Datacratie, quand les données prennent le pouvoir - RCF

Titre :
Datacratie, quand les données prennent le pouvoir
Intervenants :
Dominique Cardon - Jean-Marc Manach - Benoît Thieulin - Antoine Bellier
Lieu :
Radio RCF - Le temps de le dire
Date :
janvier 2018
Durée :
54 min 10
Écouter le podcast
Licence de la transcription :
Verbatim
transcription réalisée par nos soins.

Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.

Description

Habitudes, opinions, consommation, santé… Notre société vit à l’heure des data et des algorithmes. Et la révolution n’est pas que numérique, elle est aussi politique.

Transcription

RCF
Voix off : Le temps de le dire, Antoine Bellier.
Antoine Bellier : Bonjour à tous. Elles sont partout, elles envahissent notre quotidien sans que nous nous apercevions, du matin au soir, de la consultation de la météo sur notre smartphone à nos recherches diverses et variées sur Internet, en passant par nos démarches administratives en ligne, sans parler des bips de notre Pass de transports en commun à chaque fois que nous montons dans le bus ou que nous empruntons le métro. Partout ! Elles sont là, précieuses, indispensables, méticuleusement collectées. Elles, ce sont les données, les data pour employer la langue de Shakespeare. Ces données sont potentiellement une mine d’informations qui peut être utile pour nous déplacer, pour avoir une information plus rapide, bref, pour nous faciliter la vie. Ces données sont aussi une mine d’or pour les géants d’Internet dont l’objectif est le profit et les bénéfices plus que notre bien-être et notre liberté. Les données en tout cas, toutes ambiguës qu’elles soient, sont devenues un véritable pouvoir, une capacité qui, si nous ne l’interrogeons pas, risque de nous dépasser dangereusement.
C’est donc à ce pouvoir des données que nous consacrons ce nouveau numéro du temps de le dire « Datacratie, quand les données prennent le pouvoir ». C’est tout de suite et c’est jusqu’à 10 heures sur RCF.
Voix off : Le temps de le dire, présenté par Antoine Bellier.
Antoine Bellier : Et Le temps de le dire, vous le savez, est une émission interactive ; vous avez la parole. Le numéro de téléphone à composer, c’est Catherine qui attend vos appels au standard, le 04 72 38 20 23. Autre moyen de nous contacter, le courriel letempsdelledire chez rcf.fr. « La datacratie » c’est aussi le sujet et le titre de la nouvelle livraison de la revue Pouvoirs éditée par les Éditions du Seuil, notre partenaire pour cette émission, et ce sont quelques-uns des contributeurs de ce nouveau numéro de Pouvoirs qui ont accepté de participer à cette émission. Pour l’instant il y a un seul invité mais les deux autres, j’espère, ne vont pas tarder. Ils sont peut-être freinés dans les transports en commun. Je pense qu’ils vont arriver. En tout cas, nous avons le plaisir de vous accueillir, vous êtes arrivé à l’heure, Dominique Cardon, pour notre plus grand plaisir. Bonjour à vous.
Dominique Cardon : Bonjour.
Antoine Bellier : Vous êtes sociologue, directeur du laboratoire de Recherche Médialab de Sciences Po Paris ; la question des usages d’Internet auprès de différents publics et dans différents contextes, ce sont notamment vos recherches. Parmi vos ouvrages, je voudrais citer deux titres récents : A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data paru en 2015 aux Éditions du Seuil. Notons aussi le livre écrit en collaboration avec Jean-Philippe Heurtin : Chorégraphier la générosité, le Téléthon, le don, la critique, publié en 2016 aux Éditions Economica. Et c’est Jean-Marc Manach qui vient de s’installer dans ce studio.
Jean-Marc Manach : Bonjour.
Antoine Bellier : Bonjour. Vous êtes journaliste d’investigation. Vous êtes spécialiste d’Internet et des questions de vie privée. Vous avez notamment travaillé avec WikiLeaks [1] sur les questions de fichage et de surveillance. Vous intervenez régulièrement dans différentes écoles de journalisme je crois, dans l’IEP [Institut d’études politiques de Paris] de Paris, le CFJ [Centre de formation des journalistes] de Paris et l’École supérieure de journalisme de Lille. Parmi vos ouvrages je voudrais citer Au Pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique aux Éditions OWNI, publié en 2012 et je crois que c’est aussi un livre numérique. Vous êtes aussi l’auteur du scénario d’une bande dessinée Grandes oreilles et bras cassés avec les dessins de Nicoby, sortie en 2015 aux Éditions Futuropolis. Et Benoît Thieulin c’est le troisième invité, il devrait, aller, dans quelques minutes, nous rejoindre.
Voix off : Pour intervenir à l’antenne, appelez le 04 72 38 20 23.
Antoine Bellier : N’hésitez pas à appeler et à nous adresser vos courriels letempsdeledire chez rcf.fr ; Le temps de le dire, c’est une émission, je le rappelle, interactive.
La datacratie c’est donc le sujet de notre rendez-vous de ce matin. La datacratie, ce terme peut paraître un peu barbare ; on peut le traduire littéralement par le pouvoir des données. On va tout d’abord tenter de démêler les fils de ce pouvoir des données dans notre quotidien mais aussi à une plus grande échelle. Peut-être, qu’en effet, nous ne sommes pas conscients de ce pouvoir, de son étendue, de ses conséquences, de ses forces et de ses faiblesses.
Tout d’abord soyons pédagogiques, soyons pédagogues plus exactement, comment on peut définir les data ? Comment on peut définir ces données ? Une définition simple, Dominique Cardon.
Dominique Cardon : C’est très compliqué d’avoir une définition de ce qu’on entend aujourd’hui par données numériques ; en fait, la grande question, c’est qu’on a numérisé plein de types d’informations. Mais après, ce qu’on va appeler les données numériques, c’est quand même un ensemble incroyablement large et vaste de questions qui vont des données personnelles que l’on peut afficher sur un site en disant son âge, son sexe et d’autres mentions, mais qui vont aussi des données d’administration, qui vont dans les données d’entreprises, qui vont dans les données commerciales. Et puis, sans doute, ce qui donne cette impression que la donnée est partout c’est qu’aujourd’hui on a aussi des données qui sont non pas des attributs des personnes — mon sexe, mon âge —, mais qui sont des traces de comportement ; et tout ça s’enregistre sur les serveurs. Ça enregistre des données sur les personnes — ma navigation sur Internet, mes déplacements qui sont géolocalisés —, mais ça enregistre aussi toute une série de traces d’entités techniques : un avion qui décolle remplit un serveur de données.
Antoine Bellier : Oui, c’est ça.
Dominique Cardon : Alors il y a, du coup, des informations partout parce que le monde numérique enregistre, enregistre, enregistre ! Il enregistre et il oublie aussi, mais enfin il enregistre énormément et, du coup, on a l’impression que dans cet immense système du monde qui s’enregistre il serait possible à la fois de produire une valeur nouvelle et, en même temps, évidemment, il y a une question de pouvoir nouveau, parce que ceux qui ont les données, ceux qui savent les traiter peuvent effectivement mettre en place toute une série d’activités intéressantes, ou pas très intéressantes, ou bien éventuellement nocives à l’égard des gens qui ont laissé des données.
Antoine Bellier : On va parler de ce pouvoir des données. Mais pour continuer sur cette définition, Jean-Marc Manach, on peut dire qu’aujourd’hui le dénominateur commun de ces data c’est quand même cette dimension numérique ; c’est ce qui en fait peut-être la force.
Jean-Marc Manach : Je voudrais préciser quelque chose : ce n’est pas seulement le pouvoir des données ou les données ; ce sont aussi les métadonnées ; et les métadonnées, c’est-à-dire les données sur les données, ont encore plus de pouvoir, justement, sur les données. Les métadonnées c’est quoi ? C’est qui écrit à qui, quand. Ce qui intéresse Facebook ce n’est pas tant ce que vous partagez, le contenu de ce que vous avez partagé. Ce qui intéresse Facebook c’est de savoir si vous êtes un homme ou une femme ; c’est de savoir si vous avez moins de 50 ans ou moins de 25 ans ; c’est de savoir si vous êtes chrétien, homosexuel ; si vous êtes noir, si vous êtes blanc ; c’est votre pouvoir d’achat.
