Google s’insère de manière violente et douce à la fois - Xavier Coadic

Titre :
Google s’insère de manière violente et douce à la fois
Intervenants :
Xavier Coadic - Antoine Gouritin
Lieu :
Rencontres Désinspirantes de Disruption protestante
Date :
février 2019
Durée :
43 min
Écouter le podcast
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
logo No G00gle - Licence CC Attribution-Share Alike 4.0 International

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Antoine Gouritin : Bienvenue dans ce nouvel épisode des Rencontres Désinspirantes de Disruption protestante. Chaque semaine une position lucide à rebours du mythe de la start-up nation avec un acteur de l’innovation française. Je suis Antoine Gouritin.

La semaine dernière Florence Durand Tornare, déléguée générale de l’association Villes Internet [1], nous racontait les relations complexes entre les collectivités et les start-ups et appelait à une décélération et au retour du bon sens. Vous pouvez écouter cette discussion dans votre application de podcast favorite, sur Spotify et sur disruption-protestante.fr. À la fin de notre conversation, Florence évoquait sa visite de l’atelier Google de Rennes : « J’ai réfléchi depuis que j’y suis allée parce que ça m’a traumatisée ! »

Aujourd’hui retour à Rennes où j’ai rencontré Xavier Coadic. Xavier est tour à tour entrepreneur, chercheur, il travaille maintenant sur le biomimétisme. Je vous mets les liens vers ses projets dans la description de l’épisode. Xavier est aussi impliqué dans le monde associatif rennais et connaît bien les structures qui travaillent sur le sujet de la fameuse inclusion numérique, terme à la mode. J’ai commencé par lui demander comment l’arrivée des ateliers Google s’insérait dans l’existant.

Bonne désinspiration !
Xavier Coadic : Tu as commencé par parler d’inclusion, je n’ai pas utilisé ce terme-là et j’y fais attention parce que depuis deux-trois ans c’est devenu un terme packagé partout en France, déjà parce qu’on parle de fracture numérique, d’exclusion. Il y une fracture sociale, je crois réelle, la fracture numérique si elle existe, peut-être qu’elle existe, elle est plus liée à la fracture sociale, elle est une conséquence de ces choses-là.

Parler d’inclusion je pense que c’est un peu too much pour utiliser les anglicismes que les gens du numérique digitalisé aiment beaucoup. Et comment Google s’insère dans cela de manière à la fois violente, massive, et à la fois douce et pernicieuse ? Ça fait un bon teaser pour continuer dans les anglicismes. Google ne s’insère pas, Google est là depuis longtemps. Le moteur de recherche, enfin l’entreprise Google et tous les services, le courriel, le moteur de recherche, plein d’autres choses, le DNS [Domain Name System] public pour entrer dans la technique. Google était et est toujours sur les ordinateurs des écoles, des particuliers, des collectivités publiques, des entreprises privées. La grande différence, c’est que Google ouvre une boutique, et je ne dirais pas atelier, je dirais bien boutique. Ils ont ouvert un store, comme aurait dit Apple il y quelques années, en plein centre-ville, rue de la Monnaie pour l’anecdote, on pourra y revenir après parce que c’est complètement incroyable. C’est pour ça que je dis que c’est intelligent, pernicieux et des fois c’est vraiment vicieux.
Google était là massivement, d’ailleurs surtout ces dernières années, de nombreuses fois a été condamné pour position de monopole qui viole les lois antitrust à l’échelle nord-américaine, à l’échelle européenne ou à l’échelle mondiale. Donc ça veut dire qu’il y a quand même un problème avec cette entreprise, ne serait-ce que sur les règles économiques, financières et position de marché.

Donc Google était là de manière massive et intrusive dans nos quotidiens parce que, s’il fallait détailler, Google, son métier, c’est de nous pomper plein de choses et pas que de la donnée, c’est de nous pomper plein de choses.

Ensuite Google fait un truc nouveau, c’est-à-dire qu’en France il s’installe gentiment, de manière cosy, en ouvrant une boutique tout à fait charmante dans le centre historique et bourgeois de Rennes. Même l’annonce de ce truc-là a été faite de manière pleine de velours et de dorures de l’Élysée, puisque c’est le président Emmanuel Macron qui recevait, en janvier 2018, des grandes stars apparemment du business et du numérique de l’Europe et de la planète. À la sortie de ces rencontres, le président de Google France, si je ne dis pas de bêtises, annonce que Google va ouvrir des ateliers numériques, il appelle ça comme ça, partout en France, très rapidement, et notamment que la première ville serait Rennes.

C’est comme ça ; c’est arrivé plein de velours et plein de velours de communicants politiques et de dorures de la République, avec des grands chiffres parce que derrière il faut marketer une annonce comme ça. C’est pour ça que je dis que Google est intelligent et les personnes qui travaillent avec Google. 100 000 personnes par an [Nombre de personnes qui seraient « formées », NdT] ! C’est énorme ! Si Rennes intra-muros atteint les 200 000 habitants ce ne serait déjà pas mal, peut-être qu’avec la métropole on les dépasse. La réalité, c’est complètement aberrant.
Antoine Gouritin : J’ai entendu 8000 finalement entre juillet et décembre.
Xavier Coadic : Déjà il faudrait s’entendre, enfin pas s’entendre, rien que ça, ça demanderait au moins un mémoire de licence, a minima, pour bien montrer qu’il y a une différence entre formation et l’espèce de speed dating, pour revenir dans les anglicismes qu’ils aiment tellement : je ne vois pas comment en 40 minutes, avec trois post-it et du langage complètement dévoyé, on peut appeler ça de la formation. Donc 8000 personnes en speed dating sur une année c’est que dalle. Et pour revenir à ce que tu demandais sur Rennes, malheureusement je n’ai pas de chiffres sourcés, détaillés, que ce soit journalistiques ou universitaires, mais la réalité est bien plus grande ; il suffit juste de cumuler les écoles, les ateliers, un groupe de travail, je ne sais pas, du GIS Marsouin [groupement d’intérêt scientifique Marsouin] pourrait le faire assez facilement ou de la FING [Fondation Internet Nouvelle Génération], de montrer qu’à Rennes ça doit être à peu près ce qui se fait par trimestre quand on cumule toutes les organisations actrices historiques du numérique rennais. Donc Google et ses chiffres !
Antoine Gouritin : Quelle a été la réaction ? À l’inauguration on a vu tous les élus locaux qui y étaient. Moi j’ai rencontré Florian Bachelier, le député de la circonscription. À ce sujet il m’avait paru, en tout cas dans l’entretien qu’on a eu, peut-être un peu plus critique sur ce qui se passait, en tout cas en en parlant avec lui. Comment est-ce que ça a été accueilli et comment tu as trouvé les discours des élus locaux de côté-là ?
Xavier Coadic : Avant l’inauguration quand même, comme je disais tout à l’heure, la négociation, l’annonce de ces choses-là se font fin janvier, début février 2018, à échelle locale, rassurons-nous, ce n’est pas comme gagner la coupe du monde foot, mais il y a un emballement politico-médiatique. Il y a eu je ne sais pas combien de papiers, en général ce sont des reprises de l’AFP, ce sont les mêmes papiers avec le même titre, aspirateurs à clics, pour rester poli : Google, les ateliers numériques, Rennes première ville en Europe ; pas d’analyse, pas de recherche, de construction de critique. Et puis il y a le personnel politique, ça reste quand même des élus, mais qui s’emballe là-dessus : « Chouette ! Google ! On va faire de l’inclusion numérique – comme tu disais – 100 000 personnes par an ! » Des chiffres délirants.

