Bibliothèque d’Alexandrie : Présentation de Libres Savoirs : les communs de la connaissance

  • Titre : Bibliothèque d’Alexandrie : Présentation de Libres Savoirs : les communs de la connaissance
  • Intervenants : Hervé Le Crosnier
  • Lieu : Vidéo filmée à Paris, C&F éditions avril 2012 - Soumise à la Bibliothèque d’Alexandrie, Séminaire : « Vos droits à l’accès » début de la vidéo (MO) oui mais vois à la fin de la vidéo, ça a été filmé avant (Beuc)
  • Date : avril 2012
  • Durée : 15mn
  • Média : Lien vers la vidéo
  • Licence : CC BY 3.0

Transcription

Bonjour. Tout d’abord je remercie la bibliothèque d’Alexandrie de m’avoir invité à parler sur les biens communs de la connaissance dans son atelier sur l’accès au savoir. Je remercie tout particulièrement Hala Essalmawi qui dirige la section juridique de la bibliothèque et Rania Shaarawy qui dirige la section francophone.
Aujourd’hui donc je viens vous présenter un livre que nous avons édité, qui regroupe vingt-cinq auteurs venant de quatre continents, pour parler des biens communs, de l’immatériel, des biens communs de la connaissance. La théorie des biens communs a connu récemment un grand succès avec obtention du prix Nobel par Elinor Ostrom.
Qu’est-ce que globalement un bien commun ? C’est une ressource partageable. C’est, en anglais on dit « a common-pool resource », quelque chose sur lequel les gens peuvent venir puiser à condition de respecter la communauté qui a mis en œuvre cette ressource et qui doit pouvoir continuer à la maintenir, à permettre l’accès le plus large pour tous, et parfois même à créer de nouvelles ressources sur le même type. Or, face à ces biens qu’on dit communs, il y a deux approches différentes. Une première qui est une approche dite traditionnelle qui est celle qui a été mise en valeur par Hardin, en 1968, dans son article qui s’appelle La Tragédie des biens communs. Dans « La Tragédie des communs » Hardin explique que si on met trop de personnes à exploiter une ressource alors la ressource va se dégrader et on ne pourra plus s’en servir, tout le monde va y perdre. Et il voit comme solutions soit l’étatisation, soit la privatisation.
Or dans les communautés réelles, qui gèrent des ressources partagées, par exemple qui peuvent gérer des pêcheries, qui peuvent gérer des réseaux d’irrigations, et on va le voir tout à l’heure qui peuvent gérer des objets de connaissance, des logiciels, des livres, des idées, de la science, toutes ces communautés se parlent et évitent cette surexploitation. D’où l’approche dite institutionnelle de Elinor Ostrom qui consiste à considérer la question des biens communs principalement comme une question de gouvernance. Qui met en œuvre la gouvernance des biens qu’on va offrir en partage ? Comment on permet aux communautés de développer ces biens, de les maintenir ?
On sent bien qu’il y a déjà un premier changement quand on va passer des biens communs matériels, qui sont forcément limités, à des biens communs immatériels, aux biens communs de la connaissance, qui sont eux, très largement multipliables à l’infini. L’information, la connaissance, le savoir, et maintenant les documents depuis qu’ils sont numériques, ont les qualités de ce qu’en économie depuis Samuelson on appelle les biens publics, c’est-à-dire ils sont non-excluables, et non rivaux. Non-excluables, c’est-à-dire on ne peut pas empêcher quelqu’un qui a eu une connaissance de s’en servir, et le fait qu’une connaissance serve à quelqu’un n’empêche pas une autre personne de s’en servir aussi. C’est une logique qui ferait, que si on y réfléchissait uniquement en fonction du bien, on pourrait multiplier à l’infini.

