En attendant les robots - Antonio Casilli - Arts et métiers

Titre :
En attendant les robots
Intervenants :
Antonio Casilli - Thomas Baumgartner
Lieu :
Conférences et débats - Paroles d’auteurs - Musée des arts et métiers
Date :
janvier 2019
Durée :
1 h 30 min 34
Visionner la conférence sur le site du musée

ou ici

Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Antonio Casilli, Wikimedia Commons - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Qu’est-ce que le digital labor ?
Comment « ce travail tâcheronnisé et datafié qui sert à entraîner les systèmes automatiques » s’oppose-t-il à l’idée de progrès induite par l’intelligence artificielle ? Le livre d’Antonio A. Casilli explore la face cachée de l’innovation numérique dans laquelle l’homme est mis au service de la machine. De Uber à Amazon en passant par Google et Airbnb, les différentes plateformes numériques commercialisent les données avec l’aide de leurs usagers et des travailleurs du clic. Antonio A. Casilli nous offre une vue d’ensemble, analytique et critique, d’un dispositif opaque auquel nous participons à notre insu.

Transcription

Thomas Baumgartner : Bonsoir à tous et à toutes. Merci beaucoup d’être là, ce soir, au Musée des arts et métiers, nombreux ; on nous a dit que la salle était plus que complète. Merci d’autant plus d’être venus pour écouter ce soir cette présentation, cette conversation autour d’un livre qui paraît aujourd’hui. En fait on participe tous ce soir au lancement d’un livre En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic qui est donc rédigé par Antonio Casilli qui est là. Antonio Casilli est enseignant chercheur à Télécom ParisTech, chercheur associé à l’EHESS, sociologue et connaisseur aussi des questions économiques, ça on va le voir évidemment, c’est au cœur du livre, de ce livre-là qui est une réflexion, une enquête à la fois très concrète et en même temps on ne peut plus contemporaine.

Antonio Casilli vous mettez des mots, vous mettez des chiffres, vous nous donnez des récits au service d’un dévoilement, je dirais, derrière certains termes quasiment magiques aujourd’hui ou légendaires, surnaturels, comme deep learning, comme intelligence artificielle, comme automation, robotisation – d’ailleurs vous utilisez plus automation que robotisation –, derrière le fantasme ou les prédictions du travail robotisé, eh bien vous nous dites « voilà le dévoilement qu’il y a et qu’il y aura encore longtemps » selon vous, « la présence avant tout de l’action humaine et, pour le dire autrement, des humains, aujourd’hui et encore pour un petit moment, travaillent pour les robots ».

Le terme central du livre c’est digital labor, ça ne signifie pas seulement travail numérique, on ne peut pas le traduire uniquement comme ça et d’ailleurs, vous conservez le terme en anglais dans ce livre-là ; vous nous direz sans doute pourquoi. C’est un terme multi-facettes, qui permet de parler d’une multitude d’acceptions du travail humain, plus ou moins souterrain, avec, pour, et avant les robots.

Ce livre, En attendant les robots, fait le point sur nos activités numériques. À partir du moment où on a ce genre d’outil sur soi [Thomas brandit son téléphone portable, NdT] on est concerné par ce que vous racontez dans ce livre-là. On en est même les acteurs, en tout cas on fait partie des acteurs de livre-là à partir du moment où on touche — le mot digital —, on touche avec le doigt un écran de temps en temps. Donc vous faites le point sur nos activités numériques et sur les formes qu’elles prennent. C’est aussi, je pense, un livre sur le travail, sur ce qu’il est aujourd’hui, sur ce qu’il devient et sur ce qu’on pourrait en faire aussi. C’est une question importante, mais, pour ça, il faut prendre conscience de ce qu’est le travail aujourd’hui à l’ère numérique et c’est ce que vous nous aidez à faire grandement avec ce livre dont le titre est En attendant les robots. On peut commencer par ça : c’est une provocation, Antonio Casilli, ce titre ?
Antonio Casilli : Bonsoir à toutes et à tous. Tout d’abord, bonsoir Thomas Baumgartner. Merci pour cette introduction qui présente le sujet du livre et qui pose les bonnes questions.

Oui, bien sûr, le titre est d’abord, évidemment, une évocation beckettienne : on attend les robots comme on attend Godot ; ils ne vont jamais se concrétiser. Pourtant l’attente est cette pause interminable avant l’arrivée de ces robots fantasmatiques, j’insiste beaucoup sur cela à l’intérieur du livre. Ce qui compte aujourd’hui, c’est vraiment une expérience collective qu’on est en train de faire, celle de se concentrer sur quelque chose qui est un mirage, qui est un horizon, un horizon utopique ou dystopique, c’est selon, évidemment, qui est l’arrivée de ces robots.

De quels robots parle-t-on ? De quels robots est-ce que je parle à l’intérieur de cet ouvrage ?

Ce ne sont pas des robots anthropomorphiques même si, évidemment, il y a l’élément d’évocation d’un robot en particulier, d’un automate qui s’appelle le Turc mécanique dont on va peut-être parler dans quelques minutes, mais les robots dont je parle sont des robots de code. Finalement ce sont des logiciels, ce sont des algorithmes apprenants, surtout, ce sont des machines de code auxquelles on contribue toutes et tous. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on se sert par exemple d’un moteur de recherche, ce moteur de recherche apprend. À chaque fois qu’on utilise une application, cette application s’améliore, se calibre, s’adapte à nos usages, s’adapte à nos vies. De ce point de vue-là, le robot devient une sorte de métaphore d’une mise au travail des personnes qui sont invitées à participer, à chaque fois, par leurs propres usages numériques, à la mise en place d’un système qui est un système qui évidemment produit des services, produit même des marchandises dans certains cas, mais qui a besoin constamment d’une contribution humaine.

Et là j’explique aussi brièvement pourquoi j’insiste sur le fait qu’il faut parler de digital labor et non pas de « travail numérique », parce que le français est une langue merveilleuse, j’en sais quelque chose parce que je l’ai apprise il y a quelques années à peine, mais c’est une langue extrêmement polysémique : une tendance à faire converger dans le même mot, travail en l’occurrence, énormément de significations qui, dans d’autres langues, je pense à l’anglais, je pense à l’allemand, sont séparées.

Par exemple en anglais, on dirait work pour indiquer l’aspect matériel du travail, le fait de transformer notre réalité. On parlerait de job pour indiquer une profession ou un ensemble de savoir-faire liés au fait de réaliser certaines tâches au travail. Et on parlerait de labor pour indiquer le travail en tant que relation sociale, travailler avec, travailler pour. Il y a aussi des éléments, si l’on veut, de subordination ou de création de solidarité autour de la tâche productive, du geste productif. C’est pourquoi j’insiste beaucoup sur le fait qu’il faut parler de labor malgré le fait que, en français évidemment, cela évoque l’idée de labeur, donc de fatigue ingrate et il y a peut-être un petit côté de ça dans ce que je dis.

Après, j’insiste beaucoup sur le fait qu’il faut parler de digital et non pas de numérique. Pourquoi ? Parce que le numérique, en particulier, évoque constamment le savoir expert d’un numéricien, d’un data scientist, d’un scientifique, d’un ingénieur, qui n’est pas forcément la figure professionnelle sur laquelle je m’attarde dans cet ouvrage, sur laquelle je me penche, mais au contraire je travaille, ou plutôt j’effectue des recherches sur les gens qui travaillent de leurs doigts. C’est digital parce que c’est du latin digitus, c’est le doigt. Donc c’est du travail du doigt, c’est du travail du clic à proprement parler parce que c’est un geste qui est tellement simple que chacun d’entre nous le réalise.

Après, évidemment, on a aussi besoin, parce que c’est tellement abstrait de parler de digital labor, de travail du doigt, même de travail du clic, de vraiment nourrir, ce que je cherche à faire dans cet ouvrage, d’exemples concrets et donc renvoyer, par exemple, à des tas d’applications qui s’appuient sur le travail humain, ce travail digital humain comme les applications qui vous permettent d’avoir accès à des services comme la livraison express. Par exemple, chaque fois que vous commandez une pizza sur Deliveroo, eh bien vous devez effectuer un ensemble de tâches numériques et de production de données pour pouvoir effectuer cette livraison à la fin, ou pour permettre à quelqu’un d’effectuer cette livraison. Ou alors, de l’autre côté, à chaque fois que vous commandez un VTC avec Uber ou d’autres applications de ce type-là, eh bien vous êtes en train, là aussi, de produire de la donnée, d’aider le calibrage d’algorithmes qui apprennent, donc vous êtes en train, tout en réalisant des services qui sont concrets, qui sont matériels – on n’est pas dans l’immatériel, on n’est pas dans le virtuel du tout –, on est en train de produire de la data et d’aider à la mise en place de ces robots qui, je le rappelle, sont fantasmatiques mais sont aussi des robots de code qui existent.
Thomas Baumgartner : Antonio Casilli, il y a une histoire que vous racontez au tout début de ce livre-là qui est l’histoire d’une start-up qui vend une solution basée sur l’intelligence artificielle. Vous discutez avec un stagiaire de cette start-up qui vous fait comprendre qu’en fait, de solutions d’intelligence artificielle pour produire le service proposé, il n’y a pas ! Est-ce, même à travers le titre encore une fois, est-ce que vous nous dites qu’on nous ou qu’on se berce d’illusions concernant non pas les robots, parce que finalement, en dehors du titre, ce n’est un mot que vous utilisez beaucoup, mais concernant l’intelligence artificielle qui est aujourd’hui présentée comme un horizon et industriel et social quasiment présent ?
Antonio Casilli : Tout d’abord je vais raconter un peu cette histoire que je présente au tout début du livre. En même temps je vais aussi introduire des caveats parce que c’est important. Au début du livre je raconte l’histoire de Simon. Simon est une personne que j’ai interviewée dans le cadre d’une enquête qu’on est en train de réaliser – je vois aussi certains de mes collègues dans la salle ici – avec des chercheurs de Telecom ParisTech, du CNRS et d’autres universités. Il y a aussi des syndicats, il y a aussi France Stratégie qui font partie de cette enquête. À un certain moment, nous on interviewe des personnes qui, dans la plupart des cas, entraînent des intelligences artificielles, dressent des intelligences artificielles, comme si c’était des animaux.