L’inauguration officielle se fait en juin et, de février à juin, il y a toute une préparation, je ne dirais pas que c’est de la guerre psychologique, mais en tout cas il y a une préparation bien marketée, bien travaillée, avec un service comm’. Et ce service comm’ – tu as raison de parler de monsieur Bachelier, mais ce n’est pas le seul – a été beaucoup alimenté par des élus, de tous bords politiques, du parti socialiste, de La République en marche, des Républicains et puis d’autres qu’on n’a pas beaucoup entendus – qui ne dit rien consent ; je ne sais pas quel était leur deal politique pour ne pas s’en prendre à leurs copains d’alliance. Mais ça a été beaucoup, beaucoup soutenu et relayé. Je ne parle même pas des associations French Tech, des acteurs historiques – enfin historiques, ils ne sont pas si vieux que ça –, mais dont on a l’habitude qu’ils aiment ce genre d’opportunité comme ils disent. Donc il y a eu une vraie préparation.
En réaction aussi on a été quelques-uns et quelques-unes, pas très nombreux, mais on l’a fait quand même, à se dire : on n’est pas d’accord. On n’est pas d’accord pour plein de raisons et à l’intérieur de ce désaccord général, on a même des désaccords entre nous. Il y a des personnes qui sont totalement contre Google, il y a des personnes qui sont, on va dire, plus modérées ; elles n’ont pas tout à fait tort, on ne peut pas interdire à une entreprise de s’installer, sauf si on prouve que cette entreprise fait vraiment des trucs qui dépassent les droits de l’homme. Mais on vit en démocratie, si une entreprise veut ouvrir une boutique elle a le droit, que ce soit le boulanger du coin ou Google boutique. On a travaillé sur nos désaccords sans forcément les allier, mais on a trouvé des points communs et l’éducation au numérique par une entreprise dont le métier est de tout voler, l’argent, les données, l’intimité ; que les élus se mettent dedans et, finalement, il n’y a pas que le langage qui a joué parce que le langage prépare des choses. Je suis en train de relire Hannah Arendt, on le sait depuis les années 50-60, toute cette préparation pour dénier l’action politique. Je crois que le politique, je ne peux pas dire qu’ils sont idiots, je pense qu’ils en ont conscience, je ne suis pas sûr qu’ils mesurent bien les conséquences.
Antoine Gouritin : C’est ça. Quand j’en ai discuté avec Florian Bachelier, c’est ce que je lui ai expliqué ; je lui ai dit : « Est-ce que vous vous rendez aussi compte qu’il va y avoir des partenariats ? » On parle avec les élus, mais il y a la CCI [Chambre de commerce et d’industrie], il y a Pôle emploi et là, lui n’avait pas saisi. Je lui ai dit : « Est-ce que vous vous rendez compte que certaines personnes vont pouvoir se dire on accueille à bras ouverts Google en disant Google va aider les demandeurs d’emploi sur Internet, Google va aider les étudiants, Google va aider les entreprises à être plus visibles, à faire plus de chiffre, à vendre, etc. Est-ce que ce n’est pas, justement, le rôle des partenaires qui soutiennent, de Pôle emploi d’un côté, la CCI pour les entreprises ? » Et là il s′est arrêté, il m’a regardé, il a fait : « Ah oui, on n’y avait pas pensé comme ça ! »
Xavier Coadic : C’est tellement, comme je disais tout à l’heure, à la fois violent et massif cette configuration de Google sur la planète et aussi fin et insidieux du côté local, que c’est super complexe de tout aborder. Tu as raison de relever que la CCI c’est loin d’être neutre, notamment la CCI Ille-et-Vilaine et Bretagne. On essaye de travailler sur les statistiques, justement, dans wiki no-google [2], c’est hallucinant. Par jour d’ouverture, en tout cas pour la CCI Ille-et-Vilaine, enfin Rennes, Saint-Malo, c’est quasiment sur deux ans ou deux ans et demi, quasiment un atelier Google SEO [Search Engine Optimization] ou AdWords. En gros c’est une chambre consulaire qui, normalement, est là pour aider les entrepreneurs locaux, qui fait VRP et qui vend du produit Google à des entrepreneurs locaux qui, eux, peuvent être éloignés du numérique.