Antoine Bellier : Les métadonnées ce sont les données personnelles.
Jean-Marc Manach : Ce sont les données sur les données ; c’est-à-dire c’est le contenant. C’est non pas le contenu, c’est le contenant. On l’a vu avec les révélations Snowden notamment ou avec les enquêtes qui ont été faites sur comment travaillent les services de police et les services de renseignement, ce qui intéresse le plus c’est le contenant, pas le contenu. Je vais prendre un exemple très simple : des trafiquants de drogue qui se téléphonent ne vont pas dire explicitement au téléphone « rendez-vous rue Bayart à tel angle pour que je te livre 400 kilos de coke ».
Antoine Bellier : Ils vont communiquer par Telegram.
Jean-Marc Manach : Ils vont communiquer par Telegram, par des messages codés. Par contre, le fait de savoir que tous les vendredis soir, pendant trente secondes, le trafiquant de drogue téléphone à tel numéro de téléphone, c’est un indice que cette personne à qui il téléphone tous les vendredis soir est potentiellement un suspect. Et donc, le pouvoir des données sur les données, le pouvoir des métadonnées, est aussi quelque chose qu’il faut clairement discuter aujourd’hui parce que ça a encore plus de valeur, aujourd’hui, que le contenu.
Antoine Bellier : J’accueille dans ce studio Benoît Thieulin. Bonjour.
Benoît Thieulin : Bonjour.
Antoine Bellier : Vous êtes le directeur général de l’agence digitale La Netscouade ; vous êtes directeur de l’innovation du groupe Open et co-doyen de l’École du management et de l’innovation de Science Po Paris. Vous connaissez, je crois, Dominique Cardon qui est assis à votre droite. J’ajoute que vous avez été président du Conseil national du numérique de 2013 à 2016. Je ne vais pas décliner tout votre CV, je crois que j’ai dit l’essentiel. Là on parlait, avec Jean-Marc Manach et Dominique Cardon, d’une définition possible qu’on peut faire des data et on sent que cette définition est bien complexe. On a tout de suite évoqué, je dirais, les côtés qui peuvent être potentiellement négatifs de ces data. Est-ce qu’on peut évoquer, quand même, en introduction, ce qui peut être positif dans cette révolution des data aujourd’hui au 21e siècle ?
Benoît Thieulin : Oui, bien sûr. Ils sont très nombreux pour parler un peu de l’angle que j’ai pu prendre qui, d’ailleurs, est ambivalent. Mais quand je pense un peu toutes les approches qu’on peut avoir aujourd’hui sur le numérique, la data est aussi un moyen, au fond, de pouvoir bien mieux piloter par exemple les politiques publiques ou, tout simplement, de pouvoir mieux organiser une forme de participation des acteurs que ce soient les citoyens, que ce soient des agents publics ou autres, à la définition ou même au retour sur l’efficacité des politiques publiques sur le terrain. Donc il y a, je dirais, un enjeu très fort et, au fond, un continent un peu nouveau à explorer que de pouvoir avoir à la disposition comme ça des data qui vont nous permettre, tout simplement, de pouvoir inventer de nouveaux types de services ou d’améliorer ceux qui sont existants.
Antoine Bellier : Dans la notion de data, j’aimerais aussi évoquer la dimension collaborative. On sent que c’est intimement lié ; il n’y a pas de data aujourd’hui, on ne peut pas parler de data aujourd’hui sans parler de réseau social. Est-ce que vous pouvez essayer d’analyser un petit peu cette association entre réseau social et données numériques, Jean-Marc Manach ?
Jean-Marc Manach : On a beaucoup parlé, il y a quelques années, de ce qu’on appelle le Web 2.0. La notion de Web 2.0, c’est la notion de Web participatif. C’est-à-dire que quand le Web s’est mis en place il y avait ceux qui créaient des sites web, qui donc pouvaient s’exprimer — ce qui était vachement intéressant c’est que n’importe qui pouvait créer un site web alors que n’importe qui ne peut pas créer un média, ça coûte beaucoup d’argent pour créer un média alors que pour créer un site web ça ne coûte rien — et ceux qui pouvaient lire ces sites web-là.
Avec l’apparition des réseaux sociaux, le fait qu’on puisse commenter en temps réel sur les plates-formes de publication, il n’y a plus besoin de créer un site web, il n’y a plus besoin d’un créateur de contenu pour pouvoir s’exprimer. À partir de là, tout un chacun, même y compris les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs, peuvent participer à l’élaboration du contenu. Ce qui n’est pas possible en radio, en télé ou en presse écrite, en tout cas beaucoup plus compliqué. On peut envoyer un courrier des lecteurs ; on peut passer un coup de fil à la radio, mais les gens qui téléphonent à la radio ont généralement 30 secondes de temps de parole alors que les gens qui, comme moi, sont invités à la radio vont avoir plusieurs minutes de temps de parole. Sur Internet, sur ce qu’on appelle les réseaux sociaux, non, il n’y a pas de limitation de temps de parole. Donc c’est clair qu’il y une explosion de la production de contenus avec l’apparition des réseaux sociaux.
Antoine Bellier : Il y a une dimension collaborative, on l’a dit, participative, mais est-ce qu’il n’y a pas aussi une illusion de liberté dans cette participation ? Derrière cette question c’est quel est, finalement, le pouvoir de ces grandes entreprises du Net qui guident, d’une certaine façon, cette participation, cette collaboration des internautes entre eux ?
Dominique Cardon : Peut-être juste pour revenir un instant. Une partie des données, ce sont des données collaboratives venant des médias sociaux, j’y reviens, mais un des problèmes c’est que tout le débat actuel sur la donnée est entièrement focalisé sur la donnée personnelle ; c’est très important parce que ça représente des enjeux. Mais une grande partie de la révolution des données ce ne sont pas des données personnelles. Ce sont les données de la météo, ce sont les données du génome. Voilà ! On est, en fait, dans un grand mouvement dans lequel il y a des données qui servent à énormément de choses parce qu’on a des nouvelles techniques pour les calculer dans ces espaces et les données personnelles en sont un des éléments. Et c’est vrai que les données personnelles que Jean-Marc vient d’évoquer, qui sont celles qui sont venues de l’expression autonome et libre sans contrôle des individus sur leur page Facebook, etc., on se donne beaucoup l’idée que ces données sont accessibles à tout le monde, qu’elles sont partagées, qu’elles sont libres, etc. En réalité, elles appartiennent aux plates-formes qui ont accueilli les gens et c’est bien le problème.
Antoine Bellier : C’était le sens de ma question. Ça veut dire qu’il y a une illusion de liberté, très concrètement ?
Dominique Cardon : Si on se place du point de vue du sujet qui s’exprime moi je maintiens que ces plates-formes offrent un espace d’autonomie, d’expression, de construction de soi qui relève, en fait, de la liberté du sujet. Bon ! Mais c’est une liberté qui est, en tout cas, sous contrainte, du fait que c’est bien Facebook, Twitter, etc. qui possède ces données et qui peut en faire toute une série d’usages. Et dans les usages qui sont faits, certains ne font pas partie d’une sorte de contrat de confiance qu’a l’internaute qui s’exprime sur sa page et la plateforme, parce que la plateforme est aussi en train d’utiliser les données personnelles et toutes les traces et les métadonnées, il faut insister là-dessus, pour aussi les partager avec des réseaux publicitaires, avec d’autres acteurs, avec parfois aussi des utilisations de surveillance étatique qui peuvent être faites sur ces réseaux. Donc on voit bien qu’il y a quelque chose d’un contrat dans lequel on a donné de l’autonomie aux individus mais, en même temps, il y a une dépossession, en partie, du capital de données qu’ont offert ces individus.
Antoine Bellier : Benoît Thieulin comment vous analysez cette liberté conditionnée par ces grandes plates-formes du Net ?
