric Delvaux : Et pour aller au bout de l’exemple de la 5G et de Huawei, les Britanniques, eux, ne tergiversent pas, ils ne veulent pas entendre parler de Huawei dans la future 5G britannique. Tariq Krim, est-ce que vous estimez que la France, dans ce dossier, minaude au lieu de s’imposer sur ce marché ?
Tariq Krim : Quand on parle 5G, en fait ce qu’il faut comprendre c’est qu’au-delà de la vitesse c’est un réseau qui va donner encore plus de contrôle aux opérateurs et notamment aux GAFAM. Donc la question à se poser c’est est-ce qu’on peut construire une 5G alternative ? Ce qui est intéressant c’est qu’en France il y a des sociétés notamment comme Amarisoft qui permettent de faire de la 5G locale à plus bas coût, qui sont elles-mêmes en train de disrupter des sociétés comme Huawei. Malheureusement, comme on a souvent l’habitude en France, on ne travaille qu’avec les gros acteurs, on n’a pas assez regardé ce qui se fait en France.

Je le répète encore une fois, en France on a vraiment beaucoup de solutions, d’ingénieurs de talent, il faudrait qu’on leur donne les moyens de se développer.
Éric Delvaux : Et bien merci d’avoir répondu aux auditeurs de France Inter. Ça passe très vite effectivement.

Merci à vous Laure de la Raudière, députée Agir, merci Tarik Krim, entrepreneur et ancien vice-président du Conseil National du Numérique, et merci beaucoup Bernard Benhamou, secrétaire général de l’institut de la souveraineté numérique.
Dans quelques secondes il sera 20 heures.