Il faut comprendre que les applications et les algorithmes ne sont pas capables de faire ce qu’ils font d’entrée. Ils ne naissent pas déjà comme dotés de cette capacité-là à, justement, commander des pizzas ou sélectionner la bonne information. Il faut que quelqu’un enseigne, ou dresse ou entraîne véritablement ces intelligences artificielles. Donc nous, dans notre enquête, on interviewe des personnes qui réalisent, par exemple, des tâches qui sont souvent des tâches extrêmement simples, vraiment : regarder une vidéo et dire si dans cette vidéo il y a un homme ou une femme ; ou alors, je ne sais pas, regarder sept photos et compter combien de photos contiennent des chatons et combien contiennent des arbres. Voilà ! Ils sont très peu payés et, dans certains cas, on tombe aussi sur des personnes qui sont d’un type un peu particulier qui sont des whistleblowers. Ce sont des gens qui tirent la sonnette, qui disent : « Attention il y a un côté arnaque ». Ce n’est pas seulement une question d’entraînement d’intelligence artificielle, ce n’est pas seulement une question de calibrage, ce qui est, encore une fois, un aspect peu connu de la mise en place des intelligences artificielles, mais il y a carrément des entreprises qui vous disent produire des intelligences artificielles alors qu’en réalité, et c’est le cas de cette personne que j’ai interviewée au début, que j’appelle Simon même si ce n’est pas son vrai nom, qui travaillait pour une entreprise qui disait : « On produit de l’intelligence artificielle ». Mais finalement non ! Ils produisent tout simplement une plateforme qui fait réaliser les mêmes tâches que l’intelligence artificielle était censée réaliser par des personnes, on les appelle des micros tâcherons, qui sont à Madagascar. Donc des personnes qui, à Antananarivo, font semblant d’être un robot, font semblant, par exemple, de répondre à vos requêtes : « Tiens qu’est-ce qu’il y a de sympa à faire ce soir à Paris ? » Et eux, depuis Antananarivo, vont rechercher sur L’Officiel des spectacles ou sur Google, peu importe, et vous balancent un texto qui dit, par exemple : « Ce soir il y a une conférence au CNAM ». Vous êtes peut-être victimes de cette arnaque-là. Donc, grosso modo, l’idée est de montrer qu’effectivement il y a des cas qui sont dans des situations qui, même d’un point de vue légal, entrent dans un sorte de zone grise ou qui font, à la limite, et c’est la bonne manière de le voir, en anglais on dit du IA washing, c’est-à-dire on fait du recyclage en clef intelligence artificielle d’un service qui est un service très humble, très simple, réalisé par des êtres humains.
Après, je termine, c’est important de donner ces éléments-là, ces exemples-là, pour vous montrer à quoi ça revient ce travail du clic. En même temps j’insiste beaucoup sur le fait que ce livre-là n’est pas un livre de dénonciation, ce n’est pas un livre dans lequel je m’efforce, à chaque fois, de montrer les cas de personnes qui vous mettent dans des situations d’échec ou qui vous mentent ; ce n’est pas un livre pour démasquer un mensonge. C’est un livre pour insister sur un aspect peu connu et j’insiste beaucoup sur le fait d’invisibiliser des intelligences artificielles actuelles parce qu’on n’en parle pas dans la presse. C’est clair que dans la presse, quand les entreprises cherchent à communiquer avec leurs investisseurs ou avec les pouvoirs publics, elles ont plutôt intérêt à dire qu’elles ont des solutions super performantes et super smarts, super intelligentes. Elles ne vous disent pas qu’elles marchent — disons dans 70 % des cas elles ne marchent pas — et qu’elles ont besoin, à chaque fois, d’un petit coup de pouce, un petit soutien de la part d’assistants humains. Et ces assistants humains parfois sont payés très, très peu, et quand je dis très, très peu ils sont payés quelques centimes d’euro voire moins, ça dépend où ils sont. Si ces personnes-là sont en France, il y a des bonnes chances qu’elles soient payées 10 centimes, 8 centimes, etc. ; si elles sont à Madagascar, il y a de fortes chances qu’elles soient payées 0,006 centime d’euro pour réaliser cette même tâche.

Donc ça c’est quelque chose qui n’est pas un bug. Ce n’est pas une exception, c’est systémique.
Thomas Baumgartner : Ce qui est étonnant c’est que vous faites aussi la petite histoire de ce rapport magique à la machine, de cette tricherie possible. Vous en avez parlé tout à l’heure, le Turc mécanique, il faut peut-être raconter cette histoire-là parce que c’est un peu la matrice de ce qui amène aujourd’hui à une grande partie du digital labor.
Antonio Casilli : Le Turc mécanique est une autre histoire. Le mien [micro, NdT] marche, je ne sais pas pourquoi, je suis bon en technique !

Le Turc mécanique [1] est une histoire qui remonte au 18e siècle en fait. C’est un automate inventé en 1769 par un monsieur qui s’appelait von Kempelen et qui pourrait bien figurer dans un musée comme celui-là. Figurez-vous que le seul Turc mécanique en fonction aujourd’hui en Europe se trouve dans une petite ville d’Allemagne qui s’appelle Paderborn, si vous voulez le visiter, le voir.

Le Turc mécanique ça ressemble à quoi ? Ça ressemble à une énorme table comme celle-ci derrière laquelle il y a un automate, un robot anthropomorphe déguisé en Turc ottoman, d’où le nom Turc mécanique. Et ce Turc est un joueur d’échecs parce que, sur cette table, il y a justement un échiquier. L’histoire ou la légende qui est un peu une triste réalité veut que ce Turc mécanique soit le premier exemple d’intelligence artificielle. Pourquoi ? Parce que c’était un robot qui était censé simuler le processus cognitif d’un joueur d’échecs pour justement challenger et battre des joueurs d’échecs humains. L’histoire veut que même Napoléon ait été battu par le Turc mécanique au jeu des échecs ce qui aurait provoqué l’invasion de je ne sais pas… Il faisait des choses, Napoléon ! Bref ! L’histoire est que, comme toute bonne intelligence artificielle — c’est pour ça que c’est une métaphore assassine — c’était une fausse intelligence artificielle. C’est-à-dire qu’à l’intérieur de ce Turc mécanique se cachait un être humain, un joueur d’échecs qui était bien physique, bien organique. Et qui était-il ? D’abord les sources, discordantes certes, s’accordent pour dire que c’était un mec, c’était un homme, mais, sur son identité il y a plusieurs hypothèses.

Certains disent qu’il s’agissait d’un soldat qui avait perdu ses jambes pendant une bataille, qui était amputé de ses jambes, et donc qui pouvait entrer dans le Turc mécanique pour l’actionner, l’activer.

D’autres disent qu’il s’agissait d’un enfant très fin et très maigre, qui arrivait à faire bouger les bras et les mains du Turc mécanique pour, justement, faire bouger les pièces de l’échec.

D’autres insistent sur le fait qu’il s’agissait d’un Italien, je ne sais pas pourquoi en particulier, et d’autres encore insistent sur le fait qu’il s’agissait d’une personne bossue.

Pourquoi je donne tous ces exemples particuliers ? Parce qu’il y a, si l’on veut, un élément commun. À chaque fois c’était des personnes qui avaient une forme de minorité physique, on va dire comme ça. L’Italien qui, à l’époque, était la quintessence du migrant ultime, peut-être aujourd’hui encore, je ne sais pas, ou alors une personne qui avait une cyphose très forte, ou alors une personne amputée de ses jambes, ou un enfant ; ce n’était pas un joueur d’échecs sublime. Ce n’était pas un master, un maître des échecs. La personne qui faisait bouger ce Turc mécanique était quelqu’un qui, finalement, n’était pas justement sublime, un maître total, absolu.

Et ça, c’est quelque chose qui revient aujourd’hui dans une manifestation récente du Turc mécanique. C’est une plateforme qui a été mise en place en 2005 par Amazon qui s’appelle Amazon Mechanical Turk [2]. Donc zéro ironie de la part d’Amazon qui reprend telle quelle cette métaphore.
Thomas Baumgartner : Un hommage !
Antonio Casilli : Un hommage, on va dire un hommage ! Mais après, quand on comprend exactement de quoi il est question, on se rend compte que c’est un hommage qui est un peu une manière de se tirer une balle dans le pied. Mais bref ! L’idée est la suivante. C’est une plateforme dans laquelle Amazon met en relation des entreprises ou des requérants, on les appelle comme ça, et des travailleurs. Ces travailleurs on les appelle les turkers, parce que c’est un mélange entre turk et worker. Les turkers font quoi ?
Je vais plutôt vous raconter ce que font les entreprises. Imaginez que vous êtes une entreprise qui voulez numériser un service. Imaginez que vous avez genre 15 ans de factures, de quittances à numériser et à retranscrire, à annoter, à marquer s’il y a des erreurs ou alors ce que ça veut dire du point de vue de la comptabilité nationale, etc. Qu’est-ce que vous pouvez faire ? Vous pouvez embaucher une personne qui s’occupe de la numérisation, la rémunérer pendant toute sa vie et créer un poste de travail comme il faut, un emploi classique encadré par le code du travail. Ou alors vous pouvez, par exemple, recruter 20 freelances et les payer décidément moins, pour moins de temps, et chacun s’occupe d’une partie de cette masse de documents à numériser. Ou alors vous pouvez aller sur Amazon Mechanical Turk et recruter 100 000 personnes qui s’occupent chacune de un ou deux documents. Donc chacun ou chacune a face à lui ou face à elle par exemple une quittance et doit la retranscrire. Et il est payé très, très peu ; il est payé genre quelques centimes, un centime, deux centimes pour retranscrire une facture. Grâce à ça, évidemment, vous pouvez mettre en place une solution informatique, vous pouvez mettre en place normalement la numérisation de certains aspects, de certains processus métier de votre entreprise et, de l’autre côté, vous avez évité d’embaucher une personne et, évidemment, vous avez payé très peu un service qui risquait de vous coûter très cher. La question est surtout que vous pouvez dire aussi que vous avez numérisé, alors que vous n’avez pas numérisé du tout, parce qu’en fait vous êtes tout simplement passé par une plateforme qui fait, comme le dit Jeff Bezos, de l’artificial artificial intelligence, de l’intelligence artificielle artificielle, de la fausse intelligence artificielle.

Encore une fois j’insiste sur le fait que ce n’est as un secret. Jeff Bezos n’a jamais caché cela. Il l’a déclaré haut et fort en 2005 au lancement même de la plateforme au MIT aux États-Unis ; c’était une conférence publique, vous la retrouvez aujourd’hui sur YouTube ; il n’y a rien de caché ! Mais c’est quelque chose d’invisibilisé. Et j’insiste beaucoup sur le fait qu’il y a une différence importante entre quelque chose qui est invisible et quelque chose qui est invisibilisé.