Benoît Thieulin : Je crois que que dit Dominique est très juste. Au fond, elles nous offrent quand même des moyens qui sont incroyables ; il faut revenir dessus, il faut insister. Il y a quand même un levier d’empowerment des individus par le numérique et, du coup aussi, par les plates-formes qui est indéniable et on reviendra peut-être sur, notamment, des conséquences qui sont parfois très positives, parfois qui peuvent être inquiétantes. En même temps, c’est vrai qu’une partie de ces données aujourd’hui non seulement, en réalité, sont dépossédées, parfois se font et se produisent même à l’insu des individus, sans qu’ils en aient conscience ; c’est aussi ça un des gros sujets, au fond, et d’ailleurs n’implique pas nécessairement que les plates-formes ; ma banque, mon opérateur télécoms. Mon opérateur télécoms, par exemple, sait très bien partout où je me suis déplacé, aller, depuis une bonne quinzaine ou vingtaine d’années que j’ai un téléphone dans ma poche.
Où sont ces données ? Comment peuvent-elles être exploitées ? Qui a vraiment conscience, d’ailleurs, qu’elles existent, qu’elles sont déjà vendues ? Alors évidemment, pas de manière individualisée et nominative, mais enfin, quand même, toutes ces choses-là en réalité sont très diffuses et il y a un vrai sujet d’ailleurs de prise de conscience de nous tous sur le potentiel incroyable que sont ces données et les usages qu’on peut en faire. Et encore une fois, elles ne sont pas nécessairement cantonnées aux seuls GAFA et aux plates-formes. Mes banques, nos banques, nos opérateurs de télécoms ont énormément de données sur nous, tout comme les organismes de santé, nos assurances. Voilà ! Il n’y a pas que le monde des GAFA. Au fond, les plates-formes sont les premières à l’avoir fait, bon !
Et puis il y a peut-être aussi un autre enjeu qui, parfois, m’inquiète un peu d’une certaine manière, c’est que ces données peuvent aussi profondément se retourner contre les individus eux-mêmes. Ce sont un peu les débats qu’on a eus à l’occasion des fake news, notamment tout le débat sur les bulles algorithmiques au moment de la campagne présidentielle américaine l’année dernière. Ou, de manière je dirais plus générale, le fait qu’on ait une connaissance si fine des individus et de leurs interactions avec les écrans, que l’on peut ensuite les enfermer, d’une certaine manière les manipuler comme, en réalité, on n’a jamais pu le faire aussi fortement. Le marketing des médias de masse était quand même un marketing au fond assez grossier. Lorsque vous allumiez la télé, et c’est toujours le cas, vous avez un écran à un moment donné qui vous dit « ceci est une publicité » et dans trente ans, quand on racontera ça à nos petits-enfants, ils rigoleront en disant à l’époque on vous prévenait quand vous aviez une publicité ! Alors qu’aujourd’hui, on sent bien qu’on va vers un mouvement dans lequel on va vous cibler et parfois sans que vous sachiez, au fond, qu’on vous a traité de manière hyper-fine et qu’on aurait traité un voisin très différemment.
Antoine Bellier : Après, cette influence des médias sur les individus, ce n’est pas nouveau. La sociologie des médias l’a étudiée. Effectivement, la question c’est de savoir si l’influence est directe ou si ça passe par des leaders d’opinion, etc. Mais peut-être qu’effectivement, Jean-Marc Manach, aujourd’hui, à l’heure de la révolution numérique, finalement l’influence s’est développée, l’influence possible sur les internautes s’est développée. J’aimerais quand même vous poser la question, Jean-Marc Manach, la question de la vigilance. Quelle est la teneur de cette vigilance ? Quelle est aussi, peut-être, la nécessité de former des lanceurs d’alerte, par exemple, sur ces questions de possibles manipulations ?
Jean-Marc Manach : Ce qu’il faut bien comprendre c’est que ça va extrêmement vite. C’est-à-dire que quand il y a une dizaine d’années Facebook a été créé par un étudiant pour arriver à trouver les filles les plus belles de son campus universitaire, il ne soupçonnait pas que cinq ans plus tard ce réseau social serait utilisé par des jeunes dans des pays arabes pour appeler les autres à venir manifester et contribuer au Printemps arabe. Je ne dis pas que c’est grâce à Facebook qu’il y a eu le Printemps arabe, mais Facebook a contribué au Printemps arabe parce que les jeunes étaient sur Facebook y compris dans les pays du Moyen-Orient. Et il y a six ans, lors du Printemps arabe, Facebook et personne n’aurait pu soupçonner que six ans plus tard des services secrets, des responsables politiques et des boîtes de marketing se serviraient de ce réseau social, initialement conçu pour trouver les filles les plus belles du campus, pour influer la campagne électorale américaine et contribuer à l’élection d’un populiste comme Donald Trump. Et tout ça en l’espace d’une dizaine d’années. Donc je suis bien en peine de savoir ce qui va se passer ans cinq ans, a fortiori dans dix ans ou dans quinze ans : ça va extrêmement vite.
Maintenant je voudrais juste revenir sur quelque chose par rapport à ce que vous dites sur les lanceurs d’alerte, c’est qu’il ne faut pas être anxiogène pour autant. C’est-à-dire qu’il y a des choses très bien et il y a des choses pas bien. Internet en soi, les données en soi, ne sont pas bien ou mal. Par contre, ce qui est très clair, c’est que de plus en plus on perçoit le potentiel de disruption qu’Internet en général et les données en particulier peuvent avoir à la fois en bien et en mal. On l’a vu avec Snowden ; c’était impensable il y a un certain nombre d’années qu’un petit jeune révèle comment les services de renseignement américain utilisent et surveillent, justement, ces données sur Internet. Et lui, c’est parce qu’il a eu peur. C’est un exemple de lanceur d’alerte. Il a eu peur de ce que la NSA était capable de faire, il a voulu prévenir l’opinion publique : « Attention ! On est capables de faire ça. Est-ce que c’est ça que vous avez envie de laisser à vos enfants, à vos petits-enfants ? » Et le fait est qu’on a un débat depuis notamment Snowden, alors que avant Snowden — moi ça fait une quinzaine d’années que j’enquête sur la NSA — avant Snowden, quand je faisais des papiers sur la NSA on me disait : « Non ! Mais Jean-Marc tu es un peu parano ! » Alors qu’aujourd’hui tout le monde est devenu complètement parano ! Tout le monde est persuadé d’être espionné par la NSA, quand bien même la NSA c’est moins de 50 000 personnes ! Elles ne peuvent pas, matériellement, surveiller trois milliards d’internautes. C’est juste pas possible ! L’affiche du film sur Snowden en France c’était Tous sur écoute. Mais non, on n’est pas tous sur écoute ! Donc il faut faire très attention également à la peur panique par rapport à Internet et par rapport aux données. Il faut avoir un esprit mesuré, il faut étudier ça. Ça prend du temps, ça va très vite. Ça prend du temps ! Il ne faut ni avoir trop confiance, ni avoir peur. Il faut faire attention ; il faut être vigilant.
Antoine Bellier : Vous le savez l’émission Le temps de le dire c’est une émission interactive. Avant de marquer une pause musicale, je voudrais vous faire réagir au message de Bruno, de Limoges, qui nous dit ceci : « Les algorithmes sur Internet nous relient et permettent de donner beaucoup d’informations sur nous. Le risque est l’abus de pouvoir de certains. À l’inverse, cela permet de nous unifier aux autres. C’est le côté positif. Le côté positif — nous dit-il — c’est l’unification de humanité. » Qu’est-ce que vous pensez de cette expression ? C’est peut-être un peu, si j’ose dire, un peu exagéré ou, finalement, il y a quand même cette notion d’unification, d’unité, qui est visée dans cette révolution numérique des données. Benoît Thieulin, vous opinez.
Benoît Thieulin : Unification humanitaire. en tout cas le potentiel de mise en réseau, de relation, d’organisation de gens qui jusque-là n’auraient pas eu les moyens de le faire. Ça peut être, évidemment, de manière massive. Ça peut être de manière fortuite, une vidéo incroyable, un post de blog ou une annonce que, tout d’un coup, vous allez faire sur Internet et qui va avoir une audience que vous n’auriez pu avoir sans passer par les keepers à l’époque des médias et avant le numérique. Ça, c’est une première chose. La deuxième c’est aussi cette espèce de pouvoir de synchronisation qui est incroyable et qui fait que, effectivement, on a d’une certaine manière des logiques de coopération que le numérique va outiller et qui sont sans commune mesure avec ce que l’on pouvait faire avant. On l’a vu dans les Printemps arabes, quand on est capable de pouvoir, par Internet aussi, vérifier qu’on va être quelques dizaines de milliers de personnes à descendre sous les fenêtres de Ben Ali. D’une certaine manière, vous permettez un pouvoir de synchronisation qui est quelque chose, au fond, dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences. Moi je pense, d’ailleurs, qu’il y a presque un potentiel de guerre civile là-dedans, mais aussi une capacité à faire tomber les pouvoirs autoritaires. C’est cette ambivalence-là qui est intéressante.