Le problème c’est qu’il y a des communautés et là on retrouve notre problème de biens communs, le problème de la gouvernance. Comment on fait en sorte qu’une communauté peut continuer à maintenir un bien commun ? Un exemple typique, c’est celui du mouvement des logiciels libres. Le Logiciel Libre est un bien commun de la connaissance. Une fois qu’il existe, on peut le multiplier, cela n’empêche personne de s’en servir, cela permet d’ajouter des améliorations continues. Mais si par ailleurs on accepte qu’il y ait des brevets sur les logiciels, qui sont souvent des brevets sur des algorithmes, des brevets sur des mathématiques, donc des brevets sur la connaissance, si on met une main privée sur une partie du travail des informaticiens, on va tuer la communauté du Logiciel Libre, qui ne va pas pouvoir prendre le risque d’utiliser une méthode, de peur qu’il y ait un brevet dessus. Et quand on voit aujourd’hui comment les grands groupes, Google, Facebook, AOL ou Microsoft, comment tous ces groupes-là font des batailles de brevets entre eux, on imagine que des gens qui créent un bien commun, qui créent un bien gratuit et partageable, ne peuvent pas rivaliser avec ces Béhémoth de l’internet. Donc tant qu’on va accepter des brevets de logiciels on met en danger la communauté elle-même et sa capacité à produire du Logiciel Libre, à produire cette ressource partagée qu’est le Logiciel Libre.
Dans le livre « Libres Savoirs », nous avons essayé de regrouper toute une série d’exemples au-delà de cet exemple fondateur qui est celui des logiciels libres et pour lequel j’ai commis un article. En particulier nous voulons montrer que de nombreuses communautés se regroupent, gèrent leurs problèmes de gouvernance pour finir par construire des biens communs qui vont être des ressources ouvertes et partageables.
Au premier chef, les chercheurs d’université qui ne veulent pas déposer des brevets ou publier dans des revues à des tarifs trop élevés pour les rendre accessibles dans le monde entier et qui ont lancé le mouvement pour le libre accès aux publications scientifiques primaires. Nous avons là un exemple avec Jean-Claude Guédon, Philippe Aigrain qui montrent aussi combien l’ouverture de la recherche scientifique touche de nouveaux acteurs, des citoyens qui s’intéressent à la science. Enfin un article de Subbiah Arunachalam, de Leslie Chan et de Barbara Kirsop qui montre l’importance du libre accès pour le développement de la médecine dans le monde entier. Donc on voit que cette question des communautés scientifiques est un exemple fondamental de la création de biens communs de la connaissance par des communautés de gens qui le font volontairement qui n’attendent pas une décision venant d’en haut.
Nous avons le même phénomène pour les créateurs qui décident de distribuer leurs œuvres sous des licences dites Creative Commons c’est-à-dire qui permettent une réutilisation, une réédition, une circulation en fait de leurs travaux. Nous avons la chance pour cette article d’avoir Hala Essalmawi, de la bibliothèque d’Alexandrie, qui nous a montré l’importance de ces licences Creative Commons du point de vue du monde arabe et son lien avec l’histoire du partage de la connaissance à l’intérieur du monde arabe.
Nous avons aussi un autre exemple, ce sont les enseignants qui décident de créer des ressources électroniques libres, des ressources éducatives qui sont partagées, qui permettent la circulation des expériences pédagogiques. Nous avons là-dessus un article de James Boyle et Ahrash Bissell.
Enfin nous avons un article de Valérie Peugeot, qui est aussi la présidente de l’association Vecam qui a coordonné le livre, qui nous parle des données ouvertes, montrant comment les données ouvertes créent un espèce de commun qui permet la ré-exploitation, qui permet aussi de retravailler les données pour les présenter au monde entier, et que ce travail — et c’est là qu’on arrive à quelque chose d’intéressant avec les communs parce que c’est quelque chose qui n’est pas simple — ce travail complémentaire sur des données ouvertes peut être fait aussi bien par des associations qu’il peut être par des entreprises privées qui vont ensuite vendre un service basé sur la ressource commune qui est la donnée ouverte.