Quand tu ouvres un service de taxi, quand tu deviens cordonnier, quand tu montes ton AMAP ou ta Scop en légumes, tu n’as pas fait des études d’ingénieur en informatique. Bon ! Le problème n’est pas là. Mais ils font quand même le travail de VRP gratuitement, enfin gratuitement ! Mieux que ça, avec de l’argent public, de l’argent privé aussi, parce que c’est une CCI, mais de l’argent public, pour vendre des produits Google. Et ça, ils le font depuis longtemps pour la CCI. C’est quand même incroyable ! Depuis quelque temps effectivement, on s’est aperçu qu’en France, mais ça, la responsabilité de Pôle emploi qui est un service public sans être… – le statut de Pôle emploi est aussi assez étrange –, donc Pôle emploi suit surtout des directives qui viennent du ministère, donc de l’État. Oui, Google a bien compris ça et avait déjà dealé avec nos ministères et notre État français de pouvoir être à l’intérieur de Pôle emploi. Est-ce que c’est de la délégation de service ? Non, je crois que c’est tout bêtement basique : Google a besoin de s’accaparer et de capter les choses. Google n’aide personne. C’est normal, c’est une entreprise, son métier c’est de faire de l’argent. Google n’est pas l’assistance publique des hôpitaux du numérique. Non ! Google c’est une entreprise qui doit faire de l’argent pour vivre, comme toute entreprise. Elle en fait beaucoup plus que la plupart des entreprises, elle le fait avec un système qui est plus que dégueulasse, puisque, par moment, on sait qu’il est illicite et éthiquement, je n’en parle même pas, on pourrait peut-être en parler après, mais c’est incroyable. Et oui, elle s’insère dans les couches du service public, Pôle emploi.

C’est-à-dire le droit, c’est écrit noir sur blanc partout, les droits de l’homme et du citoyen, on va dire les droits de l’Homme avec un grand « h » ou droits de l’humain, du citoyen, pour inclure les femmes, dans notre droit français, notre droit des travailleurs, l’accès à l’emploi, à l’offre d’emploi, à la mobilité. Non, non ! On a inséré Google là-dedans dont le métier ce n’est pas de nous faciliter la vie ; le métier c’est de capter des choses. Et oui, les politiques, pour beaucoup, n’ont pas pigé ça !
Antoine Gouritin : C’est un peu une démission aussi face au monopole en se disant : ils ont les outils, pour être visibles nos entrepreneurs locaux, de toute façon, n’ont pas le choix, doivent passer par Google, donc qui mieux que Google pour leur expliquer comment marcher sur Google ?
Xavier Coadic : C’est l’argument, en général, qu’ils sortent. Ça veut dire qu’ils acceptent, à mots cachés, de démissionner de leurs responsabilités politiques voire de leurs responsabilités morales. Je renvoie à ce que je disais sur Hannah Arendt qui expliquait que l’utilisation mécanique de mots dévoyés, je n’ai pas le verbos de Arendt, je le traduis avec mes mots, permet de faciliter une acceptation de l’ordre du psychique et du psychologique, qui engendre, en fait, une action politique qui se vide de son sens ; c’est un consentement contraint pour faire le bond jusqu’à Chomsky. Sa réflexion pousse loin parce que, au final, on te fait croire que tu agis forcément pour le bien commun, pour le bien du plus grand nombre, mais, comme elle expliquait, c’est comme quand un dictateur russe finit par te faire croire que faire un faux témoignage c’est bon pour les personnes qui t’entourent, pour les dénoncer.

On en arrive là en fait. On a des politiques : le truc digital à la place de numérique c’est le truc qui fait rire tout le monde depuis des années, mais ce n’est que le côté rigolo de cette mécanique-là de langage qui crée un compromis, une dette intellectuelle.

Donc le politique démissionne lui-même, mais en faisant le VRP de Google et en faisant accepter ce truc-là, il pousse beaucoup plus loin sa démission des responsabilités politiques. Donc effectivement, ils te disent qu’ils ne savent pas ; il ne faut pas les prendre pour des idiots les politiques, ce sont des personnes, je pense, intellectuellement armées et pas si bêtes que ça. Les vraies questions qu’il faudrait leur poser c’est quels intérêts ils ont à ça. Est-ce qu’ils ne sont plus capables d’assumer une action politique publique et, dans ce cas-là, c’est une démission symbolique : ils refilent ça à Google et ça pose des problèmes graves et je pense qu’ils sont capables de les comprendre. Ou alors, et là c’est plus vicieux, mais je ne veux pas rentrer dans du complotisme à la con, ils y ont des intérêts personnels ou politiques à servir les intérêts de Google. Dans les deux cas ça ne sert ni le bien commun, ni la population, ni le problème de fracture sociale ou d’inclusion numérique ou d’éducation au numérique. C’est même tout l’inverse !
Antoine Gouritin : Tu parlais de digital. Je reviens sur une anecdote que tu m’avais racontée, peut-être qu’on peut la raconter, sur ce qu’on apprend aux ateliers numériques de Google censés former au numérique les citoyens rennais pour l’instant, on va voir après plus largement.
Xavier Coadic : Il y a un exercice très simple à faire, c’est de faire l’idiote ou l’idiot du village. C’est de se pointer avec son ordinateur dans lequel on a mis une panne volontaire, pas forcément une vraie panne ; c’est facile de dire à un ordinateur « ne démarre pas comme d’habitude », d’arriver à l’entrée de cette boutique Google et dire : « Vous pouvez m’aider parce que mon ordinateur ne démarre pas, enfin comme je veux ? » On ne va pas utiliser des termes compliqués, il ne faut les brusquer ; on ne va pas dire : « Mon ordinateur ne boote pas, peut-être que c’est le BIOS ; vous connaissez UEFI ? » Pour l’avoir fait et pour avoir d’autres personnes qui l’ont fait, la personne à l’accueil, avec le tee-shirt atelier numérique Google, répond : « Ah non ! Non, surtout pas ! Ici, nous on fait du digital monsieur, on ne fait pas du numérique. » Fin de l’histoire, je ne sais pas si elle très drôle, mais elle est super révélatrice de cet usage du langage, de ce qu’ils font réellement. Ce n’est même pas une boutique, en fait, de formation numérique. Qu’ils ne fassent pas de la maintenance d’appareil, OK ; mais c’est extraordinairement stupide !