Antoine Bellier : Une petite remarque, peut-être, Dominique Cardon ?
Dominique Cardon : Oui parce que cette histoire, finalement, qu’Internet c’était le grand espace mondial de la communication pacifique des individus. Mark Zuckerberg a eu cette déclaration formidable il y a longtemps : il voulait réconcilier Israéliens et Palestiniens avec Facebook. Il pensait vraiment que Facebook allait ! Ça fait partie au cœur du fond de l’utopie d’Internet et c’est vrai qu’il y a plein de réalisations qui montrent qu’il y a des coordinations massives de publics qui sont des publics qui participent d’une sorte de globalisation des consciences ou de partage des consciences : « Meeto », « Balance ton porc », ça vient comme ça et tout d’un coup. En même temps ce qui se joue et, du coup, là les données reviennent, c’est que les données et les fameux algorithmes qui traitent ces données.
Antoine Bellier : Il faut préciser effectivement.
Dominique Cardon : Les données ne sont rien sans qu’il y ait des outils pour les rendre intelligibles.
Antoine Bellier : Vous avez étudié cela.
Dominique Cardon : Donc il faut des calculateurs qu’on appelle les algorithmes pour le faire. Les algorithmes, de plus en plus, s’appuient sur les traces des comportements des internautes et, d’une certaine manière, moi je vais le dire de façon provocante, mais les internautes sont décevants par rapport à la grande utopie d’Internet. Parce que les traces de comportement qu’ils donnent aux calculateurs sont très locales ; elles sont très territoriales, elles sont très nationales. Elles ont une certaine curiosité, mais elles n’ont pas tant de curiosité. Et si on parle de bulle algorithmique, c’est-à-dire le fait d’être enfermé dans un univers d’informations qui est assez faible, c’est évidemment, et je ne cherche pas du tout à dédouaner ceux qui fabriquent les algorithmes, Facebook et les autres, mais c’est aussi parce que nous leur donnons des données qui ne sont pas si curieuses, globales, coopératives et partagées que ça. Du coup ils disent : « moi j’ai regardé tes clics, j’ai regardé ce qui tu aimais comme informations, eh bien je te donne des informations qui ressemblent à ce que tu aimes ». Et là, tout d’un coup, nos sociétés sont prises d’une sorte de crainte, c’est de se dire « bon sang, on est enfermés ! » Je crois que toute l’histoire d’Internet est enfermée dans cette ambivalence. La potentialité de faire cet espace de globalisation des consciences et, en même temps, constamment et surtout en prenant des données personnelles sur les individus, l’idée qu’on est resserrés sur des habitudes, des pratiques qui sont relativement monotones et que les internautes fournissent comme étant les traces depuis lesquelles ils sont calculés.
Antoine Bellier : Une remarque rapide, peut-être, Jean-Marc Manach.
Jean-Marc Manach : Juste une réponse au témoin, enfin à ce qu’a dit votre auditeur. Il y a un truc qui était fascinant lors des auditions de Facebook sur l’élection de Trump, c’est qu’il y a des gens qui ont payé en roubles pour arriver à faire de la publicité pour un groupe pro-musulman pro Hillary Clinton, qui faisait une manifestation aux États-Unis. Les mêmes personnes ont aussi payé en roubles un autre groupe Facebook qui organisait une contre-manifestation d’extrême droite, protestante, ce jour-là et, en fait, il y a eu donc une manifestation et une contre-manifestation, pro Clinton et pro Trump.
Antoine Bellier : Financées par les mêmes personnes !
Jean-Marc Manach : Financées par les mêmes personnes, payées en roubles, et qui donc ont été orchestrées par des Russes. Donc l’unification de l’humanité et des êtres humains grâce à Internet, pas que ! Il y a aussi de la manipulation de plus en plus, oui de plus en plus de ces donnés-là, et donc c’est ce que je disais tout à l’heure, ça peut être bien, ça peut être pas bien. Ça va dans les deux sens.
Antoine Bellier : On va faire une pause musicale comme promis dans cette émission. On se retrouve après pour continuer à parler du pouvoir des données. N’hésitez pas à intervenir, l’adresse courriel letempsdeledire chez rcf.fr
[Pause musicale]
Antoine Bellier : Twelve-Thirty. C’était Scott McKenzie sur RCF. 6 heures 29.
Voix off : 9 heures - 10 heures, c’est Le temps de le dire sur RCF.
Antoine Bellier : Il n’est pas 6 heures 30, vous l’aurez compris, mais 9 heures 30. Ce sont mes réflexes de matinalier qui reviennent. Dominique Cardon, Jean-Marc Manach, Benoît Thieulin sont mes invités jusqu’à 10 heures. On parle de datacratie, de pouvoir des données. C’est, je le reprécise, le sujet développé dans le nouveau numéro de la revue Pouvoirs éditée par Le Seuil. Comment on peut expliquer que les data, les données, sont devenues un pouvoir ? Qu’est-ce qui a fait, peut-être, basculer les choses dans l’histoire récente ? L’émergence d’Internet, j’imagine, dans les années 90 y joue pour beaucoup, Jean-Marc Manach ?
Jean-Marc Manach : On dit beaucoup que les données sont le pétrole du 21e siècle. Ce à quoi de plus en plus de personnes répondent que si c’est du pétrole attention aux marées noires ! Et le fait est qu’effectivement on a de plus en plus de fuites de données, de piratages de bases de données et pour prendre, entre autres exemples, Yahoo, le prix auquel Yahoo a été vendu a considérablement baissé après qu’on ait appris qu’une bonne partie des identifiants et mots de passe de ses utilisateurs avaient été piratés, parce qu’en termes de conséquences, en termes d’image numérique c’était catastrophique. Et on entend donc beaucoup parler du fait que c’est le pétrole du 21e siècle, à savoir c’est une machine à cash. On entend beaucoup moins parler de ce côté marée noire et il y a de plus en plus de gens qui disent : « Il ne faut pas stocker trop de données. Parce que si vous stockez trop de données, mais que vous n’arrivez pas à les sécuriser et que ces données-là sont piratées ou qu’il y a des fuites de données, ça peut être catastrophique. » Je pense que c’est un véritable enjeu économique, politique, éthique aujourd’hui. Le terme datacratie est un petit peu un terme barbare mais c’est clair qu’il faut discuter de tous ces enjeux-là un, parce que ça fait peur aux gens qui ne les connaissent pas ; deux, parce que ça fait saliver énormément de personnes qui vont parler de big data, qui vont vendre énormément de solutions ; big data c’est un buzz word pour faire du fric ; c’est un terme commercial ; ça veut tout et rien dire. On parle aujourd’hui également de plus en plus d’intelligence artificielle, parce qu’effectivement c’est clair qu’il y a de plus en plus d’algorithmes, il y a plein de méthodes différentes pour faire travailler des intelligences artificielles, il y en aura de plus en plus, et c’est quelque chose qui est en train de refaçonner notre monde, en fait. Et donc oui, il faut en parler, c’est important.
Antoine Bellier : Benoît Thieulin, dans l’article que vous consacrez à la datacratie dans ce numéro de la revue Pouvoirs, vous entendez aussi « pouvoir » plutôt comme « capacité ». Vous pouvez nous dire pourquoi et nous expliquer ? Vous avez employé ce mot tout à l’heure d’empowerment.