Enfin nous pensons que la connaissance est immatérielle, mais elle n’existe vraiment que quand elle est inscrite dans quelque chose de matériel qui va pouvoir être échangé — que ce soit une revue scientifique, que ce soit un article de blog, un texte mis sur internet — on est dans le numérique, mais le numérique reste quelque chose de profondément matériel. Et nous pensons qu’il y a d’autres formes d’inscription d’une connaissance commune, en particulier la semence qui est une manière pour les paysans d’inscrire leurs connaissances. Les plantes que nous cultivons actuellement ont principalement été sélectionnées par les paysans depuis des millénaires, depuis la révolution du Néolithique. Aujourd’hui nous avons des entreprises qui essayent de dire « Mais moi je rajoute un gène à cette sélection multi-millénaire et d’un seul coup je deviendrai propriétaire de cette plante dite OGM, génétiquement modifiée ». Face à cela il y a des nouveaux mouvements de biens communs qui existent parmi les paysans, en particulier de Guy Kastler, qui a fondé en France le Réseau Semences Paysannes pour favoriser l’échange de la semence.
Nous avons aussi un article venant du Mexique, de Adelita San Vicente, qui nous montre l’importance du maïs, et donc sa culture millénaire, dans l’existence même du Mexique et de son peuple — et de ses peuples plutôt. Donc aujourd’hui on voit bien que cette connaissance traditionnelle pèse aussi beaucoup dans le monde paysan et doit être protégée contre les enclosures, c’est-à-dire contre les main-mises de ces trusts multinationaux qui, parce qu’ils ont rajouté un gène ou une propriété, souvent discutable par ailleurs, veulent être propriétaires des millions d’années de travail des paysans.
Les communs de la connaissance s’étendent de plus en plus, ils touchent de tous nouveaux domaines. Par exemple dans le livre, Michel Bauwens nous explique combien la production elle-même va être affectée par la capacité du numérique à penser, à créer de nouveaux biens communs. C’est aussi Charlotte Hess, une des filles spirituelles d’Elinor Ostrom, qui nous fait l’honneur de faire l’article introductif, où elle parle de ces nouveaux communs qui sont en train de se mettre en place et sur lesquels on peut hériter de l’expérience, de comprendre en fait la connaissance comme étant un bien commun.
Mais aussi, il nous importe de comprendre que ces communs, donc ces ressources partagées, créées, par des communautés, sont menacés par des règles qui viennent s’imposer en fait sur les besoins des communautés. C’est ce que nous montre Xuan Li, du Big Pharma, une contradiction pour savoir qu’est-ce qui dans un pays doit être le plus important, le respect de la santé publique des gens ou l’application de règles de propriété intellectuelle, en général venant d’autres pays ou venant de pays qui ont de grands décalages de richesse.
Donc cette question de l’interrogation politique nous est portée en conclusion par Silke Helfrich, qui fait une présentation de l’apport politique, la question des biens communs et David Bollier. Silke Helfrich et David Bollier sont aujourd’hui à la tête du Commons Strategies Group, c’est un espèce de groupe mondial qui veut réfléchir à l’impact politique de cette question des biens communs.
Enfin Valérie Peugeot, dans son introduction, donne une définition non pas des biens communs eux-mêmes, mais de la stratégie de ce qui se met en œuvre. Elle dit : « nous sommes aujourd’hui dans une utopie pragmatique », et cet oxymore, cette manière de mettre deux mots contradictoires côte à côte, nous montre bien que la question des communs, la question de la liberté de circulation des connaissances, la question du partage, ouvrent de nouvelles perspectives, ouvrent de nouvelles perspectives qui sont contradictoires, qui ne sont pas jouées, qui vont devenir quelque chose qui va peser dans la politique mondiale. Je crois que la réunion aujourd’hui à Alexandrie le prouve, mais je crois aussi que la question des biens communs à Rio+20 au mois de juin pour la grande négociation mondiale est devenu une question centrale.
Pour terminer le livre, parce qu’on ne fait jamais un bon livre sans avoir un regard décalé, nous avons demandé au linguiste Alain Rey de nous faire une petit histoire linguistique du mot commun et je lui laisse la conclusion. Il dit que si les mots ne font pas la révolution, on peut au moins choisir les mots qui décrivent la révolution.
Merci beaucoup de m’avoir écouté.
Livre

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.