Ce qui est marrant c’est que ça révèle aussi ce qu’on avait regardé dans ce temps latence, pour revenir à ta question de tout à l’heure, entre fin janvier-début février et quand ils ont ouvert, ce sont les offres d’emploi, parce que c’était l’un des arguments : 100 000 personnes à former, c’était l’un des arguments bien marketé, et Google va créer de l’emploi sur le territoire. OK. Toutes les offres d’emploi qu’ils ont diffusées ce n’était pas vraiment de l’emploi. Les profils c’était coach en marketing, sur tous les profils, avec forte sensibilité et formation au marketing digital. Il n’y avait rien de numérique ou d’informatique là-dedans, ni de socio dont on a tellement besoin dans le numérique, ni de philosophie, rien, c’était du coach en marketing et qu’ils prenaient au statut autoentrepreneur. En gros, c’est comme Uber et compagnie, ça ne crée pas de l’emploi.
Antoine Gouritin : Ça je peux t’en parler parce qu’il se trouve que, pour tâter un peu le terrain, j’étais allé voir et j’avais fait quelques entretiens pour voir un peu de quoi il retournait parce qu’ils te marketaient bien le truc : c’était animer, donner de la visibilité aux start-ups locales, faire des partenariats avec les entrepreneurs locaux, tous les organismes publics, etc. ; c’était bien vendu, c’était intéressant et, en fait, c’est ce que tu disais, ils cherchaient des gens spécialistes en marketing digital et c’est tout.
Xavier Coadic : Je ne sais pas s’il faut blâmer ces personnes.
Antoine Gouritin : Non, non, non !
Xavier Coadic : Je n’ai pas assez discuté avec elles. Je pense que quand tu es autoentrepreneur tu as besoin de bouffer et, dans ce domaine-là, ça ne doit pas être si simple.
Antoine Gouritin : Ceux que j’avais vu, je crois que c’était des vrais contrats, par contre.
Xavier Coadic : Pour l’instant de ce qu’ils ont affiché, j’ai beau essayer de creuser, mais il y a deux personnes salariées dans cette boutique et sept personnes sous…
Antoine Gouritin : D’accord. OK !
Xavier Coadic : Après, à voir avec un tribunal administratif ou des personnes compétentes là-dessus pour voir si on requalifie le truc en salariat déguisé. Je ne veux pas blâmer la personne avec le tee-shirt qu’on n’a pas piégée parce que ce n’était pas une caméra cachée ou un micro caché, c’est juste qu’on voulait savoir. Qu’on soit entrepreneur, qu’on soit chercheur en éducation populaire, qu’on soit chercheur à l’université, on va tâter le terrain, on essaye de comprendre comment ça fonctionne. C’est la démarche qu’on a faite en disant « notre appareil bug, aidez-nous ! »

On a aussi été quelques-uns et quelques-unes à se rendre dans différentes formations qu’ils proposaient.
Antoine Gouritin : En fait, ce ne sont pas vraiment des formations. C’est proposé par des partenaires. Pour en connaître quelques-uns, je ne sais pas si c’est le cas de tous, mais en tout cas ceux que je connais, en fait, c’est de l’échange de visibilité. Ce sont des petits entrepreneurs locaux qui viennent faire une conférence sur leur cœur de métier, mais, en gros, ils viennent se faire de la pub ; c’est à moitié de la pub, à moitié de la formation et c’est gratos. Google ne paye pas, en tout cas ceux que je connais, ne paye pas les intervenants puisque c’est de la visibilité, en fait, d’aller faire sa conférence à l’atelier numérique.
Xavier Coadic : J’espère que quand ils payent leur loyer ou leurs courses alimentaires ils payent en visibilité aussi. Je ne sais pas si le gouvernement Macron et Mounir Mahjoubi ont prévu le chèque visibilité, après le chèque accessibilité.
Antoine Gouritin : Ce n’est pas mal. Il faudrait leur soumettre.
Xavier Coadic : Je pense qu’ils ont déjà eu l’idée.
Antoine Gouritin : Surtout pour Google. Il y a des nouveaux ateliers qui vont ouvrir sous peu. C’est aussi un travail que vous avez commencé de regarder un petit peu les endroits. Au départ, vous aviez peut-être l’idée que c’était des territoires plutôt République en marche, apparemment. En étudiant d’un peu plus près — on va parler du cas de Montpellier qui est assez intéressant, sinon c’est Montpellier, Nancy et Saint-Étienne les trois prochains — c’est plus compliqué que ça finalement.
Xavier Coadic : C’est même encore plus balaise. Je vais revenir à ce que tu disais sur les ateliers, qu’il y a quelques entrepreneurs locaux qui y vont gratuitement, parce que c’est révélateur du système, de la stratégie d’implantation sur un territoire qui est, en général, métropolitain en termes de classification.

Donc Google choisit Rennes comme première ville pionnière, les arguments que j’ai dits : 100 000 formations, créer de l’emploi et puis Rennes pionnière des Télécoms. Ils nous ont tartiné ça avec du miel qui était, en fait, juste de l’eau et du sucre bien frelaté.

Et puis, très vite, on a été quelques-un.e.s à ne pas être d’accord, à mettre en place le wiki [3], parce que face à une surveillance généralisée et une espèce de marketing de la psyché, des esprits, on trouvait que la documentation en termes encyclopédiques, même si elle peut prendre plusieurs formes, c’était sympa, et puis avec des outils libres et open source, de la donnée accessible, de la contribution vraiment citoyenne. Donc on a mis ça en place et on s’est mis à surveiller plusieurs pans et notamment les ateliers et les formations qu’ils proposent à l’intérieur. Donc oui il y a des entrepreneurs, mais il y a aussi des associations. Ce qui est assez drôle c’est qu’il y a des associations qui ont touché des chèques plus que conséquents de Google il y a deux ans ou trois ans, qui sont plutôt des associations d’éducation populaire. Tu vois, Google avait bien préparé le terrain, a acheté sa sympathie et puis c’est très dur, derrière, d’ouvrir ta gueule, il faut dire ce qui est, ou de râler, ou de prouver qu’il y a des choses dangereuses voire dégueulasses qui se font sur ce que tu aimes bien, la ville où tu aimes bien vivre, les gens avec qui tu aimes bien vivre ; c’est compliqué quand tu as touché un gros chèque, quand tu es une association, une Scop ou un entrepreneur qui a sa visibilité qui en dépend. Mais il y a tout type de structures.
Le tableau des partenaires à l’entrée chez Google, d’ailleurs je pense qu’ils font un peu de forcing à Rennes. On s’est rendu compte au départ, enfin on a continué à faire toute la liste, que des organisations n’avaient pas signé réellement de partenariat. C’est juste qu’une fois, quelqu’un de l’organisation était venu participer à l’un des ateliers de Google. C’est le cas des universités, par exemple. Il y en d’autres c’est contractualisé, effectivement c’est partenaire, ça c’est contractualisé : tu retrouves Pôle emploi, tu retrouves deux ou trois grandes banques française mais c’est l’échelle régionale qui a signé, tu retrouves la CCI, la Chambre des métiers, l’Artisanat et les métiers ; c’est assez hallucinant leurs partenariats. Donc il y a ça.
Quand on avait un peu espionné dedans, le jour de l’inauguration par exemple, on avait taupé des conversations et on avait compris aussi en avant, parce qu’on a essayé de rencontrer des personnes, pour Google, en fait, Rennes était un symbole fort. On sait très bien que Rennes c’est une ville militante et notamment le campus Rennes-II, mais les lycéens aussi, Rennes-I aussi, Rennes peut très vite entre guillemets « mettre des bâtons dans des roues ». Et Google avait et a toujours l’expérience de ça, du quartier Kreuzberg à Berlin, sauf que c’était un campus qu’ils voulaient ouvrir, c’était plus gros, donc ils se méfiaient un peu.