Un exemple qui me vient à l’esprit : quelque chose qui est invisible, c’est quelque chose que vous ne voyez pas. Quelque chose qui est invisibilisé ce sont les techniciens de surface, les femmes de ménage par exemple dans vos bureaux. Ce sont des personnes qui sont là, qui occupent nos espaces, les espaces dans lesquels vous êtes chaque jour et pourtant on ne les voit pas, on ne les reconnaît pas. C’est exactement la même chose qui se passe aujourd’hui avec les travailleurs du clic. On a les a sous les yeux, chacun d’entre nous en connaît, j’en suis certain, et chacun d’entre nous, d’un certain point de vue, en est, travailleur et travailleuse du clic, et pourtant on n’arrive pas à les voir. Il y a un problème de perception, il y a un problème qui est de nature optique, optique ça veut dire même carrément dans nos yeux, de cette impossibilité pour l’instant à reconnaître ce travail. Justement ça c’est le défi d’un ouvrage comme celui-là. Je vous rassure, je ne suis pas le seul à avoir écrit sur le sujet, mais je suis certainement l’un des rares auteurs français à le faire.
Thomas Baumgartner : Digital labor est un terme qui a une quinzaine d’années, c’est ça ?
Antonio Casilli : C’est un terme qui a une quinzaine d’années, un peu plus que ça. En fait, c’est au tout début des années 2000 qu’une chercheuse italienne, d’ailleurs, qui s’appelle Tiziana Terranova, a commencé à parler du digital labor. Le terme a été consacré par un colloque qui a eu lieu à New-York en 2009 et après par un ouvrage dirigé par un collègue qui s’appelle Trebor Scholz, publié en 2012.

Donc c’est un concept récent, c’est un sujet récent qui commence à avoir effectivement une résonance énorme non seulement dans les milieux universitaires, mais on commence aussi à en parler dans d’autres contextes. On commence à en parler dans le contexte des syndicats, on commence à en parler dans le contexte des décideurs publics et, plus rarement, on ose en parler dans le contexte des entreprises mêmes.
Thomas Baumgartner : Ce qu’on comprend depuis le début de notre conversation c’est que le digital labor a au moins deux modes d’existence, c’est-à-dire ce que vous disiez à l’instant, cette multitude de tâcherons, de micros tâcherons, de tâcherons du clic qui ont des tâches microscopiques, petites, hyper fragmentées d’un côté et dont on peut dire que c’est d’une certaine manière, vous avez parlé tout à l’heure du mot travail comme étant polysémique, leur métier ou un de leurs métiers et, de l’autre côté, on a ce que vous disiez tout à l’heure, on en est un peu tous aussi de ces digital labor et par exemple quand on va sur Facebook, ce que vous disiez tout à l’heure, quand on utilise la plateforme Uber, nous sommes aussi dans cette entité du digital labor. Mais comment, Antonio, Casilli, quand je mets « j’aime » sur un post d’un ami Facebook, suis-je un travailleur du numérique ?
Antonio Casilli : Pour pouvoir répondre à cette dernière question il faut remonter un peu en arrière et préciser que, en effet, le digital labor se situe sur un véritable continuum d’usages différents. Moi je dirais qu’il y a trois grandes familles et je cherche vraiment, je m’efforce de bien les présenter dans la partie centrale de cet ouvrage, il y a trois grandes familles de digital labor.

La première c’est le digital labor dont on parle énormément dans la presse, parfois certains d’entre nous sommes des utilisateurs des plateformes qu’on appelle les plateformes en temps réel ou à la demande comme Uber, comme Deliveroo. C’est ce qu’on a appelé, à un certain moment, l’économie collaborative ; je ne dis pas à quel point on a pu se tromper sur ce terme parce qu’il y a très peu de collaboratif sauf, effectivement, qu’il y a énormément de personnes qui travaillent ensemble pour produire de la donnée et qui, normalement, se présentent comme des plateformes sur lesquelles vous pouvez commander des services. Vous avez besoin de quelqu’un qui vous dépose ou de quelqu’un qui vous livre de la nourriture, eh bien vous commandez d’un clic, évidemment vous payez, et les personnes qui effectuent la tâche justement de livrer ou de conduire, eh bien elles sont payées.

Par contre on se dit : là ce n’est pas du digital labor, c’est du travail classique ; à la limite c’est seulement un problème d’encadrement interne de, justement, droit du travail. Effectivement il y a énormément de litiges, de contentieux en cours aujourd’hui partout dans le monde pour réaliser cet effort collectif de reconnaissance de ce travail des chauffeurs Uber, des livreurs Deliveroo et ainsi de suite.

Alors oui, certes, mais en même temps, si on regarde bien, la partie livraison, la partie production d’un service matériel est très limitée pour ces personnes-là. C’est-à-dire qu’on a pu estimer qu’un chauffeur Uber passe tout au plus 40 % de son temps à conduire. Le reste du temps, 60 % presque, il le passe sur l’application Uber. Et l’application Uber est le nerf de la guerre, c’est-à-dire est vraiment le véritable producteur de valeur pour Uber. Parce que, sur l’application Uber, qu’est-ce qu’ils font les chauffeurs ? Eh bien ils doivent, par exemple, publier la bonne photo pour se présenter ; ils doivent vérifier le parcours sur le GPS pour ne pas se faire arnaquer par Uber ; ils doivent répondre à énormément de messages. Bref ! Ils font un travail numérique dans la mesure où ils doivent assurer des usages d’une plateforme et ils produisent énormément de données. Ils produisent énormément de données qui servent à quoi ? Eh bien justement, à nourrir les robots. Et c’est quoi les robots de Uber, eh bien ce sont leurs véhicules autonomes. Véhicules autonomes ! C’est une façon de parler qu’ils soient autonomes ! Soyons clairs, l’idée de la voiture qui se conduit toute seule, qui n’a pas de chauffeur, est un rêve qu’on entretient depuis une quarantaine d’années et qu’on n’arrive jamais à concrétiser. La preuve la plus évidente on l’a eu au mois de mars 2018 quand on a eu le premier accident mortel qui a impliqué un véhicule de Uber, donc le premier en absolu de véhicule autonome qui a renversé un être humain, en Arizona, mars 2018, et on s’est rendu compte qu’à l’intérieur de ce soi-disant véhicule sans conducteur de Uber, il y avait bien un conducteur ! Il y avait quelqu’un qui n’était pas appelé conducteur, qui n’était même pas encadré comme conducteur de Uber, il était plutôt appelé « opérateur de conduite » et normalement, disait Uber, il ne conduit pas, non, il ne touche pas au volant.
Thomas Baumgartner : Il surveille quand même !
Antonio Casilli : Il surveille quand même, visiblement non. Non ! Pas complètement parce qu’il y a eu mort d’homme !

La question est qu’est-ce qu’on fait ? Le travail si on veut, le travail matériel de production d’un service, d’un bien, d’un produit, pour ces plateformes-là n’est, à mon sens, qu’un prétexte. Parce que le véritable travail, la véritable source de valeur, eh bien ce sont les données. Parce que les données sont utilisées parfois à des fins de monétisation publicitaire — normalement on s’en sert pour faire du ciblage publicitaire —, mais on s’en sert aussi énormément pour faire de l’entraînement d’algorithmes, de l’entraînement de systèmes apprenants, de l’entraînement de robots, de l’entraînement d’intelligences artificielles, donc on a besoin de ces données-là.

J’insiste beaucoup sur le fait qu’il y a une continuité entre cette première famille et deux autres familles.
La deuxième famille c’est celle du travail qu’on appelle micro travail. Donc tout ce qui relève d’Amazon Mechanical Turk c’est du micro travail. C’est-à-dire c’est du travail fait par micros tâches par des personnes qui sont micro payées. Souvent ce n’est pas une source primaire de revenu pour ces personnes et pour ces familles, c’est une source secondaire qui accompagne un autre travail, dans la meilleure des hypothèses. Donc ce sont des personnes qui, par exemple, travaillent à mi-temps dans une entreprise classique et, le reste du temps, elles intègrent avec un petit revenu venant d’une plateforme de micro travail.
Thomas Baumgartner : C’est ça qu’on appelle les fermes à clics aussi ?
Antonio Casilli : Les fermes à clics c’est un type particulier, particulièrement louche de micro travail, qui ne sert pas pour produire des services d’automation, mais qui, normalement, sert à produire de la fausse viralité sur Internet. Il y a aussi ça. Donc des fermes à clics normalement ressemblent à quoi ? À d’énormes salles frigorifiées parce qu’elles sont remplies d’équipements, d’ordinateurs, de smartphones et ça chauffe énormément, donc vous avez besoin de faire travailler des centaines de personnes dans ces fermes à clics, dans des conditions extrêmement difficiles : c’est comme travailler dans un frigo, littéralement, pour faire quoi ? Eh bien cliquer pas au hasard du tout. Vous êtes payé pour cliquer sur des applications, sur des pages web, sur des posts sur Facebook, etc., ou sur des vidéos pour faire monter les compteurs d’une marque, une pub, une campagne publicitaire ou une campagne d’un homme politique. On sait que Donald Trump a acheté le travail de fermiers à clics figurez-vous Mexicains, ce qui est complètement ironique, pour faire monter le compteur de sa page Facebook pendant la campagne électorale de 2016 aux États-Unis. On a des exemples aux Philippines, on a des exemples en Tunisie. On a aussi des exemples qui sont un peu plus difficiles, comment dire, à pénétrer ici en France. Normalement on n’a pas vraiment intérêt à implanter, à installer des fermes à clics en France, pour la simple et bonne raison que les Français coûtent énormément. C’est-à-dire qu’un clic réalisé depuis la France par un Français est payé, on en a eu la confirmation pendant la campagne électorale, la dernière campagne électorale ; c’étaient les socialistes qui avaient acheté des clics et ils payaient 70 centimes par clic, ce qui est énorme par rapport à ce que vous pouvez payer au Pakistan où, pour 70 centimes, vous achetez 500 clics.