Benoît Thieulin : Oui, parce que ça renoue un peu avec ce que disait Dominique Cardon, sur lequel d’ailleurs il a beaucoup travaillé, qui est au fond l’utopie, je dirais, l’imaginaire qui a entouré la création d’Internet. Je crois qu’une des choses intéressantes dans la révolution numérique qu’on vit c’est qu’elle peut-être, elle a été, j’espère qu’elle continuera d’être, une révolution de l’empowerment. C’est-à-dire qu’elle donne profondément des nouveaux moyens, des nouvelles capacités aux gens. C’est ça que le terme anglo-saxon d’empowerment permet de bien couvrir et qu’on n’arrive pas très bien à traduire en français d’ailleurs. C’est vraiment cette idée que ça donne des moyens, ça donne des capacités d’action, de pouvoir d’agir aux individus. Et ça, je pense que c’est quelque chose de très fort parce que, au fond, c’est bien, à un moment donné, ce qu’Internet a apporté à la révolution informatique. Je pense que l’idée d’un réseau décentralisé, distribué, avec, je dirais, presque une utopie, au fond, d’utiliser la technologie pour poursuivre l’émancipation de l’être humain, ce n’était pas quelque chose qui était inscrit d’avance dans l’histoire de l’informatique.
C’est ça qu’il faut voir, c’est qu’il y a une interaction et il y a, en permanence, des manières de faire évoluer ces évolutions technologiques dans ce sens-là. Mais ça n’est pas écrit d’avance. Et tout ce qu’on dit là, à mon avis permet, d’y contribuer. C’est-à-dire que par nos débats, par nos réflexions, par nos usages, par la conscience que l’on en a plus en plus, eh bien on peut faire évoluer, au fond, la technologie. La technologie est tout sauf quelque chose qui nous tombe du ciel, sur lequel on n’a pas de prise.
Antoine Bellier : Et vous écrivez dans cet article : « Si nous continuons de négliger d’un revers de main, du haut des citadelles administratives, les transformations profondes qui seront à l’œuvre demain, Apple déterminera peut-être la politique de santé ; YouTube le financement de la culture et le boncoin.fr aura remplacé Pôle emploi. » Donc ça pose véritablement problème sur le plan démocratique si les choses ne sont pas régulées efficacement ?
Benoît Thieulin : Oui, pas régulées. Il y plusieurs enjeux derrière cette idée-là. Il y a évidemment, tout simplement, celui de la mise à niveau d’une certaine manière des politiques publiques et de nos États qui est en cause. Aujourd’hui, il est clair qu’entre les innovations et la qualité incroyable des services qui sont offerts par les plates-formes et ceux que les administrations et l’État font en courant derrière il y a un décalage qui est très inquiétant, parce qu’on voit bien, quand même, que les usagers d’Internet aujourd’hui vont souvent, un peu à l’aveugle, vers le plus efficace, le plus cool, le plus simple. Voilà ! Et que derrière ! Il y a ce premier enjeu et puis il y a aussi un enjeu, je dirais tout simplement, encore une fois, de re-décentralisation d’Internet. Je pense qu’on vit, pour plein de raisons qu’on peut expliquer, qui ont plein d’aspects très positifs, on a vécu, au fond, ces dix dernières années, avec l’émergence des plates-formes, une re-centralisation profonde et qui va un peu à rebours de ce qu’a été, encore une fois, ce moment très particulier qu’est Internet. C’est vrai qu’on oublie aujourd’hui ; on prononce beaucoup moins le terme d’ailleurs.
Antoine Bellier : C’est vrai que ce qu’ont représenté ces années 90, cette émergence du Net, l’éclatement de la bulle ensuite.
Benoît Thieulin : Oui. Mais moi je reviens là-dessus, je reste très attaché, au fond, à ce mot parce que ce mot fait écho à ce moment qu’a été l’invention d’Internet à la fin des années 60 et qui, encore une fois, n’était pas nécessairement inscrit dans les gènes de l’informatique tels qu’ils avaient été pensés dans l’après-guerre. Je pense que c’est ça qu’il faut, encore une fois, marteler, c’est que la technologie n’est pas quelque chose qui nous tombe du ciel. C’est quelque chose sur lequel on interagit, sur lequel on peut avoir, au fond, une influence politique.
Antoine Bellier : Un pouvoir.
Benoît Thieulin : Exactement. Un pouvoir. Et cette chose-là se fait parce qu’on en débat et, par nos débats, on peut peser sur ses évolutions.
Antoine Bellier : Oui, Jean-Marc Manach.
Jean-Marc Manach : Juste sur la régulation. Il faut faire très attention à la notion de régulation, parce que c’est exactement le contraire de l’empowerment justement. La régulation ça vient d’en haut et ça descend en bas. Je vais prendre un exemple très simple. On fustige, depuis des années, la responsabilité des plates-formes et des réseaux sociaux quant au déferlement de haine sur Internet. Donc là il y a une loi qui a été passée en Allemagne pour, justement, pousser les plates-formes à censurer les propos haineux sur Internet. La loi est entrée en force le 1er janvier. Qu’est-ce qui s’est passé le 3 ou le 4 ? Il y a un site, l’équivalent du Canard enchaîné, qui a été censuré en Allemagne parce qu’il a fait une blague qui n’a pas été interprétée proprement par les petits modérateurs sous-payés de la plateforme en question. Ils ont pris ça au premier degré, ils ont censuré.
Je vais prendre un autre exemple, Twitter. Twitter a été accusé de faire la propagande de Daech et de l’État islamique pensant des années. À force d’avoir eu une pression politico-médiatique pendant des années, ils ont décidé, effectivement, de développer des algorithmes pour censurer. Et on en arrive au stade où ils arrivent à clôturer 300 000 comptes en six mois. 300 000 comptes en six mois ça veut dire plusieurs milliers de comptes par jour ! Donc là, on ne peut pas dire que c’est un être humain qui va regarder si telle personne est réellement Daech ou pas. Et on a des gens comme Nicolas Hénin, qui a été otage de l’État islamique, qui a été plusieurs fois censuré sur Twitter ou sur Facebook pourquoi ? Parce qu’il a balancé une photographie, un article, où il y avait le drapeau de l’État islamique, et ça a été interprété comme un soutien à l’État islamique. Un comble pour quelqu’un qui a été otage de l’État islamique !
Donc en matière de régulation il faut faire très attention. Et si on en revient là-dessus, il y a eu une expérience dans les années 2000 qui s’appelait Forum des droits sur l’Internet, aujourd’hui c’est Conseil national du numérique, qui était un organisme de la société civile, mis en place par le régulateur pour l’aider à comprendre les nouveaux usages sur Internet. Et la principale contribution du Forum des droits sur l’Internet et du CNNum depuis ces dernières années, c’était d’arriver à faire comprendre aux politiques qu’il faut faire de l’autorégulation plus que de la régulation. Il ne faut pas que ça vienne d’en haut. Il faut qu’on se parle, il faut qu’on discute. Il ne faut pas que ce soit le politique qui impose sa loi comme Nicolas Sarkozy voulait le faire au moment d’Internet, où Nicolas Sarkozy voulait « civiliser Internet ». Un comble alors que lui n’utilisait pas Internet et ne savait pas ce que ça voulait dire ! La seule chose que Nicolas Sarkozy avait faite lors de l’e-G8, donc le premier sommet du G8, il avait reçu Mark Zuckerberg à l’Élysée. Marc Zuckerberg lui avait filé un tee-shirt de Facebook et Internet ça se résumait à ça ! Mais en attendant il voulait « civiliser Internet », laissant entendre que les internautes c’étaient des barbares. Eh bien la régulation, souvent, c’est ça : ce sont des gens qui veulent civiliser des barbares. Internet c’est plus complexe que ça !
Antoine Bellier : C’est plus complexe que ça, Dominique Cardon, justement, sur cette complexité ? Essayez de nous éclairer peut-être sur l’interprétation des algorithmes. C’est vrai qu’on parle de régulation, etc., mais tout dépend, finalement, de l’interprétation. Il y a des hommes derrière les données.
Dominique Cardon : Ce sont deux sujets différents. Sur cette question, on est en plein dans l’intention de pourquoi Internet est né, comme l’a très bien dit Benoît, dans les années 60 ; il a accompagné l’individualisation des sociétés démocratiques. Redonner du pouvoir aux individus contre les institutions, les centres, etc. Et puis aujourd’hui on se rend compte, et c’est le débat qu’on est en train d’avoir, on se rend compte, finalement, qu’on ne peut pas toujours faire confiance à la liberté des individus et, du coup, il y a plein de gens en haut qui veulent ramener du centre par la régulation, qui veulent civiliser Internet, etc.