Ils savaient très bien et ils ont dit, des mots de l’ancien du Carrefour numérique qui a aujourd’hui un rôle soi-disant éthique à Google et du président de Google France, que c’était un gros test de passer à Rennes et qu’en gros, si ça passait à Rennes, s’il n’y avait pas de rébellion, pas de grèves, de manifs et pas de vitrines cassées, après c’était open bar en France. Et Rennes est principalement une ville de gauche. En tout cas la mairie et la métropole sont à gauche. Le département qui a son siège à Rennes, même s’il est plus grand, plutôt gauche aussi, même si ça peut se discuter sur la répartition. Donc attention avant de dire République en marche.

Par contre, la réalité qu’on a observée, ça va faire sept mois maintenant, c’est que, effectivement, il y a beaucoup de députés qui viennent ici, ce n’est même pas forcément de la circonscription, il y en a qui viennent de loin, de Nice et tout, il y en a qui viennent plusieurs fois par mois, qui font de la pub réellement sur les réseaux sociaux pour Google ; ce sont des minis reportages qu’ils font. On dirait des blogueurs YouTube ou des personnes sur Instagram. Et puis ils invitent d’autres députés d’autres circonscriptions et là, c’est plutôt la République en marche, à Rennes.

Effectivement, on savait que Google allait dans d’autres villes, on a commencé à regarder quelles étaient les villes potentielles. On n’était pas dans la confidence, on se doutait un peu. Et puis ils ont annoncé au mois de décembre, au début de l’hiver, de nouvelles villes, donc Nancy, Montpellier et Saint-Étienne. Donc on a regardé quel était le profil des élus en mairie, en métropole, dans les conseils généraux ; quels étaient les premiers à déclarer « on est trop contents que Google arrive ». Les éléments de langage étaient les mêmes qu’il y a un an à Rennes, quasiment mot pour mot : 100 000, digital, marketing, atelier. Oui, on est principalement sur des élus de droite, alors la République en marche c’est toujours difficile à classer, mais en général, avant d’adhérer à la République en marche ils étaient plutôt de droite, sinon ce sont des Républicains.
Antoine Gouritin : Tu parles d’éléments de langage. Moi j’ai noté le maire et président de la métropole à Montpellier dans un communiqué de presse : « L’arrivée de Google à Montpellier nous permet de devenir partenaire d’un projet qui représente un véritable levier d’insertion, de développement économique ou même de développement personnel puisqu’il permettra à des milliers de Montpelliérains d’utiliser le numérique pour se former gratuitement et à tous les niveaux ». Ça rejoint exactement ce que tu disais.
Xavier Coadic : Il faut féliciter le service comm de chez Google, qui a une capacité à influencer les services comm, donc les spin doctors des politiques, de celui du président de la République en passant par le secrétaire d’État au numérique jusque, et tu viens de les citer, aux maires de métropoles. Montpellier et Rennes sont de taille pas tout à fait comparable, mais il n’y a pas trop de différences, ce n’est pas le petit village du coin ! Ils arrivent quand même à refourguer le même discours avec les mêmes éléments de langage qui sont répétés, martelés, de manière incroyable. Il n’y a même pas de différence. C’est tellement gros qu’il n’y a même pas besoin d’enquêter. Il suffit de prendre les déclarations, de les coller les unes à côté des autres, ce sont les mêmes !
Antoine Gouritin : Jusqu’au patron de Google France qui, en début d’année, a squatté le compte Twitter de l’Élysée. Ça ce n’était pas mal aussi !
Xavier Coadic : On ne parle pas beaucoup, en fait, des misères que Google fait sur les personnes, déjà, et ensuite dans les villes. Je pense que le véritable sujet est là parce que, à un moment, quand on veut convaincre des élus ou qu’on veut dire aux élus « le prochain mandat ce ne sera pas vous parce que vous avez participé à nous faire du mal », il va falloir leur faire comprendre, mais ça, ça vaudrait une émission à part entière. Pour en avoir fait une conférence dessus à Pas Sage en Seine [4] je sais et je sais ce que ça coûte, il y a réellement du danger à le faire.

Donc Google nous fait des misères et fait aussi des misères aux entreprises, augmente ses prix. Mais c’est normal, c’est une boîte qui est là ! C’est comme le dealer : la première dose est gratuite, la deuxième est un peu moins gratuite et quand vous êtes tous bien accros, on augmente les prix de Maps, de Google Adwords, d’autres et puis tout le monde pleure en disant « oui, mais on ne sait pas faire autre chose. » Donc Google a besoin de gagner du terrain.