Donc en effet, normalement il y a des effets de délocalisation virtuelle de ces fermes à clics qui sont plutôt installées dans des pays tiers, dans des pays à faible revenu dans lesquels, visiblement, vous pouvez embaucher des personnes pour lesquelles, par contre, là il ne s’agit pas d’un revenu secondaire. Si vous êtes à Madagascar, pays qu’on étudie mes collègues et moi, c’est un pays par exemple dans lequel le salaire moyen mensuel est de 40 euros, qui, en plus, a subi une baisse vraiment importante dans le courant de l’année dernière. Donc 40 euros, si vous promettez à une personne de faire du travail du clic et de gagner 200 euros par mois, eh bien c’est l’eldorado ou, du moins, c’est quelque chose d’extrêmement intéressant du point de vue de la rémunération. Après, évidemment, le problème principal est que vous n’avez pas d’encadrement, vous n’avez pas de contrat de travail à proprement parler, vous n’avez pas d’assurance maladie, vous n’avez pas tout un tas de cotisations pour votre retraite et ainsi de suite. Donc on a énormément de problèmes d’encadrement de ce travail.
Après je termine parce qu’on a touché brièvement, enfin on y fait allusion, mais c’est un peu ça aussi le point le plus controversé, si l’on veut, de cet ouvrage, le fait que j’insiste sur le fait qu’il y a une troisième famille du travail numérique ; le travail numérique qu’on appelle le travail social, en réseau, et qu’on a tendance à considérer comme du « travail gratuit ». Travail gratuit, c’est-à-dire le travail que chacun d’entre nous réalise. Parce que nous aussi…
Thomas Baumgartner : Quand je clique sur « j’aime » sur Facebook !
Antonio Casilli : Justement. Ou alors chaque fois que j’envoie un émoji pour signifier mon sentiment vis-à-vis, je ne sais pas, d’un post, d’un message et ainsi de suite. Ou alors quand je regarde une vidéo YouTube. Là aussi on est en train de faire la même chose que les chauffeurs Uber, que les micros tâcherons du clic partout dans le monde, on est en train, en gros, de produire de la data et, par le même geste, de produire de la valeur. Pourquoi ? Parce que cette valeur, tout comme pour Uber et pour Amazon, eh bien elle produit de la data qui est utilisée, d’une part, à des fins de ciblage publicitaire et d’automation, c’est-à-dire produire des services automatiques. Quels types de services automatiques ? Par exemple à chaque fois que Facebook ou Twitter vous suggère quelque chose à regarder ou YouTube vous dit : « Vous avez regardé une vidéo de Lady Gaga peut-être que vous allez aimer – je ne sais pas – une autre vidéo d’une artiste ou d’un artiste proche de celle-là ». Comment savent-ils que c’est proche et que ça pourrait coller à mes goûts et à mes intentions ? Eh bien d’abord parce qu’il y a déjà énormément de travail de qualification de ces vidéos. C’est-à-dire qu’il y a énormément de personnes qui passent leur vie à ajouter des labels, à labelliser ces vidéos, et après parce que moi-même je suis en train de labelliser les vidéos. Chaque fois que je mets un pouce sur YouTube, eh bien je suis en train d’enseigner, de dire, de déclarer à YouTube : « Je suis intéressé par ce service-là ».
Thomas Baumgartner : On travaille pour la machine ; on ne travaille pas simplement pour nos propres recommandations plus tard.
Antonio Casilli : La question est justement de voir quelle est la part de travail pour nous et quelle est la part de travail pour la machine. Le pari théorique que je fais dans cet ouvrage et que mes collègues qui s’occupent de la même chose, du même sujet que moi, font, est qu’on est largement en train de réaliser ce que Marx aurait appelé du Mehrwerk, c’est-à-dire du surplus de travail qui va à la machine, qui sert à la machine. Et par la machine je veux dire, finalement, la structure capitaliste qui régit la machine. Donc c’est la grande plateforme. C’est pourquoi je m’efforce énormément, dans cet ouvrage, de préciser vraiment ce qu’est une plateforme. Si on continue de penser que Amazon, Google, Facebook, sont la même chose qu’une entreprise classique, on se trompe de combat. On se trompe même d’analyse, bêtement, parce qu’une plateforme est autre chose qu’une entreprise du 20e siècle. Le 20e siècle nous avait habitué à des entreprises qui étaient… D’abord les entreprises n’étaient pas des marchés ; c’est autre chose que le marché. Vous avez le marché et vous avez l’entreprise qui vend ses services, ses biens sur le marché. Or avec Amazon, typiquement, c’est l’opposé. C’est une entreprise qui est en même temps un marché.
Thomas Baumgartner : D’ailleurs le mot market place pour ces plateformes existe et devient de plus en plus visible et quasiment synonyme. Vous dites que le terme revient, arrive, a été utilisé au 17e siècle ; il a été détourné, en fait, par ces entreprises.
Antonio Casilli : Oui. L’idée est que le mot plateform, encore une fois, est un mot qui nous vient de l’anglais ou plutôt un concept d’une branche particulière des sciences politiques qui s’appelle la théologie politique ; c’est une sorte de métaphysique politique qui était très développée entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Donc autour du 17e siècle anglais, en gros entre les deux révolutions anglaises, se réalise une sorte d’utilisation du mot plateforme pour désigner un concept politique précis qui est un concept de programme politique. Une plateforme, comme aujourd’hui on dit la plateforme d’un parti, en anglais on l’utilise encore plus qu’en français, mais c’est pour dire une intention programmatique ; c’est la promesse de ce qu’on va faire. Si l’on veut Google, Facebook, nous déclarent à chaque fois, chaque jour, par leur prise de parole, par leur interface même, ce qu’ils vont faire ; ce sont des programmes véritables et des programmes qui ont un impact politique ; après Cambridge Analytica on a vu à quel niveau ! Mais en même temps, il y a aussi un élément important qui a été détourné.

Au 17e siècle, à l’époque anglaise, la plateforme était un concept, si l’on veut, qui renvoyait à la mise en commun des biens. C’était un concept qui a vraiment été bien travaillé par un mouvement politique de l’époque qui s’appelait les Bêcheux [3], les Diggers, en anglais. C’était un mouvement proto-communiste du 17e siècle qui opérait des collectivisations de terrains et de parcelles de terre qui étaient la propriété de seigneurs féodaux. Donc là, d’une part, ils renvoyaient à l’idée qu’il faut créer une richesse qui soit un trésor commun pour toute l’humanité. En plus, ils insistaient beaucoup sur un autre élément : il faut casser la logique du travail ; il faut empêcher à tout prix le travail en termes de pénibilité du travail. Il faut que le travail soit libéré. Vous voyez comme ce sont des concepts puissants. D’une part vous avez abolition de la propriété privée, abolition du travail, mise en commun des biens et tout ça on le retrouve dans l’idée de la plateforme numérique aujourd’hui, mais détourné, transformé dans quelque chose de complètement hybride et complètement méconnaissable, parce qu’à chaque fois que vous entendez Google qui dit « nous on fait du open », ou alors « on cherche à aider, par exemple, tout un tas de services, de mise en commun des biens », eh bien c’est la même idée de la mise en commun mais, en même temps, qui donne un profit à un capitaliste. Ou alors quand vous dites « Uber est en train de ubériser le code du travail », là aussi ils sont en train de dire non au travail subordonné, pénible et, en même temps, au nom de quoi ? Au nom d’un travail précarisé, au nom d’un travail sans encadrement légal, sans protection, sans tutelle.

Donc encore une fois il y a une manière de récupérer, une véritable récupération politique et économique de ce concept qui est central, crucial, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine des intelligences artificielles. Ce sont les plateformes numériques qui ont désormais pivoté, c’est-à-dire changé complètement leur modèle d’affaires pour s’orienter de plus en plus sur les intelligences artificielles aujourd’hui et ce sont elles qui portent ce programme politique de l’automation généralisée, effectivement de la machine learnisation du monde.
Thomas Baumgartner : Ce qu’on entend aussi dans ce que vous dites, Antonio Casilli, c’est qu’il y a un rapport géographique, aussi, dans cette affaire. C’est-à-dire que les plateformes sont au Nord, les travailleurs du clic, en tout cas une partie de ceux que vous désignez – vous parliez du Pakistan, vous parliez de Madagascar – sont dans des pays en développement, pour le dire comme ça plus généralement ; il y a une tension qui se crée là. Vous parlez d’une forme de colonialisme technique.
Antonio Casilli : J’en parle justement pour dire que je ne suis pas d’accord avec la définition de colonialisme. Je considère plutôt ça comme une sorte de manifestation de migration virtuelle si on veut. C’est-à-dire d’une migration sans déplacement voire, à la limite, de forme de délocalisation non matérielle. À quel point de vue ?

Si on regarde, en effet, la géographie du travail du clic, tout en insistant beaucoup sur le fait qu’il y a certains services qui sont des services liés à des lieux : vous ne pouvez pas faire du Uber à distance, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas faire du Uber justement depuis Madagascar. Vous avez besoin que quelqu’un soit en train de conduire dans votre quartier ; la même chose avec Foodora et la livraison express.

Par contre, il y a des services qui peuvent être délocalisés et délocalisés très, très loin. Typiquement tout le travail du clic, tout le travail d’entraînement d’intelligence artificielle et tout le travail de production de fausse viralité, eh bien vous pouvez, justement, le faire depuis n’importe où. Et on a tendance à le faire, figurez-vous, depuis les endroits qui sont les pays dans lesquels ça coûte moins. Typiquement donc, des pays émergents et des pays en voie de développement. Quoiqu’on insiste beaucoup sur le fait qu’il y a désormais une très forte différence entre un pays comme l’Inde et un pays comme le Kenya. D’abord parce que ce sont des pays qui sont déjà positionnés sur certains types de services à distance. C’était ce que, dans les années 90, on appelait le téléservice, qui était par exemple des services administratifs ; c’était des gens qui faisaient de la comptabilité depuis la Tunisie pour des entreprises françaises. Ou alors les call centers qui étaient installés en Tunisie, en Turquie, en Roumanie dans certains cas, en Bulgarie, et qui assuraient le service après-vente pour les entreprises. Ces mêmes téléservices, ces mêmes call centers se sont recyclés maintenant en fermes à clics ou en fermes à tâches, à micros tâches, et aujourd’hui sont là en train de, que sais-je, classer et reconnaître des images pour l’imagerie médicale ; ça sert pour entraîner des intelligences artificielles appliquées au système de la santé.
Thomas Baumgartner : Justement, est-ce qu’entre les années 90 et ces téléservices et aujourd’hui ces clics à distance, est-ce que les conditions sociales du travail ont changé ?
Antonio Casilli : Les conditions sociales ont changé dans la mesure où on a eu une explosion démographique qui a fait en sorte, quand même, qu’énormément de personnes se sont présentées sur le marché du travail. Donc ces marchés du travail au niveau mondial doivent absorber de plus en plus de personnes.

D’une part elles sont effectivement absorbées par l’encadrement formel et, soyons clairs, il y a de plus en plus de personnes partout dans le monde, au niveau de masses, qui sont aujourd’hui employées formelles. En même temps, il y aussi encore plus de personnes qui ne le sont pas. Justement, si vous regardez les statistiques de l’OIT [Organisation Internationale du Travail], eh bien vous vous rendez compte qu’effectivement il y a une montée exponentielle de tous les travaux atypiques, précaires, précarisés, etc., dont les micros tâcherons du clic représentent, si l’on veut, la version extrême dans la mesure où il s’agit souvent de personnes qui versent dans des situations extrêmement difficiles, qui vivent dans des zones rurales ou périurbaines, dans des pays en voie de développement, ou parfois qui cherchent désespérément à mettre un pied dans la porte du marché du travail dans des villes ou dans des clusters industriels de pays émergents. Je pense par exemple à Bangalore ou à Hyderabad en Inde qui sont les Silicon Valley indiennes dans lesquelles, effectivement, vous avez une poussée de talents en informatique, en sciences de l’ingénieur. Oui, bien sûr, mais où vous avez aussi une masse énorme de millions de personnes qui cherchent désespérément à travailler avec eux. Elles aussi veulent avoir accès au rêve de la Silicon Valley indienne et pourtant n’y arrivent pas et qu’est-ce qu’elles font ? Eh bien elles se réduisent à travailler en tant que micros tâcherons payés au lance-pierre voire moins, à la micro pierre, pour pouvoir effectivement entraîner des intelligences artificielles ? Pour qui ? Parfois pour des entreprises locales, lesquelles entreprises locales font partie de chaînes de sous-traitance qui, si on regarde bien, remontent jusqu’à nos pays du Nord.