Les algorithmes sont partie prenante de ce débat parce que, évidemment, ils produisent, ils sont la conséquence, et la conséquence je dirais fonctionnelle, du fait que vu la masse d’informations disponibles, si on n’a pas d’outils pour nous guider dans cette masse, on est perdus. On est perdus ! Et on ne peut plus demander à des humains de le faire. Ce serait un travail de tâcherons impossible de classer, de ranger Internet. Vous savez que Yahoo est née de l’idée qu’on allait ranger à la main Internet ; c’est ça à l’origine Yahoo. C’est terminé !
Donc il faut qu’il y ait un calculateur entre l’utilisateur et le volume considérable des données, qui arrive à dire ce que tu cherches, ce que tu aimes, ce que tu as l’habitude de faire, ça devrait aller vers ça. Et donc une partie du travail des algorithmes c’est de faire cette coordination entre les deux. Mais évidemment, les algorithmes étant de plus en plus possédés par cette nouvelle centralité du Web que sont les plates-formes, ceux qui vont faire l’appariement entre un utilisateur et les données vont aussi y glisser plein d’autres préoccupations. Et ce sont évidemment des humains, des ingénieurs qui sont payés par des plates-formes qui, elles-mêmes, ont des intérêts économiques, qui vont fabriquer des calculateurs pour dire « on va donner telle information à untel, on va donner telle information à tel autre, etc. » Et des intérêts marchands ou d’autres intérêts, des intérêts politiques on l’a dit, peuvent venir se glisser dans la relation qui se fait entre la mer d’informations et puis les usages qu’on en fait.
Et c’est pour ça que là, encore une fois, il faut deux choses : il faut de l’éducation et il faut de l’alerte critique pour arriver à bien faire comprendre le nouveau monde dans lequel on est entrés. Moi, au fond, ce que je crois vraiment, c’est qu’on est à la naissance d’un monde qu’on ne comprend pas très bien. Tout le monde ! Personne ne comprend très bien ce qui est en train de nous arriver.
Antoine Bellier : Y compris les États.
Dominique Cardon : Y compris les États, mais les internautes, les journalistes, etc. et que du coup, dans cette sorte de dérégulation du système informationnel complet, on ne sait pas très bien ce qui se passe ; on ne sait pas très bien ! Finalement on a dit : « Les individus veulent s’exprimer ; ils veulent pouvoir tout voir, ils veulent pouvoir partager. Est-ce qu’il faut les laisser faire ? Ou bien est-ce qu’on ne peut pas complètement faire confiance aux individus parce que, évidemment, parmi les individus il y a des Russes, des intérêts marchands… »
Antoine Bellier : Et puis des questions géopolitiques pratiques très concrètes.
Dominique Cardon : Pratiques qui arrivent, Daech. Alors est-ce que, finalement, il faut arriver à re-nettoyer le système, c’est-à-dire en fait arriver à le recadrer, le re-centraliser pour essayer de se dire on a dit aux individus « vous pouvez faire ce que vous voulez, vous pouvez être libres, vous pouvez publier, etc., mais quand même il faudrait faire attention ! » Ou bien est-ce qu’il faut, moi ce serait plutôt ma position, se dire ce pari très fort qui est de dire Internet a rendu, a donné du pouvoir aux individus, il faut que dans le pouvoir des individus, avec de l’éducation, avec de la socialisation, avec de l’apprentissage, on apprenne aussi à savoir où sont les zones d’intérêt et les zones de non-intérêt ; la fake news et la news intéressante et des éléments de ce genre.
Antoine Bellier : On va peut-être revenir sur la fake news si on a le temps à la fin de cette émission. Il y a un mail d’Anne qui nous pose la question ; on peut peut-être réagir à cette question : « Que deviendront nos démocraties quand Google et Facebook connaîtront nos goûts et nos préférences politiques mieux que nous-mêmes ? Qu’adviendra-t-il de l’État-providence lorsque nous, les humains, serons évincés du marché de l’emploi par des ordinateurs plus performants ? Quelle utilisation certaines religions feront-elles de la manipulation génétique ? Beaucoup de questions dans le message d’Anne. Je retiens la première quand même : « Que deviendront nos démocraties ? » Elle parle au futur, mais est-ce que ce n’est pas déjà présent ?
Jean-Marc Manach : J’avais fait un article il y a quelques années disant que Facebook sait si vous êtes homosexuel en regardant la liste de vos amis et Google sait si vous avez le sida ou le cancer en regardant les requêtes que vous faites sur les moteurs de recherche. C’est clair qu’aujourd’hui il y a certaines plates-formes qui en savent beaucoup plus sur vous que vos parents, vos amis, vos conjoints. Ce n’est qu’un début ; on ne sait pas où ça va aller. Maintenant c’est clair que au-delà de la régulation par en haut, il y de plus en plus d’acteurs qui sont en train d’étudier ces phénomènes et d’essayer de mettre en place des choses pour arriver à re-posséder les données. Le truc qu’il faut bien comprendre, j’ai l’impression que depuis tout à l’heure on est en train de parler des données comme étant quelque chose d’assez éthéré, comme ça, qui viendrait d’en haut, que personne ne peut contrôler. Non ! On a énormément de moyens, on a une prise de pouvoir. Si je peux juste raconter une petite histoire pour montrer que les données, pour rejoindre ce que je disais Benoît tout à l’heure, on a des moyens d’action par rapport à ça.
Il y a quelques années je suis tombé sur une ONG qui depuis les années 90, grâce à Internet, était en lien avec 300 ONG partout en Europe qui connectaient des données sur les migrants qui mouraient, notamment en Méditerranée, ce qu’on a appelé les « morts aux frontières », qui a été médiatisé grâce à Lampedusa. Et quand j’ai vu, ils faisaient un PDF, un PDF qui a été publié dans la presse allemande il y a un mois, ça faisait 48 pages parce qu’il y avait plus de 30 000 morts depuis les années 90. Et quand j’ai regardé le PDF, j’ai regardé les métadonnées du PDF. Dans les métadonnées, j’ai vu que c’était un fichier Excel, un tableur. J’ai contacté cette ONG, je leur ai demandé « si c’est un tableur, donnez-moi ces données, moi je peux les visualiser. » Donc à partir de ce tableur qui faisait 48 pages, que personne ne pourrait lire, qui listait les 30 000 morts aux frontières, moi j’en ai fait une carte grâce à Google Maps ; j’ai croisé les données. Et à partir du moment où j’ai fait une carte, j’ai pu montrer combien il y en avait qui sont morts en France, combien sont morts en Méditerranée, en Italie, etc. Et cette carte-là qui était beaucoup plus simple à lire, à comprendre qu’un PDF de 48 pages, quand on l’a sortie un, on a eu un data de journalistes venus me voir, parce que je suis journaliste d’investigation mais journaliste de données, parce que, aujourd’hui, on peut se saisir de ces informations-là, parce que ça a eu un retentissement partout en Europe et les autorités européennes se sont saisies de la question. Jamais jusqu’en 2014, les autorités européennes et l’ONU ne comptabilisaient les « morts aux frontières ». Depuis qu’on a fait cette carte grâce aux données collectées par ces ONG, maintenant on a les Nations-Unies qui comptabilisent les « morts aux frontières » et on a eu un rapport qui est sorti il y a deux mois et le rapport c’est comment le travail des données va nous permettre de sauver encore plus de vies.
C’est juste un exemple pour qu’on arrête d’uniquement associer la notion de données aux GAFA, aux plates-formes, aux géants, à des gens où on n’a pas de contrôle dessus.
Antoine Bellier : Aux géants de l’Internet.
Jean-Marc Manach : Les données on peut s’en saisir, on peut les utiliser, on peut en faire des choses. Et cet exemple-là des « morts aux frontières » c’est un des meilleurs exemples que j’aie pour arriver à expliquer que oui il y a énormément de choses à faire et que, humainement parlant, on a des leviers.
Antoine Bellier : Oui, effectivement, c’était utile cette précision pour ne pas non plus diaboliser les data. Je crois qu’on ne le faisait pas d’ailleurs, mais effectivement c’est important de voir quelles sont les applications concrètes, positives, sur le plan démocratique qui peuvent être faites de ces données. Dominique Cardon, rapidement, et ensuite on fait une nouvelle pause.