On a quand même un truc qui s’appelle la CNIL en France, la Commission nationale informatique et libertés, avec des lois qui viennent de 1978, donc qui ne sont pas nouvelles ! On a quand même des belles choses même si c’est loin d’être parfait. Donc il y a une semaine, après un gros dossier, La Quadrature du Net [5] notamment qui est une association française, qui ne vit quasiment que de dons, même que de dons si je ne dis pas de bêtises, avait lancé une procédure juridique à la fois en France mais aussi remontée jusqu’à la Cour européenne contre Google notamment, mais d’autres entreprises. Bref ! La procédure se fait, Google est reconnue coupable ; cette fois ce n’est plus de l’optimisation fiscale, ce n’est plus position dominante sur le marché, c’est reconnu de nous espionner, de nous piquer nos données : 50 millions d’euros. C’est une première en France, il n’y a jamais eu plus cher. Google a eu d’autres amendes pour d’autres raisons dans le monde beaucoup plus chères. Ils nous doivent encore, depuis un an et demi, quatre milliards deux ou quatre milliards un en Europe, deux milliards et quelques il y a deux ans. Ils n’ont toujours pas payé. Là ils prennent 50 millions, ils sont condamnés pour faire du mal à nos intimités, à voler nos vies privées.

L’annonce tombe genre à 14 heures, le jour même à 17 heures, sur le fil Twitter officiel de l’Élysée, c’est-à-dire de la maison, le service qui gère pour la présidence française, quoi ! une pub pour Google en France. Rien que d’en reparler j’en ai les bras qui m’en tombent. On ne peut pas dire que les personnes de l’Élysée, quel que soit le gouvernement qui y est, quels que soient les services qui y travaillent qui, des fois, restent selon les gouvernements quel que soit leur bord politique, on peut ne pas les aimer, on ne peut pas les traiter de personnes complètement idiotes et de services idiots.

On peut ne pas l’aimer du tout, Google est loin d’être une entreprise idiote. Je pense que des fois elle va même trop loin dans son humour : on ne paie pas d’impôts, mais on s’installe rue de la Monnaie à Rennes. On vous espionne partout sur la planète et puis, quand on se fait virer d’un quartier, Kreuzberg en Allemagne, on va certainement squatter les locaux de la Stasi, l’ancienne police est-allemande. Donc ils utilisent le compte de l’Élysée le jour où ils prennent une amende record pour infraction aux lois informatique et libertés, pour faire leur pub, avec le soutien de l’Élysée ! Est-ce que c’est le patron qui a eu les clefs ? Enfin c’est hallucinant, c’est un mépris de tout ! C’est un mépris des règles, c’est un mépris de l’humain, c’est un mépris de l’éthique.
Antoine Gouritin : On parle de Google, mais évidemment ça ne s’arrête pas à Google. Je voulais finir là-dessus.
Xavier Coadic : Il n’y a pas que Google dans l’affaire.
Antoine Gouritin : Il n’y a pas que Google. Quand on voit Emmanuel Macron il y a quelques mois, qui voulait l’aide de Zuckerberg et de Facebook pour contrôler les fake news ; quand on voit Facebook qui finance de plus en plus de thèses à l’université, des recherches dans l’intelligence artificielle, mais Amazon aussi, IBM aussi.
Xavier Coadic : Google aussi investit largement.
Antoine Gouritin : Amazon, enfin tout le monde. Ça c’est pareil, il nous faudrait un épisode et puis avoir un épisode un peu plus tard pour parler de souveraineté numérique et de tous ces sujets-là. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? On parle souvent, que ce soit sur ces questions-là ou sur l’écologie ou autre, de solutions personnelles. À mon avis, c’est plutôt souvent des problèmes de système que de solutions personnelles, mais là il y a quand même des choses qu’on peut faire. Qu’est-ce qu’on peut faire de ce côté-là ?
Xavier Coadic : Oui, il y a des choses qu’on peut faire et qu’on doit faire individuellement : aiguiser sa curiosité, son esprit critique. Ça parait si simple à dire et tellement compliqué à faire, encore plus aujourd’hui dans ce système technicien — c’est Ellul, je crois, qui passe là-dessus — et ce système d’information à la fois généralisé, rapide mais hyper-individualisé. Voilà ! Il faut aller creuser. Là on est dans l’ordre de la survie, mais il faut avoir conscience qu’on ne le fait pas que pour soi. Comme je le disais au début, les données personnelles et l’intimité c’est bien gentil, mais si ça a autant de valeur c’est parce que ça appartient à nous mais au reste de notre humanité proche, les personnes qu’on aime, les personnes qui sont de notre famille et faire juste cette activité-là, d’aiguiser son esprit critique, c’est aussi se protéger soi mais protéger les personnes qui nous sont chères.
Effectivement, faire ça tout seul ça ne résoudra pas le problème, parce qu’on ne vit pas dans des îles isolées, et quand bien même on vivrait sur des îles isolées ça ne fonctionne pas comme ça, on est tous interdépendants les uns des autres ; c’est le principe d’un système. Donc oui, c’est politique. Faire du logiciel libre, faire de la donnée libre. Si on fait de la donnée libre c’est pour protéger la donnée, l’intimité des personnes ; c’est politique.

Framasoft [6], en France, fait un travail extraordinaire là-dessus et notamment pourquoi c’est politique et pourquoi c’est compliqué. Et on le voit, comme tu le disais très bien, on a des élus au niveau de la nation, au niveau du président de la République, au niveau des secrétaires d’État, au niveau des ministres, qui nous sortent des trucs ! C’est dix par jour, c’est impossible à suivre ou à combattre. Oui, c’est un système politique qu’il faut repenser. Ça passe par le langage.
Il y a quelque temps, aux ex-Assises de la médiation numérique renommées pour le coup, beaucoup de pinceaux de langage, Numérique en Commun[s], j’avais enfin croisé physiquement, parce qu’Internet me permet de croiser et beaucoup de lire, Alain Giffard qui est une personne assez extraordinaire, qui fait des travaux là-dessus depuis des années, qui travaille aussi sur l’éducation populaire numérique, qui, au niveau universitaire est respecté, qui parlait de cette dette du langage qui est faite. Il prenait l’exemple de ce Numérique en Commun[s], des personnes de la médiation numérique qui sont en première ligne sur ces problématiques-là, qui, au passage, est l’un des métiers rendus les plus pauvres en France, et le secrétaire d’État ne voulait pas parler des médiateurs et des médiatrices numériques, il ne voulait parler que de médiation numérique. Tu vois, il y a tout un jeu de langage comme ça , et puis il y en avait plein d’autres, digital/numérique. Giffard avait très bien analysé ça. On revient à Arendt, on ne peut pas dire qu’il y a une surprise, Arendt, Jürgen Habermas et les années 60, l’idéologie de la science, enfin la science et la technique comme idéologies ; ce ne sont pas les seuls, il y en eu plein d’autres, Ellul ; ce n’est pas nouveau ce qui nous arrive, on ne peut pas être surpris, en tout cas pour des intellectuels, des universitaires et des politiques qui sont au contact d’eux, voire le sont.