Finalement les personnes qui, comme notre collègue de Oxford Mark Graham, qui est un géographe qui étudie depuis des années ces flux de données, de micros tâches d’un continent à l’autre, eh bien se rendent compte qu’il y a, en effet, un véritable passage de micro travail. Les micros tâcherons sont recrutés dans des pays comme les Philippines, l’Inde, l’Indonésie, la Chine parfois et, par contre, les entreprises qui achètent ce micro travail via des chaînes de sous-traitance interminables, eh bien sont plutôt aux États-Unis, Royaume-Uni, France, Australie, donc des pays à hauts revenus. Et là on se rend compte, effectivement, qu’il y a un découpage très fort entre un Nord global et un Sud global et pas mal de personnes commencent à se dire que, finalement, cela reproduit des formes de colonialisme ou des formes de néo-colonialisme.

Personnellement je ne suis pas complètement d’accord avec ça. Il y a des personnes qui poussent l’analyse encore plus loin. Il y a un chercheur taïwanais qui s’appelle Jack Lichuan qui parle, par contre, de « i-esclavagisme », comme iPhone,doc « i-esclavagisme ». Moi je trouve qu’il faut faire attention à ne pas banaliser, à ne pas galvauder des notions qui sont fortes et surtout qui sont liées à des crimes contre l’humanité qui ne se sont pas arrêtés. L’esclavagisme n’a pas disparu et le colonialisme continue, d’un certain point de vue, haut et fort, à marcher comme avant.
Thomas Baumgartner : D’autant que la continuité, pardon, elle existe aussi par rapport à une activité industrielle traditionnelle, par exemple le textile, et là, ça se déporte ; c’est une question technologique !
Antonio Casilli : Moi je pense vraiment qu’il faut regarder l’aspect économique de tout ça, par-delà évidemment les déséquilibres importants et les asymétries politiques importantes entre le Nord et le Sud. Mais il faut regarder le côté économique. Si on regarde bien il n’y a pas une superposition complète entre les pays qui étaient des ex-colonies et des pays qui étaient les colonisateurs.

D’abord on se rend compte que, par exemple, il y a des axes linguistiques ; oui, c’est certain, les entreprises françaises ont tendance à délocaliser et à acheter ou plutôt à recruter des micros tâcherons dans des pays francophones, qui se trouvent en plus à être des ex-colonies. Si vous regardez par exemple les États-Unis, c’est vers les Philippines qui était un gouvernorat ; si vous regardez le Royaume-Uni c’est vers l’Inde, évidemment.

Bien sûr il y a ça, mais il n’y a pas une superposition totale parce qu’il y a certains pays comme la Pologne, comme l’Ukraine, comme la Russie même, qui sont des pays de micros tâches, ce sont des pays de fermes à clics. En Russie, vous connaissez peut-être la plus célèbre ferme à clics russe qui est l’usine à trolls de Saint-Pétersbourg dont vous avez peut-être entendu parler, certainement ! Ils sont actifs depuis un moment ! Bref ! Ce ne sont pas des pays qui sont identifiés au bloc des colonisés.
De quoi on parle ? On parle en réalité, à mon sens, et j’insiste beaucoup sur ce fait-là, d’une sorte de manifestation de flux migratoires face à un contexte de barrage aux frontières. Nous sommes en train de militariser nos frontières aux États-Unis, en Europe ; l’Europe est devenue une forteresse impénétrable, pour une large partie, sauf si vous voulez vraiment mettre votre vie en danger. Donc face à ça quelle est la meilleure manière pour travailler, pour avoir accès à la prospérité promise par les entreprises européennes ? Eh bien c’est de s’insérer dans ces chaînes de sous-traitance, être payé 0,0006 centime pour réaliser la même tâche qui serait réalisée peut-être à la limite, dans la meilleure des hypothèses, par quelqu’un qui est reconnu et salarié.

Donc là on est en train, d’une part, de fragiliser la force de travail mondiale, ensuite de créer des formes de délocalisation et ensuite, en plus, de faire quelque chose avec nos flux migratoires qui ont à faire beaucoup avec les politiques xénophobes et anti-migrations qui s’installent, hélas, un peu partout dans le monde.
Thomas Baumgartner : Pour ce livre-là, Antonio Casilli, vous aboutissez à des propositions, des idées, vous proposez en tout cas des pistes d’évolution de cette situation-là. La première chose est déjà, tout simplement, la prise de conscience. C’est-à-dire que cet objet du digital labor que vous posez au centre de votre livre c’est l’idée d’en faire un objet à penser et qui soit connu du public. Mais avant d’aller vers ça, j’aurais une question : est-ce que le public n’est pas, au moins en partie parce que parfois sans le savoir, au courant de ça ? Et cette fameuse chose : quand un service est gratuit c’est que c’est toi qui es le produit, c’est une chose qui est connue, qui est sue, c’est une sorte de proverbe, de devise, et finalement on y va quand même !
Antonio Casilli : Je vous remercie Thomas pour avoir sorti, justement, la devise qui est un peu devenue le refrain de nos usages numériques des dernières années.

Moi j’ai tendance à reformuler ce même proverbe en disant que si c’est gratuit, ce n’est pas que tu es le produit, mais tu es le travailleur du service. Ça c’est la prise de conscience qui n’a pas eu lieu.

Je pense qu’il y a une prise de conscience qui est beaucoup plus importante. D’ailleurs j’annonce la couleur depuis le début du livre. Il y a tout le premier chapitre qui s’intitule « Les humains remplaceront les robots », qui est une manière de renverser un dicton classique, plutôt une idée, une prophétie dystopique selon laquelle on va tous être remplacés par des robots. Moi je pense qu’effectivement, et c’est l’effort théorique de ce livre, que les intelligences artificielles ne vont pas remplacer le travail humain, les processus métier réalisés par les humains, mais elles vont le fragiliser, elles vont le fragmenter, elles vont le « tâcheronniser », elles vont le transformer en quelque chose qui est beaucoup moins payé, tout ça au nom, évidemment, du profit de certains.

En même temps, il y a des manières de sortir de là. D’une part, effectivement, la prise de conscience est cruciale et essentielle. On ne peut pas sortir de cet effet d’hallucination collective sur l’intelligence artificielle si on n’arrive pas à reconnaître que l’intelligence artificielle n’est pas si artificielle que ça.

À la limite j’aurais envie de dire, un peu comme quand Marx disait que la religion c’est l’opium des masses parce que la religion empêche de passer à l’acte, de prendre conscience de ses convictions, d’agir dans le présent ; la même chose se passe avec l’intelligence artificielle : l’intelligence artificielle est l’opium des masses qui est en train d’empêcher les travailleurs, par exemple, de prendre conscience de leur condition, du travail qu’on réalise.
Effectivement il y a un travail important, si l’on veut, de prise de conscience, de reconnaissance, c’est ça le maître mot, reconnaissance collective qui passe par trois types d’initiatives et, à la fin du livre, justement, qui s’intitule d’une manière nettement léniniste « Que faire ? », j’aurais dû ajouter « camarades », un truc comme ça. Bref !
Thomas Baumgartner : C’est ça ces petites punaises ?
Antonio Casilli : Oui. À une époque j’étais beaucoup plus « léninien » que ça, voilà. Que disais-je ?
Thomas Baumgartner : Les trois propositions.
Antonio Casilli : Les trois propositions.

La première c’est une piste qui est la plus classique, celle qui va certainement m’attirer le plus de polémiques de la part de tout un tas de personnes qui travaillaient avec moi dans une mouvance de pensée qu’on appelle la mouvance opéraïste italienne [4], qui est l’idée selon laquelle il faut faire intervenir les syndicats. Il faut que les syndicats, comme ils sont déjà en train de le faire, s’activent — et ils sont déjà en train de s’activer — pour réintroduire des éléments d’une part de défense, de protection, de reconnaissance de ce travail. Parce qu’on a des outils qui sont de nature légale, qui sont de nature sociale, qui sont de nature politique pour faire reconnaître ce travail. Et on le voit déjà. On le voit énormément sur tout le travail du type Uber, Deliveroo et compagnie, parce qu’il y a justement des syndicats qui s’activent, des syndicats des chauffeurs VTC, des livreurs à vélo, donc ce sont des syndicats qui existent. Parfois ce sont des syndicats du type classique. Nous, on est en train de travailler avec FO sur le micro travail en France. Parfois ce sont des syndicats encore plus classiques que ça. En Allemagne, par exemple, il y a le syndicat des métallos allemands, qui s’appelle IG Metal, qui a lancé la première plateforme pour les travailleurs des plateformes ; c’est presque de l’homéopathie, une façon de se dire qu’on combat le feu avec le feu, mais justement c’est une manière de faire en sorte que les micros travailleurs s’expriment sur les conditions de micro travail sur les plateformes. Après, évidemment, il y a aussi des syndicats partout dans le monde qui commencent à parler de négocier l’algorithme ; de dire, effectivement, il faut admettre que l’algorithme qui décide que votre GPS va vous conduire de A à B, eh bien fait partie de votre métier. Finalement il faut négocier ça comme on négocie, comme on contractualise parfois les horaires de travail, la cotisation, etc.
À côté de ça, on a une nouvelle mouvance, une deuxième mouvance, une deuxième solution possible, ce qu’on appelle le coopérativisme de plateforme qui est une manière de dire : le problème ce n’est pas la plateforme et ce n’est pas l’automation en tant que telle, c’est le capitalisme. Le problème est qu’il faut introduire une architecture de la propriété qui ne soit pas exclusivement la priorité privée à laquelle nous habituent évidemment Facebook, Google et compagnie, les GAFAM comme on les appelle parfois. Donc il faut parler plutôt de proposer le Uber du peuple ou le Twitter collectif. Effectivement ils ont cherché, à un certain moment, à lancer une levée de fonds pour acheter Twitter ; ils se sont plantés hélas. Ou ils ont lancé tout un tas d’initiatives de coopératives sur plateformes. Parfois ce sont des coopératives classiques au sens de l’économie sociale et solidaire qui se « plateformisent » et parfois ce sont plateformes qui se « coopérativisent », qui s’inscrivent dans une mouvance mutualiste héritée du 19e et du 20e siècles.
Thomas Baumgartner : Mais il y a déjà l’équivalent de certains services sous l’égide du Libre, du logiciel libre, du monde du Libre ; ça existe déjà ça, Antonio Casilli ?
Antonio Casilli : Bien sûr. Et là, effectivement, on se heurte à mon sens à celui qui est le problème ou plutôt la limite principale de cette approche basée sur l’idée de « libérons telle plateforme », « collectivisons telle plateforme, « coopérativisons cette plateforme », le fait qu’elles ne sont jamais à l’abri d’une récupération marchande.

