Crises, réfugiés… l’Open Data, en soutien

Dans cette crise entre la Russie et l’Ukraine, toute donnée géographique est éminemment stratégique. Comment la plus grande base de données cartographiques ouverte et libre, OpenStreetMap, s’est-elle organisée dans ce conflit ?

Delphine Sabattier : Localisation des ambassades, des consulats d’Ukraine en Europe, des centres d’aide : la mobilisation des contributeurs au projet collaboratif OpenStreetMap pour apporter leur soutien aux ONG qui travaillent sur le terrain auprès des réfugiés, c’est le sujet de l’interview avec Florien Lainez.
Bonjour.

Florian Lainez : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes contributeur de longue date, mais aussi le porte-parole de l’association OpenStreetMap [1] France, qu’on appelle le Wikipédia de la cartographie, qui est considérée aujourd’hui comme la plus grande base libre et ouverte de données cartographiques, géographiques, dans le monde.

Quand on se retrouve dans une situation de conflit — on est en temps de guerre, aujourd’hui, aux portes de l’Europe —, la donnée géographique est éminemment stratégique, je l’ai dit en ouverture : comment concevez-vous la carte collaborative ? Est-ce que ça devient une forme d’acte de résistance, une prise de position en temps de conflit ?

Florian Lainez : Évidemment. La carte en temps de conflit a toujours été stratégique. Historiquement, ceux qui ont commencé à créer les cartes, ce sont les militaires. Donc toute utilisation cartographique est très militaire et les belligérants de tous les conflits utilisent toujours des cartes. C’est vraiment stratégique.

Delphine Sabattier : Ça veut dire que quand vous impliquez une communauté de bénévoles qui participent à alimenter OpenStreetMap, vous êtes obligé de travailler sur quelle est la vocation politique des outils qui seront faits derrière, à partir de ces données ?

Florian Lainez : C’est un débat qui anime la communauté et dont on ne peut pas se passer. Par la nature même du projet, OpenStreetMap est un projet extrêmement décentralisé, il n’y a pas de contrôle central du projet, donc il y a des points de vue qui peuvent être en désaccord. On a vu récemment, le 4 avril 2022, la communauté OpenStreetMap d’Ukraine, des habitants d’Ukraine, qui ont lancé un appel pour que nous cessions d’éditer la carte en Ukraine, pour que les Russes n’utilisent pas ces cartes à des fins militaires.

Delphine Sabattier : Quelle a été la réaction ?

Florian Lainez : Il n’y a pas de réaction officielle, il n’y a pas un organe officiel qui prend une décision. Un grand débat a été lancé dans la communauté OpenStreetMap avec des prises de décision qui étaient parfois opposées les unes aux autres.

Delphine Sabattier : Et le résultat ?

Florian Lainez : On constate que depuis l’invasion de février, il y a à peu près moitié moins d’éditions de la carte en Ukraine, ce qui s’explique aisément par la situation de crise des Ukrainiens eux-mêmes, mais il y a quand même des acteurs externes qui cartographient en Ukraine, je pense à des ONG, notamment européennes, qui repèrent où sont les hôpitaux, les zones pour les réfugiés, tous les lieux qui peuvent être utiles à la gestion de la crise par des acteurs qui interviennent sur le terrain directement.

Delphine Sabattier : Donc on n’est pas du tout dans l’idée d’arrêter toute activité quand on se trouve dans un pays en temps de guerre, au contraire, on peut peut-être réorienter les jeux de données mis à disposition. Qu’est-ce que vous avez comme exemple d’initiatives très concrètes, qui peuvent venir en aide, aujourd’hui, à ceux qui subissent la guerre et ses premiers effets ?

Florian Lainez : OpenStreetMap est un projet qui est vraiment très utilisé par les ONG, la Croix-Rouge, Médecins sans frontière et d’autres acteurs en temps de crise. Depuis le tremblement de terre en Haïti en 2010, on a prouvé la réactivité de la cartographie collaborative pour produire des cartes directement utilisables en quelques jours seulement. J’ai envie de dire que c’est quelque chose d’assez nouveau : OpenStreetMap est maintenant un projet extrêmement utilisé par les acteurs en temps de crise.