Je pense que ce n’est pas complètement inconscient ou par faute de ne pas savoir, mais ils utilisent un langage qui nous bourre le mou, qui nous bourre le cerveau. En gros c’est du marketing, c’est du coaching, c’est du management, ça convient très bien à la start-up nation, à beaucoup d’élus ou de responsables politiques mais aussi de responsables de chambres consulaires qui sont aussi en responsabilité là-dessus, qui nous vendent un discours… Ce n’est même pas qu’ils nous lavent le cerveau, ils ne nous rendent pas complètement bêtes, mais ils nous préparent à ce qui arrive : à se faire complètement dévorer à tous les niveaux, du niveau universitaire. On a cité les villes, mais il en a une qui n’est pas citée dans le truc, mais en réalité c’est qu’ils s’y implantent : c’est à Nantes, l’université, et le double discours est magnifique.

Pour l’arnaque, Google signe avec la Fondation de l’université de Nantes. Le vice-président, mais je crois qu’il est encore monté en grade, en tout cas à l’époque où c’est signé, le vice-président de la Fondation de l’université de Nantes est aussi président de l’université. Le mois A, la Fondation de l’université signe un partenariat avec Google pour faire des formations, c’est-à-dire les coachs Google en marketing vont remplacer les profs, les intervenants, les universitaires pour venir raconter des conneries à des universitaires. Quand ils vont avoir des diplômes ils ne vont jamais être embauchés s’ils ne sont pas formés, et intellectuellement c’est dramatique. Ça pose des problèmes de privatisation du service universitaire, de remplacement d’intellectualité. Je pense que tu imagines bien tous les problèmes que ça pose, il faudrait une heure pour en parler. Et puis le mois A + 1, l’université, pas la Fondation, l’université de Nantes fait tout un plan marketing en disant « on quitte le moteur de recherche Google parce qu’on fait du made in France qui respecte la vie privée, on va chez Qwant [7] ». Mais c’est incroyable ! En termes de stratégie et de marketing c’est poudre de perlimpinpin et compagnie et c’est tout le temps comme ça.

En fait, Google s’implante aussi à Nantes en plus des ateliers dans les autres villes. Est-ce que c’est plus grave un atelier bourgeois dans le côté cosy du centre-ville X, Y, ou Z ou de s’implanter dans l’université ? Je crois qu’il ne faut même pas chercher lequel est le plus grave, c’est pareil. C’est juste révélateur d’un envahissement de la pensée ; ça faisait longtemps, mais là c’est vraiment affiché. C’est assumer complètement qu’on vous espionne de A à Z et, finalement, on installe les petites bases d’espionnage à l’intérieur de vos villes, de vos villages, de vos universités.
Antoine Gouritin : Est-ce que le discours critique arrive à prendre auprès du grand public ? Comment tu l’as senti, toi, depuis l’ouverture des ateliers avec tout le travail de fond que vous faites ?
Xavier Coadic : Pour qu’il prenne il faut qu’on arrive, et moi le premier, à se détacher de nos travers militants. Quand on part dans ce discours critique, on essaie d’amener de la rationalisation et de la radicalité. Même aujourd’hui, le radicalisme et tout ça, tout le monde est suspecté de radicalisme ; tu mets un gilet jaune, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, ils sont radicaux, il faut les emprisonner, il faut les surveiller. Tu dis que Google c’est mal, il faut te surveiller, il faut te mettre des bâtons dans les roues. C’est une société complètement de l’aberration dans laquelle à la fois on accepte un langage, comme j’essaye d’expliquer, qui ne veut plus rien dire et qui crée de l’endettement et de la compromission intellectuelle, mais de l’endettement moral et éthique. Et de l’autre côté, dès que tu essaies d’avoir une approche un peu radicale ou critique, tu deviens dangereux.

Effectivement, dans ces mécanismes-là, on embarque de l’émotion et de l’émotionnalité. J’ai souvent dit, depuis un an maintenant, qu’au départ on a réagi de manière épidermique à Google. On faisait des trucs depuis des années à Rennes, mais on aurait dû sortir du bois avant. On porte aussi notre part de responsabilité que Google ait choisi, ait réussi à s’installer. On aurait dû être plus radicaux, plus critiques avant. On était des gentils gnous, trop dociles, et des pingouins du Libre, des Tux. Voilà !
Comment tu le vis au quotidien ? Comment tu le rapportes ? Je ne vais pas faire toute une conférence gesticulée dessus, mais comme il y a le Festival des Libertés Numériques et c’est une chouette chose qu’on a à Rennes et qui nous permet de faire pas mal de trucs depuis deux ans maintenant. Pour faire une conférence gesticulée il faut prendre ce qu’on appelle les savoirs chauds, c’est-à-dire ce que tu as vécu dans ta vie perso. Ce n’est pas facile à faire, en tout cas pour moi, donc je vais le faire à la radio, en podcast en avant-première, j’ai pris un exemple des rapports et des discussions avec mon père. Je pense qu’on a des rapports et des discussions qui sont chouettes, sains, qui peuvent aller dans tous les sens, mais sur le côté vie privée, informatique, mon père typiquement sortait : « Je n’ai rien à cacher ». Ça me mettait en boule ! Et là tu peux mettre de côté la capacité à intellectualiser, à réfléchir, à rationaliser ; tu es purement dans l’affect.
Antoine Gouritin : J’ai des élèves ingénieurs en informatique qui m’ont sorti ça il y a quelques mois ; c’est incroyable !
Xavier Coadic : Oui. Quand j’interviens en école sup, j’arrive, je me prépare, je fais du yoga avant et je prépare mon cours pour répondre à ça. Mais quand ça touche à la famille, je n’arrive plus à réfléchir. Par contre, avec le temps, ça m’a amené à dire : mais attends, on ne peut pas sauter à la gorge. Comme je disais tout à l’heure, protéger sa vie privée, son intimité, c’est aussi vouloir du bien et protéger les personnes autour de nous ; on ne va pas leur sauter à la gorge toutes les 30 secondes. J’étais assez à l’aise d’aller dans les arrêts de bus et j’adore ça, comme j’expliquais, faire des ateliers improvisés, ou des petits tips de cinq dix minutes avec des inconnus ou dans des cafés, ou aller chercher des élèves ingénieurs d’une école vraiment tech, et puis ingénieurs marketing et dire venez trois ou quatre ensemble, et d’autres de l’université. En fait on fait un groupe mixte ou trans-écoles, appelle ça comme tu veux, je les fous dans un café et on fait une journée complète dédiée au numérique, on fait comme si c’était un hackerspace, on fait plein de trucs chouettes et ils en découvrent.