C’est-à-dire que, par exemple, vous avez des plateformes collaboratives qui se font constamment rachetées par des grands groupes industriels. J’ai à l’esprit, par exemple, GitHub pour les gens qui font du code, qui sont des développeurs informatiques ; vous savez que GitHub a été une expérience collective de participation bénévole pour construire des logiciels, les mettre en commun, pour faire en sorte que chacun puisse profiter de ces logiciels, jusqu’au jour où Microsoft l’a racheté. Il y a 10 000 exemples de ce type-là.

Le problème du coopérativisme de plateforme est qu’il n’est pas à l’abri de cette récupération. Je vous donne un exemple qui, encore une fois, est un exemple un peu polémique parce que c’est un collègue, un cher ami, Trébor Scholtz, le même collègue qui avait lancé le débat sur le digital labor en 2012. Il a créé un consortium qui s’appelle Platform Cooperativism, qui a très bien marché pendant deux ans, qui montait en puissance, qui avait une reconnaissance internationale, jusqu’au moment où Google s’est pointé et lui a filé un million de dollars pour, grosso modo, développer des kits de plateforme coopérative sous l’égide de Google. Moi je m’inquiète sur le futur de cette initiative dans la mesure où, effectivement, Google a une tendance, à un certain moment, à présenter la fracture.
Troisième approche, dernière approche, eh bien c’est une approche qui est vraiment naissante et qui est vraiment bien basée dans des débats qui sont européens et qui sont français dans une large partie, c’est l’approche des communs. On a aujourd’hui une réflexion en cours sur comment faire pour lancer une mise en commun des plateformes. Ce n’est pas un coopérativisme des plateformes ; c’est une manière de faire revenir la plateforme à son projet politique initial ; un projet politique qui promet, effectivement, une mise en commun de richesses.

L’idée est de considérer la plateforme comme si c’était effectivement un commun naturel, mais c’est un commun de données, par exemple, ou de connaissances ou d’algorithmes. Dans ce contexte-là, même si cette plateforme réalise de l’automation, ce serait une automation qui deviendrait une richesse collective. Richesse collective pour laquelle il faut s’inventer des nouvelles modalités de redistribution de la richesse produite. L’une de ces modalités pourrait être un revenu de citoyenneté numérique ou un revenu universel numérique, comme je l’appelle, qui est une proposition que je fais depuis un bon moment, depuis 2013 finalement, parce qu’en France on a, heureusement, une réflexion en cours, par exemple sur comment taxer les GAFAM, comment taxer les grandes plateformes même si, effectivement, il n’y a pas mal de doutes sur l’efficacité de notre gouvernement actuel sur sa capacité à les taxer. Mais l’idée, une fois qu’on les a taxées sur la base, comme disait un célèbre rapport de Bercy de 2013, du travail invisible donc du digital labor des usagers des plateformes, qu’est-ce qu’on fait avec l’argent qu’on a récupéré ? Mon idée est : il faut l’utiliser pour repayer les travailleurs que nous sommes toutes et tous grâce à un revenu universel numérique qui serait donc inconditionnel, le même pour tout le monde, et qui serait une manière de faire revenir à la collectivité un ensemble de la richesse produite collectivement.
Thomas Baumgartner : C’est le revenu social numérique. Vous faites quel lien d’ailleurs avec les débats qu’il y a eus, qui commencent à émerger depuis deux-trois ans publiquement sur le revenu minimum de base par exemple ? Il y a quelque chose en commun là forcément ?
Antonio Casilli : Il y a énormément de propositions en cours aujourd’hui et des plus intéressantes. Je ne parle pas de revenu universel parce que, par exemple, je m’inscris en faux par rapport à d’autres propositions comme l’idée du salaire à vie ou d’autres propositions similaires. Il y a des propositions qui vont dans le même sens. Parfois il y a d’énormes mensonges. Je pense à l’expérience italienne : le gouvernement pentaléghiste, donc les gens du Mouvement 5 étoiles – penta ça veut dire 5 – et léghiste vous le connaissez c’est la Ligue du Nord en partie fasciste, ce gouvernement-là a promis qu’à partir du mois d’avril les Italiens vont avoir un revenu universel. Il se trouve que ce n’est pas un revenu universel parce que un, c’est seulement pour les Italiens, deux, c’est seulement pour les Italiens au chômage, ensuite c’est seulement pour les Italiens au chômage qui se comportent bien d’un certain point de vue. Par exemple les gens qui sont divorcés ne pourront pas y avoir accès. Pourquoi ? Je ne sais pas ! Ils ont inventé des règles complètement débiles et en plus, si on regarde bien, ce n’est pas un revenu universel, c’est tout simplement un soutien, une aide pour les chômeurs qui, en Italie, normalement, n’étaient pas vraiment bien aidés comme en France ou dans d’autres pays et, en plus, c’est quelque chose qui est plutôt une aide pour les entreprises. Parce que si vous êtes une entreprise et que vous embauchez un porteur italien de revenu dit universel, c’est à l’entreprise qu’on va verser le revenu universel. Alors vous voyez bien qu’il s’agit parfois de propositions qui sont complètement loufoques voire carrément dangereuses !
Thomas Baumgartner : Là, dans votre proposition, c’est la redistribution d’une valeur créée par ce travail du clic et qui est transformée en revenu social numérique. On entend aussi dans ces propositions, Antonio Casilli, comme l’écho, on s’en souvient peut-être, de cette Déclaration d’indépendance du cyberespace [5] qui avait été signée à la fin des années 90, si je me souviens bien, où justement les questions de libre-circulation, d’ouverture, de partage, tout ça était central. Et là vous amenez, à la fin de ce livre, comme un retour à cette…, ce n’est pas vraiment une utopie, c’était vraiment une sorte de programme qui avait été mis sur le papier, plutôt sur l’écran, par ces pionniers qui avaient réfléchi à ça. Comment transformer ce qui a l’air d’être disparu du fait de ces GAFAM, notamment, et de nos usages, comment finalement retourner la situation pour retourner aux fondamentaux ?
Antonio Casilli : Donc c’est un gros make Internet great again. Bref ! C’est clair, oui. Il y a un effort de ma part de me repositionner dans un contexte utopique, dans une vision utopique d’Internet parce que c’est une utopie que nous pouvons encore créer et c’est aussi une manière de répondre aux critiques, aux gens qui, constamment, s’efforcent de me présenter comme une espèce d’Unabomber. Pour les gens qui ne se rappellent pas, Unabomber était un célèbre technophobe qui poussait sa techno-phobie à l’extrême jusqu’à envoyer des bombes à des gens qui créaient des services informatiques.

Je ne suis pas un technophobe, je ne suis pas un critique d’Internet, j’insiste beaucoup sur ce fait. Je suis vraiment un utopiste extrémiste dans mon positionnement et j’insiste beaucoup sur le fait que, en effet, oui Internet est une promesse et une promesse qu’on cherche à étouffer ou alors vis-à-vis de laquelle on cherche à revenir un peu en arrière. On cherche justement à l’embrigader dans un contexte de capitalisme des plateformes, mais on a une possibilité de revenir, effectivement, pas forcément à l’Internet du début parce que l’Internet du début ce n’était pas l’eldorado justement de personnes qui ne voyaient que des projets merveilleux. Il y a énormément de limites. La première limite, évidemment, était que c’était un Internet, celui des débuts, je veux dire des années 80 et 90, le Web, un Internet d’hommes blancs, de mecs blancs, de classes moyennes et avec un niveau supérieur. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Justement il faut introduire un Internet qui soit inclusif, qui soit capable, par exemple, d’accueillir les masses travailleuses du Sud du monde sans forcément les cantonner à cette situation infâme de cliquer pour survivre, survivre en ligne et même survivre dans leur vie de tous les jours. Il y a une manière, effectivement, de proposer un Internet meilleur que celui-là.
Thomas Baumgartner : Avant de faire circuler les micros dans la salle, pour que vous puissiez poser directement vos questions à Antonio Casilli, moi j’en ai une dernière, c’est la phrase d’ouverture, la citation de Tocqueville au début du livre : « Je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan » et vous ouvrez ce livre avec ça. Alors c’est quoi ? C’est une manière souligner le trait ?
Antonio Casilli : De souligner le fait qu’en effet il y a une véritable ébullition ; c’est une réalité en ébullition. Ce n’est pas une question de dévoiler quelque chose qui était caché. C’est un effet d’endormissement généralisé. Bercés par la mélodie de l’intelligence artificielle nous sommes en train de nous endormir face au problème principal. Le problème principal ce sont les conflits sociaux qui se préparent autour des plateformes. J’insiste beaucoup sur le fait qu’ils se préparent : ce sont des conflits qui naissent, qui émergent et qui n’arrivent pas complètement à se composer. C’est aussi un peu ce que je dis plutôt vers la fin : on a un problème de subjectivité du travailleur du clic ; ce travailleur du clic est justement complètement endormi, complètement hypnotisé par l’idée selon laquelle « oui, oui, aujourd’hui vous êtes en train d’entraîner des algorithmes, vous êtes en train de travailler pour la machine, mais très vite la machine va se passer de vous. Vous êtes constamment en train de scier la branche sur laquelle vous êtes assis ». Non ! Ce n’est pas ça ! Ce n’est pas du tout ça. Au contraire, on est constamment en train de repousser l’horizon de l’automation parce que chaque jour on introduit des nouveaux services automatiques, soi-disant automatiques, qui ont besoin encore plus de travail humain et donc on est en train, à chaque fois, de demander encore plus de travail humain, d’injecter des masses de personnes qui constamment vont rester là ; elles sont là pour y rester. Et dans toute cette situation est justement créé un effet d’ébullition sociale, qu’il faut prendre en compte, qu’il faut considérer comme l’un des enjeux majeurs de la prochaine décennie.
Thomas Baumgartner : Donc il faut donner au travailleur du clic l’image de lui-même. C’est ça qu’on comprend. Y a -t-il des questions dans la salle ? Oui.
Public : Bonsoir. Je n’ai pas compris quand vous avez dit que quand j’utilise Google Maps je travaille pour Google.
Antonio Casilli : Je vais vous donner plutôt d’autres exemples liés à Google, le premier pourrait être un service qui s’appelle reCAPTCHA. Vous l’avez utilisé parce que, vous allez voir, il y a lien avec Google Maps, Google Street View surtout. reCAPTCHA est un service que vous avez utilisé certainement si vous avez cherché à récupérer un mot de passe ou à vous inscrire par exemple pour un évènement comme celui-là. Non pas celui en particulier. C’est un service dans lequel vous devez montrer que vous n’êtes pas un robot. Et comment ça se faisait jusqu’à il y a quelques années ? Eh bien vous deviez retranscrire des mots qui étaient un peu détournés, un peu difficiles à lire. Et pourquoi vous étiez en train de démontrer que vous n’êtes pas un robot ? Parce que justement les robots, plutôt les systèmes de reconnaissance textuelle de Google avaient déjà cherché à lire ces mêmes mots et ils avaient échoué. Ce sont seulement les êtres humains qui sont capables de donner un sens par exemple à quoi ? D’où sont tirés ces phrases, ces mots, etc. ? Ils sont tirés de livres de Google Books. Google Books scannérise, numérise les livres et après, par contre, a besoin pour les lire de quelqu’un qui aide, qui donne un coup de pouce à leur logiciel de reconnaissance textuelle. Eh bien c’est vous, c’est-à-dire c’est nous : à chaque fois que nous cherchons à récupérer un mot de passe, nous sommes en train de produire de la connaissance et de la valeur pour Google.