Delphine Sabattier : Vous êtes presque un partenaire, aujourd’hui, un outil qu’ils utilisent au quotidien. Dans le cadre de la guerre aux portes de l’Europe, quels sont les jeux de données privilégiés par les ONG ?

Florian Lainez : Comme je le disais tout à l’heure, tous les lieux qui peuvent être utiles aux réfugiés sont vraiment les lieux les plus utiles.

Delphine Sabattier : Ils sont déjà identifiés ?

Florian Lainez : Ils sont déjà identifiés par la communauté OpenStreetMap qui fait un travail de long cours. Mais il y a des lieux qui sont créés ex-nihilo qui peuvent paraître comme temporaires, comme des camps de réfugiés, mais qui, dans les faits, on s’en rend compte, sont des lieux qui perdurent pendant de nombreuses années. Dans OpenStreetMap on peut cartographier ces lieux de manière extrêmement précise. C’est le cas en Pologne, en Ukraine. En France, on a à Calais ce qu’on appelle les camps de migrants qui sont également cartographiés dans OpenStreetMap.

Delphine Sabattier : Et ça, c’est la vocation de qui ? Parce qu’on parle d’une communauté de volontaires, avec des initiatives spontanées, non coordonnées même si des débats s’installent, évidemment, au sein de la communauté. Est-ce que c’est le travail d’OpenStreetMap de fournir ces informations ? Ou est-ce que ça devrait être le travail des gouvernements, des États ?

Florian Lainez : OpenStreetMap est une base de données cartographiques, chacun peut s’en emparer et l’utiliser pour ses propres besoins. Donc c’est pour les meilleurs et pour les pires desseins qu’on peut s’en emparer. L’ONU a des projets de cartographie dans les zones où ils interviennent pour le maintien de la paix. Je pense par exemple à la Libye où il y a une mission de l’ONU qui vise à maintenir la paix dans ce pays, eh bien il y a un projet de cartographie de l’ONU qui cartographie l’ensemble des bâtiments à Tripoli, en ce moment même, directement dans OpenStreetMap, avec les outils et l’aide de la communauté OpenStreetMap, pour identifier les bâtiments et organiser son action sur le terrain. L’ONU, par exemple, a fait le choix de cartographier les zones sensibles, c’est le point de vue de l’ONU. D’autres personnes auront des avis différents et utiliseront le projet d’autres manières.

Delphine Sabattier : Vous avez personnellement pris part et organisé cette contribution autour des lieux consulaires, des ambassades, des lieux diplomatiques, sur le terrain. Comment procédez-vous très concrètement ?

Florian Lainez : Nous utilisons toutes les données qui sont à notre disposition en open source, vraiment toutes les données qui peuvent être publiées.

Delphine Sabattier : À savoir ? Donnez-nous des exemples. Vous êtes ici, à Paris, donc très loin du terrain, comment est-ce que vous vous assurez que les données que vous collectez sont des données fiables, précises ?

Florian Lainez : Il y a de très nombreuses sources à notre disposition : il y a les données publiées en open data par les gouvernements et par les collectivités locales ; il y a les données que l’on peut déduire directement des photos satellites, ce sont deux exemples. Il y a vraiment de très nombreuses sources de données qui peuvent être utilisées et qui sont à notre disposition. Et puis on mène un travail continu de « jardinage », on améliore les données, on corrige les éventuelles fautes qu’il y a dans les données ; la communauté d’OpenStreetMap est très organisée pour mener ce travail de long terme.

Delphine Sabattier : C’est un travail de vérification surtout ?

Florian Lainez : C’est un travail de vérification, mais aussi de création de données à partir de données existantes. Une donnée cartographique vit, meurt, à chaque fois qu’il y a quelque chose, la carte complète n’existe pas. On est vraiment dans la même optique que celle de Wikipédia, c’est un projet qui n’a pas de fin.