Mais avec la famille ou les proches c’est plus compliqué, mais c’est révélateur, peut-être, des démarches qu’on doit avoir. On vit une période, on ne prend pas doucement le chemin : on est complètement en train de glisser ou on a déjà mis les pieds dedans, dans une forme de totalitarisme politique, intellectuel et technologique. Il va falloir qu’on mette nos égos ou nos émotions de côté, enfin pas complètement parce que c’est ce qui fait de nous des êtres humains et pas des machines, mais trouver de nouvelles manières d’aborder nos proches directs pour les protéger. Même si on n’aime pas nos proches, déjà protège-toi toi-même, et si tu ne t’aimes pas toi, protège tes proches, tes amis, ta famille. Et là, il faut trouver des nouvelles manières de dire et de faire et souvent c’est par une prise de conscience. Il n’y a pas de modèle parfait. Il y a des personnes à qui tu vas dire : « On va t’installer tel truc sur ton ordinateur ou ton smartphone, on va faire autrement » OK. Ou de faire regarder une conférence ou un film comme Nothing to Hide qui fait vite prendre conscience. Ou la conférence à Sud Web du mec qui travaille sur le système d’exploitation Eelo pour smartphones [8], qui explique très bien : « Vous allez tous flipper si la poste et si des marketeux ouvraient votre courrier, mettaient des petits messages dedans ». Mais c’est ce qui se passe dans vos smartphones et vos mails. Et pas que le mail, tout, le SMS, le MMS, Facebook, Messenger, enfin !

On ne peut pas dire « je n’ai rien à cacher ». Déjà si tu le dis et que tu le penses c’est que ce fameux discours du marketing qui t’a répété des trucs, eh bien ça y est, il a marché. Et finalement, depuis 1950-60, on n′a toujours pas intégré Hannah Arendt dans l’éducation populaire, ce qui est dramatique. En tout cas ça fait flipper, on a raté une marche. Et si tu le penses vraiment, au moins essaie de virer cette pensée pour protéger les gens qui te sont proches.
Antoine Gouritin : Comment tu en as parlé à ton père alors ?
Xavier Coadic : On en parle toujours. J’ai appris à être moins sur l’émotion, moins épidermique aussi pour être plus pédagogique, pour lui expliquer les choses. Mon père est entrepreneur depuis de longues années, donc il y a plusieurs manières de lui aborder. Il y a des choses de famille, personnelles, qu’il veut cacher, mais il y a des choses de l’entreprise. Ce n’est pas mon père qui défiscalise 20 milliards comme Google je ne sais pas où. Ça va ! Là-dessus, il est plutôt l’entrepreneur dont on n’entend jamais parler, qui ne défiscalise pas, qui en a chié, qui continue à se battre. Je ne parle pas tout de suite de menaces numériques ou de modèles de menaces, mais il comprend qu’il n’a pas envie, typiquement, qu’on ait accès à des comptes bancaires ou, aussi, la sécurité de ses clients. Il travaille avec des collectivités publiques, il est urbaniste, il travaille sur l’aménagement du territoire. Il y a des choses un peu sensibles qui transitent entre serveurs et tout ça. Ça il comprend. J’ai trouvé un ordinateur très jeune dans mes mains parce que mon père s’est intéressé à ça. Ça fait des années qu’il y avait un serveur, un NAS [Network Attached Storage], un répétiteur, il y avait tout ce qu’il fallait dans la maison, donc j’étais plus étonné qu’il n’ait pas franchi le pas de « faisons attention à notre hygiène numérique ». C’était une discussion du coin de table ou au café, quand on mange ensemble, quand on discute, de dire aussi que ça touche directement dans leur quotidien, dans leur intimité la plus profonde, parce que maintenant il sait que je travaille sur des trucs un peu… avec de l’ADN, des empreintes digitales, de la reconnaissance morphologique donc il commence à comprendre que sur un serveur il n’y a pas que ton adresse mail, le montant de ton compte bancaire et le mot de passe du truc où tu t’es inscrit. Il y a des choses quand même beaucoup plus intimes et beaucoup plus hards. Mais ça aide, après, pour en discuter avec d’autres.
Par contre, bizarrement d’un autre côté, ça me rend plus sévère sur le jugement des personnes dont on parlait tout à l’heure, qui sont en responsabilité économique ou politique. J’arrive plus à faire des choses ouvertes et détendues avec les personnes qui me sont proches, mais du coup j’en suis d’autant plus sévère avec les autres parce que je me rends compte à quel point ce qu’elles font… Avant j’appelais ça de la pollution. Non, elles participent à un endoctrinement et, comme je disais, je ne pense pas que ça soit des personnes idiotes. Je pense qu’elles le font avec une certaine conscience du truc auquel elles participent.
Antoine Gouritin : C’était les Rencontres Désinspirantes de Disruption protestante. Retrouvez toutes les informations sur la série et écoutez les autres épisodes sur disruption-protestante.fr et abonnez-vous dans votre application de podcast favorite pour ne rien rater.

Disruption protestante est une série produite par Antoine Gouritin. La musique originale du générique est de Julien Soler.