Dominique Cardon : Je voulais ajouter une petite nuance sur « Google sait tout sur nous, Facebook sait tout sur nous », parce que ça, ça fait partie de la grande mythologie des big data que construit le marché économique des big data, de l’intelligence artificielle, etc. C’est de dire la donnée a une nouvelle valeur et elle est incroyablement profitable. La réalité c’est qu’on est en train de découvrir que ce n’est pas parce qu’on a beaucoup de données que c’est très profitable, qu’on fait des bons calculs.
Jean-Marc Manach : Il suffit de regarder les publicités ciblées sur Facebook !
Dominique Cardon : Il suffit de regarder les publicités ciblées sur Facebook qui, quand même, ça fait dix ans qu’on nous fait cette promesse « vous allez voir, on va bien vous cibler, ça va être parfait ! »
Antoine Bellier : Ça ne veut pas dire qu’ils en savent beaucoup sur nous pour autant ! Ils ne nous modélisent pas autant qu’on l’imagine.
Dominique Cardon : On ne peut pas faire des modèles prédictifs qui ont des taux de prédiction mieux que random comme on dit, c’est-à-dire mieux que l’aléatoire, sur la possibilité qu’il aime tel produit, qu’il ait telle pratique, etc. La réalité c’est que les données sont sales. Les données sont très difficiles à interpréter. On ne dit pas tout son carnet de santé sur Google même si, effectivement, quand on est malade et, notamment pour les maladies chroniques, il y a des éléments qui sont importants. Mais on est en train de s’inventer un peu une histoire avec cette idée que face à la protection sociale, face aux États, face aux grandes institutions qui couvrent dans des domaines spécialisés nos vies, il y aurait un nouvel acteur qui en sait plus que nous. Je pense qu’on va vers une sorte de déception là-dessus, parce que, l’air de rien, la valeur de ces données est beaucoup plus difficile à capturer que l’on imagine. Et, par ailleurs, se pose le problème du fait de qui sont les possesseurs de ces données parce que ce sont les grandes plates-formes et ce ne sont pas d’autres services qui pourraient être constitués sur d’autre principes.
Antoine Bellier : Justement, il y a un message de Xavier : « Puisque les réseaux sociaux donnent de la valeur aux informations en fonction de leur popularité et non pas en fonction de leur validité, peut-on s’inquiéter que ces plates-formes favorisent, finalement, le triomphe du plus grand groupe au détriment des minorités ? Peut-on s’inquiéter que le sentimentaliste ambiant nuise à la recherche honnête du bien commun ? » Ça rejoint un peu tout ce qu’on dit depuis le début de cette émission.
[Pause musicale]
Voix off : Pour intervenir à l’antenne. Appelez le 04 72 38 20 23.
Antoine Bellier : Et vous pouvez, effectivement aussi, continuer à nous envoyer vos messages letempsdeledire chez rcf.fr. Beaucoup d’observateurs avertis nous le disent, à l’heure de la révolution numérique nous serions entrés de plain-pied dans l’ère de la datacratie. Ce pouvoir des données, s’il peut être utile dans un grand nombre de cas concrets de notre quotidien, pose aussi des problèmes sur le plan de la démocratie au sens large et, plus particulièrement, sur le respect de la vie privée et de nos libertés individuelles, sans parler, bien sûr, des défis liés à la fracture numérique. On continue de parler de tout cela jusqu’à 10 heures avec mes invités, Benoît Thieulin, mais aussi Dominique Cardon et Jean-Marc Manach.
Quels sont, finalement, les moyens juridiques existant pour protéger nos données ? Et j’imagine que la difficulté c’est que ça dépend des États et des pays. Il n’y a pas de droit international sur cette question ?
Jean-Marc Manach : Pas que. Je vais prendre un exemple très simple. On parle beaucoup, depuis les révélations Snowden, de cette soi-disant surpuissance de la NSA qui surveillerait tout le monde. Je l’ai dit tout à l’heure, c’est juste matériellement pas possible. On parle beaucoup moins de ce qui s’est passé depuis du côté des plates-formes, et ça répond en partie à votre question. À savoir que depuis les révélations Snowden, Google, Facebook, Twitter, enfin les GAFA, les principales plates-formes, ont voulu être plus blanc que blanc, vu qu’elles ont été accusées de collaborer avec la NSA. En fait, elles ne collaborent pas avec la NSA ; si la NSA leur pose une question, s’il y a un juge qui leur demande quelque chose, elles sont obligées de répondre, c’est le droit américain ! Donc elles ont voulu protéger les utilisateurs. On l’a vu avec toute la polémique entre le FBI et Apple, où Apple a décidé de protéger la vie privée des utilisateurs d’iPhone, quand bien même certains pourraient être des terroristes.
Aujourd’hui on a plus de 80 % des requêtes qui sont faites sur les serveurs de Google qui sont chiffrées. Facebook est accessible aujourd’hui sur le Darknet [2] pour permettre, notamment, aux gens dans les pays du Moyen-orient qui sont surveillés de pouvoir se connecter à Facebook sans risquer d’être surveillés par les services de renseignement. Donc aujourd’hui il y a énormément de choses qui sont faites pour protéger les utilisateurs qui ne viennent pas des États, qui viennent des plates-formes elles-mêmes. C’est-à-dire qu’il ne faut pas envisager les GAFA — Google, Facebook — uniquement comme des prédateurs qui vont siphonner vos données personnelles pour arriver à les vendre au plus offrant.
Antoine Bellier : Finalement le problème, c’est peut-être paradoxal, c’est trop de sécurité ?
Jean-Marc Manach : Après, ça peut se retourner, parce qu’effectivement on se retrouve aujourd’hui avec certaines enquêtes où ils aimeraient bien pouvoir déchiffrer des messages qui sont chiffrés sur des téléphones portables, mais ils ne peuvent pas. Voilà ! Oui, les terroristes sont des internautes comme les autres comme j’avais écrit dans un billet : ils utilisent des voitures, ils utilisent Internet. Si je prends l’exemple du Bataclan, les terroristes du Bataclan ; dans les jours qui ont suivi, on a eu un certain nombre de responsables politiques qui ont fustigé la responsabilité des réseaux sociaux. Il n’a jamais été démontré que les terroristes du Bataclan avaient utilisé Telegram [3] ou avaient utilisé les réseaux sociaux pour préparer les attentats ; on sait qu’il y a un SMS qui a été envoyé en clair depuis un téléphone portable qui avait été jeté dans une poubelle. Ils appelaient à des commissions d’enquête parlementaire sur la responsabilité des réseaux sociaux. Par contre, on sait qu’ils ont loué des voitures, on sait qu’ils ont loué des chambres d’hôtel ! On n’a jamais entendu un responsable politique demander une commission d’enquête parlementaire sur la responsabilité des loueurs de voitures et de chambres d’hôtel. Pourquoi est-ce que Internet serait plus dangereux que des loueurs de voitures ou de chambres d’hôtel ? Il faut arrêter de délirer là-dessus ! Comme c’est nouveau, il y a des gens qui, effectivement, vont surinvestir le pouvoir de nuisance d’Internet par rapport à d’autres choses qui existent aussi.
Antoine Bellier : Sur le plan de la législation, je crois savoir qu’il y a un règlement européen [4] qui a été adopté en 2016 et qui va être applicable en 2018 sur la protection des données. Qu’est-ce qu’on peut en dire Benoît Thieulin ? Est-ce que ce sera véritablement efficace ?
Benoît Thieulin : Il y a des choses positives là-dedans et, encore une fois, je pense qu’Internet et le numérique offrent énormément de nouveaux pouvoirs. Pour autant, on a aussi des garanties, en tant que citoyens, parce que l’on a la chance de vivre dans un État de droit et un État démocratique. Il faut évidemment aussi composer avec ça. Je peux moi, si je suis mécontent de mon gouvernement voter contre et éventuellement, du coup, contribuer à ce qu’il change un jour. Aujourd’hui, les conditions générales d’utilisation de Facebook, je ne sais pas trop comment peser sur elles alors même que, probablement, de plus en plus, elles vont avoir une influence sur ma vie qui va être considérable ; pour ne parler que de celles-là, mais on pourrait dire la même chose sur Twitter, sur Google, etc.