Delphine Sabattier : Pour que ce soit vraiment très concret, pour ceux qui nous regardent et nous écoutent,quand vous avez la localisation d’une ambassade, qu’est-ce que vous en faites ? Comment travaillez-vous cette donnée, comment l’enrichissez-vous ? Qu’est-ce que vous apportez de plus ?

Florian Lainez : On peut indiquer l’endroit exact où elle se trouve, son adresse, les coordonnées du contact pour appeler cette ambassade, on peut mettre le site internet. Le nombre de métadonnées qu’on indique sur les lieux est sans fin, ne finit pas. Le bâtiment en lui-même peut être décrit, le nombre d’étages du bâtiment, où se situe exactement l’entrée avec l’adresse. Il y a vraiment de très nombreuses informations qui peuvent être créées et qu’on retrouve sur les cartes grand public que tout le monde a sur son smartphone.

Delphine Sabattier : Donc vous travaillez aussi pour des acteurs comme Google ? Pourquoi pas !

Florian Lainez : Google a le Google Maps qui est préinstallé sur Android, il y a une sorte de monopole assez important, mais de très nombreuses cartes, des applis mobiles disponibles utilisent OpenStreetMap, je pense à l’appli Maps.me [2].

Delphine Sabattier : Donc Google Maps ne repose pas du tout sur OpenStreetMap ? On pourrait, pourtant.

Florian Lainez : Non ! C’est le principe de l’open data : nous créons des données en open data, qui peuvent être réutilisées par tout le monde. Google ne joue pas le jeu, parce qu’ils sont dans une situation un peu de monopole, donc ils ne souhaitent pas partager leurs propres données en interne. Mais on constate, ces dernières années, que tous les concurrents de Google Maps se positionnent pour OpenStreetMap, on voit que dans Facebook il y a des cartes issues d’OpenStreetMap, directement. Les acteurs, les concurrents de Google misent beaucoup sur OpenStreetMap en ce moment.

Delphine Sabattier : Vendredi, dans Smart Tech, je recevais la patronne d’Etalab [3] [Laure Lucchesi] la grande CTO [Chief Technical Officer] de l’administration et des institutions publiques. Comment est-ce que vous travaillez avec eux, en France ?

Florian Lainez : En France, il y a un écosystème d’entreprises qui vivent grâce à OpenStreetMap, en création de données, en maintenance de données, en relevés de terrain. C’est un écosystème qui est vraiment structuré aujourd’hui.

Delphine Sabattier : C’est ce que me disait Laure Lucchesi également. Vous êtes complémentaires ? Vous êtes en concurrence ? Comment est-ce que vous travaillez ensemble ?

Florian Lainez : Non, non ! On est vraiment content qu’Etalab soit là et qu’ils boostent l’action publique sur la publication de données en open data. Pour nous, OpenStreetMap est un pas plus loin que la publication en open data. Publier ses données, c’est une chose ; collaborer avec une communauté OpenStreetMap pour cocréer les données, pour nous, c’est un niveau de maturité supplémentaire. Les entreprises qui travaillent dans ce domaine arrivent à faire ça dans le domaine du transport, du tourisme, de la gestion des données environnementales. Il y a vraiment un écosystème qui crée des données comme ça.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup Florian Lainez, porte-parole de l’association OpenStreetMap France. Vous êtes également codirigeant de l’entreprise Jungle Bus [4] depuis 2019, c’est une entreprise spécialisée dans la co-création de données de mobilités, avec la communauté OpenStreetMap, évidemment. Merci beaucoup.

Références

[2Maps.me

[3Etalab

Média d’origine

Titre :

Crises, réfugiés… l’Open Data, en soutien

Personne⋅s :
- Delphine Sabattier - Florian Lainez
Source :

Vidéo

Lieu :

Émission Smart Tech - B Smart

Date :
Durée :

10 min 17

Licence :
Verbatim
Crédits des visuels :

Logo du projet OpenStreetMap - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.