Google ne se limite pas à ça, parce qu’elle a commencé aussi à utiliser, déjà depuis 2010, ce système reCAPTCHA pour aider Google Maps et Google Street View en particulier, parce que, à un certain moment, ils vous proposaient non seulement de retranscrire des mots mais aussi de lire des adresses par exemple, ou de reconnaître, et ça c’est plus récent, des devantures de commerces, de magasins. Et pourquoi ? Parce que là vous êtes en train d’aider les systèmes de reconnaissance visuelle, ce qu’on appelle computer visual de Google.

Donc à chaque fois que nous utilisons des services de ce type-là nous sommes en train, effectivement, d’aider ces services de Google. Lequel Google est vraiment le maître de la mise au travail non reconnu de ses propres usagers. Pensez à un autre service : Google Translate. C’est basé sur un système d’apprentissage statistique qui fait en sorte, en gros, qu’il vous propose une solution. Par exemple je veux traduire le mot « en attendant les robots » en anglais, il vous propose un phrase et après il vous dit : « Est-ce que vous aimez cette traduction ? » ou alors « Vous pouvez proposer une meilleure traduction ». À ce moment-là vous pouvez saisir votre propre traduction. Après, sur la base d’une moyenne pondérée, ils arrivent à dire : effectivement cette autre phrase marche mieux que la première.

Donc il y a énormément de personnes qui, chaque jour, sont en train d’aider Google à améliorer ses services.

Son moteur de recherche même, le moteur de recherche apprend au fil de nos propres requêtes quels sont les enchaînements de mots les plus pertinents par rapport à une certaine requête. Si, par exemple, il y a une explosion de grippe, Google apprend que tout le monde, dans un certain pays ou dans une certaine ville, recherche « symptômes de la grippe ».

Donc de ce point de vue-là, effectivement, on est en train d’accompagner le travail de ces algorithmes et, par la même occasion de produire de la valeur pour les propriétaires, les patrons des algorithmes.
Est-ce que je peux ajouter un élément important ? Il y a eu un changement vraiment crucial à partir de 2016 autour de reCAPTCHA, ce service. Vous avez peut-être remarqué que Google a arrêté de vous proposer des mots et commencé à vous proposer plutôt des photos de chatons ou des images, reconnaître la signalétique, etc. Pourquoi ? Il se trouve que Google, encore une fois, ne cache rien : en 2008 ils avaient publié dans la revue Science, qui est quand même une revue très connue, un article dans lequel le créateur même de reCAPTCHA disait : « C’est le travail des foules. On met au travail nos usagers et c’est du travail qu’on ne paye pas ». Il le disait, noir sur blanc. Vous pouvez le citer. À un certain moment, les utilisateurs de ce service ont dit : « Attendez ! Là vous avez dit que c’est du travail ? — Oui, c’est du travail ! — Alors vous savez quoi ! On monte une action en justice dans un tribunal du Massachusetts pour nous faire reconnaître en tant qu’employés de Google parce que, pendant des années, on a réalisé du travail gratuit pour l’entreprise ». Donc à un certain moment il y a eu une class action, un recours collectif de quelques centaines de personnes qui, malheureusement, et ça c’est une limite du droit américain, n’a pas été acceptée. Mais Google a eu chaud. En 2015 la cour du Massachusetts a décidé de dire que non, ces personnes-là ne pouvaient pas être requalifiées en travailleurs. Pourtant Google, l’année suivante, a changé complètement le visage de son reCAPTCHA et a dit : « C’est fini, reCAPTCHA il n’y a plus de reCAPTCHA » et a lancé un service qui s’appelle aujourd’hui No CAPTCHA reCAPTCHA ; il faut vraiment être inventif ! C’est exactement le même service avec des chatons ou de la signalétique de la route, mais pas des mots. Donc c’est aussi au fil des conflits, des litiges et des contentieux liés au travail que ça change au sein des plateformes.
Thomas Baumgartner : Une autre question.
Public : Bonsoir. Vous avez beaucoup évoqué dans vos propos le lien qu’on pouvait faire entre la capacité des plateformes à accéder à des données, leur capacité à s’enrichir ou à accroître leur puissance. Est-ce que, sur un autre plan, on ne pourrait pas aussi parler d’une relation qui existerait entre la capacité des États et de leurs opérateurs à accéder à des données et l’optimisation de la gestion de la relation à l’usager, au citoyen ; leur capacité aussi à se défendre par rapport à d’autres pays, à maintenir un rapport de puissance voire à être indépendants par rapport à ces mêmes plateformes, ces grandes compagnies, ces GAFA ?
Antonio Casilli : En effet, il y a une mouvance actuelle de plus en plus développée, surtout d’où nous parlons, depuis la France, de ce qu’on appelle l’idée de l’État plateforme. L’idée de l’État plateforme qui, à mon sens, est un peu le cousin un peu plus intelligent de l’État start-up, si on veut, l’idée selon laquelle, effectivement, il faut faire revenir la plateforme à son esprit politique justement en reconnaissant que c’est un programme politique et qu’il faut en plus l’ancrer à l’action d’un gouvernement, d’un pays, d’un État-nation au sens moderne du terme. Et comment le réaliser ? Effectivement, d’une part l’idée est de faire en sorte que l’État soit une espèce de plaque tournante à laquelle on peut rattacher tel ou tel service et parfois le service peut être réalisé par des collectivités, par la société civile, par des corps intermédiaires, parfois par des entreprises, parfois par la fonction publique classique. Effectivement vous avez, que sais-je, la santé, eh bien vous pouvez le faire faire par une start-up ou par les Hôpitaux de Paris et ainsi de suite. Où est le problème là ? Le problème est évidemment la convergence de logiques privées et de logiques publiques, ce qui pose problème pour certains. Derrière l’État plateforme quelle est la limite qu’on pose entre, effectivement, la logique publique et la logique privée ? Et ça, en réalité, c’est un débat, une controverse qui est beaucoup plus ancienne que les plateformes aujourd’hui.

Après j’insiste justement beaucoup sur le fait que la plateforme, le mot plateforme est en soi un concept politique, mais un concept politique lié à une certaine mouvance politique de laquelle un État-nation, avec en plus ses exigences de gestion de pouvoir régalien, s’éloigne. Parce que c’est clair que les Diggers, les Bêcheux anglais du 17e siècle n’étaient pas en train de penser aux cyberattaques, à comment se défendre en créant notre propre cyberarmée dans le cyberespace. Au contraire, ils étaient des pacifistes figurez-vous, et ils prônaient l’idée selon laquelle il fallait plutôt œuvrer pour la paix dans le monde, la paix éternelle et généralisée et non pas taper sur les Ukrainiens comme le font les Russes ou sur les Américains comme le font les Chinois.

Du coup, effectivement, on est en train de resituer complètement l’idée de la plateforme en tant qu’entité politique dans un contexte qui, à mon sens, est beaucoup plus sombre et très éloigné de l’idée initiale. Donc on risque de faire un détournement qui est un peu du même type mais sous un signe différent, très proche de celui que les plateformes propriétaires, capitalistes, ont déjà réalisé.
Public : Bonsoir. On constate tous que le gratuiciel n’existe pas, mais que, en parallèle, nous profitons quand même de services tout à fait performants, qu’ils s’appellent Google ou autres, peu importe, si vous voulez. Comment résoudre cette adéquation en se disant le gratuiciel n’existe pas mais, d’un autre côté, on ne paye pas ! On ne paye pas ces services performants que l’on a. Il faut bien résoudre cette équation un peu compliquée.
Antonio Casilli : Je suis complètement d’accord. J’aime beaucoup le fait que vous ré-exhumiez ce terme gratuiciel c’est très beau. Moi j’ai tendance à mettre le mot gratis entre beaucoup de guillemets. Quand je parle dans cet ouvrage de « travail gratuit », je le fais toujours entre guillemets, parce que, à mon sens, le problème de la gratuité est un malentendu foncier de nature économique.

Sur les plateformes, la gratuité n’existe pas. On a tout simplement des architectures des prix qui peuvent changer selon les groupes d’usagers. Je vous donne un exemple. Deliveroo, plateforme de livraison de nourriture, a trois catégories d’utilisateurs : des utilisateurs qui payent pour accéder, ce sont les restaurateurs et aussi évidemment les mangeurs, donc nous-mêmes, et après il y a des catégories pour lesquelles il n’y a pas de gratuité, mais au contraire il y a carrément un prix négatif, ce sont les livreurs. Ils ont un prix négatif c’est-à-dire que pour accéder ils sont payés, ils reçoivent une incitation économique pour participer.