Donc il y a un vrai sujet quand même qui est que moi, mon pouvoir de citoyen dans un État démocratique, il est aujourd’hui de plus en plus à composer avec celui que je n’ai pas, au fond, dans des CGU qui ne sont pas très loin d’être une nouvelle de constitution dans laquelle j’ai aussi à évoluer.
Donc c’est un peu à ça que, notamment, la directive européenne cherche à répondre en ayant, je dirais peut-être, une approche qui est un peu plus celle de la culture politique des Européens que celles des Américains ; on a quand même tendance à vouloir inscrire davantage de choses dans le droit positif là où les Américains sont beaucoup plus des contractuels et laissent davantage la jurisprudence évoluer. Je suis plutôt favorable même si, évidemment, tout ne me plaît pas là-dedans.
Pour revenir sur un exemple et, notamment, sur la question des data, il se trouve que moi, à l’époque du Conseil national du numérique, j’ai beaucoup plaidé d’ailleurs auprès de la Commission européenne pour que, par exemple, l’interopérabilité et la portabilité des données soient inscrites dans le règlement, ce qui est le cas. Typiquement, ça c’est quelque chose d’extrêmement fondamental parce que aujourd’hui vous voulez récupérer vos données pour, je ne sais pas, alors ça peut être des choses très anodines, vous êtes sur Spotify, vous voulez aller sur Deezer – ce n’est pas forcément le meilleur exemple – eh bien vous ne pouvez pas forcément intégrer et récupérer toutes les données de vos goûts musicaux et de la musique que vous avez pu écouter d’une plateforme à l’autre. De plus en plus, ces choses-là devraient être permises. C’est à la fois un enjeu, je dirais, de liberté, mais aussi de liberté d’entreprendre, au fond, et de pouvoir comme ça avoir un individu qui peut reprendre la main sur une partie de ses données.
Antoine Bellier : Sur cette législation européenne, Dominique Cardon, ou sur d’autres sujets concernant ces moyens juridiques qui sont possibles ?
Dominique Cardon : En fait je pense qu’il y a trois régulations.
Il y a la régulation qu’a évoquée Jean-Marc, qui est importante, qui est que les plates-formes ont des pratiques, face à la critique, de plus en plus de sécurisation des données.
Il y a la question du droit du réglementeur ; alors c’est fascinant avec le droit et Internet, c’est qu’il vient toujours dix ans après. Mais on dit toujours « Internet il n’y a pas de droit, ce n’est pas régulé, etc. » Si ! C’est complètement faux ça ! Mais il vient très tard. Donc ce règlement a mis du temps à venir, mais ça vient. Je pense que globalement c’est une bonne chose, ça renforce le consentement, ça met en place des dispositifs pour les entreprises qui sont importants. Et puis, surtout, ça va taper à un endroit où les choses sont assez sales, il faut dire les choses quand même, c’est sur le marché noir du marketing. Il y a tout un marketing publicitaire dans lequel moi je consens à un site pour qu’il mette un cookie ou un outil pour me tracer parce que j’ai confiance dans le site. Mais en fait, dans les fameuses conditions générales d’utilisation, j’ai aussi consenti, et ça je ne l’ai pas vu et ça je ne serais pas d’accord pour le faire, à ce qu’il y ait plein de cookies qui sont liés à des réseaux publicitaires, à des networks, qui vont ensuite me suivre, après me tracer et pas me lâcher. Ça c’est un truc qui n’est pas propre. Le règlement ne va pas le régler, mais en tout cas c’est dans les débats européens actuellement et je pense que c’est important.
Il y a une troisième régulation qui est super-importante, c’est qu’à travers l’éducation, l’apprentissage du numérique, les gens aussi ont des contre-conduites, ils ont des tactiques. Moi je suis plutôt les affaires de marketing que les affaires de surveillance étatique, mais c’est fascinant quand même : la moitié des jeunes français ont Adblock [5] !
Antoine Bellier : C’est ça. Vous pouvez expliquer pour nos auditeurs ? Ça bloque les pubs, c’est ça ?
Dominique Cardon : Expliquons. Ça ne bloque les pubs, hélas, que sur les ordinateurs ; sur les mobiles on n’a pas encore une technologie qui soit valable, en fait. Mais qu’est-ce qu’ils disent les utilisateurs ? Eh bien ils disent : « Non, c’est trop. Il y a de l’envahissement publicitaire, je veux m’en protéger. » Donc c’est un petit add-on qu’on ajoute à son navigateur et qui permet de bloquer les publicités. Et évidemment les militants, les artistes numériques, etc., sont en train d’inventer plein de dispositifs, ça fait très longtemps qu’ils inventent ça pour, par exemple, envoyer des requêtes fictives sur Google tout le temps. C’est-à-dire que Google me connaît, mais moi j’envoie des requêtes fictives qui brouillent le signal ; ou bien cliquer sur toutes pubs. Enfin voilà !
Il y a plein de contre-conduites. Et je pense que dans cette articulation nouvelle entre une société qui revendique son expressivité et puis les plates-formes qui sont en train de re-centraliser, de reprendre, il faut aussi redonner aux utilisateurs des moyens de résistance, d’avoir des contre-conduites. On a l’impression que le monde des données et des algorithmes nous tombe dessus et qu’on n’a aucune capacité d’action et de pouvoir sur eux. L’air de rien, il y a des pouvoirs d’action tactiques et tout ça, ça modifie les équilibres.
Antoine Bellier : Il ne faut pas tout attendre d’en haut. Les citoyens agissent.
Benoît Thieulin : En revanche, ce qui peut être inquiétant dans ce mouvement, c’est qu’évidemment on est très inégaux face à l’appropriation de ces contre-conduites, ces nouveaux types d’usages ou autres. Il y a des efforts qui sont faits, qui sont notables. L’émergence, par exemple, des messageries cryptées comme Telegram. Pour qui a essayé d’envoyer un mail crypté il y a dix ans et s’en souvient, c’était quand même hyper-compliqué. Quand on était un geek, comme Jean-Marc, on était effectivement, évidemment, tout à fait capable de le faire !
Jean-Marc Manach : Mais j’étais le seul !
Benoît Thieulin : Voilà !Moi à l’époque, franchement, j’ai essayé deux fois et j’ai laissé tomber. Tout d’un coup, on a mis à disposition du grand public un outil qui a permis de démocratiser, au fond, ce qui était l’apanage de quelques geeks. Et je dirais, il y a un peu ce mouvement-là. C’est à la fois génial, parce qu’on voit qu’il y a, effectivement, de nouveaux usages, qu’il y a même parfois des nouvelles applications qui permettent d’outiller, mais il y aussi évidemment une vraie question qui est : « Qui a conscience de tout ça ? Et est-ce qu’au fond ça ne recrée pas une inégalité entre ceux qui ont les moyens de pouvoir s’outiller pour répondre, se protéger et résister et ceux qui vont être les nouveaux aliénés de ces plates-formes, de ce monde numérique ? »
Et ça, cette nouvelle dichotomie n’est pas très loin de reproduire, finalement, la liberté qu’on avait sur Internet quand on n’était qu’une élite de geeks à y être. On retrouve un peu ça aujourd’hui. Mais évidemment, là-dedans, il y en a qui sont enchaînés, aliénés, à un niveau qui, à mon avis, est sans commune mesure avec tout ce qu’on a pu connaître auparavant.
Antoine Bellier : Et puis, effectivement, ça pose la question de l’éducation au numérique.
Benoît Thieulin : Absolument !
Antoine Bellier : Ce sera peut-être l’objet d’une nouvelle émission puisque nous arrivons au terme de cette émission, malheureusement, mais je crois que chacun a pu s’exprimer. Merci d’avoir été mes invités aujourd’hui sur RCF dans Le temps de le dire. « La datacratie, quand les données prennent le pouvoir », c’était la thématique de cette émission.
Je renvoie à ce nouveau numéro de la revue Pouvoirs publié aux Éditions du Seuil. Merci donc à Benoît Thieulin, à Dominique Cardon et à Jean-Marc Manach d’avoir été les invités de cette émission que vous pouvez retrouver, bien sûr, puisqu’on parlait numérique, sur rcf.fr…

Références

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Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.