Changeons un peu l’analyse et regardons plutôt du côté de Facebook, Facebook a au moins deux catégories d’utilisateurs, je dirais même trois : des annonceurs qui payent pour accéder à Facebook et, de l’autre côté, il y a des personnes qui ne payent pas pour accéder à Facebook ; c’est nous toutes et nous tous. De ce point de vue-là vous voyez que c’est tout simplement un choix de la plateforme de décider qui paye quoi, mais il n’y a jamais de gratuité. Il y a tout simplement un prix qui peut être majeur, mineur ou égal à zéro et le reste c’est seulement du calcul circonstanciel, c’est-à-dire lié vraiment aux circonstances, au type de public que vous cherchez à attirer vers votre plateforme ou au type de service. Mais de ce point de vue-là la gratuité, à mon sens, il faudrait carrément s’en débarrasser. Tout comme il faudrait se débarrasser de l’idée selon laquelle c’est gratuit parce qu’on reçoit un service ; bien sûr on reçoit un service. D’abord il faudrait vraiment s’interroger sur la qualité du service, ce que vous dites, par exemple, « Facebook marche très bien ». Moi j’ai des doutes ! Facebook est sujet à des critiques depuis sa naissance sur son mauvais fonctionnement en termes de gestion des données personnelles, en termes de monétisation des dites données personnelles, en termes de sécurité informatique, en termes, évidemment, de création de faits dysfonctionnels de nature sociale et, en plus, Facebook est aussi sujet à une critique très âpre sur sa manière de sélectionner l’information. Si on considère Facebook tout simplement comme une plateforme, un média social, un média comme les autres qui produit des contenus et qui les classe, eh bien il y a des doutes sur la qualité de son classement, de ce qu’on appelle l’algorithme de Facebook, donc le ranking du mur de Facebook. Celui qui décide par exemple que telle information remonte et que telle redescend est basé sur des éléments qui sont arbitraires, qui changent selon les lubies et les caprices de Mark Zuckerberg ou les craintes de Mark Zuckerberg. Vraiment il faudrait faire un effort pour dire que c’est de la qualité ! J’ai vraiment hâte d’être en 2050, peut-être que je serai mort ou peut-être que je serai cryogénisé, je vivrai comme un cerveau dématérialisé dans serveur, mais pour regarder comment on se servait de cette information classée par des algorithmes de ranking dans les années 10 ; on dira « c’était terrible, c’était atroce » comme on peut parler, je ne sais pas, des années 60 et dire à quel point on fumait à l’époque dans les espaces publics.
Thomas Baumgartner : Tout cet amiante.
Antonio Casilli : Voilà ! Quelque chose de ce type-là
Thomas Baumgartner : Il reste une dizaine de minutes. Madame devant.
Public : Bonsoir. Je suis Véronique Bonnet, je suis vice-présidente de l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Comme il a été question du logiciel libre tout à l’heure, il me semble que vos propos invitent à faire la différence entre ce qu’on appelle l’open source, c’est-à-dire on ouvre le code source de façon à optimiser, de façon à faire en sorte que le grand nombre de rapports de bugs permette d’éclairer, permette donc d’arriver à une formule algorithmique qui soit optimale et ce qu’on appelle le free software c’est-à-dire ce qui vise l’autonomie de l’utilisateur. Or, dans vos trois points, il me semble qu’il y a un mot qui pourrait éventuellement être souligné. Vous vous êtes référé à l’éducation. Effectivement l’autonomie, la compétence à donner à soi-même une loi, passe par des mesures éducatives. Êtes-vous confiant dans les mesures éducatives, par exemple de l’informatique pour tous, qui vont être développées dans notre pays ? Merci beaucoup.
Antonio Casilli : Merci Madame. Merci à vous. Vous savez très bien que, disons, mon activité est celle d’éducateur. Évidemment j’ai une confiance, je ne dirais pas aveugle, mais très développée dans les outils de l’éducation. Vous savez aussi que dans mes activités militantes je fais partie d’une association qui est très proche de la vôtre, qui s’appelle La Quadrature du Net [6], dans laquelle on travaille justement aussi pour introduire des éléments d’éducation aux libertés numériques et même à la reconnaissance de certains usages vertueux du numérique.

D’une part, effectivement, il faut aider une dynamique d’éducation et d’apprentissage collectif. J’insiste plutôt sur le côté apprentissage et un côté d’apprentissage collectif qui se fait d’une part grâce à des initiatives, d’une part grâce à des mouvements qui se mettent en place tel le vôtre et aussi d’une manière, je ne dirais pas spontanée ni organique, mais basée sur les erreurs du passé.

Je vous donne un exemple qui n’est pas forcément lié à ce que vous citiez : la question de la gestion des données personnelles. Je considère qu’en 2018 on ne fait pas les mêmes bêtises avec les données personnelles qu’en 2008 et qu’il y a, surtout dans des pays européens, grâce aussi à un accompagnement de nature institutionnelle, je pense au RGPD [Règlement général pour la protection des données] et, par exemple, à la mise à disposition de certains outils légaux, qu’on est en train effectivement d’apprendre collectivement énormément de choses sur comment nos données sont utilisées.

Après la question est : est-ce que cet apprentissage peut être réduit à de l’éducation, c’est-à-dire à un programme du type le numérique inclusif, le numérique pour tous ; il y énormément d’initiatives de ce type-là partout dans le monde. Moi j’ai peur que derrière ces programmes, je ne veux pas faire de critiques circonstanciées, il y a une critique générale qu’on peut faire : il y a une certaine tendance à raisonner par solutions miracles ou par silver bullets on dirait en anglais, c’est la balle en argent qui tue le vampire ou alors qui nous débarrasse de l’élément qui nous dérange. Je pense par exemple à enseigner le code aux enfants. Ce n’est pas seulement en faisant ça qu’on va justement inciter des dynamiques vertueuses de prise de conscience sur les usages numériques, parce que, d’une part, personnellement, je considère que chacun d’entre nous fait un peu de code. Il y a énormément de choses qu’on ne reconnaît pas en tant que code, mais on est en train de coder, parfois même la manière de composer une adresse dans notre navigateur s’assimile à du code ou la manière d’enchaîner certaines requêtes dans un moteur de recherche s’assimile à du code. Apprenons plutôt à reconnaître le code que nous faisons déjà et les codeurs que nous sommes déjà et après, de l’autre côté effectivement, il ne faut pas s’imaginer qu’un enfant, grâce à l’apprentissage du code, est en train de se rebrancher complètement le cerveau d’une manière automatique et qu’il va être un super hacker capable, justement, de battre toutes les menaces cyber ou autres.

J’en suis l’exemple dans la mesure où je fais partie d’une génération qui est la première génération de personnes, malgré mon âge, qu’on a identifiées comme les enfants de l’ordinateur. Je fais partie d’une génération, même venant d’un milieu populaire en Italie, dans laquelle mon père me disait : « Tu vas faire de l’informatique ; c’est l’informatique qui va t’aider dans le monde du travail ». Et ce n’est pas, par contre, cette informatique-là qui allait être l’informatique outil de libération, outil d’émancipation, outil de meilleur positionnement dans un espace social et politique. C’était pour faire du pognon et ça a marché relativement mal, il faut le dire pour mon père !

Ce n’est pas derrière des promesses faciles et des solutions miracles qu’on pourra arriver effectivement à résoudre le problème qu’on a aujourd’hui.
Thomas Baumgartner : Une toute dernière question.
Antonio Casilli : Il y a des gens qui lèvent la main et qui, après, sont pris d’une timidité !
Public : Une petite question qui est quantitative : quand vous dites qu’il y a des masses de gens qui sont maintenant occupés à cliquer, une idée du pourcentage ? Si on prend, je ne sais pas, la totalité des travailleurs dans le monde, est-ce que c’est 0,5 ou 5 ou 10 ou je ne sais pas et, tendanciellement, où ça va ? Et la deuxième petite question qui est un petit peu plus piégeuse, c’est en tant que citoyens, les 200 personnes qu’on est là ce soir, quelle est la conduite vertueuse ? C’est quoi des petits trucs pour justement aller dans le bon sens, pour essayer de rendre vertueux ce monde qui nous échappe un peu ?
Antonio Casilli : Je réponds rapidement à la deuxième. Il n’y a pas de petits trucs, il n’y a pas de trucs, il n’y a pas de ruse, il n’y a pas d’issue facile. Non ! Il n’y a même pas une question d’écologie personnelle. Malheureusement c’est vraiment un effort collectif qu’il faut faire, c’est vraiment un parcours collectif ; il ne faut pas s’endormir tous collectivement sur le volcan. J’insiste beaucoup sur le fait que ce n’est pas en faisant les bons gestes, il n’y a pas de gestes qui sauvent : ce n’est pas comme le tri différencié.

Pour donner des éléments de réponse concrets à votre question, d’abord il faut bien comprendre que j’ai vraiment fait la distinction entre trois familles de plateformes et j’aurais tendance à dire, pour vous parler d’ordre de grandeur et après je vais entrer un peu plus dans le détail qu’on est en train de parler de quelques centaines de milliers de personnes qui travaillent sur les plateformes à la Uber partout dans le monde, donc des centaines de milliers. On parle effectivement de centaines de millions de personnes qui travaillent dans le micro travail, la deuxième famille. Et après, si on regarde le travail dit gratuit des plateformes, là ce sont des milliards de personnes. C’est pour vous donner des éléments de grandeur.

Après, cherchons à mettre un peu de chair sur ce squelette. Je vais me concentrer sur le micro travail parce qu’on est en train justement de finaliser, avec mes collègues dans la salle, notre estimation du nombre de micros travailleurs en France. Et là on se heurte à un problème. Si je vous pose la question : combien de personnes micro travaillent en France ?, d’abord il faut se mettre d’accord sur ce qu’est la France : la France métropolitaine, la France territoire hexagone, oui, OK. Donc on exclut toutes les personnes qui travaillent pour des entreprises françaises depuis Madagascar, etc. Et là on se rend compte qu’effectivement on a un problème parce que les estimations sont toujours normalement à la baisse. La banque mondiale avait publié en 2015 un rapport qui disait qu’il y avait à peine 40 millions de micros travailleurs dans le monde et encore qu’ils allaient monter jusqu’à 40 millions en 2020. C’était en 2015.

Nous, aujourd’hui, sur nos estimations partout dans le monde, on a amplement dépassé les 100 millions. Si on se fie tout simplement aux effectifs déclarés des plateformes et parfois les plateformes ont tendance à surestimer, parfois, par contre, à sous-estimer, effectivement c’est ça le type d’ordre de grandeur dont on parle.

Par contre, pensons à un pays comme la France. La France, vous vous dites que c’est un pays à hauts revenus ; c’est un pays dans lequel normalement, on se dit, il y a quand même 80 % de personnes qui ont un CDI, donc les effectifs de la force de travail sur le marché du travail, et en même temps on se rend compte que selon nos estimations — je ne vais pas vous donner les chiffres précis parce qu’on va publier dans trois jours l’article —, mais on parle effectivement de dizaines de milliers de personnes qui sont des travailleurs très actifs ; on parle de 50 000 et plus personnes qui sont plutôt des travailleurs réguliers. Après vous avez des travailleurs occasionnels qui dépassent amplement les 100 000 personnes, dans un pays comme la France. Après vous faites le calcul sur la masse des travailleurs.

J’insiste beaucoup, encore plus important que le nombre, sur le type de personnes que ce type d’activité, le travail du clic, sélectionne. Parce que la population qui semble être vraiment concernée, eh bien c’est surtout des femmes entre 20 et 40 ans qui ont déjà un travail, qui ont en plus une activité domestique et qui font, donc, une triple journée. Donc elles ont un mi-temps, un micro travail et, en plus, des tâches domestiques. Imaginez-vous, effectivement, le type de dynamique sociale, même au niveau des familles, des foyers, qu’on est en train d’introduire grâce à ce système qui, je le répète, est un système qui est nécessaire pour nourrir l’automation à base d’intelligence artificielle actuelle.
Thomas Baumgartner : Le titre c’est En attendant les robots, c’est paru aujourd’hui même dans la collection La Couleur des Idées aux éditions du Seuil. Il y en a quelques exemplaires au fond de la salle. Merci Antonio Casilli d’avoir répondu à ces questions et merci à vous.
[Applaudissements]